Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCCXXVII

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 277-279).
Livre I. — Partie I. [1350]

CHAPITRE CCCXXVII.


Comment le roi d’Angleterre et le prince son fils vinrent à Calais sous la bannière messire Gautier de Mauny et comment ils se combattirent durement contre messire Geffroy de Chargny.


Quand le roi sçut ces nouvelles et la certaineté du jour qui arrêté y étoit, si manda messire Gautier de Mauny, en qui il avoit grand’fiance, et plusieurs autres chevaliers et écuyers pour mieux fournir son fait. Quand messire Gautier fut venu, il lui contai pourquoi il l’avoit mandé et qu’il le vouloit mener à Calais.

Si se partit le roi d’Angleterre, à trois cents hommes d’armes et six cents archers, de la cité de Londres, et s’en vint à Douvres, et emmena son fils le jeune prince avec lui. Si montèrent le dit roi et ses gens au port de Douvres, et vinrent sur une avesprée à Calais, et s’y embuchèrent si coiement que nul n’en sçut rien pourquoi ils étoient venus là. Si se boutèrent les gens du roi dedans le châtel, en tours et en chambres, et le roi même ; et ordonna ainsi et dit à messire Gautier de Mauny : « Messire Gautier, je veux que vous soyez de cette besogne chef ; car moi et mon fils nous combattrons dessous votre bannière. » Messire Gautier répondit : « Monseigneur, Dieu y ait part ! si me ferez haute honneur. »

Or vous dirai de messire Geffroy de Chargny, qui ne mit mie en oubli l’heure qu’il devoit être à Calais, mais fit son amas de gens d’armes et d’arbalétriers en la ville de Saint-Omer, et puis se partit le soir et chevaucha avec sa route, et fit tant que après minuit[1] il vint assez près de Calais. Si attendirent là l’un l’autre, et envoya le dit messire Geffroy jusqu’au châtel de Calais deux de ses écuyers, pour aller au châtelain, et savoir s’il étoit heure et si ils se trairoient avant. Les écuyers tout secrètement chevauchèrent outre, et vinrent jusques au château, et trouvèrent Aimery qui les attendoit ; et parla à eux, et leur demanda où messire Geffroy étoit. Ils répondirent qu’il n’étoit pas loin, mais il les avoit envoyés pour savoir s’il étoit heure. Messire le Lombard dit : « Oil, allez devers lui, et si le faites traire avant ; je lui tiendrai son convent, mais qu’il me tienne le mien. » Les écuyers retournèrent et dirent tout ce qu’ils avoient vu et ouï. Adonc se traist avant messire Geffroy, et par ordonnance fit passer toutes gens d’armes et arbalétriers aussi, dont il y avoit grand’foison ; et passèrent tout outre la rivière et le pont de Nieulay, et approchèrent Calais. Et envoya devant le dit messire Geffroy douze de ses chevaliers et cent armures de fer pour prendre la saisine du châtel de Calais ; car bien lui sembloit que, si il avoit le châtel il seroit sire de la ville, parmi ce qu’il étoit assez fort de gens, et encore sur un jour il en auroit assez, si il étoit besoin. Et fit délivrer à messire Oudard de Renty[2], qui étoit de cette chevauchée, vingt mille écus pour payer Aimery, et demeura tout quoi avec ses gens le dit messire Geffroy, sa bannière devant lui, sur les champs, au dehors de la ville et du châtel ; et étoit son entente que par la porte la ville il entreroit en Calais, autrement n’y vouloit-il entrer.

Aimery de Pavie, qui étoit tout sage de son fait, avoit avalé le pont du châtel de la porte des champs : si mit dedans tout paisiblement tous ceux qui entrer y vouldrent. Quand ils furent à mont au châtel, ils cuidèrent que ce dût être tout leur. Adonc demanda Aimery à messire Oudard de Renty où les florins étoient. On les lui délivra tous prêts en un sac, et lui fut dit : « Ils y sont tous bien comptés, tenez, comptez-les si vous voulez. » Aimery répondit : « Je n’ai mie tant de loisir, car il sera tantôt jour. » Si prit le sac aux florins et dit, en jetant en une chambre : « Je crois bien qu’ils y soient. » Et puis recloy l’huis de la dite chambre, et dit à messire Oudard : « Attendez-moi ci et tous vos compagnons, je vous vais ouvrir celle maître tour, par quoi vous serez plus assurs et seigneurs de céans. » Si se tira celle part et tira le verrouil outre ; et tantôt fut la porte de la tour ouverte. En celle tour étoient le roi d’Angleterre et son fils, et messire Gautier de Mauny, et bien deux cents combattans qui tantôt saillirent hors les épées et les haches en leurs mains, en écriant : « Mauny, Mauny, à la rescousse ! » et en disant : « Cuident donc ces François avoir reconquis à si peu de fait le châtel et la ville de Calais ? »

Quand les François virent sur eux ces Anglois si soudainement, si furent tous ébahis, et virent bien que défense n’y valoit rien ; si se rendirent prisonniers et à peu de fait : de ces premiers n’y eut gaires de blessés. Si les fit-on entrer en celle tour dont les Anglois étoient partis, et là furent enfermés : de ceux-là furent les Anglois tous assurés. Quand ils eurent ainsi fait, ils se mirent en ordonnance, et partirent du châtel, et se recueillirent en la place devant le châtel ; et quand ils furent tous ensemble, ils montèrent sur leurs chevaux, car bien savoient que les François avoient les leurs, et firent leurs archers tous devant eux, et se trairent en cel arroy devers la porte de Boulogne. Là étoit messire Geffroy de Chargny, sa bannière devant lui, de gueules à trois écussons d’argent, et avoit grand désir d’entrer premier en la ville ; et de ce que on ouvroit la porte si longuement, il en avoit grand’merveille, car il voulsist bien avoir plutôt fait ; et disoit aux chevaliers qui étoient de-lez lui : « Que ce Lombard la fait longue[3] ! il nous fait ci mourir de froid. » — « En nom Dieu, messire Pepin de Were, Lombards sont malicieuses gens : il regarde vos florins s’il en y a nuls faux, et espoir aussi s’ils y sont tous. »

Ainsi bourdoient et jangloient là les chevaliers l’un à l’autre. Mais ils ouïrent tantôt autres nouvelles, car evvous le roi dessous la bannière messire Gautier de Mauny, et son fils de-lez lui, et aussi autres bannières, du comte de Stanfort, du comte d’Askesuffort, de messire Jean de Montagu frère au comte de Salebrin, du seigneur de Beauchamp, du seigneur de Bercler, du seigneur de la Ware. Tous cils étoient barons et à bannières, et plus n’en y eut à celle journée. Si fut tantôt la grand’porte ouverte, et issirent les dessus dits tous hors. Quand les François les virent issir, et ils ouïrent écrier : « Mauny, Mauny, à la rescousse ! » ils virent bien qu’ils étoient trahis. Là dit messire Geffroy de Chargny une haute parole à messire Eustache de Ribeumont et à messire Jean de Landas, qui n’étoient mie trop loin de lui : « Seigneurs, le fuir ne nous vaut rien, et si nous fuyons, nous sommes perdus davantage ; mieux vaut que nous nous défendions de bonne volonté contre ceux qui viennent, que, en fuyant comme lâches et recrus, nous soyons pris et déconfits : espoir sera la journée pour nous. » — « Par Saint Denis, répondirent les chevaliers, sire, vous dites voire ; et mal ait qui fuira. »

Lors se recueillirent tous ses compagnons et se mirent à pied, et chassèrent leurs chevaux en voie, car ils les sentoient trop foulés. Quand le roi d’Angleterre les vit ainsi faire, si fit arrêter tantôt la bannière dessous qui il étoit, et dit : « Je me voudrai cy adresser et combattre : on fasse la plus grand’partie de nos gens traire avant vers la rivière et le pont de Nieulay ; car j’ai entendu qu’il y en a là grand’foison à pied et à cheval. »

Tout ainsi que le roi l’ordonna, il fut fait. Si se départirent de sa route jusques à six bannières et trois cents archers, et s’en vinrent vers le pont de Nieulay que messire Moreau de Fiennes et le sire de Creseques gardoient. Et étoient les arbalétriers de Saint-Omer et d’Aires entre Calais et ce pont, lesquels eurent en ce premier rencontre dur hutin. Et en y eut, que occis sur la place que noyés, plus de six vingt, car ils furent tantôt déconfits et chassés jusques à la rivière, car il étoit encore moult matin, mais tantôt fut jour. Si tinrent ce pont les chevaliers de Picardie, le sire de Fiennes et les autres un grand temps ; et là eut fait maintes grands appertises d’armes de l’un lez et de l’autre. Mais le dit messire Moreau de Fiennes, le sire de Creseques, et les autres chevaliers qui là étoient, virent bien que en la fin ils ne le pourroient tenir, car les Anglois croissoient toujours, qui issoient hors de Calais, et leurs gens amenrissoient Si montèrent sur leurs coursiers, ceux qui les avoient, et montrèrent les talons ; et les Anglois après en chasse.

Là eut en celle journée grand enchas et dur, et maint homme renversé ; et toutes fois les hien montés le gagnèrent. Et se sauvèrent le sire de Fiennes, le sire de Creseques, le sire de Sempy, le sire de Longvillier, le sire de Mannier ; et en y eut aussi moult de pris par leur outrage, qui se fussent bien sauvés si ils eussent voulu. Mais quand il fut haut jour et ils purent connoître l’un l’autre, aucuns chevaliers et écuyers se recueillirent ensemble et se combattirent moult vaillamment aux Anglois, et tant qu’il y eut des François qui prirent de bons prisonniers, dont ils eurent honneur et profit.

  1. Le 1er janvier 1350.
  2. Oudart de Renty était, sans doute, rentré en grâce auprès du roi ; car on a vu précédemment qu’il avait été banni du royaume et qu’il avait embrassé le parti des Flamands alliés du roi d’Angleterre.
  3. Que ce Lombard tarde long-temps !