Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CC

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 500-501).

CHAPITRE CC.


Comment le roi de France envoya messagers pour traiter de la paix entre le comte de Montfort et le pays de Bretagne ; et comment il en demeura duc.


Pendant que le comte de Montfort séoit devant la cité de Camper-Corentin, et moult l’estraindit par force d’engins et d’assauts qui nuit et jour y jetoient, couroient ses gens tout le pays d’environ, et ne laissèrent rien à prendre s’il n’étoit trop chaud ou trop pesant. De ces avenues étoit le roi de France bien informé. Si eut sur ce plusieurs consaux, propos et imaginations comment ils pourroient user des besognes de Bretagne ; car elles étoient en moult dur parti ; et si n’y pouvoit bonnement remédier, si il n’émouvoit son royaume et fit de rechef guerre aux Anglois, pour le fait de Bretagne ; ce que on ne lui conseilloit mie à faire. Et lui fut dit en grand’espécialité et en délibération de conseil : « Très cher sire, vous avez soutenu l’opinion messire Charles de Blois votre cousin ; et aussi fit votre seigneur de père et le roi Philippe votre ayeul, qui lui donna en mariage l’héritage et la duché de Bretagne[1], par lequel fait moult de grands maux sont avenus en Bretagne et au pays d’environ. Or est tant allé que messire Charles de Blois votre cousin, en l’héritage gardant et défendant, est mort ; et n’est nul de son côté qui cette guerre, ni le droit de son calenge relève ; car jà sont en Angleterre prisonniers, à qui moult il en touche et appartient, ses deux ains-nés fils Jean et Guy. Et si véons et oyons recorder tous les jours que messire Jean de Montfort prend et conquiert cités, villes et châteaux, et les attribue du tout à lui, ainsi comme son lige héritage. Par ainsi pourriez-vous perdre vos droits et l’hommage de Bretagne, qui est une moult grosse et notable chose en votre royaume, et que vous devez bien douter à perdre ; car si le comte de Montfort le relevoit de votre frère le roi d’Angleterre, ainsi que fit jadis son père, vous ne le pourriez r’avoir sans grand’guerre et haine entre vous et le roi d’Angleterre, où bonne paix est maintenant, que nous ne vous conseillons mie à briser. Si nous semble, tout considéré et imaginé, cher sire, que ce seroit bon d’envoyer certains messages et sages traiteurs devers messire Jean de Montfort, pour savoir comment il se veut maintenir, et de entamer matière de paix entre lui et le pays et la dite dame qui s’en est appelée duchesse. Et sur ce que ces traiteurs trouveront en lui et en son conseil, vous aurez avis. Au fort, mieux vaudroit que il demeurât duc de Bretagne, afin qu’il le voulût reconnoitre de vous, et vous en fît toutes droitures, ainsi que un sire féal doit faire à son seigneur, que la chose fût en plus grand péril ni variement. » À ces paroles entendit le roi de France volontiers ; et furent avisés et ordonnés en France messire Jean de Craon archevêque de Reims, et le sire de Craon son cousin[2], et messire Boucicaut maréchal de France, d’aller en ce voyage devant Camper-Corentin parler et traiter au comte de Montfort et à son conseil, sur l’état que vous avez ouï. Si se partirent ces trois seigneurs dessus nommés du roi de France, quand ils furent informés de ce qu’ils devoient faire et dire, et exploitèrent tant par leurs journées qu’ils vinrent au siége des Bretons et des Anglois devant Camper-Corentin ; et se nommèrent messagers du roi de France. Le comte de Montfort, messire Jean Chandos et ceux de son conseil les reçurent liement. Si remontrèrent ces seigneurs bien et sagement ce pourquoi ils étoient là envoyés. À ce premier traité répondit le comte de Montfort qu’il s’en conseilleroit ; et y assigna journée. Ce terme pendant vinrent ces trois seigneurs de France séjourner en la cité de Rennes. Si envoya le comte de Montfort en Angleterre le seigneur de Latimer, pour remontrer au roi ces traités et quel chose il en conseilleroit. Le roi d’Angleterre, quand il fut informé, dit que il conseilloit bien le comte de Montfort à faire paix, mais que la duché lui demeurât ; et aussi que il recompensât la dite dame, qui duchesse s’étoit appelée, d’aucune chose bien et honnêtement, et lui assignât sa rente en certain lieu où elle la pût avoir bien et honnêtement sans danger. Le sire de Latimer rapporta arrière, par écrit, tout le conseil et la réponse du roi d’Angleterre au comte de Montfort qui se tenoit devant Camper-Corentin. Depuis ces lettres et ces réponses vues et ouïes, messire Jean de Monfort et son conseil envoyèrent devers les messagers du roi de France, qui se tenoient à Rennes. Ceux vinrent à l’ost. Là leur fut réponse donnée et faite bien et courtoisement ; et leur fut dit que jà messire Jean de Montfort ne se départiroit du calenge de Bretagne, pour chose qui avînt, s’il ne demeuroit duc de Bretagne, ainsi qu’il se tenoit et appeloit : mais là où le roi lui feroit ouvrir paisiblement et villes et cités et châteaux, et rendre fiefs et hommages et toutes droitures, ainsi que les ducs de Bretagne anciennement les avoient tenues, il le reconnoîtroit volontiers à seigneur naturel, et lui feroit hommage et tous services, présens et oyans les pairs de France ; et encore par cause d’aide et de proismeté, il aideroit et conforteroit d’aucune recompensation sa cousine la femme à messire Charles de Blois, et aideroit aussi à délivrer ses cousins qui étoient prisonniers en Angleterre, Jean et Guy.

Ces réponses plurent bien à ces seigneurs de France qui là avoient été envoyés. Si prirent jour et terme de l’accepter ou non. On leur accorda légèrement. Tantôt ils envoyèrent devers le duc d’Anjou qui étoit retrait à Angers, auquel le roi avoit remis toutes les ordonnances du faire ou du laisser. Quand le duc d’Anjou vit les traités, il se conseilla sus une grand’espace de temps : lui bien conseillé, il les accepta ; et revinrent arrière deux chevaliers qui envoyés avoient été devers lui, et rapportèrent, par écrit, la réponse du dit duc d’Anjou scellée. Si se départirent de la cité de Rennes les dessus dits messagers au roi de France, et vinrent devant Camper-Corentin. Et là finablement fut la paix faite et accordée et scellée[3] de messire Jean de Montfort ; et demeura adonc duc de Bretagne, parmi ce, que, si il n’avoit enfant de sa chair, par loyauté de mariage, la terre, après son décès, devoit retourner aux enfans monseigneur Charles de Blois ; et demeureroit la dame, qui fut femme à monseigneur Charles de Blois, comtesse de Penthièvre, laquelle terre pouvoit valoir par an environ vingt mille francs ; et tant lui devoit-on faire valoir. Et devoit le dit messire Jean de Montfort venir en France, quand mandé y seroit, et faire hommage au roi de France, et reconnoître la duché de lui. De tout ce, prit-on chartes et instrumens publics et lettres grossées et scellées de l’une partie et de l’autre ; et par ainsi entra le comte de Montfort en Bretagne, et demeura duc un temps, jusques à ce que autres renouvellemens de guerres revinrent, si comme vous orrez recorder en avant en l’histoire.

  1. En lui faisant épouser la nièce et l’héritière du duc Jean III mort en 1341.
  2. Le pouvoir pour traiter de la paix en Bretagne est daté du 25 octobre de cette année : il est expédié à l’archevêque de Reims et au maréchal de Boucicaut seuls, sans aucune mention du sire de Craon.
  3. Il est très vraisemblable que les préliminaires de la paix furent arrêtés devant Quimper-Corentin, qui se rendit à Montfort le 17 novembre de cette année ; mais la paix ne fut conclue que le 11 mars de l’année suivante, à Guerande où les plénipotentiaires étaient convenus de s’assembler.