Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCXLVIII

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 205-206).
Livre I. — Partie I. [1345]

CHAPITRE CCXLVIII.


Comment ceux de Gand eurent en grand’indignation Jaquemart d’Artevelle, et comment ils le mirent, à mort.


Quand le conseil de Gand fut retourné arrière, en l’absence d’Artevelle, ils firent assembler au marché, grands et petits ; et là démontra le plus sage d’eux tous par avis, sur quel état le parlement avoit été à l’Escluse, et quelle chose le roi d’Angleterre requéroit, par l’aide et information d’Artevelle. Dont commencèrent toutes gens à murmurer sur lui ; et ne leur vint mie bien à plaisir cette requête ; et dirent que, s’il plaisoit à Dieu, ils ne seroient jà sçus ni trouvés en telle déloyauté que de vouloir déshériter leur naturel seigneur, pour hériter un étranger ; et se partirent tous du marché, ainsi comme tous mal contens et en grand’haine sur d’Artevelle. Or regardez comment les choses aviennent : car, si il fût là aussi bien premièrement venu comme il alla à Bruges et à Ypres remontrer et prêcher la querelle du roi d’Angleterre, il leur eût tant dit d’une chose et d’autres, qu’ils se fussent tous accordés à son opinion, ainsi que ceux des dessus dites villes étoient : mais il s’affioit tant en sa puissance et prospérité et grandeur, que il y pensoit bien à retourner assez à temps. Quand il eut fait son tour, il revint à Gand et entra en la ville, ainsi comme à heure de midi. Ceux de la ville qui bien savoient sa revenue, étoient assemblés sur la rue par où il devoit chevaucher en son hôtel. Sitôt qu’ils le virent, ils commencèrent à murmurer et à bouter trois têtes en un chaperon, et dirent : « Voici celui qui est trop grand maître et qui veut ordonner de la comté de Flandre à sa volonté ; ce ne fait mie à souffrir. » Encore, avec tout ce, on avoit semé paroles parmi la ville que le grand trésor de Flandre, que Jaquemart d’Artevelle avoit assemblé, par l’espace de neuf ans et plus qu’il avoit eu le gouvernement de Flandre, car des rentes du comté il n’allouoit nulles, mais les mettoit et avoit mises toudis arrière en dépôt, et tenoit son état et avoit tenu le terme dessus dit sus l’amende des forfaitures de Flandre tant seulement, que ce grand trésor, où il avoit deniers sans nombre, il avoit envoyé secrètement en Angleterre. Ce fut une chose qui moult engrigny et enflamma ceux de Gand.

Ainsi que Jacques d’Artevelle chevauchoit par la rue, il se aperçut tantôt qu’il y avoit aucune chose de nouvel contre lui ; car ceux qui se souloient incliner et ôter leurs chaperons contre lui, lui tournoient l’épaule, et rentroient en leurs maisons. Si se commença à douter ; et sitôt qu’il fut descendu en son hôtel, il fit fermer et barrer portes et huis et fenêtres. À peine eurent ses varlets ce fait, quand la rue où il demeuroit fut toute couverte, devant et derrière, de gens, espécialement de menues gens de métier.

Là fut son hôtel environné et assailli devant et derrière, et rompu par force. Bien est voir que ceux de dedans se défendirent moult longuement et en atterrèrent et blessèrent plusieurs ; mais finablement ils ne purent durer ; car ils étoient assaillis si roide que presque les trois parts de la ville étoient à cet assaut. Quand Jacques d’Artevelle vit l’effort, et comment il étoit appressé, il vint à une fenêtre sur la rue, et se commença à humilier et dire, par trop beau langage et à nu chef : « Bonne gens, que vous faut ? Qui vous meut ? Pourquoi êtes-vous si troublés sur moi ? En quelle manière vous puis-je avoir courroucé ? Dites-le-moi, et je l’amenderai pleinement à votre volonté. » Donc répondirent-ils, à une voix, ceux qui ouï l’avoient : « Nous voulons avoir compte du grand trésor de Flandre que vous avez dévoyé sans titre de raison. » Donc répondit Artevelle moult doucement : « Certes, seigneurs, au trésor de Flandre ne pris-je oncques denier. Or vous retraiez bellement en vos maisons, je vous en prie, et revenez demain au matin ; et je serai si pourvu de vous faire et rendre bon compte que par raison il vous devra suffire. » Donc répondirent-ils, d’une voix : « Nennin, nennin, nous le voulons tantôt avoir ; vous ne nous échapperez mie ainsi : nous savons de vérité que vous l’avez vidé de pièça, et envoyé en Angleterre, sans notre sçu, pour la quelle cause il vous faut mourir. » Quand Artevelle ouït ce mot, il joignit ses mains et commença à pleurer moult tendrement, et dit : « Seigneurs, tel que je suis vous m’avez fait ; et me jurâtes jadis que contre tous hommes vous me défendriez et garderiez ; et maintenant vous me voulez occire et sans raison. Faire le pouvez, si vous voulez, car je ne suis que un seul homme contre vous tous, à point de défense. Avisez pour Dieu, et retournez au temps passé. Si considérez les grâces et les grands courtoisies que jadis vous ai faites. Vous me voulez rendre petit guerredon des grands biens que au temps passé je vous ai faits. Ne savez-vous comment toute marchandise étoit périe en ce pays ? Je la vous recouvrai. En après, je vous ai gouvernés en si grand’paix, que vous avez eu, du temps de mon gouvernement, toutes choses à volonté, blés, laines, avoir, et toutes marchandises, dont vous êtes recouvrés et en bon point. » Adonc commencèrent eux à crier tous à une voix : « Descendez, et ne nous sermonnez plus de si haut ; car nous voulons avoir compte et raison tantôt du grand trésor de Flandre que vous avez gouverné trop longuement, sans rendre compte ; ce qu’il n’appartient mie à nul officier qu’il reçoive les biens d’un seigneur et d’un pays, sans rendre compte. » Quand Artevelle vit que point ne se refrederoient ni refrèneroient, il recloui la fenêtre, et s’avisa qu’il videroit par derrière, et s’en iroit en une église qui joignoit près de son hôtel. Mais son hôtel étoit jà rompu et effondré par derrière, et y avoit plus de quatre cents personnes qui tous tiroient à l’avoir. Finablement il fut pris entre eux et là occis sans merci, et lui donna le coup de la mort un tellier qui s’appelloit Thomas Denis[1]. Ainsi fina Artevelle, qui en son temps fut si grand maître en Flandre : povres gens l’amontèrent premièrement, et méchans gens le tuèrent en la parfin.

Ces nouvelles s’épandirent tantôt en plusieurs lieux. Si fut plaint d’aucuns, et plusieurs en furent bien lies. Adonc se tenoit le comte Louis à Tenremonde : si fut moult joyeux quand il ouït dire que Jacques d’Artevelle étoit occis ; car il lui avoit été trop contraire en toutes ses besognes. Nonobstant ce, ne s’osa-t-il encore affier sur ceux de Flandre, pour revenir en la ville de Gand.

  1. L’auteur anonyme de la Chron. de Flandre le nomme Gérard Denis, et le qualifie doyen des tisserands : son récit diffère aussi en quelques points de celui de Froissart. Suivant lui, Jacques d’Artevelle, qui savait que Gérard Denis et quelques autres bourgeois puissans étaient contraires à ses projets, engagea Édouard à lui prêter cinq cents soldats pour en faciliter l’exécution. Il embusqua ces soldats auprès de Gand où il devait les introduire dans la nuit pour s’en rendre maître et faire main basse sur ses ennemis : il rassembla de plus dans sa maison environ cent quarante de ses amis disposés à le servir aveuglément. Mais Gérard Denis ayant été informé de ce qui se préparait, fit armer les bourgeois et courut assiéger Artevelle, qui fut tué, ainsi que tous ceux qui prirent sa défense.