Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CLIII

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 134-135).
Livre I. — Partie I. [1341]

CHAPITRE CLIII.


Comment, par le conseil des douze pairs de France, le comte de Montfort fut ajourné à Paris, et comment il y vint et puis s’en partit sans le congé du roi.


Quand messire Charles de Blois qui se tenoit, à cause de sa femme, être droit hoir de Bretagne, entendit que le comte de Montfort conquéroit ainsi par force le pays et les forteresses qui être devoient siennes par droit et par raison, il s’en vint à Paris complaindre au roi Philippe son oncle. Le roi Philippe eut conseil à ses douze pairs quelle chose il en feroit. Ses douze pairs lui conseillèrent qu’il appartenoit bien que le dit comte fût mandé et ajourné par suffisans messages à être un certain jour à Paris, pour ouïr ce qu’il en voudroit répondre. Ainsi fut fait : le dit comte fut mandé et ajourné suffisamment ; et fut trouvé en la cité de Nantes grand’fête démenant. Il fit grand’chère et grand’fête aux messages ; mais il eut plusieurs diverses pensées ainçois qu’il ottriât la voie d’aller au mandement du roi à Paris. Toutes voies au dernier, il répondit qu’il vouloit être obéissant au roi et qu’il iroit volontiers à son mandement. Si s’ordonna et appareilla moult grandement et richement, et se partit en grand arroy et bien accompagné de chevaliers et d’écuyers, et fit tant par ses journées qu’il entra à Paris avec plus de quatre cent chevaux, et se traist en son hôtel moult ordonnément, et fut là tout le jour et la nuit aussi. Lendemain, à heure de tierce[1] il monta à cheval, et grand’foison de chevaliers et écuyers avec lui, et chevaucha vers le palais, et fit tant qu’il y vint. Là l’attendoit le roi Philippe et tous les douze pairs et grand’plenté des barons de France avec messire Charles de Blois.

Quand le comte de Montfort sçut quelle part il trouveroit le roi et les barons, il se traist vers eux en une chambre où ils étoient tous assemblés. Si fut moult durement regardé et salué de tous les barons ; puis s’en vint incliner devant le roi moult humblement, et dit : « Sire, je suis ci venu à votre mandement et à votre plaisir. » Le roi lui répondit et dit : « Comte de Monfort, de ce vous sais-je bon gré ; mais je m’émerveille durement pourquoi ni comment vous avez osé entreprendre de votre volonté la duché de Bretagne, où vous n’avez aucun droit ; car il y a plus prochain de vous que vous en voulez déshériter ; et pour vous mieux efforcer, vous êtes allé à mon adversaire d’Angleterre, et l’avez de lui relevée, ainsi comme on le m’a conté. » Le comte répondit et dit : « Ha ! cher sire, ne le croyez pas, car vraiment vous êtes de ce mal informé ; je le ferois moult ennuis ; mais la prochaineté dont vous me parlez, m’est avis, sire, sauve la grâce de vous, que vous en méprenez ; car je ne sçais nul si prochain du duc mon frère dernièrement mort comme moi ; et si jugé et déclaré étoit par droit que autre fût plus prochain de moi, je ne serais jà rebelle ni honteux de m’en déporter. »

Quand le roi entendit ce, il répondit et dit : « Sire comte, vous en dites assez, mais je vous commande, sur quant que vous tenez de moi et que tenir en devez, que vous ne vous partez de la cité de Paris jusques à quinze jours que les barons et les douze pairs jugeront de cette prochaineté : si saurez adonc quel droit vous y avez ; et si vous le faites autrement, sachez que vous me courroucerez. » Le comte répondit et dit : « Sire, à votre volonté. » Si se partit adonc du roi et vint à son hôtel pour dîner.

Quand il fut en son hôtel venu, il entra en sa chambre et se commença à aviser et penser que, s’il attendoit le jugement des barons et des pairs de France, le jugement pourroit bien tourner contre lui ; car bien lui sembloit que le roi seroit plus volontiers partie pour messire Charles de Blois, son neveu, que pour lui ; et véoit bien que s’il avoit jugement contre lui, que le roi le feroit arrêter jusques à ce qu’il auroit tout rendu, cités, villes et chàleaux, dont lors il tenoit la saisine et possession ; et avec tout ce tout le grand trésor qu’il avoit trouvé et dépendu. Si lui fut avis, pour le moins mauvais, qu’il lui valoit mieux qu’il courrouçât le roi et s’en rallât paisiblement devers Bretagne, que il demeurât à Paris en danger et en si périlleuse aventure. Ainsi qu’il pensa ainsi fut fait : si monta à cheval paisiblement et ouvertement, et se partit, à si peu de compagnie, qu’il fut ainçois en Bretagne revenu que le roi ni autres, fors ceux de son conseil, sçussent rien de son département ; mais pensoit chacun qu’il fût dehaité en son hôtel.

Quand il fut revenu de-lez la comtesse sa femme, qui étoit à Nantes, il lui conta son aventure ; puis s’en alla, par le conseil de sa femme, qui avoit bien cœur de lion et d’homme, par toutes les cités, châteaux et bonnes villes qui étoient à lui rendues, et établit partout bons capitaines, et si grand’plenté de soudoyers à pied et à cheval, qu’il y convenoit, et grands pourvéances de vivres à l’avenant ; et paya si bien tous soudoyers à pied et à cheval que chacun le servoit volontiers. Quand il eut tout ordonné, ainsi qu’il appartenoit, il s’en revint à Nantes de-lez sa femme et de-lez les bourgeois de la cité, qui durement l’aimoient, par semblant, pour les grands courtoisies qu’il leur faisoit. Or me tairai un petit de lui et retournerai au roi de France et à son neveu messire Charles de Blois.

  1. Avant midi.