Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CXLVI

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 126-127).
Livre I. — Partie I. [1340–1341]

CHAPITRE CXLVI.


Comment le roi Édouard s’en alla en Angleterre, et comment au parlement d’Arras les trêves furent alongées deux ans entre les deux rois.


Or se départirent les seigneurs du siége de Tournay et s’en ralla chacun en son lieu. Le roi anglois s’en revint à Gand devers sa femme, et assez tôt après il repassa la mer[1] et toutes ses gens, excepté ceux qu’il laissa pour être au parlement à Arras. Le comte de Hainaut s’en ralla en son pays. Et eut adonc une moult noble fête à Mons en Hainaut et joutes de chevaliers, à laquelle messire Girard de Werchin, sénéchal de Hainaut, fut et jouta ; et y fut tellement blessé qu’il en mourut, dont ce fut dommage.

Le roi de France donna à toutes ses gens congé, et puis s’en vint jouer et rafraîchir en la ville de Lille ; et là le vinrent voir ceux de Tournay, lesquels le roi reçut moult liement et vit très volontiers, et leur fit grâce, pourtant que si bel et si vaillamment ils s’étoient tenus et défendus contre leurs ennemis et que rien on n’avoit pris ni conquêté sur eux. La grâce qu’il leur fit fut telle qu’il leur rendit franchement leur loi que perdue avoient de long temps, dont ils furent moult joyeux ; car messire Godemar du Fay et plusieurs autres chevaliers étrangers, devant lui, en avoient été gouverneurs : si firent entre eux prévôt et jurés, selon leur usage ancien.

Quand le roi eut ordonné à son plaisir une partie de ses besognes, il se partit de Lille et se mit au chemin devers France pour revenir à Paris[2]. Or vint la saison que le parlement ordonné et institué en la cité d’Arras approcha : si y envoya le pape Clément VI en légation deux cardinaux, cestui de Naples et cestui de Clermont[3], qui de premier vinrent à Paris, où ils furent moult honorés du roi de France et des François ; et puis s’avalèrent devers Artois et jusques en la cité d’Arras.

À ce parlement, de par le roi de France, furent le comte d’Alençon, le duc de Bourbon, le comte de Flandre, le comte de Blois, et des prélats, l’archevêque de Sens, l’évêque de Beauvais, l’évêque d’Aucerre. De par le roi d’Angleterre, l’évêque de Lincolles, l’évêque de Duremmes, le comte de Varvich, qui étoit moult sage homme, messire Robert d’Artois, messire Jean de Hainaut et messire Henry de Flandre. Auquel parlement eut plusieurs traités et langages mis avant, et parlementèrent plus de quinze jours : mais rien n’y fut accordé ni affiné, car les Anglois demandoient et les François ne vouloient rien donner, fors tant seulement rendre la comté de Ponthieu, qui fut donnée à la roine Isabelle en mariage avec le roi d’Angleterre. Cette chose ne vouloient accorder les Anglois ni accepter. Si se départirent ces seigneurs de ce parlement, sans rien faire, fors tant que la trêve fût ralongée de deux ans. Ce fut tout ce que les cardinaux purent impétrer. Après ce, chacun s’en ralla isnellement en son lieu, et revinrent adonc les deux cardinaux parmi Hainaut, à la prière du comte, qui grandement les fêta en la ville de Valenciennes.

Or nous déporterons-nous de parler de la matière des deux rois tant que les trêves dureront, qui furent assez bien tenues, exceptées les marches lointaines[4] ; et entrerons en la grand’matière et histoire de Bretagne, qui grandement renlumine ce livre pour les beaux faits d’armes et grands aventures qui y sont ramentues, si comme vous pourrez en suivant ouïr. Et pour ce que vous sachiez véritablement le commencement et la racine de cette guerre et dont elle se meut, je le vous dirai et déclarerai de point en point. Si en direz votre entente, et quelle cause et droit messire Charles de Blois eut au grand héritage de Bretagne et d’autre part le comte de Montfort qui en fit fait et partie contre lui, dont tant de rencontres, de batailles et d’autres grands faits d’armes sont avenus en la dite duché de Bretagne et ès marches voisines.

  1. Édouard arriva en Angleterre le dernier novembre de cette année 1340, suivant le Memorandum, rapporté par Rymer.
  2. On peut commencer à compter ici l’année 1341. Tous les pouvoirs donnés par Édouard à ses plénipotentiaires pour conclure une paix finale, ou du moins pour prolonger les trêves, sont datés de cette année : le premier est du 10 avril 1341, le second du 24 mai. On trouve à la même page un sauf-conduit, en date du 20 mai, accordé par Édouard à Charles de Montmorency et à Mathieu son frère, qui allaient en Angleterre sans doute pour traiter directement avec lui. On voit encore une lettre de ce prince adressée aux Flamands, en date du 18 juin, par laquelle on apprend que la trêve, qui devait expirer le lendemain de la fête de saint Jean-Baptiste, fut prorogée jusqu’au 1er août, jour de la fête de saint Pierre-aux-Liens. On trouve ensuite un troisième pouvoir pour traiter avec la France, daté du 14 juillet ; puis une lettre, en date du 2 septembre, par laquelle Édouard annonce aux habitans de Bayonne que la trêve est prolongée jusqu’à la Pentecôte de l’année 1342 ; enfin un ordre adressé au comte de Kent, daté du 27 du même mois, par lequel il lui enjoint de faire publier dans l’étendue de son comté, que la trêve entre la France et l’Angleterre doit durer jusqu’au jour de saint Jean-Baptiste 1342.
  3. Froissart avance mal à propos d’un an la légation des deux cardinaux, puisque Clément VI, par qui ils étaient envoyés, ne fut élu pape que le 7 mai de cette année, douze jours après la mort de Benoît XII. Il se trompe aussi sur le nom d’un des deux légats : des historiens plus dignes de foi à cet égard nomment, à la vérité, comme lui, Annibal Ceccano, archevêque de Naples ; mais selon eux, au lieu d’Étienne Aubert, cardinal évêque de Clermont, le pape joignit à Ceccano, Pierre des Prez, archevêque d’Aix, cardinal évêque de Preneste.
  4. Dans beaucoup de manuscrits de Froissart, le premier livre est divisé en quatre parties, et c’est ici qu’ils terminent tous la première partie. Il serait possible que Froissart n’eût en effet présenté que cette partie à la reine Philippe de Hainaut ; car celle qui suit contient des détails sur la passion malheureuse d’Édouard pour la comtesse de Salisbury, détails que Froissart n’aurait sans doute pas cru convenable de présenter à la reine épouse d’Édouard.