Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCCLV

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 651-654).

CHAPITRE CCCLV.


Comment ceux de la Rochelle se retournèrent François.


Cils de la Rochelle étoient en traités couverts et secrets devers Yvain de Galles qui les avoit assiégés par mer, si comme ci dessus vous avez ouï, et aussi devers le connétable de France qui se tenoit à Poitiers ; mais ils n’en osoient nul découvrir, car encore étoient leur châtel en la possession des Anglois ; et sans le châtel ils ne se osassent nullement tourner François. Quand Jehan d’Évreux, si comme ci dessus est recordé, s’en partit pour reconforter de tous points ceux de Poitiers, il y établit un écuyer à garde, qui s’appelloit Philippot Mansel, qui n’étoit pas trop soucieux ; et demeurèrent avec lui environ soixante compagnons.

À ce temps avoit en la ville de la Rochelle un maieur durement aigu et soubtil en toutes ses choses, et bon François de courage, si comme il le montra ; car quand il vit que point fut, il ouvra de sa subtilité, et jà s’en étoit découvert à plusieurs bourgeois de la ville qui étoient de son accord. Bien savoit le dit maieur, qui s’appelloit sire Jean Caudourier[1], que cil Philippot qui étoit gardien du châtel, comment qu’il fût bon homme d’armes, n’étoit mie soucieux ni percevant, sans nulle mauvaise malice. Si le pria un jour au dîner de-lez lui, et aucuns bourgeois de la ville. Cil Philippot, qui n’y pensoit que tout bien, lui accorda et y vint. Ainçois que on s’assît au dîner, sire Jean Caudourier, qui étoit tout pourvu de son fait, et qui informé en avoit les compagnons, dit à Philippot : « J’ai reçu depuis hier, de par notre cher seigneur le roi d’Angleterre, des nouvelles qui bien vous touchent. » — « Et quelles sont-elles ? » répondit Philippot. Dit le maire : « Je les vous montrerai, et ferai lire en votre présence, car c’est bien raison. » Adonc alla-t-il en un coffre et prit une lettre toute ouverte, anciennement faite et scellée du grand scel du roi Édouard d’Angleterre, qui de rien ne touchoit à son fait, mais il l’y fit toucher par grand sens, et dit à Philippot ; « Veles-ci. » Lors lui montra le scel, auquel il s’apaisa assez, car moult bien le reconnut ; mais il ne savoit lire, pourtant fut-il déçu. Sire Jean Caudourier appela un clerc, que il avoit tout pourvu et avisé de son fait, et lui dit : « Lisez nous cette lettre. » Le clerc la prit, et lisit ce que point n’étoit en la lettre ; et parloit, en lisant, que le roi d’Angleterre commandoit au maieur la Rochelle que il fesist faire leur montre de tous hommes d’armes demeurans en la Rochelle, et l’en rescripsit le nombre par le porteur de ces lettres, car il le vouloit savoir ; et aussi de ceux du châtel, car il espéroit temprement à là venir et arriver.

Quand ces paroles furent toutes dites, ainsi que on lit une lettre, le maire appela le dit Philippot et lui dit : « Chastelain, vous oyez que le roi notre sire me mande et commande ; si que, de par lui, je vous commande que demain vous fassiez votre monstre de vos compagnons en la place devant le châtel, et tantôt après la vôtre je ferai la mienne, parquoi vous la verrez aussi, si vaudra trop mieux, en cette même place : si en recrirons l’un par l’autre la vérité à notre très cher seigneur le roi d’Angleterre ; et aussi, si il besogne argent à vos compagnons, je crois bien oil, tantôt la montre faite, je vous en prêterai, parquoi vous les payerez leurs gages ; car le roi d’Angleterre notre sire le commande ainsi en une lettre close par laquelle me mande que je les paye sur mon office. » Philippot, qui ajoutoït en toutes ces paroles grand’loiauté, lui dit : « Maieur, de par Dieu ! puisque c’est à demain que je dois faire ma montre, je le ferai volontiers, et les compagnons en auront grand’joie, pourtant qu’ils seront payés ; car ils désirent à avoir argent. » Adonc laissèrent-ils les paroles sur tel état, et allèrent diner ; et furent tout aises. Après diner cil Philippot se retrait ens ou châtel de la Rochelle, et conta à ses compagnons tout ce que vous avez ouy, et leur dit : « Seigneurs, faites bonne chère, car demain, tantôt après votre montre, vous serez payés de vos gages, car le roi l’a ainsi mandé et ordonné au maieur de cette ville, et j’en ai vu les lettres. » Les soudoyers, qui désiroient à avoir l’argent, car on leur devoit de trois mois ou plus, répondirent : « Veci riches nouvelles ! » Si commencèrent à fourbir leurs bassinets, à rouler leurs cottes de fer et à esclaircir leurs épées ou armures telles qu’ils les avoient.

Ce soir se pourvéit tout secrètement sire Jean Caudourier, et informa la plus grand’partie de ceux de la Rochelle qu’il sentoit de son accord, et leur donna ordonnance pour lendemain à savoir comment ils se maintiendroient. Assez près du châtel de la Rochelle et sur la place où cette montre se devoit faire, avoit vieilles maisons où nul ne demeuroit. Si dit le maieur que là dedans on feroit une embûche de quatre cents hommes d’armes, tous les plus aidables de la ville, et quand cils du châtel seroient hors issus, ils se mettroient entre le châtel et eux et les enclorroient ; ainsi seroient-ils attrappés ; ni il véoit mie que par autre voie il les pût avoir. Cil conseil fut tenu, et cil nommés et élus en la ville qui devoient être en l’embûche ; et y allèrent tout secrètement très la nuit, tout armés de pied en cap et eux informés quelle chose ils feroient. Quand ce vint au matin après soleil levant, le maieur de la Rochelle et les jurés, et cils de l’office tant seulement, se trairent tout désarmés, par couverture, pour plus légèrement attraire ceux du châtel avant ; et s’en vinrent sur la place où la montre se devoit faire ; et étoient montés chacun sur bons gros coursiers, pour tantôt partir quand la mêlée se commenceroit. Le châtelain, sitôt que il les vit apparoir, il hâta ses compagnons et dit : « Allons, allons là jus en la place, on nous attend. » Lors se départirent du châtel tous les compagnons, sans nulle soupçon, qui montrer se vouloient et qui argent attendoient, et ne demeurèrent au dit châtel fors que varlets et mesnées, et vuidèrent la porte et la laissèrent toute ample ouverte, pour ce que ils y cuidoient tantôt retraire ; et s’en vinrent sur la place eux remontrer au maieur et aux jurés qui là campoient. Quand ils furent tous en un mont, le maieur, pour eux ensonnier, les mit à parole, et disoit à l’un et puis à l’autre : « Encore n’avez-vous pas tout votre harnois pour prendre pleins gaiges, il le vous faut amender. » Et cils disoient : « Volontiers. » Ainsi en janglant et en bourdant il les tint tant que l’embûche saillit hors, armés si bien que rien n’y failloit ; et se boutèrent tantôt entre le châtel et eux, et se saisirent de la porte. Quand les soudoyers virent ce, si connurent bien que ils étoient trahis et déçus. Si furent bien ébahis, et à bonne cause. À ces coups se partit le maieur et tous les jurés à cheval, et laissèrent leurs gens convenir, qui tantôt furent maîtres de ces soudoyers, qui se laissèrent prendre bellement, car ils virent bien que deffense n’y valoit rien. Les Rochelois les firent là un et un désarmer sur la place, et les menèrent en prison en la ville en divers lieux, en tours et en portes de la ville, où plus n’étoient que eux deux ensemble. Assez tôt après ce, vint le maieur tout armé sur la place et plus de mille hommes en sa compagnie. Si se trait incontinent devers le châtel, qui en l’heure lui fut rendu, car il n’y avoit dedans fors menues gens, meschines et varlets, en qui il n’y avoit aucune deffense ; mais furent tout joyeux quand ils se purent rendre et que on les laissa en paix. Ainsi fut reconquis le châtel de la Rochelle.

Quand le duc de Berry et le duc de Bourbon, et aussi le duc de Bourgogne, qui s’étoient tenus moult longuement sur les marches d’Auvergne et de Limousin à plus de deux mille lances, entendirent ces nouvelles que cils de la Rochelle avoient bouté hors les Anglois de leur châtel, et le tenoient pour leur, si se avisèrent que ils se trairoient celle part pour voir et savoir quelle chose ils voudroient faire. Si se départirent de la marche où ils s’étoient tenus, et chevauchèrent devers Poitou le droit chemin pour venir à Poitiers devers le connétable. Si trouvèrent une ville en leur chemin en Poitou qu’on dit Saint-Maixent qui se tenoit Angloise ; car le château qui sied au dehors de la ville étoit en la gouvernance des Anglois. Sitôt que cils seigneurs et leurs routes furent venus devant la ville, cils de Saint Maixent se rendirent, saufs leurs corps et leurs biens ; mais le château ne se voult rendre, Donc le firent assaillir les dessus dits seigneurs moult efforcément, et là eut un jour tout entier grand assaut, et ne put ce jour être pris. À lendemain, de rechef ils vinrent assaillir si efforcément et de si grand’volonté que ils le prirent, et furent tous cils morts qui dedans étoient. Puis chevauchèrent les seigneurs outre, quand ils eurent ordonné gens de par eux pour garder la ville, et vinrent devant Mellé, et la prirent et la mirent en l’obéissance du roi de France ; et puis vinrent devant le châtel de Sivray. Cils de Sivray se tinrent deux jours, et puis se rendirent, saufs leurs corps et leurs biens. Ainsi les seigneurs en venant vers la ville de Poitiers, conquéroient villes et châteaux, et ne laissoient rien derrière eux qui ne demeurât en l’obéissance du roi de France ; et tant cheminèrent qu’ils vinrent à Poitiers, où ils furent reçus à grand’joie du connétable et de ses gens et de ceux de la cité.

Quand les trois ducs dessus nommés furent venus à Poitiers, et toutes leurs routes, qui se logèrent là environ sur le plat pays pour être mieux à leur aise, le duc de Berry eut conseil qu’il enverroit devers ceux de la Rochelle pour savoir quelle chose ils voudroient dire et faire ; car encore se tenoient si clos que nul n’entroit ni issoit en leur ville. Si envoya le dit duc certains hommes et messages pour traiter et savoir mieux leur entente. Les messages, de par le duc de Berry et le connétable, furent bellement reçus, et répondu que ils envoyeroient devers le roi de France ; et si le roi leur vouloit accorder ce qu’ils demandoient, ils demeureroient bons François ; mais ils prioient au duc de Berry et au connétable que ils ne se voulsissent mie avancer, ni leurs gens, pour eux porter nul dommage ni contraire jusques à tant qu’ils auroient mieux cause. Ce fut ce que les messages rapportèrent. Cette réponse plaisit assez bien au dessus dit duc de Berry et au connétable, mais ils se tinrent tout cois à Poitiers et sur la marche sans rien forfaire aux Rochelois. Et Yvain de Galles par mer aussi les tenoit pour assiégés, comment que il ne leur fit nul contraire.

Or vous dirai de l’état des Rochelois et sur quel point et article ils se fondèrent et persévérèrent. Tout premièrement, ils envoyèrent douze de leurs bourgeois des plus suffisans et notables à Paris, devers le roi de France, sur bon sauf-conduit que ils eurent du roi, allant et venant, ainçois que ils se partissent de la Rochelle. Le roi, qui les désiroit à avoir à amis et pour ses obéissans, les reçut liement, et ouït volontiers toutes leurs requêtes qui furent telles que je vous dirai. Cils de la Rochelle vouloient tout premièrement, ainçois que ils se mesissent en l’obéissance du roi, que le château de la Rochelle fût abattu ; et après ils vouloient que le roi de France, pour toujours mais, il et ses hoirs, les tînt comme de son droit domaine de la couronne de France, et jamais n’en fussent éloignés pour paix, pour accord, pour mariage, ni pour alliance quelconque que il eût au roi d’Angleterre ni autre seigneur. Tiercement ils vouloient que le roi de France fît là forger florins et monnoie, de tel prix et alloi sans nulle exception que on forgeoit à Paris. Quartement ils vouloient que nul roi de France, ses hoirs ni ses successeurs, ne pussent mettre ni asseoir sur eux ni sur leurs masuyers, taille, subside, gabelle, imposition ni fouage, ni chose qui ressemblât, si ils ne l’accordoient ou donnoient de grâce. Quintement ils vouloient et requéroient que le roi les fit absoudre et dispenser de leur foi et sermens qu’ils avoient juré et promis au roi d’Angleterre, laquelle chose leur étoit un grand préjudice à l’âme, et s’ensentoient grandement chargés en conscience : pourtant ils vouloient que le roi, à ses dépens, leur impétrât du saint père le pape absolution et dispensation de tous ces forfaits.

Quand le roi de France ouït leurs articles et leurs requêtes, si leur en répondit moult doucement qu’il en auroit avis. Sur ce le dit roi s’en conseilla par plusieurs fois à plusieurs sages de son royaume, et tint là dalez lui moult longuement ceux de la Rochelle : mais finablement, de toutes leurs demandes il n’en put rien rabattre ; et convint que il leur accordât toutes, scellât et cancellât et confirmât pour tenir à perpétuité. Et se partirent du roi de France bien contens, chartres bullées et scellées, tout ainsi que ils le vouldrent avoir et deviser ; car le roi de France les désiroit moult à avoir en son obéissance, et recommandoit la ville de la Rochelle pour la plus notable ville que il eût par delà Paris ; et encore, à leur département, leur donna-t-il grands dons et beaux joyaux et riches présens pour reporter à leurs femmes. Donc ils se partirent du roi et de Paris et se mirent au retour.

Or retournèrent les bourgeois de la Rochelle en leur ville, qui avoient séjourné, tant à Paris que sur le chemin, bien deux mois. Si montrèrent à ceux qui là envoyés les avoient et à la communauté de la ville quelle chose ils avoient exploitées, et impétrée, sans nulle exception, toutes leurs demandes. De ce eurent-ils grand’joie, et se contentèrent grandement bien du roi et de son conseil. Ne demeura mie depuis trois jours que ils mirent ouvriers en œuvre, et firent abattre leur châtel, et mettre tout rès-à-rès de la terre, ni oncques n’y demeura pierre sur autre ; et l’assemblèrent là sur la place en un mont. Depuis en firent-ils ouvrer aux nécessités de la ville, et paver aucunes rues qui en devant en avoient grand métier.

Quand ils eurent ainsi fait, ils demandèrent au duc de Berry qu’il vînt là s’il lui plaisoit, et que on le recevroit volontiers au nom du roi de France, et feroient tout ce qu’ils devoient faire. Le duc de Berry y envoya monseigneur Bertran le connétable, qui avoit commission et procuration de prendre la possession pour le roi de France. Lors se départit de Poitiers à cent lances le dit connétable, à l’ordonnance du duc de Berry, et chevaucha tant qu’il vint en la ville de la Rochelle, où il fut reçu à grande joie, et montra de ce procuration du dit roi son seigneur, qui l’avoit établi ès parties de par de là comme son corps représentant. Si prit la foi et l’hommage des hommes de la ville, et y séjourna trois jours ; et lui furent faites toutes droitures ainsi comme proprement au roi, et y reçut grands dons et beaux présens, et aussi il en donna foison aux dames et aux damoiselles ; et quand il eut assez revellé et joué, il se partit de la Rochelle et retourna arrière à Poitiers[2].

Ne demeura guère de temps puis ce di que le roi de France envoya ses messages devers Yvain de Galles, en lui mandant et signifiant que il le verroit volontiers, et son prisonnier le captal de Buch. Encore ordonna le roi en ce voyage que l’amiral du roi Henry de Castille, Dam Radhigo de Rous, se partît à toute sa navie et retournât en Espagne ; car pour celle saison il ne les vouloit plus ensonnier. Ainsi se défit l’armée de la mer ; et retournèrent les Espaignois, et furent, ains leur département, tout sec payés de leurs gages, tant et si bien qu’ils s’en contentèrent grandement du roi de France et de son paiement. Et Yvain de Galles, au commandement et ordonnance du roi, prit le chemin de Paris, et lui amena le captal de Buch, dont le roi eut grand’joie et lequel bien connoissoit, car il l’avoit vu autrefois. Si lui fit grand’chère et lie, et le tint en prison courtoise sans nulle contrainte ; car volontiers l’eût retrait à son amour par quoi il fût retourné François. Et lui fit promettre et offrir grands dons, grands héritages et grands profits ; mais le captal n’y voult oncques entendre ; mais bien disoit aux barons et aux chevaliers de France qui le visitoient et qui de cela parloient, que il se rançonneroit volontiers et grandement, cinq ou six fois plus que sa revenue par an ne lui valoit. Mais le roi n’avait point conseil de ce faire : si demeura la chose en cel état, et fut de premier mis au châtel du Louvre, et là gardé bien et soigneusement ; et le visitoient souvent les barons et les chevaliers de France. Or reviendrons-nous aux besognes de Poitou qui n’étoient mie encore toutes finies.

  1. Il est nommé en effet Jean de Chaudrier dans l’Histoire de La Rochelle.
  2. La Rochelle se rendit aux Français le 15 août 1372. Cascalès rapporte une lettre du roi Henri de Castille à la ville de Murcie, datée de Bénévent, 27 septembre, année 1410 (c’est-à-dire 1372, d’après notre calcul), et dans laquelle il annonce que La Rochelle venait de se rendre au roi de France, avec cinq autres villes et châteaux pour la fête de Notre-Dame d’août : Et dia de Nuestra-Señora de Agosto que agora pasò.