Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CLI

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 131-133).
Livre I. — Partie I. [1341]

CHAPITRE CLI.


Comment ceux de Hainnebon, de Vennes, d’Auroy, de Goy-la Forêt et ceux de Craais se rendirent au comte de Montfort.


Adonc entra le comte de Montfort en la cité de Rennes à grand’fête ; et fit son ost tout coi loger aux champs ; et fit la paix et l’accord entre les grands bourgeois et le commun ; et puis établit baillis, prévôt, échevins, sergens, et tous autres officiers ; et séjourna en la cité trois jours, pour reposer, et tout son ost aussi, et pour avoir avis qu’il feroit de là en avant. Le quart jour il fit son ost déloger, et eut conseil de soi retraire vers un des forts châteaux et forte ville, sans comparaison, de toute Bretagne, que on appeloit Hainnebon ; et siéd droitement sur un bon port de mer, et en va le fleuve tout autour par grands fossés.

Quand messire Henry de Pennefort, qui étoit rendu au comte et avoit juré son conseil, vit que le comte se trairoit pardevers Hainnebon, dont Olivier de Pennefort son frère avoit été gouverneur un grand temps, et encore étoit, il eut peur qu’il ne mes-chut à son frère par aucune aventure : si traist le comte d’une part à conseil et lui dit : « Sire, je suis de votre conseil, si vous dois féauté ; je vois que vous voulez traire devers Hainnebon ; sachez que le châtel et la ville sont si forts qu’ils ne sont mie à gagner, si comme vous pourriez penser : vous y pourriez seoir et perdre le temps d’un an, ainçois que vous les pussiez avoir par force ; mais je vous dirai, si croire me voulez, comment vous les pourrez avoir. Il fait bon ouvrer par engin, quand on ne peut avant aller par force. Vous me baillerez, s’il vous plaît, jusques à six cents hommes d’armes à faire ma volonté, et je les mènerai devant votre ost par l’espace de quatre lieues, et porterai la bannière de Bretagne devant moi. J’ai un frère dedans qui est gouverneur du châtel et de la ville : tantôt qu’il verra la bannière de Bretagne et il me connoîtra, il me fera ouvrir les portes ; et je entrerai dedans à toutes mes gens, et me saisirai de la ville et des portes, et prendrai mon frère, et vous le rendrai pris et à votre volonté si tôt il n’obéit à moi, mais que vous me promettez que du corps mal ne lui ferez. » — « Par mon chef, dit le comte, nennil ; et vous êtes bien avisé, et vous aimerai mieux que devant à toujours mais, si ainsi faites que je sois seigneur de Hainnebon, de la ville et du châtel. »

Adonc se partit messire Henry de Pennefort de la route du comte de Montfort, en sa compagnie bien six cents armures de fer, et chevaucha un jour tout le jour, et sur le soir il vint à Hainnebon. Quand Olivier Pennefort son frère sçut que messire Henry venoit là, si en eut grand’joie, et cuida tout certainement que ce fut pour lui aider à garder la ville. Si le laissa entrer dedans et ses gens d’armes, et vint contre lui sur la rue. Si tôt que messire Henry le vit, il s’approcha de lui, et lui dit : « Olivier, vous êtes mon prisonnier. » — « Comment, ce répondit Olivier, messire Henry, je me suis confié en vous et cuidois que vous venissiez ci pour me aider à garder cette ville et ce châtel ? » — « Beau frère, dit messire Henry, il ne va point ainsi ; je m’en mets en saisine et possession, de par le comte de Montfort, qui présentement est duc de Bretagne, et à qui j’ai fait féauté et hommage, et toute la plus grand’partie du pays : si lui obéirez aussi, et encore vaut mieux que ce soit par amour que par force ; et vous en saura monseigneur meilleur gré. »

Tant fut Olivier de Pennefort pressé et amonnesté de messire Henry son frère, qu’il s’accorda à lui, et au comte de Montfort aussi qui entra dedans Hainnebon à grand’joie, et fut plus lie de la prise et saisine de Hainnebon que de tels quarante châteaux qui sont en Bretagne ; car il y a bonne ville et grosse, et bon port de mer.

Si se saisit de la ville tantôt et du fort châtel, et mit ses gens dedans et ses garnisons ; et puis se traist à tout son ost par devant la cité de Vennes, et fit tant parler et traiter aux bourgeois et à ceux de Vennes, qu’ils se rendirent à lui et lui firent féauté et hommage comme à leur seigneur. Si établit en la cité toutes manières d’officiers et y séjourna deux jours. Le tiers jour il se partit et alla assiéger un très fort châtel que on appelle la Roche-Periou. Si en étoit châtelain un chevalier et moult gentil homme que on appelle messire Olivier de Clisson, cousin germain au seigneur de Clisson ; et séjourna devant, à siége fait, plus de dix jours que oncques ne put trouver voie par quoi on pût le château gagner, si fort étoit-il ; et si ne pouvoit trouver accord au gentil chevalier par quoi il voulsist obéir à lui, ni par promesses, ni par menaces qu’il lui put faire. Si s’en partit atant le comte, et laissa le siége jusques à tant que plus grand pouvoir lui venroit, et alla assiéger un autre châtel à dix lieues près de là, que on appeloit château d’Auroy ; et en étoit châtelain un moult gentil chevalier que on appeloit messire Geffroy de Malestroit, et avoit à compagnon messire Yvon de Treseguidy. Le dit comte fit assaillir deux fois celui châtel ; mais il vit qu’il y pouvoit plus perdre que gagner ; si s’accorda à une trêve et à jour de parlement, par le pourchas de messire Hervey de Léon, qui adonc étoit avec lui. Le parlement se porta si bien que au dernier ils furent bons amis, et firent les deux chevaliers féauté et hommage au dit comte, et demeurèrent gardiens du dit châtel et de celui pays de par ledit comte.

Atant se partit le comte de là, et mena son ost par devant un autre château assez près de là que on appelle Goy-la-Forêt. Celui qui en étoit châtelain véoit que le comte avoit grand ost et que tout le pays se rendoit à lui ; si que, par l’ennort et conseil messire Hervey de Léon, avec qui il avoit été grand compain en Grenade et en Prusse[1] et en autres étranges contrées, il s’accorda audit comte, et lui fit féauté ; et demeura gardien du dit châtel de par le comte.

Tantôt après, le comte se partit de là et s’en alla pardevers Craais, bonne ville et fort châtel, et avoit dadans un évêque qui sire en étoit[2]. Cet évêque étoit oncle au dit messire Hervey de Léon ; si que, par le conseil et l’amour dudit messire Hervey, il s’accorda au dit comte, et le reconnut à seigneur, jusques à ce que autre viendroit avant, qui plus grand droit montreroit pour avoir la duché de Bretagne. Car toujours le dit évêque faisoit protestation que toute la manière du traité et de l’accord fait entre lui et mon seigneur Hervey de Léon son neveu seroient nuls, au cas qu’il viendroit aucun hoir plus prochain du comte de Montfort, et qui pourroit montrer avoir meilleur droit en la duché de Bretagne ; et que à celui-ci il feroit féauté et hommage et se rendroit à lui avec toutes ses forteresses et tout son pays. Et toutes ces choses fit-il ennuis ; ni jamais ne s’y fût accordé bonnement, si n’eût été par l’admonestement et sermon du dit monseigneur Hervey de Léon son neveu, qui sur ce lui montra tant de belles raisons que au dernier il s’accorda au dit monseigneur le comte de Montfort et lui fit féauté et hommage, ainsi que vous avez ci-devant ouï recorder. Après ces choses ainsi accordées et faites, le dit évêque de Craais fit tantôt ouvrir les portes de la bonne ville, et du châtel de Craais avec, qui siéd sur la mer ; et puis entra dedans le comte de Montfort, monseigneur Hervey de Léon, monseigneur Henry de Pennefort et plusieurs autres bons chevaliers et écuyers. Et l’ost demeura entour la ville, et se logea chacun au mieux qu’il put, et fourragèrent sur le plat pays, ni rien ne demeuroit devant eux, si il n’étoit trop chaud ou trop pesant. Le comte et ses plus privés, monseigneur Hervey de Léon et les autres seigneurs étoient en la ville, où ils furent moult grandement fêtés du dit évêque, car bien y avoit de quoi. Et lendemain s’en partit le dit comte et tout son ost.

  1. Alain le Gal, évêque de Quimper.
  2. Les habitans de la Prusse, qui étaient presque tous païens, ayant défait dans une bataille, Conrad, duc de Mazovie, il implora contre eux le secours du pape et de l’empereur. Frédéric II proposa aux chevaliers de l’ordre Teutonique, qui avaient été obligés d’abandonner la Palestine, de tenter la conquête de la Prusse, et engagea le duc de Mazovie à leur céder Culm et Dobrzin. Ils s’y établirent vers l’année 1226, et ne cessèrent depuis cette époque de faire la guerre aux Prussiens jusqu’à leur entière soumission à l’ordre Teutonique et leur conversion au christianisme. Les chevaliers des différentes nations de l’Europe, avides de gloire, surtout de celle qui s’acquérait en combattant contre les infidèles, s’empressaient d’aller servir sous les étendards du grand-maître des chevaliers teutons, et de satisfaire ainsi leur passion pour la guerre, en même temps qu’ils gagnaient les pardons et les indulgences que les papes accordaient à tous ceux qui prenaient les armes contre les ennemis de la foi. L’ardeur des chevaliers français pour les expéditions de Prusse est attestée par tous nos historiens.