Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCCVI

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 253-254).
Livre I. — Partie I. [1346]

CHAPITRE CCCVI.


Comment les Escots et les Anglois se combattirent moult durement et comment finalement les Escots furent déconfits et y fut le roi d’Escosse pris par un écuyer.


La roine d’Angleterre, qui désiroit à défendre son pays et garder de tous encombriers, pour mieux montrer que la besogne étoit sienne, s’en vint jusques en la bonne ville de Neuf-Chàtel sur Tyne ; et là se logea et attendit toutes ses gens. Avec la bonne dame vinrent en la dite ville l’arcbevêque d’Iorch, l’archevêque de Cantorbie, l’évêque de Durem et l’évêque de Lincole ; et aussi le sire de Percy, le sire de Ros, le sire de Moutbray et le sire de Neufville ; et se logèrent ces quatre prélats et ces barons dedans la ville, et la plus grand’partie de leurs gens. Et toudis leur venoient gens des marches du north et du pays de Northonbrelande et de Galles, qui marchissent assez près de là ; car chacun, à qui signifié étoit, se pénoit de venir contre les Escots, tant pour l’amour de la bonne roine leur dame qui les prioit si doucement, comme pour garder leur pays à pouvoir de tout vilain destourbier.

Le roi d’Escosse et ses gens, qui efforcément étoient en Angleterre entrés, entendirent de vérité que les Anglois s’assembloient en la ville de Neuf-Châtel pour venir contre eux : si en furent grandement réjouis ; et se trairent tous de celle part, et envoyèrent leurs coureurs courir devant la ville ; et ardirent ceux qui envoyés y étoient aucuns hamelets, à leur retour, qui là étoient, tant que les flamèches et les fumières en avolèrent jusques en la ville de Neuf-Châtel, et que les Anglois se retenoient à grand malaise et vouloient issir hors soudainement sur ceux qui tels outrages faisoient : mais leurs souverains ne les laissèrent.

Lendemain le roi d’Escosse et tout son ost, où bien avoit quarante mille hommes, uns et autres, s’en vinrent loger à trois petites lieues anglesches de Neuf-Châtel, sur la rivière de Tyne, en la terre du seigneur de Neufville ; et mandèrent, ainsi comme par présomption grand’, à ceux qui dedans le châtel étoient, que si ils vouloient issir hors, que ils les attendroient et les combattroient volontiers. Les prélats et les barons d’Angleterre furent avisés de répondre, et dirent que oil, et que ils aventureroient leurs vies avec l’héritage de leur seigneur le roi d’Angleterre. Si se trairent tous sur les champs, et se trouvèrent environ douze cents hommes d’armes, trois mille archers et cinq mille autres hommes parmi les Gallois. Les Escots qui bien savoient leur puissance, les prisoient moult petit, et disoient que si ils avoient quatre tels tant de gens, si seroient-ils combattus ; et se rangèrent un jour sur les champs devant eux et se mirent en ordonnance de bataille, et les Anglois aussi d’autre part. Quand la bonne dame la roine d’Angleterre entendit que ses gens se devoient combattre et que l’affaire étoit si approchée que les Escots tous ordonnés étoient sur les champs devant, elle se partit de la ville de Neuf-Châtel et s’en vint là où ses gens se tenoient, qui se rangeoient et ordonnoient pour mettre en arroy de bataille. Si fut là tant la dite roine que ses gens furent tous ordonnés et mis en quatre batailles. La première gouvernoient l’évêque de Durem et le sire de Percy ; la seconde l’archevêque d’Iorch et le sire de Neufville, la tierce l’évêque de Lincole et le sire de Moutbray ; la quatrième messire Édouard de Bailleul, gouverneur de Bervich et l’archevêque de Cantorbie. Si y eut en chacune des dites batailles sa droite portion de gens d’armes et d’archers, selon leur aisement. Et là étoit la bonne roine d’Angleterre en my eux[1], qui leur prioit et ammonestoit de bien faire la besogne, et de garder l’honneur de son seigneur le roi et de son royaume d’Angleterre, et que pour Dieu chacun se prît d’être bien combattant ; et par espécial elle recommandoît toute la besogne en la garde des quatre barons qui là étoient et des quatre prélats. Cils, qui nullement pour leur honneur ne se fussent feints, eurent en couvent à la bonne dame qu’ils s’en acquitteroient loyalement selon leur pouvoir, autant ou mieux que si le roi leur sire y fût personnellement. Lors se départit de ses gens la dite roine et s’en retourna arrière au Neuf-Châtel sur Thin, et les recommanda, à son département, en la garde de Dieu et de saint George. Assez tôt après que la bonne dame fut départie, les batailles qui se désiroient à trouver, et par espécial les Escots, s’encontrèrent. Lors commencèrent les archers d’un côté et d’autre à traire : mais le trait des Escots ne dura point grand’foison. Là étoient ces archers d’Angleterre habiles et légers, et qui traioient par art et par avis, et de tel ravine que grand’hideur étoit à regarder. Si vous dis que quand les batailles se furent mises et approchées toutes ensemble, il y eut aussi dure besogne, aussi forte et aussi bien combattue que on avoit vu ni ouï parler de grand temps. Et commença la bataille environ heure de tierce, et dura jusques à haute nonne. Si pouvez bien croire que là endroit il y eut fait maintes grands appertises d’armes, mainte prise et mainte défense, car ces Escots tenoient haches dures et bien tranchantes et en donnoient trop beaux horions. D’autre part les Anglois se tenoient prêts d’eux défendre, pour garder leur pays et pour acquérir la grâce du roi leur seigneur qui pas n’étoit là ; et faisoient tant, à justement considérer, que le plus petit valoit un bon chevalier. Et tant se pénèrent l’un pour l’autre, ainsi que par envie, que en la fin ils déconfirent leurs ennemis ; mais grandement leur coûta de leurs gens. Toutefois ils obtinrent la place ; et demeurèrent morts sur la place le comte de Fii[2], le comte de Boskem[3], le comte Patris[4], le comte de Sutherlant, le comte d’Atsrederne[5], le comte de Marr, messire Jean de Douglas, messire Thomas de Douglas, messire Simon Fresiel et messire Alexandre de Ramesay, qui portoit la bannière du roi, et plusieurs autres barons, chevaliers et écuyers. Et là fut pris le roi qui hardiment se combattit, et durement fut au prendre navré d’un écuyer de Northonbrelande, qui s’appeloit Jean de Copelant, appert homme d’armes et hardi durement. Ce Jean de Copelant, si très tôt qu’il tint le roi d’Escosse, sagement il en ouvra, car il se bouta, au plus tôt qu’il put, hors de la presse, lui vingtième de compagnons qui étoient de sa charge, et chevaucha tant que ce jour il esloigna la place où la besogne avoit été, environ quinze lieues, et vint chez soi en un châtel qui s’appelle Châtel Orgueilleux, et dit bien qu’il ne le rendroit à homme ni à femme, fors à son seigneur le roi d’Angleterre. Encore ce jour furent pris le comte de Moret, le comte de la Marche, messire Guillaume de Douglas, messire Robert de Versi, messire Arcebaut de Douglas, l’évêque d’Abredane et l’évêque de Saint-Andrieu, et plusieurs autres barons, chevaliers et écuyers ; et y en eut de morts, que uns que autres, sur la place environ quinze mille, et les demeurans se sauvèrent au mieux qu’ils purent. Si fut cette bataille au plus près de Neuf-Châtel sur Thin, l’an mil trois cent quarante-six, le mardi prochain après le jour Saint Michel[6].

  1. Lord Hayles (Annales d’Écosse) doute de la présence de la reine à cette bataille, parce qu’elle n’est attestée que par Froissart. Si l’on rejetait tous les faits importans, pour lesquels on n’a que le témoignage de cet historien consciencieux, il resterait peu de faits intéressans dans l’histoire curieuse de ces longs débats. D’ailleurs l’exemple donné par la reine n’était qu’une répétition de celui donné par la belle comtesse de Montfort en Bretagne.
  2. Ce nom parait être une altération de celui de Fife ; mais dans ce cas, Froissart se trompe en mettant le comte de Fife au nombre des morts. Walsingham et Hector Boethius Scotorum Histor. disent qn’il fut fait prisonnier, ainsi que les comtes de Menteith, de Sutherland et de Wigtown. Robert d’Avesbury dit pareillement qu’il fut fait prisonnier.
  3. Buchan.
  4. Si ce comte Patris est le comte Patrik de Dumbar, comme il est très vraisemblable, Froissart a eu tort de le compter parmi les morts : on le trouve dans la liste des prisonniers faits à cette journée. On y trouve pareillement Jean de Douglas et Alexandre de Ramsay.
  5. Ce comte paraît être celui que Robert d’Avesbury, Walsingham et Boethïus, nomment le comte de Stratherne, ou Comes Waltisterniæ. Stratherne est une des provinces méridionales de l’Écosse.
  6. Cette bataille se donna beaucoup plus près de Durham que de Newcastle, dans un lieu appelé Nevill’s Cross, le mardi 17 octobre, veille de Saint-Luc. Robert d’Avesbury et Knyghton lui assignent aussi la même date.