Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CLXXXVII

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 160-161).
Livre I. — Partie I. [1342]

CHAPITRE CLXXXVII.


Comment messire Louis d’Espaigne requit à messire Charles de Blois qu’il lui donnât messire Jean le Bouteiller et messire Hubert du Fresnay pour en faire sa volonté : lequel les lui donna moult ennuis.


Un jour vint le dit messire Louis d’Espaigne en la tente messire Charles de Blois et lui demanda un don, présens grand’foison de grands seigneurs de France qui là étoient, en guerdon de tous les services que faits lui avoit. Le dit messire Charles ne savoit mie quel don il vouloit demander ; car si il l’eût sçu, jamais ne lui eût accordé ; si lui octroya légèrement, pourtant qu’il se sentoit moult tenu à lui. Quand le don lui fut octroyé, messire Louis dit : « Monseigneur, grands mercis. Je vous prie donc et requiers que vous fassiez cy venir tantôt les deux chevaliers qui sont en votre prison à Faouet, dedans le châtel, messire Jean le Bouteiller et messire Hubert de Fresnay, et les me donnez pour faire ma volonté ; c’est le don que je vous demande. Ils m’ont chassé, déconfit et navré, et tué messire Alphonse mon neveu que je tant aimois : si ne m’en sais autrement venger que je leur ferai couper les têtes, pardevant leurs compagnons qui laiens sont enfermés.

Le dit messire Charles fut tout ébahi quand il ouït messire Louis ainsi parler ; si lui dit moult courtoisement : « Certes, sire, les prisonniers vous donnerai-je volontiers, puisque demandés les avez, mais ce seroit grand’cruauté et peu d’honneur à vous, et grand blâme pour nous tous, si vous faisiez de deux si vaillans hommes comme ce sont, ainsi comme vous avez dit ; et nous seroit ce toujours reproché, et auroient nos ennemis bien cause des nôtres faire ainsi, quand tenir les pourroient ; et nous ne savons que avenir nous est de jour en jour : pourquoi, cher sire et beau cousin, vous veuillez mieux aviser. » Messire Louis d’Espaigne répondit et dit brièvement qu’il n’en seroit autrement, si tous les seigneurs du monde l’en priolent : « Et si vous ne me tenez convent, sachez que je me partirai, et ne vous servirai ni aimerai jamais tant que je vive. »

Messire Charles vit bien et aperçut que c’étoit acertes ; si n’osa courroucer plus avant le dit messire Louis, ains envoya tantôt certains messages au châtelain de Faouet, pour les dessus dits chevaliers amener en son ost. Ainsi que commandé fut, ainsi fut fait : les deux chevaliers furent amenés un jour assez matin en la tente messire Charles de Blois. Quand messire Louis d’Espaigne les sçut venus, il les alla tantôt voir ; aussi firent plusieurs des seigneurs et chevaliers de France qui les sçurent venus. Quand le dit messire Louis les vit, il dit : « Ha ! seigneurs chevaliers, vous m’avez blessé du corps et ôté de vie mon cher neveu que je tant aimois ; si convient que votre vie vous soit ôtée aussi ; de ce ne vous peut nul garantir. Si, vous pouvez confesser s’il vous plaît et prier mercy à Notre Seigneur, car votre dernier jour est venu. » Les deux chevaliers furent durement ébahis, ce fut bien raison, et dirent qu’ils ne pouvoient croire que vaillans hommes ni gens d’armes dussent faire ni consentir telle cruauté que de mettre à mort chevaliers pris en faits d’armes, pour guerres de seigneurs ; et si fait étoit par outrage, autres gens plusieurs, chevaliers et écuyers, le pourroient bien comparer en semblable cas. Les autres seigneurs qui là étoient et oyoient ces paroles en eurent grand’pitié, mais pour prières ni pour plusieurs bonnes raisons qu’ils pussent faire ni montrer au dit méssire Louis, ils ne le purent ôter de son propos qu’il ne convînt que les dits deux chevaliers ne fussent décolés après dîner : tant étoit le dit messire Louis courroucé et ayré sur eux.