Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CXX

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 105-106).
Livre I. — Partie I. [1340]

CHAPITRE CXX.


Comment le roi d’Angleterre monta sur mer pour venir en Flandre ; et comment il trouva les Normands qui lui gardoient le passage, et comment il ordonna ses batailles.


Nous nous tairons un petit à parler du duc de Normandie et du comte de Hainaut, et parlerons du roi d’Angleterre, qui s’étoit mis sur mer pour venir et arriver selon son intention en Flandre, et puis venir en Hainaut aider à guerroyer le comte de Hainaut son serourge contre les François. Ce fut le jour devant la veille Saint Jean-Baptiste[1], l’an mil trois cent quarante, qu’il nageoit par mer, à grand’et belle charge de nefs et de vaisseaux ; et étoit toute sa navie partie du hâvre de Tamise, et s’en venoit droitement à l’Escluse. Et adonc se tenoient entre Blankeberghe et l’Escluse et sur la mer messire Hue Kieret et messire Pierre Bahuchet et Barbevoire, à plus de sept vingt gros vaisseaux sans les hokebos ; et étoient bien, Normands, bidaux, Geiinevois et Picards, quarante mille ; et étoient là ancrés et arrêtés, au commandement du roi de France, pour attendre la revenue du roi d’Angleterre, car bien savoient qu’il devoit par là passer. Si lui vouloient dénéer et défendre le passage, ainsi qu’ils firent bien et hardiment, tant comme ils purent, si comme vous orrez recorder.

Le roi d’Angleterre et les siens, qui s’en venoient singlant, regardèrent et virent devers l’Escluse si grand’quantité de vaisseaux que des mâts ce sembloit droitement un bois : si en fut fortement émerveillé, et demanda au patron de sa navie quels gens ce pouvoient être : il répondit qu’il cuidoit bien que ce fût l’armée des Normands que le roi de France tenoit sur mer, et qui plusieurs fois lui avoient fait grand dommage, et tant que ars et robé la bonne ville de Hautonne et conquis Cristofle, son grand vaisseau, et occis ceux qui le gardoient et conduisoient. Donc répondit le roi anglois : « J’ai de long-temps désiré que je les pusse combattre ; si les combattrons, s’il plaît à Dieu et à Saint George ; car voirement m’ont-ils fait tant de contraires, que j’en veuil prendre la vengeance, si je y puis avenir. » Lors fit le roi ordonner tous ses vaisseaux et mettre les plus forts devant, et fit frontière à tous côtés de ses archers ; et entre deux nefs d’archers en y avoit une de gens d’armes ; et encore fit-il une bataille sur-côtière, toute pure d’archers, pour réconforter, si mestier étoit, les plus lassés. Là il y avoit grand’foison de dames d’Angleterre, de comtesses, baronnesses, chevaleleresses et bourgeoises de Londres, qui venoient voir la reine d’Angleterre à Gand, que vue n’avoient un grand temps, et ces dames fit le roi anglois bien garder et soigneusement, à trois cents hommes d’armes ; et puis pria le roi a tous qu’ils voulsissent penser de bien faire et garder son honneur ; et chacun lui enconvenança.

  1. Ce fut en effet le 22 juin, avant-veille de la fête de saint Jean-Baptiste, qu’Édouard s’embarqua ; et le combat dont Froissart va faire le récit se donna le jour même de la fête.