Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre XLI

Livre I. — Partie I. [1327]

CHAPITRE XLI.


Comment le roi d’Angleterre fit ordonner ses batailles pour aller contre les Escots ; et comment il fit l’écuyer chevalier et lui donna cent livrées de terre.


Tantôt que le roi entendit ces nouvelles, il fit tout l’ost là en droit arrêter en uns blés, pour leurs chevaux paître et ressangler, d’encoste une abbaye blanche qui étoit toute arse, qu’on appeloit du temps le roi Artus, la Lande Blanche. Là en droit se confessa et adressa chacun à son loyal pouvoir ; et fit là endroit le roi dire grand’foison de messes pour accommunier ceux qui dévotion en auroient ; et assigna tantôt bien et suffisamment à l’écuyer les cent livrées de terre que promises avoit, et le fit là chevalier par devant tous[1]. Après, quand on fut un peu reposé et déjeuné, on sonna la trompette. Chacun alla monter à cheval, et fit on les bannières chevaucher, ainsi que ce nouveau chevalier les conduisoit ; et toujours chacune bataille à part lui, sans dérouter, par montagnes, ni par vallées ; mais toujours rangés, ainsi qu’on pouvoit et que ordonné étoit. Et tant chevauchèrent en cette manière qu’ils vinrent entour midi si près des Escots qu’ils les virent clairement, et les Escots aussi eux[2].

Sitôt que les Escots les virent, ils issirent de leurs logis tous à pied, et ordonnèrent trois bonnes batailles franchement, sur le dévaler de la montagne où ils étoient logés. Pardessous cette montagne couroit une rivière forte et roide, pleine de cailloux et de grosses pierres, si qu’on ne la pût bonnement en hâte passer sans grand meschef malgré eux ; et encore plus avant si les Anglois eussent la rivière passée, si n’avoit-il point de place entre la rivière et la montagne où ils pussent avoir rangé leurs batailles. Et si avoient les Escots leurs deux premières batailles établies sur les deux croupes de montagnes, que l’on entend de la Roche, là où l’on ne peut bonnement monter, ni ramper, pour eux assaillir : mais étoient au parti, comme pour les assaillans tous confroisser et lapider de pierres, s’ils fussent passés outre la rivière ; et n’eussent pu les Anglois aucunement retourner.

Quand les seigneurs d’Angleterre virent le convenant des Escots, ils firent toutes leurs gens traire à pied et ôter leurs éperons, et ranger les trois batailles, ainsi que ordonné étoit par ayant. Là en droit devinrent moult de nouveaux chevaliers. Quand ces batailles furent rangées et ordonnées, aucuns des seigneurs d’Angleterre amenèrent le jeune roi à cheval pardevant toutes les batailles, pour les gens d’armes plus resbaudir[3] ; et prioit moult gracieusement que chacun se pénàt de bien faire la besogne et garder son bonheur ; et faisoit commander, sur la tête, que nul ne se mît devant les bannières des maréchaux, et ne se mussent jusques à tant que on leur commanderoit. Un petit après, on commanda que les batailles allassent avant pardevers les ennemis tout bellement le pas. Ainsi fut-il fait. Si alla bien chacune bataille en cel état un grand bonnier de[4] terre avant, jusques au dévaler de la montagne sur laquelle ils étoient. Ce fut fait et ordonné pour voir si les ennemis se dérouteroient point, et pour voir comment ils se maintiendroient : mais on ne put apercevoir qu’ils se mussent de rien ; et étoient si près les uns des autres qu’ils reconnoissoient partie de leur armoierie. Adonc fit-on arrêter l’ost tout coi, pour avoir autre conseil ; et si fit-on aucuns compagnons monter sur coursiers pour escarmoucher à eux, et pour aviser le passage de la rivière, et pour voir leur convenant de plus près ; et leur fit-on savoir par hérauts que, s’ils vouloient passer outre la rivière et venir combattre au plain, on se retrairoit arrière et leur livreroit-on bonne place pour la bataille ranger, tantôt ou lendemain au matin ; et si ce ne leur plaisoit, qu’ils voulussent faire le cas pareil.

Quand ils ouïrent ce traité, ils eurent conseil entre eux ; et eux conseillés, tantôt ils répondirent aux hérauts là envoyés : qu’ils ne feroient ni l’un ni l’autre ; mais que le roi et tous ses barons voyoient bien qu’ils étoient en son royaume, et lui avoient ars et gâté ; et s’il leur ennuyoit, si le vinssent amender : car ils demeureroient là tant qu’il leur plairoit.

  1. Ce chevalier se nommait Thomas de Rokesby. Le roi n’effectua pas tout-à-fait aussitôt que le dit Froissart le reste de sa promesse : ce fut au retour de l’expédition contre les Écossais, qu’il assigna audit Thomas de Rokesby, par ses lettres datées de Lincoln, le 28 septembre 1327, cent livres de pension sur l’échiquier, en attendant qu’il pût lui donner le même revenu en fond de terre.
  2. Les Écossais étaient campés dans le parc de Stanhope, sur une colline au pied de laquelle coule la rivière de Were, près de la Tyne méridionale.
  3. Ranimer.
  4. Le bonnier est une mesure de terre équivalant à trois arpens. Ce mot est encore usité en Flandres.