Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CXXXVII

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 118-120).
Livre I. — Partie I. [1340]

CHAPITRE CXXXVII.


Comment le comte de Hainaut se partit du siége de Mortaigne et s’en retourna au siége de Tournay ; et comment il prit la forteresse de Saint-Amand.


Ainsi furent les Hainuyers devant Mortaigne deux nuits et trois jours que rien n’y conquirent. Si eurent le comte de Hainaut et messire Jean de Hainaut son oncle avis et volonté de eux retraire au siége de Tournay, et donnèrent congé à ceux de Valenciennes ; et le comte et ses chevaliers revinrent en l’ost devant Tournay, et se tinrent là environ trois jours. Et puis fit le dit comte une prière aux compagnons pour les amener devant Saint-Amand, car les plaintes étoient venues à lui que les soudoyers de Saint-Amand avoient arse l’abbaye de Hanon, et s’étoient mis en peine d’ardoir Vicogne, et avoient fait plusieurs dépits aux frontières de Hainaut ; par quoi le dit comte vouloit ces forfaitures contrevenger. Si se partit du dit siége de Tournay à bien trois mille combattans, et s’en vint à Saint-Amand qui adonc n’étoit fermée que de palis. Bien avoient les soudoyers qui étoient dedans entendu que le comte de Hainaut les viendroit voir ; mais ils s’étoient si glorifiés en leur orgueil, qu’ils n’en faisoient compte. Adonc étoit gardien et capitaine de Saint-Amand un bon chevalier de Languedoc et sénéchal de Carcassonne[1], lequel avoit bien imaginé et considéré la force de la ville. Si en avoit dit son avis aux moines et à ceux qui étoient demeurés pour garder la ville et l’abbaye ; et disoit bien que ce n’étoit pas forteresse tenable contre un ost ; non mie qu’il s’en voulût partir, mais vouloit demeurer et garder en son loyal pouvoir : mais il le disoit par manière de conseil. La parole du chevalier ne fut mie ouïe ni crue bien à point, dont il leur mésavint, si comme vous orrez ci après. Toute fois il avoit fait par son ennort dès long-temps les plus riches joyaux de l’abbaye et de la ville vuider et porter à Mortaigne à sauveté, et là fait aller l’abbé et les moines, qui n’étoient taillés d’eux défendre.

Ceux de Valenciennes, qui avoient été mandés du comte leur seigneur qu’ils fussent à un certain jour devant Saint-Amand et il seroit à l’autre côté, vinrent, ainsi que commandé leur fut, en très bon convenant ; et étoient bien douze mille combattans. Sitôt qu’ils furent venus devant Saint-Amand, ils se logèrent et mirent en bonne ordonnance, et puis eurent conseil d’aller assaillir. Si firent armer tous leurs arbalétriers et puis traire vers le pont de l’Escarp. Là commença l’assaut dur et fier et périlleux durement, et en y eut plusieurs blessés et navrés d’un côté et d’autre. Et dura cet assaut tout le jour, que oncques ceux de Valenciennes n’y purent rien forfaire ; mais en y eut des morts et des navrés grand’foison des leurs ; et leur dîsoient les bidaux par manière de reproche : « Allez boire votre goud-ale[2], allez. »

Quand ce vint au soir, ceux de Valenciennes se retrairent tous lassés, et furent moult émerveillés qu’ils n’avoient ouï nulles nouvelles du comte leur seigneur. Si eurent avis qu’ils délogeroient et retourneroient vers Valenciennes : si firent tout trousser et se retrairent ce même soir vers leur ville. Lendemain au matin que ceux de Valenciennes se furent retraits, le comte de Hainaut se partit du siége de Tournay, si comme dit est, à grand’compagnie de gens d’armes, de bannières et de pennons, et s’en vint devant Saint-Amand, du côté devers Mortaigne. Sitôt qu’ils furent venus, ils se trairent à l’assaut ; et là eut moult grand assaut et dur ; et gagnèrent les Hainuyers, de venue, les premières barrières, et vinrent jusques à la porte qui ouvre devers Mortaigne. Là étoient tous premiers à l’assaut le comte de Hainaut et le sire de Beaumont son oncle, et assailloient de grand courage sans eux épargner ; de quoi près fut qu’il ne leur mesvînt ; car ils furent tous deux si dur rencontrés de deux pierres jetées d’amont, qu’ils en eurent leurs bassinets effondrés et les têtes toutes étonnées. Adonc fut là qui dit : « Sire, sire, à cet endroit-ci ne les aurions jamais ; car la porte est forte et la voie étroite, si coûteroit trop des vôtres à conquérir : mais faites apporter de grands mairains ouvrés en manière de pilot, et heurter aux murs de l’abbaye ; nous vous certifions que par force on la pertuisera en plusieurs lieux ; et si nous sommes à l’abbaye, la ville est nôtre ; car il n’y a point d’entre deux entre la ville et l’abbaye. »

Adonc commanda le dit comte que on fit ainsi comme pour le mieux on lui conseilloit, et pour la tôt prendre. Si quist-on grands bois de chênes ; et puis furent tantôt ouvrés et aiguisés devant ; et si s’accompagnoient à un pilot vingt ou trente, et s’écueilloient, et puis boutoient de grand randon contre le mur ; et tant boutèrent de grand randon, et si vertueusement, qu’ils pertuisèrent le mur de l’abbaye, et rompirent en plusieurs lieux, et entrèrent dedans abondamment, et passèrent une petite rivière qui là étoit, et s’en vinrent sans contredit jusques à une place qui étoit devant le moûtier, où le marché de plusieurs choses est ; et là étoit le dit sénéchal de Carcassonne en bon convenant, sa bannière devant lui, qui étoit de gueules à un chef d’argent et à deux demi chevrons au chef, et étoit à une bordure d’azur endentée. Là, de-lez lui s’étoient recueillis plusieurs compagnons de son pays, qui assez hardiment reçurent les Hainuyers et se combattirent vaillamment, tant qu’ils purent ; mais leur défense ne leur valut néant, car Hainuyers y survinrent à trop grand’foison. Et vous dis encore, pour tout ramentevoir, à l’entrer des premiers dedans l’abbaye, il y avoit un moine qu’on appeloit damp Froissart qui fit merveille, et en occit que mes-haigna, au devant d’un pertuis où il se tenoit, plus de dix-huit, et n’osoit nul entrer par le lieu qu’il gardoit. Mais finalement il le convint partir ; car il vit que Hainuyers entroient en l’abbaye et avoient pertuisé le mur en plusieurs lieux : si se sauva le dit moine, au mieux qu’il put, et fit tant, qu’il vint à Mortaigne.

  1. Il s’appelait Hugue de la Roque.
  2. L’ale est une espèce de bière. Goud-ale est un mot composé de deux mots flamands, gut bonne, et ale bière, d’où godailler.