Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CXIII

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 100-101).
Livre I. — Partie I. [1340]

CHAPITRE CXIII.


Comment ceux de Douay et ceux de Lille issirent de leurs forteresses et ardirent tout le plat pays d’Ostrevant.


Après la prise et la destruction d’Escandeuvre, se retraist le duc Jean de Normandie en la cité de Cambray, et donna à une partie de ses gens d’armes congé ; et les autres envoya ès garnisons de Lille, de Douay et des autres forteresses voisines. Et avint, en cette même semaine que Escandeuvre fut prise, que les François qui dedans Douay se tenoient, issirent hors et les François avec eux ; et pouvoient être environ trois cents lances, et les conduisoit messire Louis de Savoye et messire Aymery de Poitiers, le comte de Gennève, le sire de Villers et le Gallois de la Baume avec le seigneur de Wauvrin et le sire de Wasiers ; et vinrent en celle chevauchée ardoir en Hainaut ce beau plein pays d’Ostrevant, et n’y demeura rien dehors les forteresses : dont ceux de Bouchaing furent moult courroucés, car ils véoient les feux et les fumières entour eux ; et si n’y pouvoient remède mettre. Si envoyèrent à Valenciennes en disant que, si de nuit ils vouloient issir environ cinq ou six cents armures de fer, ils porteroient grand dommage aux François qui étoient encore tous cois et logés au plein pays. Mais ceux de Valenciennes n’eurent point conseil de partir ni vuider leur ville : par ainsi n’eurent les François point d’encontre. Si ardirent-ils Anich et la moitié d’Ascons, Escaudain, Here, Somain, Denaing, Montegny, Warlin, Wargni, Aubregicourt, Saulz, Ruet, Neufville, le lieu Saint-Amand, et tous les villages qui en ce pays étoient ; et emmenèrent grand’pillage et grand’proie en leurs garnisons.

Et quand ceux de Douay furent retraits, les soudoyers de Bouchaing issirent hors et chevauchèrent et ardirent l’autre partie de la ville d’Ascon, qui se tenoit françoise, et tous les villages françois jusques aux portes de Douay, et la ville d’Esquerchin.

Ainsi que je vous ai ci-dessus devisé, les garnisons des frontières étoient pourvues et garnies de gens d’armes ; et souvent y avoit des chevauchées, des rencontres et des faits d’armes des uns aux autres, ainsi que en tels besognes appartient. Si avint en cette même saison que soudoyers allemands, qui se tenoient de par l’évêque de Cambray en la Malmaison, à deux lieues du Castel en Cambrésis, et marchissant d’autre part plus près de Landrecies dont le sire de Potelles, un appert chevalier, étoit capitaine et gardien, car le comte de Blois, quoiqu’il en fût sire, l’avoit rendu au comte de Hainaut, pourtant qu’il étoit françois, et le comte le tenoit en sa main et le faisoit garder pour les François, si avoient souvent le hutin ceux de la Malmaison et ceux de Landrecies ensemble : dont un jour saillirent hors de la Malmaison les dessus dits Allemands bien montés et bien armés, et vinrent courir devant la ville de Landrecies et accueillirent la proie, et l’emmenoient devant eux, quand les nouvelles et le haro en vinrent à Landrecies entre les Hainuyers qui là se tenoient. Adonc s’arma le sire de Potelles et fit armer ses compagnons, et montèrent à cheval et se partirent pour rescourre aux Allemands leur proie qu’ils emmenoient. Si étoit adonc le sire de Potelles tout devant, et le suivoient chacun qui mieux mieux. Il, qui étoit de grand’volonté et plein de hardiment, abaissa son glaive et écria aux François qu’ils retournassent, car c’étoit honte de fuir. Là avoit un écuyer allemand qu’on appeloit Albrecht de Cologne, appert homme d’armes durement, qui fut tout honteux quand il se vit ainsi chasser. Si retourna franchement et baissa son glaive, et férit cheval des éperons, et s’adressa sur le seigneur de Potelles, et le chevalier sur lui, tellement qu’il le férit sur la targe un si grand horion que le glaive vola en pièces ; et l’Allemand le consuivit par telle manière de son glaive roide et enfumé[1] que oncques ne brisa ni ploya, mais perça la targe, les plates et l’auqueton, et lui entra dedans le corps et le poignit droit au cœur, et l’abattit jus de dessus son cheval navré à mort. Dont vinrent les compagnons Hainuyers, le sire de Bousies, Girard de Mastain, Jean de Mastain, et les autres qui de près le suivoient, qui s’arrêtèrent sur lui quand en ce parti le virent, et le regrettèrent durement ; et puis requirent les François fièrement et asprement en contrevengeant le seigneur de Potelles qui là gissoit navré à mort. Et combattirent et assaillirent si dur Albrecht et sa route qu’ils furent déconfits, morts et pris, ou peu en échappèrent ; et la proie rescousse et ramenée, et les prisonniers aussi, en Landrecies, et le sire de Potelles mort, dont tous les compagnons en furent courroucés durement.

  1. On durcissait quelquefois le bois des lances au feu.