Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CIII

Livre I. — Partie I. [1340]

CHAPITRE CIII.


Comment la ville d’Aubenton fut prise et conquise par force et toute pillée et robée et arse, et tous ceux qui dedans étoient morts et pris.


Ce samedi au matin fut l’assaut moult grand et très fier à la ville d’Aubenton en Thiérasche, et se mettoient les assaillans en grand’peine et en grand péril pour conquérir la ville. Aussi les chevaliers et écuyers qui étoient dedans rendoient grand’entente de eux défendre, et bien le convenoit ; et sachez que, si ne fussent les gentils hommes qui dedans Aubenton étoient et qui la gardoient, elle eût été tôt prise et d’assaut, car elle étoit fort et dur assaillie de tous côtés et de grand’foison de bonnes gens d’armes. Si y convenoit de tant plus grand avis et plus grand hardiment pour la défendre ; et en firent les chevaliers de dedans, au voir dire, bien leur devoir. Mais finalement elle fut conquise par force d’armes ; et les guérites, qui n’étoient que de palis, rompues et brisées ; et entra dedans la ville, tout premièrement, messire Jean de Hainaut et sa bannière, en grand’huée et en grand’foule de gens et de chevaux ; et adonc se recueillirent en la place, devant le moûtier, le vidame de Châlons et aucuns chevaliers et écuyers, et levèrent là leurs bannières et leurs penons, et montrèrent de fait bien semblant et courage d’eux combattre et tenir, tant que par honneur ils pourroient durer. Mais le sire de Vervins se partit, et sa bannière, sans arroi et sans ordonnance, et n’osa demeurer ; car bien savoit messire Jean de Hainaut si airé sur lui qu’il ne l’eût pris à nulle rançon. Si monta au plutôt qu’il put sur fleur de coursier et prit les champs.

Ces nouvelles vinrent à messire Jean de Hainaut que son grand ennemi, qui tant avoit porté de dommage en sa terre de Chimay, étoit parti et s’en alloit vers Vervins. Adonc le sire de Beaumont monta sur un coursier et fit chevaucher sa bannière et vuida Aubenton, en intention de raconsuir son ennemi. Ses gens le suirent qui mieux mieux, et les autres demeurèrent en la ville. Le comte de Hainaut et sa bataille se combattirent âprement et fièrement à ceux qui s’étoient arrêtés devant le moûtier. Là eut dur hutin et fier, et maint homme renversé et mis par terre ; et là furent très bons chevaliers le vidame de Châlons et ses trois fils, et y firent maintes belles appertises d’armes.

Entrementes que cils se combattoient, messire Jean de Hainaut et ses gens chassoient le seigneur de Vervins, auquel il avint si bien qu’il trouva les portes de sa ville toutes ouvertes, et entra dedans à grand’hâte ; et jusques là le poursuit sur son coursier, l’épée en sa main, messire Jean de Hainaut. Quand il vit qu’il étoit échappé et rentré en sa forteresse, si en fut durement courroucé, et retourna arrière vitement, tout le grand chemin d’Aubenton. Si encontrèrent ses gens les gens du seigneur de Vervins qui le suioient à leur pouvoir. Si en occirent et mirent par terre grand’foison et puis retournèrent dedans Aubenton. Si trouvèrent leurs gens qui jà avoient délivré la place de leurs ennemis ; et étoit pris le vidame de Châlons et durement navré, et morts deux de ses fils, ce jour faits chevaliers, et aussi plusieurs autres : ni oncques chevaliers ni écuyers n’en échappa, fors ceux qui se sauvèrent avec le sire de Vervins, qu’ils ne fussent tous morts ou pris, et bien deux cents hommes de la ville ; et fut toute pillée et robée, et tous les grands avoirs et profits qui dedans étoient chargés sur chars et charrettes et envoyés à Chimay. Avec tout ce la ville d’Aubenton fut toute arse ; et se logèrent ce soir les Hainuyers sur la rivière, et lendemain ils chevauchèrent devers Maubert-Fontaines[1].

  1. Bourg à trois lieues d’Aubenton.