Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre XXXVII

Livre I. — Partie I. [1327]

CHAPITRE XXXVII.


Comment les Anglois chevauchèrent tous les jours par montagnes et par déserts, cuidant trouver les Escots, jusques à la rivière de Tyne.


À cette entente que dit vous ai, fut adonc ordonné et accordé que chacun se trait à sa loge pour souper et boire ce qu’il pourroit avoir ; et dit chacun à ses compagnons que, sitôt qu’on orroit la trompette tromper, chacun mît ses selles et appareillât ses chevaux ; et quand on l’orroit la seconde fois, que chacun s’armât, et à la tierce fois que chacun montât sans targer, et se retrait à sa bannière, et que chacun prît sans plus un pain, et le troussât derrière lui, en guise de braconnier ; et aussi que chacun laissât là en droit tous harnois, tout charroi et toutes autres pourvéances ; car on se combattroit lendemain, à quelque meschef que ce fut.

Ainsi que ordonné fut, fut-il fait ; et fut chacun armé et monté à la droite mie-nuit : peu en y eut de ceux qui dormirent, combien qu’on eût moult travaillé le jour. Ainçois que les batailles fussent ordonnées et assemblées à leur droit, commença le jour à paroir : lors commencèrent à chevaucher moult dispersement par bruyères, par montagnes, par vallées et par bocailles malaisés, sans point de plein pays. Et pardessus les montagnes, et au plein des vallées étoient crolières[1] et grands marais, et si divers passages que merveilles étoit que chacun n’y demeuroit ; car chacun chevauchoit toujours avant, sans attendre seigneur ni compagnon. Et sachez que, qui fût encrolé en ces crolières il eût trouvé à malaise qui lui aidât. Et si y demeurèrent grand’foison de bannières atout les chevaux en plusieurs lieux, et grand’foison de sommiers et de chevaux, qui oncques puis n’en issirent. Et cria-t-on moult ce jour : alarme ! et disoit-on que les premiers se combattoient aux ennemis ; si que chacun, cuidant que ce fût voir, se hâtoit quant qu’il pouvoit, parmi marais, parmi pierres et cailloux, parmi vallées et montagnes, le heaume appareillé, l’écu au col, le glaive ou l’épée au poing, sans attendre père, ni frère, ni compagnon. Et quand on avoit ainsi couru demie lieue ou plus, et on venoit au lieu dont ce hutin ou cri naissoit, on se trouvoit déçu ; car ce avoient été cerfs ou biches, ou autres bêtes sauvages, de quoi il avoit grand’foison en ce bois et en ces bruyères et en ce sauvage pays, qui s’émouvoient et fuyoient devant ces bannières et ces gens à cheval qui ainsi chevauchoient, ce que oncques n’avoient vu : adonc huoit chacun après ces bêtes, et on cuidoit que ce fût autre chose.

  1. Terrains dont le fond est mouvant. Il en existe encore beaucoup en Irlande et en Écosse. Le philanthrope lord Kames a montré sur ses terres comment, à force de persévérance et d’industrie, on pouvait rendre ce sol à l’agriculture.