Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCXXXVIII

Livre I. — Partie I. [1345]

CHAPITRE CCXXXVIII.


Comment le capitaine de la Réole et ses compagnons se mirent au châtel pour le tenir ; et comment ceux de la ville se rendirent au comte Derby.


Quand messire Aghos des Baux sentit que ceux de la Réole se vouloient rendre, il ne voulut oncques être à leur traité : mais se partit d’eux et se bouta dedans le châtel de la Réole, atout ce qu’il avoit de compagnons ; et y fit mettre et mener, tandis que ces traités se faisoient, grand’quantité de vins et de pourvéances de la ville ; et puis s’enclorrent dedans, et dirent qu’ils ne se rendroient mie ainsi. Or vinrent les dessus dits chevaliers au comte Derby, et lui contèrent comment les bourgeois de la Réole se vouloient rendre, saufs leurs corps et leurs biens. Le comte demanda si le capitaine de laiens avoit été à ce traité. Ils répondirent que nenni, fors tant seulement que les hommes de la ville. « Or allez voir, dit le comte aux chevaliers, pourquoi il n’y est, et comment il se veut maintenir. » Ils dirent : « Sire, volontiers. » Lors retournèrent arrière jusques aux barrières, et demandèrent à ceux de la ville : « Votre capitaine où est-il ? Ne veut-il point être de ce traité ! » Ils répondirent : « Nous ne parlons que de nous-mêmes ; il fasse à sa volonté : il s’est jà bouté au châtel, et montre qu’il le voudra tenir, quoique nous devenons Anglois. »

Adonc retournèrent les chevaliers devers le comte Derby, et lui relatèrent la besogne ainsi qu’elle alloit. Quand le comte ouït ce, si n’en fut mie moins pensif ; et quand il eut pensé une pièce, si dit : « Allez, allez, prenez-les à merci ; par la ville prendrons-nous le châtel. » Lors se départirent les dessus dits du dit comte, et vinrent de rechef à ceux de la Réole, et les reçurent à merci, parmi ce qu’ils vinrent sur les champs apporter les clefs de la ville au comte Derby, et lui présentèrent en disant : « Cher sire et honoré, de ce jour en avant nous reconnoissons à être vos féaux subgets, et nous mettons du tout en l’obéissance du roi d’Angleterre. » Ainsi devinrent hommes ceux de la Réole en ce temps par conquêt au roi d’Angleterre. Avec tout ce le comte Derby leur fit jurer sur la tête qu’ils ne conforteroient en rien ceux du châtel de la Réole, mais leur seroient ennemis, et les grèveroient de tout leur pouvoir. Ils le jurèrent solennellement : par ainsi vinrent-ils à paix, et fit défendre le comte sur la hart, que nul ne fît mal à ceux de la Réole.