Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CLXXVII

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 152-153).
Livre I. — Partie I. [1342]

CHAPITRE CLXXVII.


Comment l’évêque de Léon se tourna de la partie messire Charles de Blois : et comment messire Gautier de Mauny et ceux de Hainebon abattirent les engins des François qui moult les grévoient.


Quand le châtelain de Guinganp, messire Yves de Treseguidy, messire Galeran de Landerneaux et les autres chevaliers virent ce secours venir, ils dirent à l’évêque qu’il pouvoit bien contremander son parlement ; car point n’étoient conseillés de faire ce qu’il leur ennortoit. L’évêque, messire Guy de Léon, en fut durement courroucé et dit : « Seigneurs, donc départira notre compagnie, car vous demeurerez deçà vers madame, et je m’en irai par delà pardevers celui qui plus grand droit y a, ce me semble. » Lors se partit l’évêque de Hainebon, et défia la dame et tous ses aidans, et s’en alla dénoncer audit messire Hervey et dire la besogne, ainsi comme elle se portoit. Ledit messire Hervey fut durement courroucé ; si fit tantôt dresser les plus grands engins qu’ils avoient, au plus près du chàtel qu’on put, et commanda que on ne cessât de jeter par jour et par nuit ; puis se partit de là. Si emmena son oncle, le dit évêque, à messire Louis d’Espaigne qui le reçut à bon gré et liement ; et aussi fit messire Charles de Blois quand il fut à lui venu. La comtesse fit à liée chère appareiller salles et chambres et hôtels pour herberger aisément ces seigneurs d’Angleterre qui là venoient, et envoya contre eux moult noblement. Quand ils furent venus et descendus, elle-même vint contre eux à grand’révérence ; et si elle les fêta et gracia grandement ce n’est pas de merveilles, car elle avoit bien mestier de leur venue, si comme vous avez ouï.

Si en fit adonc, et depuis aussi, tant comme elle en put faire ; et les emmena adonc tous, chevaliers et écuyers, au châtel herberger et en la ville à leur aise ; et leur donna lendemain à dîner moult grandement. Toute la nuit ne cessèrent les engins de jeter, ni lendemain aussi. Quand ce vint après dîner que la dame eut fêté ces seigneurs, messire Gautier de Mauny, qui étoit maître et souverain des Anglois demanda de l’état de ceux de la ville et de leur convenant, et de ceux de l’ost aussi ; puis regarda et dit qu’il avoit grand’volonté d’aller abattre ce grand engin, qui si près leur étoit assis et qui si grand ennui leur faisoit ; mais que on le voulût suivre. Messire Yves de Treseguidy dit qu’il ne lui en faudroit mie à cette première envaye. Aussi dit le sire de Landerneaux. Adonc s’alla tantôt armer le gentil chevalier messire Gaulier de Mauny ; aussi firent tous ses compagnons quand ils le sçurent ; et aussi firent tous les chevaliers bretons et écuyers qui laiens étoient : puis issirent hors paisiblement par la porte, et firent aller avec eux trois cents archers. Tant allèrent traiant les archers qu’il firent fuir ceux qui gardoient le dit engin ; et les gens d’armes qui venoient après les archers en occirent aucuns, et abattirent ce grand engin, et le détaillèrent tout par pièces. Puis coururent de randon jusques aux tentes et aux logis, et boutèrent le feu dedans. Si tuèrent et navrèrent plusieurs de leurs ennemis, ainçois que l’ost fût estourmi ; et puis se retrairent bellement arrière. Quand l’ost fut estourmi et armé, ils vinrent accourant après eux comme gens tous forcenés ; et quand messire Gautier vit ses gens accourir et estourmir en démenant grands hus et grands cris, il dit tout haut : « Jamais ne sois-je salué de ma chère amie, si je rentre en châtel ni en forteresse jusques à ce que j’aurai l’un de ces venans versé à terre, ou je y serai versé. » Lors se retourna-t-il le glaive au poing, devers ses ennemis : aussi firent les deux frères de Laindehalle, le Haze de Brabant, messire Yves de Treseguidy, messire Galeran de Landerneaux, et plusieurs autres compagnons, et brochèrent aux premiers venans. Si en firent plusieurs verser, les jambes contre mont ; aussi en y eut des leurs versés. Là commença un très fort hutin ; car toujours venoient avant ceux de l’ost. Si monteplioit leur effort ; par quoi il convenoit les Anglois et les Bretons retraire tout bellement devers leur forteresse. Là put-on voir d’une part et d’autre belles envayes, belles rescousses, beaux faits d’armes et belles prouesses, grand’foison. Sur tous les autres le faisoit bien et en avoit la huée le gentil chevalier messire Gautier de Mauny ; et aussi moult vaillamment s’y maintinrent ses compagnons et s’y combattirent très bien. Quand ils virent que temps fut de retraire, ils se retrairent bellement et sagement jusques à leurs fossés ; et là rendirent estal tous les chevaliers, combattant jusques à tant que leurs gens furent entrés à sauveté. Mais sachez que les autres archers, qui point n’avoient été à abattre les engins, étoient issus de la ville et rangés sur les fossés, et traioient si fortement qu’ils firent tous ceux de l’ost reculer, qui eurent grand’foison d’hommes et de chevaux morts et navrés. Quand ceux de l’ost virent que leurs gens étoient en bersail, et qu’ils perdoient sans rien conquêter, ils firent leurs gens retraire à leurs logis ; et quand ils furent tous retraits, ceux de la ville se retrairent aussi chacun en son hôtel. Qui adonc vit la comtesse descendre du châlel à grand’chère, et baiser messire Gautier de Mauny et ses compagnons les uns après les autres deux ou trois fois, bien put dire que c’étoit une vaillant dame.