Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCCXXII

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 272-273).
Livre I. — Partie I. [1347]

CHAPITRE CCCXXII.


Comment le sire de Mauny et les deux maréchaux d’Angleterre, du commandement du roi, allèrent prendre la saisine de Calais et mirent les chevaliers, qui dedans étoient, en prison, et firent partir toutes autres gens.


Ainsi fut la forte ville de Calais assiégée par le roi Édouard d’Angleterre, l’an de grâce mil trois cent quarante-six, environ la Saint-Jean décolace, au mois d’août[1], et fut conquise en ce mois l’an mil trois cent quarante-sept. Quand le roi d’Angleterre eut fait sa volonté des six bourgeois de Calais, et il les eut donnés à la roine sa femme, il appela messire Gautier de Mauny et ses deux maréchaux, le comte de Warvich et le baron de Stanfort, et leur dit : « Seigneurs, prenez ces clefs de la ville et du châtel de Calais, si en allez prendre la saisine et la possession ; et prenez les chevaliers qui laiens sont et les mettez en prison, ou leur faites jurer et fiancer prison : ils sont gentils hommes, je les recrerai bien sur leur foi ; et tous autres soudoyers, qui sont là venus pour gagner leur argent, faites-les partir simplement, et tout le demeurant de la ville, hommes et femmes et enfans ; car je vueil la ville repeupler de purs Anglois. »

Tout ainsi fut fait que le roi le commanda. Les deux maréchaux d’Angleterre et le sire de Mauny, à cent hommes tant seulement, s’en vinrent prendre la saisine de Calais, et firent aller ès portes tenir prison messire Jean de Vienne, messire Jean de Surie, messire Baudouin de Bellebourne et les autres. Et firent les maréchaux d’Angleterre apporter aux soudoyers toutes leurs armures et jeter en un mont en la halle ; et puis firent toutes manières de gens, petits et grands, partir ; et ne retinrent que trois hommes : un prêtre et deux autres anciens hommes[2], bons coutumiers des lois et ordonnances de Calais ; et fut pour enseigner les héritages. Quand ils eurent tout ce fait, et le châtel ordonné pour loger le roi et la roine, et tous les autres hôtels furent vidés et appareillés pour recevoir les gens du roi, on le signifia au roi. Adonc monta-t-il à cheval, et fit monter la roine et les barons et chevaliers, et chevauchèrent à grand’gloire devers Calais ; et entrèrent en la ville à si grand’foison de menestrandies, de trompes, de tambours, de nacaires, de chalemies et de muses, que ce seroit merveilles à recorder ; et chevauchèrent ainsi jusques au châtel, et le trouvèrent bien paré et bien ordonné pour lui recevoir et le dîner tout prêt. Si donna le roi, ce premier jour qu’il entra en Calais, à dîner dedans le châtel aux comtes, aux barons et aux chevaliers qui là étoient, et qui la mer avoient passé avec elle ; et y furent en grand soulas, ce peut-on bien croire. Ainsi se porta l’ordonnance de Calais, et se tint le roi au châtel et en la ville tant que la roine fut relevée d’une fille, qui eut nom Marguerite[3]. Et donna à aucuns de ses chevaliers, ce terme pendant, beaux hôtels en la ville de Calais, au seigneur de Mauny, au baron de Staffort, au seigneur de Cobehen, à messire Barthélemi de Bruhes, et ainsi à tous les autres, pour mieux repeupler la ville. Et étoit son intention, lui retourné en Angleterre, qu’il envoiroit là trente-six riches bourgeois, riches hommes et notables de Londres, et feroit tant que la dite ville seroit toute repeuplée de purs Anglois, laquelle intention il accomplit. Si fut la neuve ville, et la bastide qui devant étoit faite pour tenir le siége, toute défaite, et le châtel qui étoit sur le hâvre, abattu, et le gros merrien amené à Calais. Si ordonna le roi gens pour entendre aux portes, aux murs, aux tours et aux barrières de la ville ; et tout ce qui étoit rompu et brisé, on le fit appareiller. Si ne fut mie sitôt fait ; et furent envoyés en Angleterre, avant le département du roi, messire Jean de Vienne et ses compagnons ; et furent environ demi an à Londres, et puis mis à rançon.

  1. Cette date n’est pas tout-à-fait exacte : la fête de la décolation de saint Jean tombe au 29 août, et le roi d’Angleterre n’arriva devant Calais que le 3 septembre, ainsi que nous l’avons observé précédemment. Quant à la reddition de cette place, les historiens la fixent presque unanimement au 3 août 1347 ; et on ne peut guère la reculer plus loin, car on en était informé en Angleterre dès le 12 du même mois, date de la publication des lettres par lesquelles Édouard invitait les Anglais à venir repeupler sa conquête.
  2. M. de Brequigny trouve Froissart exagéré. « Il ne faut pas s’imaginer, dit-il, que tout ancien possesseur fut chassé, que tout Français fut exclu ; j’ai vu au contraire quantité de noms français parmi les noms des personnes à qui Édouard accorda des maisons dans sa nouvelle conquête. Mais je ne m’attendais pas à trouver, au nombre de ceux qui avaient accepté les bienfaits du nouveau souverain, le fameux Eustache de Saint-Pierre. Par des lettres du 8 octobre 1347, deux mois après la reddition de Calais, Édouard donna à Eustache une pension considérable, en attendant qu’il ait pourvu plus amplement à sa fortune. Les motifs de cette grâce sont les services qu’il devait rendre, soit en maintenant le bon ordre dans Calais, soit en veillant à la garde de cette place. D’autres lettres du même jour, fondées sur les mêmes motifs, lui accordent, et à ses hoirs, la plupart des maisons et emplacemens qu’il avait possédés dans cette ville, et en ajoutent encore quelques autres. »

    M. de Brequigny paraît avoir désiré que le bon, modeste et courageux Eustache de Saint-Pierre eût été un véritable héros de théâtre. Sa grandeur est plus vraie dans Froissart, et l’honneur que lui rend ensuite Édouard ne peut que relever sa gloire. Il faut voir les temps.

  3. Marguerite de Calais épousa lord John Hastings, comte de Pembroke ; mais elle mourut avant son mari sans laisser d’enfans.