Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Biographie de sire Jean Froissart, écrite par lui-même d’après le texte de ses Chroniques et de ses poésies

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 479-541).

BIOGRAPHIE
DE SIRE JEAN FROISSART,
ÉCRITE PAR LUI-MÊME
D’APRÈS LE TEXTE DE SES CHRONIQUES ET DE SES POÉSIES,
DISTRIBUÉ CHRONOLOGIQUEMENT.

..... Fait en avés mainte hystore,
Dont il sera encor mémore
De vous ens ou temps à venir,
Et férés les gens souvenir
De vos sens et de vos doctrines.

(Dict du florin, Poésies.)

Sa naissance en 1337.


En l’an de grâce 1390 j’avois d’âge cinquante-sept ans. (L. III, chap. lxx, p. 601.)


Ses poésies seules nous fournissent quelques détails sur ses premières années et sur les habitudes de son esprit. J’en extrais ce qui est purement narratif et personnel.



ESPINETTE AMOUREUSE.

En mon jouvent, tous tels estoie
Que trop volontiers m’esbatoie ;
Et tels que fui, encor le sui ;
Mès ce qui fu hier n’est pas hui.
Très que n’avoie que douse ans,
Estoie forment goulousans
De véoir danses et carolles,
D’oïr ménestrels et parolles
Qui s’apertiennent à déduit,
Et de ma nature introduit
Que d’amer par amours tous ceauls
Qui ament et chiens et oiseauls.
Et quant on me mist à l’escole
Où les ignorans on escole,
Il y avoit des pucellettes
Qui de mon temps èrent jonettes ;
Et je, qui estoie puceaus,
Je les servoie d’espinceaus,
Ou d’une pomme, ou d’une poire,
Ou d’un seul anelet de voire ;
Et me sambloit, à voir enquerre
Grant proëce à leur grasce acquerre ;
Et aussi es-ce vraiement ;
Je ne le di pas aultrement.
Et lors devisoie à par mi :
Quand revendra le temps por mi
Que par amours porai amer.
On ne m’en doit mies blasmer
S’à ce ert ma nature encline,
Car en pluisours lieus on decline
Que toute joie et toute honnours
Viennent et d’armes et d’amours.
Ensi passoie mon jouvent ;
Mès je vous ai bien en convent
Que pas ne le passai com nices ;
Mès d’amer par amours tous riches ;
Car tant fort m’en plaisoit la vie
Qu’aillours n’ert m’entente ravie,
Ne ma plaisance, ne mon corps.
Encor m’en fait bien li recors,
Et fera, tant com je vivrai ;
Car par ce penser mon vivre ai
Garni d’une doulce peuture ;
Et s’est tele ma nouriture
De grant temps ; fuisse jà pouris
S’en ce n’euisse esté nouris.
Mès le recort et la plaisance,
Le parler et la souvenance
Que plusieurs fois y ai éu
M’ont de trop grand bien pourvéu.
Nous n’avons qu’un petit à vivre,

Pourtant fait bon eslire un vivre
Entroes, com est dou prendre en point
Qu’on ne faille à sa santé point,
Pour amer par amours, l’entens.
Mieuls ne poet employer le tems
Homs, ce m’est vis, qu’au bien amer ;
Car qui voelt son coer entamer
En bon mours et en nobles teches,
En tous membres de getilleces,
Amours est la droite racine ;
Et coers loyaus qui l’enracine
En soi, et point ne s’outre-cuide,
N’i poet avoir l’entente vuide
Qu’il ne soit gais et amoureus,
Et aux biens faire vertueus.
Car qui n’aimme, ou qui n’a amé,
Quoi qu’on ait l’homme en ce blasmé,
Jà n’aura vraie cognoissance,
Ne en bonnes vertus puissance.
Mès les aucuns ensi opposent
Qu’il sont amé, puis qu’amer osent.
Nennil, Amours de celle part
Ne prendera jà au coer part
Qui le voelt par cuidier avoir ;
Oultre-cuidance est non savoir,
Et pour ce ne s’i doit nuls mettre
Qui d’amer se voelt entremettre.
Dont ensi, pour mieuls confremer
Le fait dont vous voeil enfourmer,
J’ai dit qu’amours est sens et vie,
Qui s’i gouverne sans envie.
Ensi le croi, pour ce le pris
Tant à valoir, honneur et pris,
Que, d’exposer tout son afaire,
J’auroie grandement à faire.
Non-pour-quant dedens ce dittier
Mon fait tout plain et tout entier,
Qui sus l’estât d’amours se trette,
La vérité en ert retrette,
Et tout pour l’amour de ma dame,
Que Diex gart et de corps et d’ame !
Amours et elle m’ont apris
Bien voie de monter en pris ;
Et se je n’ai pas retenu
Tout le bien dont il m’ont tenu,
À moi le blasme et non à euls ;
Car grasces en doi rendre à ceuls
Dont proufis me vient et honnours,
C’est à ma dame et à Amours.
Moult convegnable en est l’usance ;
Or ai-je un petit d’escusance
De ce que lors trop jones ère
Et de trop ignorans manière.
Et moult me trouva foible et tendre.
Amours, quant si hault me fist tendre
Comme en amer ; mes l’amour moie,
De quoi lors par amours amoie,
Tant qu’en enfance, pour ce fait,
Ne me portoit gaires d’effait.
Espoir, s’il m’euist plus viel pris,
J’euisse été trop mieuls apris,
Et cogneuisse mieuls son nom
Que je ne face, et espoir non ;
Car on dit : Qui voelt la saucelle
Ployer aise, il le prend vregelle.
Aussi Amours me prist ou ploi
De mon droit jouvent, pour ce ploi,
Tout ensi qu’il me voelt ployer,
Car mieuls ne me voeil employer.
Mès quel éage, au dire voir,
Cuidiés vous que pevisse avoir
Dès lors qu’Amours, par ses pointures,
M’enseigna ses douces ointures ?
Jones estoie d’ans assés.
Jamès je ne fuisse lassés
À juer aux jus des enfans
Tels qu’ils prendent dessous douse ans.
....................
Quant un peu fui plus assagis,
Estre me convint plus sougis
Car on me fist latin aprendre ;
Et se je varioie au rendre
Mes liçons, j’estoie batus.
Siques, quant je fui embatus
En cognissance et en cremeur,
Si se changièrent moult mi meur.
Non-pour-quant ensus de mon mestre
Je ne pooie à repos estre,
Car aux enfans me combatoie ;
J’ère batus et je batoie.
Lors estoie si desréés
Que souvent mes draps deschirés
Je m’en retournoie en maison.
Là estoie mis a raison
Et batus souvent ; mès sans doubte
On y perdoit sa painne toute,
Car pour ce jà mains n’en féisse.
Mès que mes compagnons véisse
Passer par devant moi la voie,
Escusance tos je l’avoie
Pour aller ent esbatre o euls.
Trop en vis me trouvoie seuls ;
Et qui me vosist retenir
Se ne me pevist-on tenir ;
Car lors estoit tels mes voloirs
Que plaisance m’estoit pooirs.
Mès il m’est avenu souvent,
Ce vous ai-je bien en convent,

Selonc ce qu’encor il me samble,
Que voloirs et pooirs ensemble,
Quoique di que tant me valoient,
À mon pourpos souvent falloient.
Mès je passoie à si grant joie
Celi temps, se Diex me resjoie !
Que tout me venoit à plaisir,
Et le parler, et le taisir,
Li alers, et li estre quois ;
J’avoie le temps à mon quois.
D’un chapelet de violettes,
Pour donner à ces basselettes,
Faisoie à ce dont plus grand compte
Que maintenant dou don d’un conte
Qui me vaudroit vint mars d’argent.
J’avoie le coer lie et gent,
Et mon esperit si legier
Que ne le poroie eslegier.
En ceste douce noureture
Me nouri amours et nature ;
Nature me donnoit croissance,
Et amours, par sa grant puissance,
Me faisoit à tous déduis tendre.
Jà, eusse le corps foible et tendre,
Se voloit mon coer partout estre.
Et especialment cil estre
Où a foison de violiers,
De roses et de pyoniers,
Me plaisoïent plus en regart
Que nulle riens, se Diex me gart !
Et quant le temps venoit divers
Qui nous est appellés yvers,
Qu’il faisoit let et plouvieus,
Par quoi je ne fusse anvieus,
À mon quois, pour esbas eslire,
Ne vosisse que romans lire.
Especialment les trettiers
D’amours lisoïe volontiers ;
Car je concevoie en lisant
Toute chose qui m’iert plaisant.
Et ce, en mon commencement,
Me donna grant avancement
De moi ens ès biens d’amours traire ;
Car plaisance avoie au retraire
Les fais d’amour, et à l’oïr.
Jà n’en puissè-je joïr.
Mès plaisance née en jouvent
Encline à ce le coer souvent ;
Et li donne la vraie fourme
Sur laquelle son vivant fourme.
En tele fourme me fourma
Amours, et si bien m’enfourma
Qu’il m’est tourné à grant vaillance,
Sans vantise, de ma plaisance ;
Car j’ai par ce tel chose empris
Que ne poroie mettre en pris,
Car tant vault la valour qu’ai prise,
Et le tienc de si noble emprise
Que ne le poroie esprisier,
Tant le scevisse hault prisier.
Droitement, ens ou temps de joie,
Que tous coers par droit se resjoie
Qui espoire ou pense à joïr
Dou bien qui le fait resjoïr,
Car lors joliveté commence ;
Dont, n’es-ce pas raison qu’on mence
D’une merveille, s’elle avient.
Et pour ce que il me souvient
D’une aventure qui m’avint.
Quant ma jonece son cours tint,
Oncques puis dou coer ne m’issi ;
Pour ce, compte en voeil faire yci.
Ce fu ou joli mois de may ;
Je n’oc doubtance ne esmai
Quant j’entrai en un gardinet.
Il estoit assès matinet,
Un peu après l’aube crevant.
Nulle riens ne m’aloit grevant,
Mès toute chose me plaisoit,
Pour le joli temps qu’il faisoit
Et estoit apparant dou faire.
Cil oizellon, en leur afaire,
Chantoïent, si com par estri.
Se liet estaient, n’en estri,
Car oncques mès si matin née
Ne vi si belle matinnée.
Encor estoit tous estelés
Le firmament qui tant est és ;
Mès Lucifer qui la nuit chace
Avoit jà entrepris sa chace
Pour la nuit devant soi chacier ;
Car Aurora ne l’a pas chier,
Ançois le tint en grand debat.
Et encores, pour son esbat,
Chacier faisoit par Zepherus
Les ténèbres de Hesperus.
Et ensi, me voeille aidier Diex !
Se si bel temps vi oncques d’ieuls,
Et se, puis-ce-di ne avant,
Me vint tel pensée au devant
Que là, me vint, ne sçai comment.
Je me tenoie en un moment,
Et pensoie au chant des oiseauls,
En regardant les arbriseaus
Dont il y avoit grant foison,
Et estoïe sous un buisson
Que nous appellons aube-espine,
Qui devant et puis l’aube espine ;
Mès la flour est de tel noblece
Que la pointure petit blece ;

Non-pour-quant un peu me poindi,
Mès m’aventure à bon point di.
Tout ensi que là me séoie
Et que le firmament véoie
Qui estoit plus clair et plus pur
Que ne soit argent ne azur,
En un penser je me ravi.
Ne sçai comment ; mès droit là vis
..................
..................
Mès dalès moi remest Venus,
D’amours la dame et la Déesse ;
Vers moi vint et dist : « Beaus fiulz, es-se
« Belle chose de bien ouvrer ?
« Tu le poras yci prouver,
« Car pour ce que bon t’ai vu,
« Et que tu as si bien scéu
« À Mercurius bel respondre,
« Et sa parole au voir expondre,
« Tu en auras grant guerredon,
« Car je te donne yci un don.
« Vis tant que poes d’or en avant,
« Mès tu auras tout ton vivant
« Coer gai, joli et amoureus ;
« Tenir t’en dois pour ewoureus ;
« De ce te fai-je tout séur ;
« Tu dois bien amer tel éur.
« Pluisour l’auroïent volentiers ;
« Mès je n’en donne pas le tiers,
« Non pas le quart, non pas le quint,
« Jà aient cil corps friche et coint.
« Més quant tu m’as véu en face,
« C’est drois que grant grasce te face ;
« Et il te vault trop mieuls avoir
« Plaisance en coer que grant avoir.
« Avoir se pert, et joïe dure.
« Regarde se je te sui dure.
« Et encores, pour mieulz parfaire
« Ton don, ta grasce et ton afaire,
« Une vertu en ton coer ente :
« Que dame belle, jone et gente
« Obéiras et cremiras ;
« De tout ton coer tu ameras,
« Car amour ne vault nulle rien
« Sans cremour, je le te di bien.
« Et tant t’en plaira l’ordenance
« Et la douce perseverance
« Que de foy, de coer et de sens
« Diras à par toi en ce temps,
« Plus de mille fois la sepmainne,
« Qu’onques tele ne fu Helainne
« Pour qui Paris ot tant de mauls.
« Or, regarde se plenté vauls
« Quand je te donne don si noble.
« Il n’a jusque Constantinoble
« Emperéour, roy, duc ne conte,
« Tant en doie-on faire de conte,
« Qui ne s’en tenist à payés.
« Mès je voeil que tout ce ayés,
« Et que perséverés avant.
« En tout ce que j’ai dit devant. »
.................
Après cette mienne aventure
Si com jones homs s’aventure
Et en pluisours lieus il s’embat
Par compagnie ou par esbat,
Je m’embati en une place.
Au Dieu d’amours mon trettié place
Car ma matère yci s’esprime.
Droitement sur l’eure de prime,
S’esbatoit une damoiselle
Au lire un rommant ; moi vers elle
M’en vinc, et li dis doucement
Par son nom : « Ce rommant, comment
« L’appellés-vous, ma belle et douce ? »
Elle cloï atant la bouche ;
Sa main dessus le livre adoise.
Lors respondi, comme courtoise,
Et me dist : « De Cléomadés
« Est appellés ; il fu bien fés
« Et dittés amoureusement.
« Vous l’orés ; si dirés comment
« Vous plaira dessus vostre avis. »
Je regardai lors son doulc vis,
Sa couleur fresce et ses vers yeulx.
On n’oseroit souhedier mieuls,
Car chevelès avoit plus blons
Qu’uns lins ne soit, tout à point lons ;
Et portoit si très belles mains
Que bien s’en passeroit dou mains
La plus friche dame dou monde.
Vrès Diex ! com lors ert belle et monde,
De gai maintien et de gent corps !
« Belle, dis-je, adont je m’acors
« À ce que je vous oë lire.
« N’est sons d’instrument ne de lire
« Où je prende si grant esbat. »
Et la demoiselle s’embat
En un lieu qui adonnoit rire.
Or ne vous saroi-je pas dire
Le doulc mouvement de sa bouche ;
Il samble qu’elle n’i atouche
Tant rit souef et doucement ;
Et non mies trop longement,
Mès à point, comme le mieuls née
Dou monde et tout la plus sencée,
Et bien garnie de doctrine,
Car elle estoit à point estrine
En regart, en parolle, en fait.
Li sens de li grant bien me fait.

Et quant elle ot lit une espasse ;
Elle me requist, par sa grasce,
Que je vosisse un petit lire.
Ne l’euisse osé contredire,
Ne ne vosisse nullement,
Adont lisi tant seulement
Des foeilles, ne sçai, deus ou trois.
Elle l’entendoit bien entrois
Que je lisoie, Diex li mire !
Adont laissames nous le lire
Et entrames en aultres gengles :
Mès ce furent parolles sengles,
Ensi que jones gens s’esbatent,
Et qu’en vuiseuses il s’embatent
Pour euls deduire et solacier
Et pour le temps aval glacier.
Mès je sçai moult bien qu’à celle heure
Le Dieu d’amours me couru seure,
Et me trest de la droitte fleche
Dont les plus amoureus il bleche ;
Et si conçus la maladie
Par un regard, se Diex m’aye !
Que la belle et bonne me fist.
Cupido adont se fourfist.
À ce que j’ai de sentement ;
Car pas ne test parellement
À ma dame si comme à moi.
Je l’escuse, et escuser doi,
Ensi c’on doit son seignour faire ;
Car sires ne se poet mesfaire
Aucunement vers son servant.
Espoir avoit-il jà devant
Trait sa fleche douce et joieuse
Sus ma dame, et fait amoureuse
D’autrui que de moi. Au voir dire,
Ne amettre ne escondire
Ne l’en vodroïe nullement ;
Mès bien sçai que pareillement
Ne fu com moi la belle trette ;
Pour quelle amour ce dittié trette ;
Je m’en sçai bien à quoi tenir.
Or voeil au pourpos revenir
Dont je parloïe maintenant.
Il est vrai que tout en riant,
Quant ce vint là au congié prendre,
La belle, où riens n’a que reprendre,
Me dist moult amoureusement :
« Revenés-nous, car vraiement
« À vostre lire prene plaisir ;
« Je nen vodroïe defallir. »
— « Belle, dis-je, pour nulle rien. »
Hé mi ! que ce me fist de bien !
Car, quand venus fui à l’ostel,
Je me mis en un penser tel
Qui onques puis ne me falli.
J’oc bien cause qui m’assalli ;
La beauté de la belle et bonne
..................
Poroit-il jamès estre ensi
Que elle me dagnast amer ?
Ne l’en oseroïe parler ;
Car si je l’en parloïe, voir
Tel chose se poroit mouvoir
Que ses escondis averoie
Par quoi mon esbat perderoie,
Et plus n’iroie en sa maison.
Dont bien y a cause et raison
Que j’en vive et soie en cremour.
Mès tant sont sage et bon si mour
Que moult les doi recommender.
En ses fais n’a riens qu’amender.
Destourbier ne dure espérance
Pour moi n’i voi, fors grant plaisance.
Elle se jue à moi et rit.
Jà m’a-elle pryé et dit
Que je me voise esbatre o soi.
En tout ce grant bien je perçoi.
Et s’il y avoit nul contraire,
Que ses yeux me vosist retraire
Et que de moi ne fesist compte,
Si sçai-je bien, quant mon temps compte,
Que se pour s’amour je moroie
Millour fin avoir ne poroie.
En ce penser que je pourpos
Mis lors mon coer et mon pourpos,
Et mi embati si au vif
Qu’encor en cel esbat je vif
Et y morrai, et rendrai ame.
Escrisiés-le ensi sur ma lame.
Pas ne mis, saciés, en oubli
La parolle que j’oc de li
Mès songneusement y alai.
Hé mi ! depuis comparé l’ai.
Non-pour-quant j’ai tout en gré pris
Tout quan qu’amours m’en a apris.
Quant premièrement vinc vers elle,
Ne l’osoïe que nommer belle,
Par Dieu ! pas ne le sournommoie,
Mès par son droit nom le nommoie ;
Car plus belle ne vi ains d’ieux ;
Si ai-je esté en pluiseurs lieus.
Une fois dalés li estoie ;
À je ne sçai quoi m’esbatoie ;
Et elle, par sa courtoisie,
Me dist : « Jones homs, je vous prie
« Qu’un rommanc me prestés pour lire.
« Bien véés, ne vous le fault dire,
« Que je m’i esbas volontiers,
« Car lires est un douls mestiers,
« Quiconques le fait par plaisance.

« Ne sçai aujourd’hui ordenance
« Où j’aïe mieuls entente et coer. »
Je ne li euisse à nul foer
Dit dou non, ce devès bien croire.
Mès li dis, par parolle voire :
« Certes, belle, je le ferai
« Et d’un livre vous pourverai
« Où vous prenderés grans solas. »
Tout en riant me dist : « Hélas !
« Je le vodroïe jà tenir. »
Congié pris sans plus d’abstenir,
Et m’en retournai en maison.
Cupido, qui de son tison
Tout en arse m’avoit féru,
M’a présentement secouru ;
Ce fu d’une pensée douce.
Errant me chéi en la bouche,
Et en la souvenance aussi,
Dont, pour lors, trop bien me chéi
Que dou Baillieu d’amours avoie
Le livre. Tantos li envoie
Au plus bellement que je poc.
Or vous dirai quel pourpos oc.
Avant ce que li envoiai
En un penser je m’avoiai,
Et dis à par moi : « Tu vois bien
« Que celle qui tant a de bien
« N’ose requérir de s’amour,
« Et vifs de ce en grant cremour ;
« Car tant doubte son escondire,
« Que pour ce ne li ose dire.
« Dont ferai-je une chose gente :
« Que j’escrirai toute m’entente
« En une lettre, et le lairai
« Ou livre ou quel je l’enclorai
« Elle le trouvera sans doubte. »
À ce pourpos mis errant doubte
Et dis : « Il poroit moult bien estre
« Qu’en aultres mains venroit la lettre :
« Et je ne vodroie, à nul foer,
« Qu’en adevinast sus mon coer.
« Espoir tels ou tele l’aroit
« Qui trop fort grever m’i poroit.
« Si vault mieuls que je me déporte
« Qu’on m’i vée voïe ne porte.
« Mès ce moult bien faire porai,
« Dont encor nouvelles orai
« Sans péril, et sans prejudisce :
« N’est nuls ne nulle qui mal disce
« D’une chançon, se on le troeve
« En un romant qu’on clot et oevre.
« Met-y donc une chançonnette ;
« S’en voudra mieuls ta besongnette
« Car aultre chose ne requiert
« À présent le cas, ne ne quiert.
« Il te convient dissimuler
« Soit en venir, soit en aler,
« Soit ou en parler ou en taire ;
« D’aultre chose n’as-tu que faire. »
Ensi en moi me debatoie,
Mès noient ne m’i esbatoie,
Car amours et cremour ensamble
Me faisoïent tamaint example,
Pour moi mieuls en avis fourmer
Et pour mon corage enfourmer.
Toutes-fois à ce m’assenti ;
Et bonne amour le consenti,
Que une balade nouvelle,
Que j’avoie plaisans et belle
Fette de nouvel sentement,
Escrisi tout presentement.
Au plaisir d’amour qui me mainne
Fait l’avoie en celle sepmainne.
.................
En une cedule petite
Fu la balade bien escripte,
Et puis en ou rommanc le mis,
Et à celle je le tramis
Qui moult liement le reçut,
Et qui tout, ou de près, le lut.
Quant elle le me renvoia
Grandement m’en remercia.
Je reçus son bon gré tous liés ;
Et si fui moult tost consilliés
De regarder, se ou rommanc
Est la balade que demanc.
Mès tout ensi, ne plus ne mains,
Que je li oc mis à mes mains
Le trouvai, sans avoir eschange.
« Ha ! di-je, veci chose estrange !
« La balade a laissié la belle
« Ou lieu où le mis. Au mains s’elle
« L’euist un petit regardée,
« Moult fust bien la besongne alée.
« Se tenu l’euist, ne poet estre
« Que retourné n’euist la lettre.
« Or il me convient ce souffrir,
« Et mon coer à martire offrir,
« Tant est belle plaisans et douce,
« De corps, de mains, d’yeuls et de bouche,
« Que mieuls m’en vault la pénitence
« Que de nulle aultre l’acointance. »
D’amours ce premerain assai
En très grant pensement passai.
Mès jonece voir me portoit,
Et amours aussi m’enortoit
Que je perseverasse avant.
Souvent me mettoie au devant
De elle ; car quant le véoie
Tout le jour plus liés m’en trouvoie.

Or avint qu’un après-disner
En un gardin alai juer
Où ot esbatemens pluisours
De roses, de lys et de flours,
Et d’aultres esbas mainte chose ;
Et là une vermeille rose
Coeillai sus un moult vert rosier ;
Et puis m’en vinc, sans point noisier,
Tout liement devant l’ostel
De ma dame. J’oc l’éur tel,
Que d’aventure l’i trouvai.
À li vinc, et se li rouvai
Que par amours le vosist prendre.
Elle respondi, sans attendre,
Sus le point dou non recevoir,
Et me dist, par moult grand sçavoir
Et par parlers douls et humains :
« Laissiés-le, elle est en bonnes mains »
Et je li dis : « Prendés-le, dame,
« Car en millours ira, par m’ame ; »
Et elle doucement le prist,
Et en parlant un peu sousrist.
Ce me fist grant joie et grant bien
Quant je vi le bon plaisir sien.
Congié pris et de là parti ;
Mès au départ moult me parti
Grandement de son doulc espart.
Je m’en retournai celle part
Où la rose coeillie avoie,
Car plus bel lieu je ne savoie
D’esbatemens ne de gardins.
Là estoie soirs et matins,
Et moult souvent trestout le jour ;
Tant mi plaisoient li sejour
Que je ne vosisse aillours estre.
Et quant revenus fui en l’estre,
Par dessous le rosier m’assis
Où de roses ot plus de sis ;
Et droit là fis un virelay.
............
............
Le virelay fis, en otant
D’espasse qu’on liroit notant,
Et puis si me parti d’iluec.
À mon département, avec
Moi estoïent en contenance
Douls pensers, espoirs et plaisance ;
Et grant compagnie me tindrent ;
Noef ou dis jours avec moi vindrent.
Et si m’avint un peu après
Qu’en un hostel, joindant moult près
De cesti où demoroit celle
Qui tant estoit plaisans et belle,
Nous cinc ou nous sis d’un éage
Y venimes de lié corage
Et mengames dou fruit nouvel
En solas et en grand revel
Là estoit ma dame avec nous
Dont le contenemens fu douls,
Mès ne li osai samblant faire
Dont on pevist penser estraire.
De là partesimes ensi.
Moi, toujours attendans merci,
Changeoie souvent maint pourpos
Et disoie : « Se tu n’es os
« De li remontrer ton corage,
« Je ne te tenrai pas à sage.
« Ce n’est pas vie d’ensi vivre.
« En ceste amour ton coer s’enivre,
« Et puis aultre chose n’en as
« Fors les regars et les esbas.
« Vrés Diex ! disoi-je, c’est assés.
« Se cils bons temps m’estoit passés,
« Je ne sauroie où refuir.
« J’aim mieuls joiousement languir
« Que de faire chose, ne dire,
« Dont je soie occis à martire. »
Ensi passoïe la saison,
Tout par amours et par raison.
Raisons voloit que je souffrisse,
Et amours que mon coer offrisse,
Et que remonstrasse à la belle
Comment je vivoïe pour elle,
Et tout ce que je faisoie
Ce n’estoit que pour l’amour soie :
« C’est bon, di-je, que je li die,
« Et bellement merci li prie. »
Di-je : « Volontiers li dirai
« Si tretos que le lieu aurai. »
Sur ce ordonnai mon penser.
Une fois presins à danser ;
Là estions plus de nous doi ;
Je le tenoïe par le doi,
Car elle me menoit devant.
Mès tout bellement en sievant,
Entrues que le doi li tenoie,
Tout quoïement li estraindoie ;
Et ce si grant bien me faisoit
Et telement il me plaisoit
Que je ne le sauroie expondre.
S’elle chantoit, de li respondre
Moult tost estoie appareilliés.
Hé mi ! com lors estoie liés !
Puis nous asséins sus un sige.
Et là tout bellement li di-je,
Ensi que par parolle emblant :
« Certes, belle, vo doulc semblant,
« Vo gent maintien, vo corps legai
« Me font avoir le bien que j’ai.
« Je ne le vous puis plus celer.

« Se temps avoïe dou parler,
« Et que ci fuissiemes nous doi
« Je le vous diroie par foi. »
Et elle un petit me regarde,
Ensi qu’on ne s’en presist garde,
Et me dist seulement : « Fériés ?
« Es-se à bon sens que me voudriés
« Amer ? » Et à ces cops se liève
Et dist : « Dansons ; pas ne me griève
« Li esbatemens de la danse. »
Lors entrames en l’ordenansce
De danser une longe espasse.
Il n’est esbanois qui ne passe.
De cesti là nous partesins
Et de son bel ostel issins ;
Mès au partement congié pris
À la belle et bonne de pris
Qui le me donna liement.
Ne le sceuist faire aultrement,
Car elle a si très lie chière
Qu’on l’en doit bien tenir pour chière.
Tout ensi passoïe le temps.
Une heure je venoie à temps
De li véoir, et l’autre non.
La belle et bonne de renom
M’avoit le coer saisi si fort
Que point n’avoïe de confort
Le jour, se véu ne l’avoie.
Et quant à la fois je savoie
Qu’en aucun lieu aloit esbatre,
Pas n’i fausisse de l’embatre,
Mès que sa paix véoir y peusse.
Jà aultrement ale n’i eusse.
Or entrai en merancolie,
De ce qu’elle estoit ossi lie
Aux aultres gens qu’elle ert à moi ;
Et je, qui de fin coer l’amoi,
En disoie souvent : « Hé mi !
« Celle a fait un nouvel ami.
« Elle jue et rit à cascun ;
« Si regard sont trop de commun. »
Ensi disoïe moult pensieus,
Et souvent d’uns moult piteus yeus
Le regardoïe. En ce regard
Looie moult, se Diex me gard !
Sa bonté, sa beauté, ses fais,
Et disoïe : « S’un pesant fais
« M’a amours envoyé pour elle,
« Ne m’en chaut ; pour tele pucelle
« Deveroit-on mort recevoir.
« Mès qu’elle scevist bien de voir
« Que mors je fuisse en son servisse,
« Ne le tenroïe pas pour visce. »
Qui est en pensée nouvelle.
Peu de chose le renouvelle.
Souvent pensoïe sus et jus ;
Et à la fois à aucuns jus
Aux quels s’esbatent jone gent.
Juoie de coer lie et gent,
Mès que ma dame y fust, pour voir,
Ou qu’elle m’i pevist véoir.
Et pour très petite ocquoison
Passoïe devant sa maison,
Et jettoïe mes yex vers elle.
Et quant il plaisoit à la belle
Que de li un regart euisse,
Tout erramment en coer sceuisse
S’il estoit amoureus ou non.
Tels demande souvent grant don
Auquel pas on ne li otrie
Sitos qu’il vodra quand il prie ;
Je m’en sçai bien à quoi tenir.
Il m’a convenu soustenir
Moult de grief, dont petit don ai.
En ce temps que mon coer donnai,
Sans departir, tout à ma dame,
Par amours qui les coer entame,
Une heure si très liés estoie
Qu’à toute chose m’esbatoie,
Et une aultre si très pensieus
Qu’en terre clinoie mes yeuls,
Et ne faisoïe de riens compte
S’il ne me portoit blasme ou honte.
Je m’avisai à très grant painne
Que ma dame très souverainne
Ses venirs et alers avoit
À une femme, qui savoit
De ses secrés une partie ;
Je me très vers celle partie.
Car aillours ne m’osaisse traire.
Pour ma nécessité retraire,
Ensi di, quant je fui venus :
« Damoiselle, nulle ne nuls,
« Fors vous, ne me poet conseillier,
« Se vous y voliés travillier.
« Et ve-me-ci, vo valeston,
« Pour entrer en un baneston
« Se le me commandiés en l’eure. »
Et celle qui me volt sequeure
Me respondi tout erramment :
« Or me dittes hardiement
« Tout ce que il vous plaist à dire ;
« Et, foi que doi à nostre sire,
« Là metterai, à mon pooir,
« Conseil et confort, tout pour voir. »
— « Ahi ! di-je, vostre merci !
« En vérité dont tout muir ci
« Pour celle. Nommer li alai ;
« Voirs est qu’un petit l’en parlai
« L’autre fois. Mès depuis sans doubte,

« Si com elle euist de moi doubte,
« Elle ne se met plus en voie
« De parler à moi, ains m’envoie
« De regars amoureus trop mains
« Qu’elle ne soloit faire. Au mains,
« Ensi que dire li porés,
« Et sus ce sa response orés,
« Que point dure chière ne face ;
« Car je, qui prie à avoir grasce
« Et merci, quant il li plaira,
« En tel dangier mon coer mis a
« Que sus le point dou desconfire,
« Ensi que vous li porés dire. »
Ceste qui ot pité de moi
Me respondi : « En bonne foi,
« Je vous dirai que vous ferés.
« En une chançon escrirés
« Une grant part de vostre entente,
« Et je vous di que, sans attente,
« De l’envoyer ne vous conviegne.
« Ensi c’on ne scet dont ce viegne
« Elle l’ara et le lira,
« Et aucune chose en dira ;
« Puis li dirai que fait l’avés
« Pour s’amour, au mieuls que savés.
Di-je bien : « Oil, damoiselle ;
« N’ai oy parolle si belle ;
« Et je le ferai tout errant. »
Adont, de coer lie et joiant
Une balade maçonnai
Où nulle rien ne mençongnai.
...................
La damoiselle alai baillier
La balade escripte en papier ;
Et ceste, qui Jhesus honneure,
Le garda bien tant que vint l’eure
Que ma dame et elle à seulet
Estoïent, ensi qu’on se met.
Adont la damoiselle sage
Qui d’amours savoit bien l’usage,
Car batue en avoit esté
Plus d’un yver et d’un esté,
Li dist par trop belle raison :
« J’ai ci escript une chançon ;
« Par amours voelliés le moi lire. »
Et ma dame prist lors à rire
Qui tost pensa dont ce venoit
Et dist : « Ça ! » Quant elle le voit
Souef en basset le lisi ;
De sa bouche riens el n’issi ;
Fors tant, par manière de glose :
« Ce qu’il demande, c’est grant chose ! »
Onques riens el n’en pot avoir.
Ce me compta-elle, pour voir.
Or fui-je forment courouciés.
Deus jours ou trois, tous embronciés
Et le chaperon sur les yex
Me tenoie, trop fort pensieus,
Et à la fois me repentoie
Pour tant que grant dolour sentoie
Quand je l’avoïe véu onques ;
C’est ma destruction. Adonques
Reprendoïe tost ce parler,
Ne le laissoïe avant aler
Et disoïe : « Par Saint Denis !
« Se pour l’amour de li finis,
« Le corps en terre et à Dieu l’ame
« Je ne puis avoir millour lame.
...................
« Si je suis comptés avec ceauls
« Qui sont pour loyalment amer,
« Mort ou péri dedans la mer,
« Je le tendrai à grand victore
« Et le me compterai à glore. »
En cel estat que je vous di,
Si com j’ai sentu puisse-di,
Estoïe lors appareilliés
D’estre une heure ireus, l’autre liés.
Mès quant amours venoit en place
Et le souvenir de la face
Ma dame, simple et gracieuse,
Et sa contenance amoureuse
Toute dolour mettoïe arrière,
J’en avoïe bonne manière.
Avec les amoureuses gens
Estoïe hetiés, lies, et gens,
Et devisoïe à faire festes
Et tous esbatemens honnestes,
Chanter, danser, caroler, rire,
Bons mos oyr, parler et dire.
Et quant je pooie véoir
Ma dame, ce fust main ou soir,
À par moi disoïe : « Ve-la
« Celle qui si bel m’aparla
« Quant je parlai à li premiers.
« Son corps n’est mie coustumiers
« Fors que d’onnour et de bien faire.
« Cascuns prise son bel afaire
« Son maintien, son estre et son sens ;
« Pour ce, dou tout à li m’assens. »
Par heures je me confortoie.
À par moi, et me deportoie ;
Et à la fois venoit une heure
Que me venoïent courir seure
Les mauls d’amours en abandon.
J’en avoïe si grant randon
Que j’estoïe plus dolereus
Que ne soit uns cops colereus.
Mès trop grant confort me portoit
La damoiselle, qui estoit

Assés secrée de ma dame.
Onques mès ne vi millour fame.
À l’ame li voeille Diex rendre !
Pluiseurs fois m’a fait elle entendre
Grans confors, dont il n’estoit riens.
Je prise moult bien tels moyens
De savoir de nécessité
Ouvrer et faire auctorité,
Quoi qu’on y voïe le contraire.
Mès amours ont moult bien à faire
Qu’on soit à la fois resjoy,
Et, soit gengle ou voir, conjoy ;
Aultrement les coers amourous
Seroïent trop fort dolerous.
Et j’estoïe lors en tel point
Que sus l’estat et sus le point,
Auques près sus le marvoyer.
Et pour moi en bien ravoyer
Et pour estaindre l’estincelle,
Je venoie à la damoiselle,
Qui auques mes secrés savoit
Et qui de moi pité avoit.
Pour ce que tant de mauls portoie,
En li comptant me deportoie,
Et alegoie la dolour
Qui m’apallissoit la coulour.
Or avint qu’une fois li dis :
« Damoiselle, peu me tienc fis
« De l’amour celle que tant aime,
« Que ma très souverainne claimme,
« Car je n’en puis avoir raison
« Dedens ne dehors sa maison,
« Ne aler vers li plus je n’ose ;
« Dont c’est une trop fière chose
« Car vous savés de quel pointure
« Je sui poins, par tele aventure
« Qui soudainnement me poindi ;
« Et se n’ai nul confort de li.
« Encore voi-je à sa manière
« Qu’elle me monstre crue chiere.
« Je saroie trop volontiers
« Pourquoi c’est ; et, se m’est mestiers.
« Si aurai avis si je puis
« Sus mes mauls et sus mes anuis. »
Et celle lors me repondi
Tout bas, et me dist : « Je vous di ;
« Il vous fault changier vo corage.
« On parle de son mariage. »
— « De son mariage ! » — « Par Dieu
« Voire, dist ceste, et s’est en lieu
« Qui est bien taillés de venir. »
Or ai-je bien le souvenir
Comment je fui appareilliés.
Se j’avoie esté petit liés
En devant, encore le fui
Cent fois plus, et en grant anui.
Doubte et cremour si m’assalirent
Que le viaire m’apallirent,
Les yex et la bouche et la face.
N’est contenance que je face,
Fors que de desconforté homme.
Adont infortunés me nomme ;
Et me part sans nul congié prendre ;
Et tous seulés, sans plus attendre,
En une chambre m’encloy.
Je ne sçay se nuls homs m’oy ;
Mès je fis là des beaus regrés,
Ensi com loyal amant vrés,
Plain de jalousie et de painne,
Et que amours à son gré mainne.
Ensi à par moi je m’argue :
« Haro ! di-je, je l’ai perdue !
« Pourquoi l’aim, ne oncques l’amai ?
« Or sui-je entrés en grant esmai.
« Que ferai s’elle se marie ?
« Foi que doi à Sainte Marie
« J’ociroie son mari, ains
« Que il mesist sus li les mains.
« Auroi-je tort ? quant la plus belle
« Et qui de mon coer dame est-elle
« Lairoie aller par tel fortune.
« N’ai à morir d’une mort q’une.
« Ve-le-ci ; elle sera preste.
« Fortune pour moi le m’apreste,
« Puisqu’on voelt ceste marier
« À qui mon coer se voelt tirer.
« Je ne le poroie souffrir. »
Lors m’alai si dou tout offrir
À anois, à merancolies,
Et à toutes aultres folies,
Que j’en fui en péril de perdre.
Les fièvres m’alèrent aherdre ;
Je m’alai acoucier au lit
Où je n’oc gaires de delit ;
Et fuisse mors dedens briefs jours,
Se ne m’euist donné secours
La damoiselle qui là vint.
Le chief me mania et tint.
Bien senti qu’en peril estoie.
Adont me dist, la merci soie !
Pour moi aidier si bons consauls
Q’un petit cessa mes travaus.
Mès depuis trois mois tous entiers
Fui je à la fièvre tous rentiers ;
Et adont en la maladie,
C’est bien raisons que le die,
Fis-je une balade nouvelle.
.................
.................
Chief enclin et moi moult malade

Ordonnai-je ceste balade ;
Et quand je poc je l’escrisi.
Bien me plot quant je le lisi.
Non-pour-quant pas n’en fu estainte
La maladie, qui destainte
M’avoit la couleur et la face.
Or est drois que memore face
Comment vivoïe. Nuit et jour,
Sans avoir gaires de séjour,
Je me tournoie et retournoie.
Et en tournant tels m’atournoie
Que je ne vous saroïe dire
De cent parts le mendre martire
Que j’avoïe lors à porter.
Mès pour moi un peu conforter
J’en laissoie bien convenir
D’amours le très doulc souvenir ;
Et ce grandement me valli.
Mès toutes fois il me falli
Estre trois mois trestous entiers
À la fièvre certains rentiers ;
Et homs qui vit en tel meschief
À par droit dolourous le chief.
Je l’avoie lors si endoivle,
Et le coer si mat et si foible
Qu’à painnes pooïe parler,
Ne moi soustenir, ne aler ;
Et la calour si m’ataingnoit,
Et si très fort me destraignoit
Que je n’avoie aultre désir
Que tout dis boire et moi jesir ;
Mès deffendu on le m’avoit,
Uns médecins, qui bien sçavoit
Quel maladie avoie el corps.
Pour moi traire de calour hors
Avoit à mes gardes bien dit
Qu’on ne laissast entours mon lit
Nul buvrage, ne pot, ne voire,
Car trop contraire m’estoit boire,
Et on m’en garda bien aussi.
Dont une fois m’avint ensi
Que j’avoie calours si grans
Que de riens je n’estoie engrans
Fors de tant que béu euisse ;
Et me sambloit, si je peuisse
Boire, que j’estoie garis.
Adont di-jou tous esgaris :
« Ha ! pour Dieu ! qu’on me donne à boire
« Ou je muir ! » On ne m’en volt croire,
Ains mes gardes se tenrent quoi ;
Et je, par grans desir dis : « Quoi !
« Me laïran de soif morir ! »
En cel ardour, en ce desir,
M’ala souvenir de ma dame ;
Lors m’alai acoisier, par m’ame !
Et pris fort à penser. Nient-mains
Sus mon orillier mis mes mains.
En ceste ardour qui me tenoit
Mains pensers devant me venoit.
Là ordonnai une complainte
D’amours.............
..................
En souspirs en plours et en plains
Prist un peu d’arrest mes complains.
Et non-pour-quant en mon gisant
Ce complaint aloie disant
Plus d’une fois le jour sans doubte ;
Là estoit mon entente toute,
Et le souvenir de ma dame,
Que Diex gart et de cors et d’ame !
Ce me faisoit entr’oublyer
Assés mon mérancolyer.
À ce m’esbatoie à par mi.
Au chief de trois mois et demi
Se cessa la fièvre qu’avoie ;
Je me mis au raler la voie.
Je sambloie bien demi mors.
Moult de fois le mau puis remors.
Et ma dame en parla à celle :
« Cils jones homs est moult, dist-elle,
« Empirés, dont ce poise moi.
— Dist la damoiselle : « Je croi
« Qu’il se prendera à santé. »
— « Ce seroit bien ma volonté
Dist ma dame, par Saint Remi ! »
Tout ensi le resdit à mi
La damoiselle, Diex li mire !
C’est drois qu’en tels parlers me mire,
Car ce m’estoit uns grans confors.
Or me prist voloirs d’aler fors
Dou pays, et oultre la mer,
Pour moi un petit refremer
En santé et pour mieuls valoir.
Je ne mis pas en noncaloir
Mon pourpos, ains persévérai.
Et que fis-je ? je le dirai.
À la damoiselle m’en vins
De mon aler parlement tins ;
Et elle le me loa bien
Pour ma santé et pour mon bien :
« Car d’un homme tout-dis avoir
« À l’ostel, ce n’est pas savoir.
« Et entroes que vous serés hors
« Ne poet estre qu’aucun recors
« Ne seront de vous, moi à elle. »
— « Voire, di-je, ma damoiselle !
« Mès entroes que hors je serai
« Et que ceste point ne verai
« Dont tant me plaisent li regart,
« Que ferai-je ? se Diex me gart !

« Il faut que vous me conseillés. »
— « Ha ! dist-elle, ainçois qu’en ailliés
« Tel chose arés, se Diex m’avance !
« Où vous prenrés très grant plaisance. »
S’elle le dist pas n’en falli.
Lendemain je revinc à li ;
Mès elle m’ot tout pourvéu,
Ce dont gré li ai puis scéu.
« Tenés, dist elle, je vous baille
« Ce miroir ; et saciés sans faille
« Que ceste qui n’est pas irée
« S’i est jà par trois ans mirée ;
« Si l’en devés plus chier tenir. »
— Donc li di : « Diex vous puist bénir,
« Car moult valés et moult vous pris ! »
Le miréoir liement pris ;
Si le boutai dedens mon sain,
Près dou coer que j’en tinc plus sain.
Ne l’euisse rendu arrière
Pour le royalme de Baivière.
De la damoiselle parti
Liés et joious, je le vous di.
Et puis ordonnai ma besongne.
De trestout ce qu’il me besongne ;
Dou pays parti quant fu tamps,
D’amours le droit arroi sentans.
Et pource qu’un petit vi l’ombre
De la belle dont je fai nombre,
Ordonnai au département,
Amours m’en donna hardement,
Un virelay gai et joli
Que je fis pour l’amour de li.
..................
Dou virelay lors plus ne fis ;
Dont je croi que je me mefis,
Car encor y deuïst avoir
Dou mains un ver, au dire voir.
Mès quant accompagnié on est
Avec les gens, tel fois il n’est
Aucun parler ou aucun compte
Dont il convient c’on face conte,
Et que son penser on delaie.
Ce me fist faire la delaie
Dou virelay que n’en fis plus ;
Car ne voloie là que nuls
Sceuist que je fuisse en penser,
Car donné euisse à penser
À ceuls qui tout à paix estoient
Et qui avec moi s’esbatoient.
Nous chevauçames tant adont
Le jour premier et le secont,
Et ceuls qui nous embesoignèrent
Qu’onques cheval ne ressongnièrent,
Que nous venins à une ville
Ou d’avolés a plus demille ;
Et illoec nous misins en mer
En volenté d’oultre rimer,
En une nef grant, gente et fors.
Mès ançois que je fuisse fors,
Oc vers ma dame maint souspir,
Maint pensement et maint espir,
Qui me fisent lie et courtois.
Et la ordonnai jusqu’à trois
Rondelès.............
..................
Depuis nagames une espasse ;
Et ensi qu’une wage passe
Par la force dou vent divers,
No nef fist tourner à revers.
Les mariniers crièrent lors,
Car li aigue entroit ens ès bors.
Le single abati-on aval.
Moult y valirent li cheval
Qui estoient ou bas estage,
Car il nous fisent avantage ;
Entre les ondes et le vent
Valent au marinier souvent.
Bien me souvient de l’aventure,
Mès qu’onques j’en fesisse cure,
Ne qu’as cordes la main mesisse,
Ne de riens m’en entremesisse,
Ensi me voeille Diex aidier
Quant j’en aurai plus grant mestier !
Mès à mon rondelet pensoie
Et à par moi le recensoie ;
Lequel je fis et ordonnai
Tout ensi que puis le donnai
À ma dame, pour quele amour
Je sentoie mainte langour.
...................
Ce rondel recordai-je assés.
Entroes fu le lait temps passés.
Dieu merci ! à bon port venimes
Par vent, par singles et par rimes,
Et arrivans en une terre
Qui plus het la paix que la guerre.
En ce pays n’i venoit nuls
Qui ne fust le très bien venus,
Car c’est terre de grant deduit ;
Et les gens y sont si bien duit
Que tout-dis voelent en joie estre.
Dou temps que je fui en leur estre
Il m’i plot assez grandement ;
Je vous dirai raison comment :
Avec les seignours et les dames
Les damoiselles et les fames
M’esbatoie très volontiers ;
De ce n’estoie pas ratiers.
Et aussi saciés qu’à ma dame
Pensoie si souvent, par m’ame !

Que je n’avoie nul séjour.
Se me mettoit et nuit et jour
Une heure en joie, et l’autre non.
De moi tenoie près le don
Que m’ot donné la damoiselle
Au partir, Dieu merci à elle !
Car moult me plaisoit à véoir ;
C’estoit le plaisant miréoir.
Ce me donnoit joie et confort,
Et pensement aussi moult fort ;
Car quant ou miréoir miroie
Sus ma dame pas ne miroie,
Ançois disoie : « En ceste glace
« Se miroit ceste qui me lace
« Le coer, et tient sougit sous soi.
« Las ! son douc vis plus ne persoi.
« Pluisours fois s’est yci mirés ;
« Mès de ce suis-je moult yrés
« Que je ne le puis percevoir,
« De tout ce ensi es-ce voir
« Par figure, pour vérité,
« Qu’un ombre qui vient sus clarté ;
« Ci est lumière, et puis vient ombre
« Qui le temps fait obcsur et sombre.
« Las ! pourquoi de madame chiere
« Quant je regarde la maniere
« Dou miréoir, n’ai le regart
« De la façon. Se Diex me gart !
« Je vodroie qu’il peuist estre
« Que je ressamblasse le mestre
« Qui fist le miréoir à Romme
« Dont estoïent véu li homme
« Qui chevauçoïent environ.
« Se le sens avoie ossi bon
« Que cils que le miréoir fist
« En cesti ci, par Jhesu-Crist !
« En quelconques lieu que g’iroie
« Ma dame apertement veroie. »
Ensi devisoie à par mi.
Dont pluisours fois, par saint Remi !
Prendoie en parlant tel plaisance
Qu’il m’estoit avis, par samblance,
Que je véoie, au dire voir,
Ma dame ens ou mien miréoir.
Tamainte consolation
Me fist l’imagination
Dou miréoir et de la glace
Où ma dame ot miré sa face,
Et le tenoïe moult proçain
Tant de mon coer que de mon sain.
Jamais je n’en fuisse senoec,
Que tout dis ne l’euisse avoec
Moi, en quel part que j’estoie ;
Car au regarder m’esbatoie ;
C’estoit mon bien et mon delit.
De quoi il avint qu’en mon lit
J’estoie en une nuit couchiés,
Des pensers d’amours atouchiés,
Sous mon orillier je l’oc mis.
En pensant à ce m’endormis.
Dont vis me fu, en mon dormant,
Qu’en une chambre bien parant,
Bien aournée et bien vestue
De tapisserie batue
Tous seules illoec m’esbatoie.
Et ensi qu’en la chambre estoie,
Ceste par vinc, et ens regarde ;
De mon miréoir me prenc garde ;
Que g’i vois l’impression pure
De ma dame et de sa figure
Qui se miroit au miréoir,
Et tenoit d’ivoire un treçoir,
Dont ses chevelès demi lons
Partissoit, qu’elle ot beaus et blons.
J’en fui esmervilliés forment ;
.................
Je ne vosisse estre aultre part
Adont dou miréoir me part,
Car d’encoste moi le cuidoie.
Qui bien aime, c’est drois qu’il doie
Regarder à ce qu’il désire ;
Je n’oc ne maltalent ne ire ;
Ains di : « Ma dame, où-estes vous ?
« Pardonnés moi, fins coers très douls,
« Ce que sus vous suis embatus. »
Lors le cuidai véoir, sans plus
Dire à li lors ne mos ne vers ;
Mès il m’en fu tout au revers,
Car en fourme ne le vi pas.
Si fis-je en la chambre maint pas
Et le quis à bon escient
Par tout, mès ne le vi noïent.
Puis m’en revins au miréoir
Et encores l’alai véoir ;
Lors di : « Veci chose faée !
« Certes, dame, forment m’agrée
« Quant piner vous voi vos cheviaus ;
« Se vous jués aux reponiaus
« Faites au moins que je vous trouve ;
« En nom d’Amour je le vous rouve. »
Adont les fenestres ouvri
Et tous les tapis descouvri
Pour savoir s’elle s’i mettoit,
Mès vraiement pas là n’estoit.
Non-pour-quant ens ou miréoir
Le pooie pour voir véoir.
Là disoie en moi : « Cest fantomme
« Non est ; car jà avint à Romme
« De deux amans luerre pareille ;
« Tele si n’est pas grant merveille

« De ceset ci, quant bien m’avise,
« Ensi qu’Ovides le devise. »
....................
Adonc m’anoia la saison
Pour ce que là tant sejournoie,
Et qu’ens ou lieu ne retournoie
Où j’avoie layé ma dame
Pour qui j’ai fait tamaint esclame,
Et sui encor près dou sentir
Sans moi de noient alentir.
Mès ou lieu et ens ou pays
Où je n’estoie pas hays
Avoie lors tant d’esbanoi
Que ce me brisoit mon anoi.
Non-pour-quant, quant bien m’avisoie
Et à ma dame je visoie,
Moult bien aillours estre vosisse.
Lors dis en moi : « Il fault que g’isse
« De ce pays ; trop y demeure ;
« R’aler m’en voeil ; il en est heure
« Et c’on voie que ci m’anoie.
« C’est bon qu’un petit m’esbanoie
« À faire un virelay tout ample
« Ensi que j’en ai bien l’example. »
..................
Lorsque j’ai fait le virelay,
À ma dame baillié je l’ai
Qui me tenoit en ce pays
Dont je n’estoie par hays.
Elle voit bien par la sentensce
Que mon coer ailleurs tire et pense.
Assez bien m’en examina
Et de moi tant adevina
Que fort estoie énamourés.
Or dis-telle : « Vous en irés.
« Si aurés temprement nouvelles
« De vo dame qui seront belles.
« D’or en avant congié vous donne :
« Mès je le voeil, et si l’ordonne,
« Qu’encor vous revenés vers nous. »
Et je qui estoie en genous
Li dis : « Madame, où je serai
« Vostre commandement ferai. »
Et là à mon département
Me donna dou sien grandement,
Se tant vous en volés savoir,
Chevaus et jeviaus et avoir
Qui puis me fisent moult de bien.
Je m’en revinc au pays mien
En bon estat et en bon point.
Dieu merci il ne falli point.
Et lorsque je fuis revenus,
À painnes fui-je descendus,
Quant devers celle je me trai
Qui de nos coers sçavoit l’atrai,
Laquelle moult me conjoï.
Ma venue le resjoy,
Et me demanda, merci soie !
Comment dou corps je le fesoie,
Et avoie aussi depuis fait.
« Certes, di-je, s’ai maint souhet
« Fait au lès deçà, puis ce di
« Que me parti, et que vous vi.
« Et toutefois, que fait ma dame ?
« Moult bien le voeil-je voir, par m’ame !
« Car en li est ma santé toute.
« S’ai depuis éu mainte doubte
« De li et mainte souspeçon,
« Je vous dirai par quel façon.
« Je m’estoie couchiés un soir
« Dessous mon chief le miréoir
« Que me donnastes au partir.
« Mès en dormant, sans point mentir,
« En un tel songe me ravi
« Que ma dame proprement vi ;
« Et liement la simple et douce
« Par trop beaus parler de sa bouche
« Me reconfortoit doucement ;
« Et fui assés et longement
« En grant joie par son parler.
« Et si tos que l’en vi raler,
« Je m’esvillai, lors tressalli !
« Car la vision me falli
« Après la joie fui en painne.
« Non-pour-quant, en celle sepmainne
« Fis un virelay ; tout nouvel.
« Veleci ; dont ce m’est moult bel. »
Ce respondi la damoiselle :
« Ce sera chose moult nouvelle,
« Dou virelay ; je li donrai,
« Et croi bien que je li dirai
« Une response pourvéue
« De tout bien à vo revenue ;
« Car depuis vostre departie
« Avons en yceste partie
« Parlé de vous par pluisours fois,
« Plus que ne le faisions ançois
« Que vous vos partistes de ci.
« Encor porés avoir merci ;
« Pas ne vous devés esbahir.
« Amours ne voelt nullui trahir ;
« Servés loyalment sans sejour,
« Car longe debte vient à jour. »
Le temps passoie ; ensi avint.
Des jours ne demora pas vint
Que de ma dame oy nouvelle
Qui lors me fu plaisans et belle
Car elle devoit une nuit
Estre en esbat et en deduit
Ciés une sienne grande amie.

On me dist : Or n’i falés mie,
« Et s’on poet par nulle raison,
« Vous entrerés en la maison. »
Pas n’i falli ; ançois y vins ;
Mès par dehors l’ostel me tins.
N’osai noient touchier à l’uis.
Ains regardai par un pertuis.
En solas et en esbanoi
Avec aultres ma dame voi ;
D’un bel corset estoit parée ;
Lors dansoit. Hé mi ! com m’agrée
Sa manière et sa contenance !
À grant dur fis là abstenance,
Et toutes fois n’osai emprendre
D’entrer pour doubte de mesprendre ;
Car il se fait bon abstenir
De chose dont mauls poet venir.
En ceste nuit, se Diex me gard !
Je n’en oc el que le regard
Par le pertuis d’une fenestre.
Di-je en moi : « Qui te fait ci estre ?
« On se truffe moult bien de toi.
« C’est commencemens de chastoi.
« Jusques au jour droit ci seroies,
« Aultres nouvelles tu n’oroies.
« Mès cuides-tu qu’il lor souviegne
« Que ci tu es et qu’on te viegne
« Querre, pour là dedens entrer ?
« On y scet bien sans toi ouvrer ;
« Encor te tien-je pour kokart
« Quant tu te tiens yci si tart.
« Va toi couchier. » Lors me parti.
Peu de repos la nuit senti,
Et encor mains le lendemain,
Car on me dist : « Par Saint Germain !
« Où avés-vous anuit esté ?
« Vous éussiés moult conquesté
« S’on vous euist trouvé à point ;
« De ce n’éussiés falli point
« De parler à la bonne et belle
« Qui n’est pas ores trop rebelle
« De vous, ains vos voit volentiers
« Trop plus que ses cousins en tiers. »
Je respondi : « Soie merci !
« Vraiement je passai par ci
« Et fui grant temps ens ou regard ;
« Mès je n’osai, se Diex me gard !
« Faire signes que hors estoie
« Pour celles que laiens véoie. »
On me dist : « Ce fust trop bien fait. »
Ensi avint de puis ce fait
Que j’estoie en celle maison
Où ma dame avoit grant raison
D’aler. Car ycelle et la rente
Estoit une sienne parente
En une chambre bien parée,
Et très joliement arrée
Tant d’orelliers com de tapis,
De courtines et de beaus lis.
Et ensi com illoec estoie
Et qu’au parler je m’esbatoie,
Ma dame d’aventure y vint.
Contre li lever me convint.
Quant je le vi je fui tous pris.
Toutes fois assés bien compris
Qu’un petit coulour changea-elle.
Et là estoit la demoiselle
Dont je m’ai à loer moult fort,
Qui nous fist séoir par accort
Et nous dist, encor nous estant ;
« Par foi, vous estes tout d’un grant ;
« Ce seroit une belle paire,
« Et Diex doinst qu’amour vous apaire. »
Lors nous commença à galer ;
Et je cuidai trop bien parler
Et li remonstrer mon desir
Où s’amour me faisoit jesir.
J’en avoie bien temps et lieu ;
Mès, par la foi que je doi Dieu !
Je fui plus souspris en peu d’eure
Que tel que pour mort on court seure.
En parlant ma dame regarde.
Mon coeur dist : « Parle, qui te tarde ? »
— « De quoi ne scai et aussi n’ose. »
Dient mi oeil : « c’est fière chose !
« Tu le vois et n’as hardement
« De li monstrer ton sentement. »
Un grant temps euisse esté là
Sans parler, mès elle parla,
Soic merci ! moult doucement ;
Et si me demanda comment
J’avoie fait en ce voiaige,
Et je li di : « Ma dame, s’ai-je
« Pour vons éu maint souvenir ; »
— « Pour moi ! Voire ! Et dont poet venir ?
— « De ce, dame, que tant vous aim
« Qu’il n’est heure, ne soir ne main,
« Que je ne pense à vous tout dis ;
« Mès je ne sui pas bien hardis
« De vous remonstrer, dame chière,
« Par quel art ne par quel manière
« J’ai éu ce commencement
« De l’amourous atouchement. »
Et ma dame lors me regarde ;
Un petit rit, et puis me tarde
Son regard ; et aillours le met.
D’autres parolles s’entremet
De parler à la damoiselle
Qui dalès moi estoit. Dist elle :
« Ce jone homme qui siet yci

« N’est pas empirés ! Dieu merci,
« Ens ou voiaige qu’il a fait. »
Et la damoiselle à ce fait
Respondit : « Diex en soit loés !
Dist elle, « il fault que vous oés
« Un virelay plaisant et bel
« Qu’il a fait de là tout nouvel
« Dont vous estes matère et cause. »
Lors me requist, sans mettre y pause,
Que je li vosisse otroyer.
Je ne m’en fis gaires pryer
Car j’avoie plaisance au dire.
Je li dis et baillai pour lire,
Et elle m’en sot trop grant gré
Tant saciés bien de mon secré.
Nous fumes en esbatement
Droit là, non pas si longement
Que je vosisse, bien saciés ;
Car mon coer qui estoit lachiés
Et est d’amours certainne et ferme
Ne peuist avoir trop lon terme
D’estre toujours avec ma dame.
Pluisours fois fumes là, par m’ame !
Et ensi nous esbations.
Vraiement je croi qu’il n’est homs
Se bien aimé, qu’il ne soit tous
Une heure amers et l’autre douls.
Pour moi le di ; lors tels estoie
Que moult liement m’esbatoie
À la fois ; et quant jalousie
Me batoit de son escorgie,
J’estoie mournes et pensieus
Et clinoie en terre les yeus.
C’est l’estat et si est l’ardure
Que vrai amant par droit endure.
Et non-pour-quant les contençons,
Les assaus et les souspeçons
En sont si gaies à souffrir
Qu’on se doit liement offrir
Et tout prendre en plaisance lie :
Car tant en plaist la maladie
Nourie d’amourous desir,
Que nul aultre estat ne desir,
Ne ne ferai, ne ne fis onques.
J’avoie grand solas adoncques.
Ne sçai se jamès revendra
Le temps aussi qu’il m’avendra.
Non-pour-quant au coer et au corps
M’en font moult de biens les recors.
Jà assés parlé n’en auroie.
En l’ostel où je repairoie
Un lieu y avoit pourvéu
Où un tapis longement fu ;
Coussins et orilliers aussi
Y avoit-on mis ; et ensi
Que là venoit pour soi esbatre
Ma dame, s’i aloit esbatre
Et séoit dessus le tapis ;
Là estoit, ses mains sus son pis
Et son chief sus les orilliers.
N’i ot roses ni violiers ;
Mes j’appelloie ce, par m’ame !
Le Vregier de la Droite Dame.
Je hantoie là tempre et tart
Dont frois, dont chaux, navrés d’un dard
D’amours ; et lors de flours petites,
Violetes et margherites
Semoie dessus le tapis
Qui dedens la chambre estoit mis.
Là me séoie et reposoie,
Et aux deux fames exposoie
Quel joie le lieu me faisoit
Et com grandement m’i plaisoit.
Elles en avoient bon ris.
Pour nous fu layés li tapis
En cel estat et en ce point,
Tant com il avint un dur point
Contre moi ; he mi ! las dolens !
Celle qui estoit tout mon sens,
Mon bien, ma joie et mon confort
La très dure et cruele mort
Qui n’espargne roy ne bergier,
La fist en terre herbergier.
Pour s’amour plorai mainte larme.
Vraiement aussi fist ma dame.
Ceste mort li toucha forment,
Car elle me dist tendrement :
« He ! mi ! or sont bien desrompues
« Nos amours et en doel chéues ! »
Le regret de ma dame aussi
Me fist avoir tamaint soussi.
N’est doels ne conviegne onblyer.
Riens ne vault merancolier ;
Tout passe coers et tout endure.
Ceste mort qui nous fu moult dure
Passames nous. En la saison
Encor aloie en la maison.
Où ma dame avoit son retour.
G’i fis mainte voie et maint tour,
Maint aler et tamainte faille,
Ensi qu’amours ses servans baille ;
Mès tout en bon gré recevoie
Le bien et le mal de ma voie.
Le temps si se passoit ensi.
Ma droite dame, Dieu merci !
Estoit lie, gaie et hetie.
Or me dist-on une nuitie,
Dont il fu lendemain Dimence :
« Ce n’est pas raison c’on vous mence.
« À demain est no voie prise

« En un gardin que moult on prise ;
« Nous y devons aler esbatre ;
« Vous vos y porés bien embatre. »
Et je respondi tous délivres :
« Je n’en fauroi pas pour vint livres. »
Lendemain, droit après disner,
Sans leur pensée decliner,
Esbatre en un gardin en vindrent
Celles qui compagnie tindrent
À ma dame, et là m’embati ;
Point on ne le me debati.
Ma dame s’estoit asseulée
Dalès rosiers, près d’une alée
Qui se tournoit sus la rivière
Qui bien l’enclooit par derrière.
Quant je vi le donoiement
Je me très vers li quoiement,
Et doucement le saluai ;
Mès la coulour rouge muai.
Elle mon salu me rendi
Moult bel, noient n’i attendi,
Liement et en sousriant ;
Et je, qui fui merci criant,
À loer moult grandement pris
Le gardin et tout le pourpris,
Et aussi la belle journée
Qui nous estoit là ajournée,
Et li di : « Ma dame, je croi
« Que Diex a mis ou temps arroi
« Pour ce que vrai amourous sons.
Et celle, dont douls est li sons,
Respondi : « Avec bonne amour
« Fault que loyauté ait demour,
« Ou aultrement amour sans faille
« Ne poet venir à riens qui vaille. »
— « Ensi le voeil-je, dame, entendre ;
« Et se plus hault puis ores tendre
« Que de valoir dignes ne soie,
« S’ai-je coer, se dire l’osoïe,
« Que pour vous loyalment servir
« Et mon petit corps asservir
« Dou tout à la vostre ordenance. »
Ma dame adont un peu s’avance.
S’a coeillie jusqu’à cinc flourettes ;
Je croi ce furent violettes ;
Trois m’en donna et je les pris.
Et adont ma dame de pris
S’en vint séoir dessous un ombre
D’un noisier, où vert fist et sombre.
Et je, par le bon gré de li
Je m’assis, dont moult m’abelli ;
Car à la fois le regardoie ;
Mais en regardant tous ardoie
Dedens le coer, car si regard
Meperçoient, se Diex me gard
Et se ne li osoie dire
La doulour et le grand martire
Que j’avoie lors à sentir.
Mon coer si vrai et si entir
Avoie tout-dis en s’amour,
Car ne m’estoit droite douçour,
Et grans confors à mes anois,
Quant un peu de ses esbanois
Je pooie avoir en ma part ?
Il ne m’estoient pas espart,
Mès les tenoie à bons voisins
Trop plus que mes germains cousins ;
Pour ce le di, car, à ceste heure
Ma dame, qui Jhesus honneure !
Me regardoit, ce m’estoit vis,
Si liement que tous ravis
Estoie, en soi seul regardant.
Mès tous m’aloie acouardant.
Non que ce fust faute ou faintise ;
Mès amours, qui les coers atise,
Me tenoit le coer si terrés
Que quanque j’avoie enserré
Ains me tenoient mu et quoi,
Et que bien cuidoie avant mettre
Je ne m’en savoie entre-mettre.
En ce gardin, en ce requoi,
Y avoit lors deus pucelettes
Auques d’un éage jonettes.
Cestes aloient flours coeillier
De violier en violier ;
Et puis si les nous aportoient,
Et dessus nos draps les jetoient.
Ma dame si les recoilloeit
Qui bellement les enfiloit
En espinçons de grouselier,
Et puis le mes faisoit baisier.
Dont en baisant m’avint deus fois
Que li espinçon de ce bois
Me poindirent moult aigrement.
Et ma dame, qui liement
S’estimoit adont avoec moi,
Me dist en riant : « Assés croi,
« Plus tost avés ce cognéu
« Cui matin le jour percéu. »
Et je li responc : « Il est voir. »
Lors me dist. « Porions avoir
« Une balade. » Et je respons :
« Oil, dame, car en lieu sons
« Où j’ai moult bien matère et cause
« Dou dire ent une, veci clause.
...................
Lorsque j’ai la balade dit
Ma dame, sans nul contredit,
Y répliqua deus mos ou trois,
Et me dist, par parler estrois :

« À quel pois les doit-on peser
« Ces regars, sans lui abuser.
« Je le sauroie volontiers. »
— « Il ne vous est mie mestiers
« Dame, di-je, que le vous die,
« Car sans mettre y vostre estudie
« Vous en savés là et avant.
« J’en parolle par convenant
« Si com cils qui en vos regars
« Prenc grant solas, quant les regars.
« Mès ce n’est mie si souvent
« Que je vodroie par convent.
« Toutes fois il me fait grant bien
« Quant, par vo grasce et par vo bien,
« Mon coer qui est si mehaigniés
« Un petit conforter dagniés. »
Et ma dame, tout en riant,
Me dist : « Tels va merci criant
« Qui n’est mie si dolerous
« Comme il se monstre languerous. »
De tels mos et d’aultres aussi,
Qui n’atouchoient nul soussi
Ains estoient plain d’esbanois
De chiens, d’oiseaus, de prés, d’erbois,
D’amourettes, tant que sans compte,
Fesimes nous adont grant compte
En grant joie et en grant revel.
Il nous estoit tout de nouvel,
Le temps, les foeilles, les flourettes,
Et otant bien les amourettes.
Moult me plaisoit ce qu’en avoie,
Et quant elle se mist à voie,
Li congiés y fu si bel pris
Qu’encor je ce lieu aime et pris,
Et le gardin et la maison ;
Tousjours l’amerai par raison.
Maint solas et maint esbanoi
Avec ma dame en ce temps oi,
Tant que de venir et d’aler,
De véoir et d’oïr parler.
Aultrement n’aloit ma querelle ;
Mès il me sembloit qu’elle ert belle,
Puisque par le gré de ma dame
Je pooie, tant qu’à mon esme,
Avoir par sa discrétion
Un peu de recréation,
Mès c’estoit assés à escars,
De parolles et de regars ;
Car je ne m’osoie avancier,
Ne où madame estoit lancier,
Si ce n’estoit tout en emblant.
Paourous et de coer tremblant
Pluisours de mes esbas faisoie ;
Car pour ma dame je n’osoie,
Se l’eure n’avoie et le point,
Et on le m’avoit bien enjoint
Aussi, que tout ensi fesisse ;
Si que, s’autre estat je presisse
Que cesti qu’on m’avoit apris,
J’euisse esté trop dur repris.
Si me convenoit ce porter
Et moi bellement conforter,
Et le plaisir ma dame attendre
Où par bien je pooie tendre.
Et aultrement ne le fis oncques.
Elle le savoit bien adonques,
Aussi je li monstroie au mains.
Mès, par Dieu ! c’estoit sus le mains.
Par parolles ne li pooie
Monstrer l’amour qu’à li avoie,
Fors que par signes et par plains,
De quoi j’estoie lors moult plains.
À l’entrée dou joli may,
Ceste que par amours amai
Un jour esbatre s’en ala.
De son alée on me parla
Et de celle qui o li furent.
Je soc bien l’eure qu’elles murent.
Moi et un mien ami très grant,
Pour faire mon plaisir engrant
Nous mesins en cesti voiage ;
Et par ordenance moult sage
Mon compagnon nous fist acointe
De celles dont j’oc le coer cointe ;
Car sans ce qu’on s’en perçuist
Et que nulles d’elles sceuist
Au mains celle que je doubtoie,
Avec elles fumes en voie.
Diex ! que le temps estoit jolis,
Li airs clers et quois et seris,
Et cil rosegnol hault chantoient
Qui forment nous resjoïssoient !
La matinée ert clere et nette.
Nous venins à une espinette
Qui florie estoit toute blanche
Haulte bien le lonc d’une lance ;
Dessous faisoit joli et vert.
Bien fu qui dist : « Cils lieus ci sert
« Droitement pour lui reposer.
« Le desjun nous fault destourser. »
À la parole s’acordan
Et le desjun là destoursan,
Pastés, jambons, vins et viandes,
Et venison bersée en landes.
Là ert ma dame souverainne.
N’estoit pas la fois premerainne
Que je ne l’osoie approcier.
Trop doubtoie le reprocier ;
Et encores tant qu’à ceste heure,
Se Jhesus me sault et honneure !

Je le regardoie en grant doubte ;
C’est drois que tels périls on doubte,
Car pour faire le soursalli
A-on moult tost souvent falli
À renom et à bonne grasce.
Tous quoi me tins en celle espace,
Et parfis le pelerinage
Avecques celle dou linage
En grant solas et en grant joie ;
Encor tout le coer m’en resjoie
À toute heure qu’il m’en souvient.
N’est aventure qui n’avient
À un amourous qui poursieut
Sa besongne ; trop bien s’ensieut
Que, quant il ne s’en donne garde,
Amours en pitié le regarde.
Veci le confort que je pris
De ma droite dame de pris,
Avec joie et esbatemens
Et gracious contenemens.
À ma dame plot lors à dire,
Pour un peu garir mon martire,
Qu’elle me retenoit pour sien.
Onques li quens li Porsyen
Ne le visconte de Nerbonne
N’oïrent parolle si bonne,
Ne si belle com je fis lors ;
Car de coer, d’esperit, de corps
Fui tres grandement resjoïs
Quant j’ai si très douls mos oïs.
Quant celle qui me soloit pestre
De durté, ne me voelt mès estre
Fors que graciouse et courtoise,
Mon coer s’eslargi une toise,
Quant je li fis ceste requeste :
« Dame en nom d’amour, soyés ceste
« Qu’un petit voeilliés alegier
« Les mauls qui ne me sont legier,
« Et me retenés vo servant
« Loyal, secré à vous servant. »
Et ma dame respondi lors,
De legier coer et de gai corps :
« Volés-vous dont qu’il soit ensi ? »
— « Oil ! » — « Et je le voeil aussi. »
Je pris ceste parolle à joie ;
C’est moult bien raison c’on m’en croie ;
Mès la joie trop longement
Ne me dura : veci comment.
En ce voiage dont vous touche
Estoit avec nous Male-bouche
Qui tout no bon temps descouvri.
Ce trop grandement m’apovri
Dou bien, dou temps et dou confort
Que je cuidoie avoir moult fort ;
Car celle qui oncques ne tarde,
Male-bouche, que mal fu arde !
Parla à mon contraire tant,
Et en séant et en estant,
Que ma dame simple et doucette
Et d’éage forment jonette
En fut trop griefment aparlée :
« Ha ! dist-on, estes vous alée
« En un voiage avec cesti
« Qui vous a maint anoi basti ;
« Par foi ! ce fu uns grans oultrages
« Et uns abandonnés ouvrages ;
« Il fault que vous le fourjugiés. »
Là fui-je mortelment jugiés
De celles qui point ne m’amoient,
Ains leur ennemi me clamoiont.
Et leur jura ma dame chière,
Paourouse et à simple chière,
Que plus à moi ne parroit elle.
Ensi le me compta la belle,
Et me dist par parolle douce :
« Il convient, car le besoing touche,
« Qu’un peu d’arrest ait nostre vie
« Car on y a trop grande envie,
« Et j’en sui trop griefment menée
« Et par parolles fourmenée.
« Abstenir vous fault toutes voies,
« De devant nous passer les voies
« Tant que la chose soit estainte. »
— « Dame, di-je, de la destrainte
« Sui-je en coer grandement irés ;
« Je ferai ce que vous dirés,
« Car ensi le vous ai prommis. »
Et celle me dist : « Grant mercis ! »
Depuis me tins une saison,
Au mieulx que poc parmi raison,
De passer par devant l’ostel
De ma dame, et aussi ou tel
Qui estoit ordenés pour nous ;
Dont j’estoie tous anoious.
Et s’il avenoit que passoie,
En terre mon regart bassoie ;
Vers li n’osoie regarder,
Et tout seul, pour sa paix garder.
Mès sus un vespre, en un requoi,
Me tennoie illuecques tout quoi
Assés près de l’ostel ma dame.
Or avint à ce dont, par m’ame !
Qu’elle vint illuec d’aventure.
Je, qui pour lui maint mal endure
Di en passant, n’en falli mie :
« Lès moi venés ci, douce amie. »
Et elle, si com par courous
Dist : « Point d’amie ci pour vous. »
D’aultre part s’en ala séoir ;
Et quant je poc tout ce véoir,

Je me tinc en mon lieu tout quoi.
Que fist elle ? Vous saurés quoi.
Par devant moi rapassa-elle ;
Mès en passant me prist la belle
Par mon toupet, si très destrois
Que des cheviaus ot plus de trois.
El ne fist ne d’el ne parla ;
Ensi à l’ostel s’en rala,
Et je remès forment pensieus,
Contre terre clinant mes yeus,
Et disoie : « Veci grant dur !
« Je prise petit mon éur,
« Car j’aimme et point ne suis amés,
« Ne amans ne servans clamés.
« À painnes que ne me repens,
« Car en folour mon tems despens.
« Le despens-je dont en folour ?
« Oil ! onques ne vi grignour. »
Lors me repris de ma folie,
Et di : « Se je merancolie,
« Ensi se veulent amourettes
« Ramprouver, une heure durettes,
« L’autre moles et debonnaires.
« Plus nuist parlers souvent que taires.
« Je n’avoie pas grant raison
« De li dire, en celle maison,
« Qu’elle venist lès moi séoir.
« À sa manière poc véoir
« Qu’elle n’en fu mie trop lie ;
« Et pour ce, tantos conseillie,
« Me respondi tout au revers.
« Non-pour-quant, quant le fait revers
« De ce que la belle en taisant,
« Tout en riant et en baissant,
« Elle par le toupet me prist,
« Mon coer dist, qui tous s’en esprit,
« Que liement à son retour
« Fist elle cel amoureus tour ;
« Et jà ne se fust esbatue
« À moi, qui là ert embatue,
« S’elle ne m’amast ; je l’entens
« Ensi, et m’en tienc pour contens
« De quan qu’elle a fait et à faire. »
Lors m’esjoï en cela faire,
Et fis une balade adont
Sur la fourme que mes mauls ont
D’aliegement tant qu’au penser,
...................
Ne vous poroie pas retraire
Tout le bien et tout le contraire
Que j’ai par amours recéu
Pas ne m’en tienc pour decéu
Mes pour ewireus et vaillant.
On ne s’en voist émervillant
Car amours et ma dame aussi,
M’ont pluisours fois conforté si
Que j’en ai et sui en l’escoeil
De tout le bien que je recoeil ;
Ne jà n’euisse riens valu
Se n’euisse éu ce salu ;
C’est un moult grand avancement
À jone homme et commencement
Beaus et bons et moult proufitables.
Il s’en troeve courtois et ables
Et en met visces en vertus.
Oncques le temps n’i fut perdus,
Ains en sont avancié maint homme
Dont je ne sçai compte ne somme.
Pour vous, ma dame souverainne,
Ai recéu tamainte painne,
Et sui encor dou recevoir
Bien tailliés, je di de ce voir ;
Car com plus vis et plus m’enflamme
De vous li amourouse flame.
En mon coer s’art et estincelle
Sa vive et ardans estincelle
Qui ne prendera à sejour
Heure, ne de nuit, ne de jour ;
Et Venus bien le me promist
Quant l’aventure me transmist
De vous premièrement véoir.
Je ne pooie mïeuls chéoir ;
Ne se toutes celles du mont
Estoïent mises en un mont,
En grant estat, en grant arroi,
Et fuissent pour mieuls plaire à roi,
Si ne m’en poroit nulle esprendre.
En ce point où me povès prendre.
Conquis m’avés, sans nul esmai.
Oncques plus nulle n’en amai,
Ne n’amerai, quoiqu’il aviegne.
N’est heure qu’il ne m’en souviegne.
Vous avés esté premerainne,
Aussi serés la daarrainne.

BUISSON DE JONECE.

Des aventures me souvient
Dou temps passé. Or me convient,
Entroes que j’ai sens et mémoire,
Encre et papier et escriptoire,
Canivet et penne taillie,
Et volenté appareillie
Qui m’amonneste et me remort,
Que je remonstre avant ma mort
Comment ou Buisson de Jonece
Fui jadis, et par quel adrece.
Et puisque pensée m’i tire,
Entroes que je l’ai toute entire
Sans estre blechié ne quassé,
Ce n’est pas bon que je le passe.

Car s’en noncaloir me mettoie
Et d’autre soing m’entremettoie,
Je ne poroie revenir
De légier à mon souvenir.
Pour ce le vodrai avant mettre,
Et moi liement entremettre
De quant qu’à ma memoire sent
Dou temps passé et dou présent.
Aussi nature qui m’a fet,
Créé et nouri de son fet,
Et qui encor de jour en jour
Me preste loisir et sejour
Que de ce que j’ai je m’avise
Et ce que je scai je devise,
Se plainderoit, où que je soie,
De moi voir, se je me cessoie ;
Et bien auroit raison et cause.
Nulle escusance je n’i cause ;
Car pour ce m’a-elle ordonné,
Sens et entendement donné,
Que je remonstre en plain ventele
Ce que je scai, dont je me mele,
C’est que de faire beaus dittiers
Qu’on list et qu’on voit volontiers,
Espécialment toutes gens
Qui ont les coers discrès et gens.
Ce n’est mie pour les villains ;
Car, ensi m’ayt sains Gillains !
Que je m’avroie assés plus chier
À taire et en requoi mucier
Que jà villains evist dou mien
Chose qui li fesist nul bien.
Ce n’est fors que pour les jolis
Qui prendent solas et delis
À l’oïr, et qui compte en font.
Pour ceuls servir mon coer tout font
En plaisance, et se m’i delitte
Que grandement j’en abilite
L’entendement et le corage,
De quoi nature m’encorage ;
C’est que je monstre et que je die
À quoi je pense et estudie.
Et je sui tous près d’obéir,
Ensi com vous porés véir.
Diex, par sa grasce me deffende,
Que nature jamès n’offende !
Jà fu un temps que l’offendi,
Mès le guerredon m’en rendi ;
Car elle qui eslève mot,
Sans ce qu’onques en sonnast mot,
Elle me fist, ci se miron,
Descendre ou pié dou sommiron.
Or y ot tant de bien pour mi,
Ensi qu’on dist à son ami
Et qu’on ramentoit les grans plueves.
En jonèce me vint cils flueves ;
Car s’en viellece m’euist pris
J’euisse esté trop dur apris.
Jonèce endure moult d’assaus ;
Mès en viellece nuls n’est saus.
Pour ce fu dit en reprouvier :
En jone homme a grant recouvrier.
Si fui-je esprit de grant anui
Si tos que je me recognui.
Mès tout seul, pour oster l’escandle
Dont je voeil ores qu’on m’escandle,
Me mesfis, dont moult me repens ;
Car j’ai repris à mes despens
Ce de quoi je me hontioie ;
Dont grandement m’abestioie,
Car mieuls vault science qu’argens.
Point ne le semble aux pluisours gens
Qui ne scevent que bienfais monte.
Ançois me comptoïent pour honte
Ce qui m’a fait et envay
Et dont je vail. Ahy ! ahy !
Et comment le pooie faire ?
Or me cuidai trop bien parfaire,
Pour prendre aillours ma calandise.
Si me mis en la marchandise
Où je sui ossi bien de taille
Que d’entrer ens une bataille
Où je me trouveroie envis.
Quant je m’avise et je devis
Comment oultrages et folie
Me misent en melancolie
Que dou don de nature perdre,
Pensées me viennent aherdre
Qui me font sainnier à merveilles.
.................
« Néis ! que diront li seigneur
« Dont tu as tant éu dou leur
« Les roix, les dus et li bon conte
« Desquels tu ne scés pas le compte,
« Les dames et li chevalier ?
« Foi que je dois à Saint Valier !
« À mal employé le tendraient ;
« Et aultre fois il retendroient
« Leurs grans largheces et leurs dons
« Et de droit aussi li pardons
« Ne t’en deveroit estre feis,
« Quant tu es nouris et parfais,
« Et si as discretion d’omme,
« Et la science, qui se nomme
« Entre les amoureuses gens
« Et les nobles, li Mestiers Gens ;
« Car tous coers amoureus esgaie,
« Tant en est li oye gaie !
« Et tu le voes mettre hors voie,
« Si que jamès nuls ne le voie !

« Il ne fait pas à consentir.
« Bien t’en poroies repentir.
« Or fai dont tost ; et si t’esveilles,
« Tu ne laboures ne traveilles
« De nulle painne manuele ;
« Ançois as ta rente annuele
« Qui te revient de jour en jour.
« En grant aise prens ton séjour.
« Tu n’as ne femme ne enfans,
« Tu as ne terres ne ahans,
« Qui ne soient tout mis à cense.
« Pour vérité je te recense,
« Se Diex vosist, il t’euist fait
« Un laboureur grant et parfait
« À une contenance estragne,
« Ou un bateur en une gragne,
« Un maçon ou un aultre ouvrier ;
« Je n’ai cure quel manouvrier ;
« Et il t’a donné la science
« De quoi tu poes par conscience
« Loer Dieu et servir le monde.
« Or fai dont tos, et si le monde ;
« Et respont, sans plus colyer
« Qui te fait melancolyer. »
Ensi me vient philosophie
Visiter, et dire à la fie
Parolles qui me font debatre
Pour moi en argumens embatre.
Et je respons à la volée :
« Dame, dame, trop afolée
« Est ma science en pluisours lieus
« Par receveurs et par baillieus,
« Par officiers et par gens
« Qui assemblent les grans argens
« Pour leurs enfans et pour leurs hoirs,
« Et font faire les grans manoirs
« Où il se dorment et reposent,
« Et à painnes les seignours osent
« Dire quel chose il leur besongne,
« Mès quant il croist une besongne
« Pourfitable à ceuls dessus dis,
« Jà ne s’en ira escondis
« Ne marchéans ne couletiers.
« Il ont bien des seignours le tiers
« De tout ce qu’il ont de chevance.
« Ce grandement les desavance
« Et retrence leurs dons parmi.
« Quant bien g’i pense, he mi ! he mi !
« Je sui, foi que je dois mes ans !
« De tous bien faire si pesans
« Qu’à painnes puis je riens gloser.
« Pour Dieu laissiés moi reposer.
« Vous dittes que bons jours m’ajourne
« Et qu’en grant aise je sejourne,
« Je le vous accorde : à tant paix. »
Lors dist elle : « Se tu te tais,
« Tu m’esmouveras en grant ire.
« Encores t’en voeil je tant dire,
« Et s’en poras bien valoir mains.
« Je te pri ; nomme nous au mains
« Les seignours que tu as véus
« Et dont tu as les biens éus ;
« Si prenderont leurs hoirs exemple. »
— « Volontiers ! Premiers vous exemple
« La bonne, qui pourist en terre,
« Qui fu royne d’Engleterre ;
« Phelippe ot nom la noble dame.
« Propisces li soit Diex à l’âme !
« J’en sui bien tenus de pryer
« Et ses largheces escryer,
« Car elle me fist et créa ;
« Ne onques voir ne s’effréa,
« Ne ne fu son coer saoulés
« De donner le sien à tous lés.
« Aussi sa fille de Lancastre.
« Haro ! mettés moi une emplastre
« Sus le coer, car, quant m’en souvient,
« Certes souspirer me convient,
« Tant sui plains de mélancolie !
« Elle morut jone et jolie
« Environ de vingt et deux ans,
« Gaie, lie, friche, esbatans,
« Douce, simple, d’humble samblance.
« La bonne dame ot à nom Blance.
« J’ai trop perdu en ces deux dames ;
« J’en tors mes poins, j’en bac mes palmes.
« Encor ot la noble royne
« Une fille de bonne orine,
« Ysabiel, et de Couci dame.
« Je doi moult bien proyer pour s’âme ;
« Car je le trouvai moult courtoise
« Ançois qu’elle passast oultre Oise.
« Le roy d’Engleterre autant bien ;
« Son père me fist jà grant bien,
« Car cent florins, tout d’un arroi,
« Reçus à un seul don dou roy.
« Aussi dou comte de Herfort
« Pris une fois grant reconfort.
« Des dons monseigneur de Mauni
« Me lo ; ne pas ne les reni.
« Et son fils de Pennebruc, voir !
« En a moult bien fait son devoir. »
— « Et le grant seigneur Espensier
« Qui de larghece est despensier
« Que-t’a-il fait ? — « Quoi ! di-je ; assés ;
« Car il ne fu onques lassés
« De moi donner, quel part qu’il fust.
« Ce n’estoient cailliel ne fust,
« Mès chevaus et florins sans compte ;
« Entre mes mestres je le compte

« Pour seignour, et c’en est li uns.
« Et l’autre, si m’est moult communs,
« C’est le bon seignour de Couci
« Qui m’a souvent le poing fouci
« De beaus florins à rouge escaille ;
« C’est raisons que de li me caille.
« Et Beraut, le conte Daufins
« D’Auvergne, qui tant parest fins,
« Amoureus et chevalereus,
« Il n’est felenès ne ireus,
« Mès enclins à tous bons usages
« Secrès, discrès, loyaus et sages,
« Acointables à toutes gens,
« En ses maintiens friches et gens.
« Et son fil le duc de Bourbon,
« Loys, ai-je trouvé moult bon.
« Pluisours dons m’ont donné li doi.
« Aussi recommender je doi
« Charle le noble roy de France.
« Grans biens me fist en mon enfance.
« Le duc et la ducoise aussi
« De Braibant, moult je regrasci.
« Car il m’ont tout dis esté tel
« Que euls, le leur et leur hostel
« Ai je trouvé large et courtois.
« Nullui ne congnois en Artois,
« Mès en Haynau m’en revenrai,
« Et des segnours compte y tenrai
« Que g’i ai véus et servis
« Qui ne m’i voient pas envis.
« Le duc Aubert premièrement
« M’a à toute heure liement
« Recoeillié, que vers li aloie
« Et grandement mieuls en valoie ;
« Et aussi mes seignours de Blois
« Loys, Jehan, et Gui ; des trois
« Moult acointés jà un temps fui,
« Et espécialment de Gui,
« Et encor le sui tous les jours ;
« Car dalès lui gist mes sejours,
« C’est le bon seignour de Beaumont
« Qui m’amonneste et me semont.
« Ce vous ai-je bien en convent,
« Que véoir le voise souvent ;
« Et le senescal, Diex li vaille !
« Car c’est un seignour de grant vaille
« Et qui m’a donné volentiers ;
« Car, ensi com uns siens rentiers,
« Où qu’il me trouvast, ne quel part,
« J’avoie sus le sien ma part.
« Et le seignour de Moriaumés
« De qui je sui assés amés.
« Encor en y a qui vendront
« Et qui mi mestre devendront,
« Car il sont jone et à venir.
« Se m’en pora bien souvenir
« Quant je ferai un aultre livre.
« Mès tous ceuls qu’à présent vous livre
« M’ont largement donné et fait.
« Si les recommende et de fait
« Ensi qu’on doit, et sans fourfaire,
« Ses mestres et ses seignours faire.
« Amé, le conte de Savoie,
« Je ne sçai se nommé l’avoie,
« Mès à Milans, en Lombardie,
« Une bonne cote hardie
« Me donna de vingt florins d’or ;
« Il m’en souvient moult bien encor,
« Pour un tant que moult me valirent ;
« Car oncques cil ne me fallirent
« Jusqu’à tant que je vinc à Romme.
« Et c’est raisons que je renomme
« De Cippre le noble roy père,
« Et que de ses bienfais me père.
« Premiers, à Boulongne-la-Grasce,
« D’Esconflan monseignour Eustasce
« Trouvai, et cils me dist dou roy
« Dessus dit l’afaire et l’arroi ;
« Le quel me reçut à ce tamps.
« Com cils qui moult estoit sentans
« D’onnour et d’amour grant partie
« Liement en celle partie ;
« Et me delivra à Ferrare
« Sire Tiercelés de la Bare,
« À son commant, lance sus faultre,
« Quarante ducas l’un sur l’aultre.
« Haro ! que fai ? je me bescoce ;
« J’ai oublié le roy d’Escoce,
« Et le bon conte de Duglas
« Avec qui j’ai mené grant glas.
« Bel me reçurent en leur marce
« Cils de Mare et cils de la Marce,
« Cils de Surlant et cils de Fi ;
« Ségurement le vous affi.
« Je n’en sui mies si hays,
« Que, se je raloie ou pays,
« Je ne fuisse li bien venus ;
« Mès je serai lors tous chenus,
« Foibles, impotens, mas et sombres.
« Mon temps s’enfuit ensi qu’uns ombres.
« Vis m’est, de quanque j’ai esté
« Que j’aie noient arresté,
« Ensi que dist ens ou psautier
« David ; je li lisi l’autr’ier ;
« Si le retins pour valoir mieuls :
« Homs qui vis vois devant les yeus
« Mille ans amoncelés ensamble.
« C’est le jour d’ier ; il le me samble.
« Si vous suppli, très chière dame,
« Laissiés moi dont penser pour l’ame.

« J’ai éu moult de vainne gloire ;
« S’est bien heure de ce temps cloire
« Et de cryer à Dieu merci
« Qui m’a amené jusqu’à ci. »
Lors respondi Philosophie,
Qui oncques ne fu assouffie
D’arguer par soubtieves voies,
Et dist : « Amis, se tu sçavoies
« Que c’est grant chose de loenge,
« Et com prisie en est li enge,
« Plus chier l’auroies à avoir
« Qu’en tes coffres nul grant avoir.
« Pourquoi traveillent li seigneur
« Et despendent foison dou leur
« Ens es lointains pelerinages,
« Et laissent enfans et linages,
« Femmes, possessions et terre,
« Fors seul que pour loenge acquerre ?
« Que scevist-on qui fu Gawains,
« Tristans, Percevaus et Yewains,
« Guirons, Galehaus, Lanscelos,
« Li roix Artus, et li roix Los,
« Se ce ne fuissent li registre
« Qui euls et leur fès aministre ?
« Et aussi li aministreur
« Qui en ont esté registrer
« En font moult à recommender.
« Je te voeil encor demander,
« Se no foy qui est approuvée,
« Et n’est elle faitte et ouvrée
« Par docteurs et euvangelistes ?
« Sains Pols, Sains Bernars, Sains Celistes,
« Et pluisour aultre saint prodomme
« Que li Sainte Escripture nomme,
« N’en ont-il esté registreur ?
« Moult ont pour nous fet li docteur
« De proufit et de grant conseil.
« Pour tant, amis, je te conseil,
« Et te di en nom de chastoi :
« Ce que nature a mis en toi,
« Remonstre le de toutes pars,
« Et si largement le depars
« Que gré t’en puissent cil savoir
« Qui le désirent à avoir. »
Je respondi à sa parolle :
« Or soit, di-je, que je parolle
« Que porai-je de nouvel dire ?
« Je ne vous ose contredire,
« Car toutes vos monitions
« Ont si douces initions
« Qu’il n’est rien si trettable chose
« Mès, dittes moi, je qui repose
« Et qui ressongne travillier,
« De quoi me porai-je esvillier
« Qui soit plaisant et proufitable
« Au lire, et l’oïr delitable ?
« Voirs est qu’un livret fis jadis
« Qu’on dist l’Amourous Paradys,
« Et aussi celi del Orloge,
« Où grant part del art d’amours loge ;
« Après l’Espinette Amoureuse
« Qui n’est pas à l’oïr ireuse ;
« Et puis l’Amoureuse Prison
« Qu’en pluisours places bien prison ;
« Rondeaus, balades, virelais,
« Grant foison de dis et de lays ;
« Mès j’estoie lors pour le tamps
« Toutes nouvelletés sentans,
« Et avoie prest à la main
« À toute heure, au soir et au main,
« Matère pour ce dire et faire.
« Or voi-je changie mon afaire
« En aultre ordenance nouvelle. »
Et adonques me renouvelle
Philosophie un hault penser,
Et dist : « Il te convient penser
« Au temps passé et à tes oevres ;
« Et voeil que sus cesti tu oevres.
« Il ne t’est mie si lontains,
« Ne tu si frois ne si estains
« Que memoire ne t’en reviegne.
« Et s’ensi est qu’il te conviegne
« Varyer par trop sejourner,
« Se me fai prendre et ajourner
« Où que tu voels, et de par toy,
« Se briefment ne te ramentoy
« Ce que tu as de pourvéance
« Où tu n’as gaires de béance.
« Or y pense. » — « Si fai-je, dame,
« Que voelt estre ? Ne sçai, par m’ame !
« Recordés m’ent. » — « Volentiers, voir.
« Tu dois par devers toi avoir
« Un coffret ens ou quel jadis,
« Il y a des ans plus de dis,
« Tu mesis, et bien m’en souvient
« Puisque dire me le convient,
« Un image bel et propisce
« Fait au semblant et en l’espisce
« Que ta droite dame estoit lors.
« Se depuis tu ne l’as tret hors,
« Encores le dois-tu avoir.
« Je t’en pri ; or y va sçavoir,
« Tu y scés moult bien le chemin ;
« Et tu veras en parchemin
« L’image que je te devis,
« Pourtrette de corps et de vis,
« D’yeuls, de bouche, de nés, de mains,
« Toute otele, ne plus ne mains,
« Ouvrée en couleur bonne et riche
« Com fu ta dame belle et friche

« Pour qui tu as les mauls d’amer
« Senti, deçà et delà mer.
« Tu y auras grant recouvrier ;
« Car faitte fu de main d’ouvrier
« Qui riens n’i oublia à faire.
« Et encores, pour mieuls parfaire,
« Et plus près ta plaisance attaindre,
« Coulourer le fesis et taindre
« Proprement, au samblant d’ycelle
« Qui lors estoit jone pucelle ;
« Et cils si bien y assena
« Qu’en l’image à dire riens n’a
« De propriété ne d’assise,
« Tant est à son devoir assise.
« Et si tos que tu le veras
« De respondre te pourveras,
« Et diras, sans nulle abstenance,
« Par une seule contenance,
« Que tu fesis l’image faire
« Qui bien afiert à son afaire ;
« Car elle est droite, et à nu chief :
« Veci celle qui de rechief
« Me remet la vie ens ou corps.
« Pour l’amour de li, je m’acors
« À estre jolis et chantans
« Et penser à mon jone tamps
« Comment que la saison m’eslonge.
« Or ne quier voie ne eslonge
« Qui te destourne de ce point,
« Car elle te vient bien à point.
« Tu ne poes plus grant chose avoir. »
— « Haro ! di-je, vous dittes voir.
« Il me souvient moult bien, par m’ame !
« Qu’après la façon de ma dame
« Je fis pourtraire voirement
« Un image notoirement
« Par un paintre sage et vaillant ;
« De quoi, toujours en travillant
« Cest image avec moi portoie,
« Et grandement me deportoie
« Au véoir et au regarder.
« Et encores, pour mieuls garder,
« Mis l’avoie en toile cirée.
« Or ne sçai s’elle est empirée,
« Car il a bien sept ans entiers,
« Quoique g’i pense volentiers,
« Que je n’ouvri, ne fui au coffre. »


Avec la vue de sa dame reviennent toutes ses pensées heureuses.


....................
On dist en pluisours nations
Que les imaginations
Qu’on a aux choses sourvenans,
Dont on est plenté souvenans,
Tant sur terre com en abysmes,
Sont si propres d’elles méismes
Et si vertueuses aussi,
Que souvent apperent ensi
Qu’on les imagine et devise.
Et encores, quant je m’avise,
En considérant les pensées
Qui ci vous seront recensées,
Comment me vindrent, et de quoi,
Soit en public ou en requoi,
Je tesmongne assés qu’il est vrai.
Car ensi que jà me navrai,
Par penser souvent à ma dame,
M’en est-il avenu, par m’ame !
Et par pensées qui ou chief
Me sont entrées de rechief,
Et des queles biens me ramembre.
La trentième nuit de novembre
L’an mil trois cens treize et soixante,
Que nul gai oiseillon ne chante
Pour la cause dou temps divers,
Car lors est plainnement yvers,
Si sont les nuis longes et grans,
S’est nature encline et engrans,
Ce poet on moult bien supposer,
De dormir et de reposer ;
Et je, qui volentiers m’aheure,
Me couchai ce soir de haulte heure.
Si m’endormi en un tel songe
Où nulle riens n’a de menchonge.
Et estoit la vision moie,
Qu’en la chambre où je me dormoie
Véoie une clarté très grans.
Et je, qui moult estoie engrans
De savoir que ce pooit estre,
Levai le chief. Si vi sus destre
Une dame courtoise et gente.
Ce ne fu Flore ne Argente ;
Ains estoit ma dame Venus :
« Comment qu’un peu soie chenus,
« Dame, di-je, dont j’ai anoi,
« Assés bien je vous recognoi,
« Car je vous vi, jà fu le tamps ;
« Et encores sui bien sentans
« Les paroles qui de vo bouche
« Issirent, qui est belle et douce.
— « T’en souvient-il ? » — « Oil, par m’ame !
— « Di que ce fu. » — « Volentiers, dame.
« Vous me donnastes don moult riche,
« Quant coer gai, amoureus et friche
« Aroie-je tout mon vivant ;
« Et encores trop plus avant
« Que de dame humble, gaie et lie
« De tous biens faire appareillie

« Seroie fort énamourés.
« Or ai-je vos dons savourés.
« Non de tous, mès d’aucuns me loe. »
— « Compains, dist-elle, que je loe
« Ce dont tu te plains, je t’en pri. »
— « Volentiers ! Je qui merci cri,
« Et l’ai fait ensi que tout dis.
« Je n’en ai riens el qu’escondis,
« Dangiers et refus, jours et nuis,
« Painnes, et assaus et anuis.
« Ne sçai comment les ai portés ;
« Mès je me sui seul de portés
« À estre loyal et entiers
« Et que de véoir volentiers
« Ma dame, à qui j’ai tout donné.
« Or avés vous abandonné
« Mon corage en un dur parti
« Car je, qui onques ne parti
« De servir entérinement
« Ma dame, et très benignement,
« Obéy, crému et doubté,
« Elle m’a arrier rebouté
« Pour autrui. Ce m’est dur assés ;
« Car mon jone temps est passés,
« Sans pourvéance et sans ressort.
« Si que, je di que tout vo sort
« Ne me sont que confusions
« Et très grandes abusions. »


Après s’être plaint des malheurs de ses premiers amours, il est consolé par Vénus qui lui montre que c’est à ce premier sentiment si pur qu’il a dû les bons sentimens qui l’ont amené à écrire. La pièce se termine par une longue allégorie qui ne renferme aucun fait nouveau qui nous explique sa vie.

LE DIT DOU FLORIN[1].

Pour bien savoir argent desfaire,
Si bien qu’on ne le scet refaire,
Rapiecier ne remettre ensamble,
Car tel paour a que tout tramble
Quant il est en mes mains venus.
Point ne faut que nulle ne nuls
Voist à Douay ou à Marcienes,
À Tournay ou à Valencienes,
Pour quérir nul millour ouvrier
Que je sui l’esté et l’ivier ;
Car trop bien délivrer m’en sçai.
Je l’alève bien sans assai,
Ne sans envoyer au billon.
Aussi à la fois m’en pillon
Aux dés, aux esbas et aux tables,
Et aux aultres jus délitables.
Mès pour chose que argens vaille,
Non plus que ce fust une paille
De bleid, ne m’en change ne mue.
Il samble voir qu’argens me pue ;
Dalès moi ne poet arrester.
J’en ai moult perdu au prester ;
Il est fols qui preste sans gage.
Argent scet maint divers langage ;
Il est à toutes gens acointes ;
Il aime les beaus et les cointes,
Les nobles et les orfrisiés,
Les amourous, les envoisiés,
Les pélerins, les marchéans
Qui sont de leurs fais bien chéans,
Ceuls qui sievent soit guerre ou jouste ;
Car à tels gens argent ne couste
Nulle chose, ce leur est vis ;
Dalès euls le voïent envis.
Argent trop volentiers se change ;
Pour ce ont leur droit nom li change ;
Pas ne le scevent toute gent.
Change est paradys à l’argent,
Car il a là tous ses déduis,
Ses bons jours et ses bonnes nuis ;
Là se dort-il, là se repose,
Là le grate-on, c’est vraie chose !
Là est frotés et estrillés,
Lavés et bien appareilliés ;
Il en vient come par enfance.
Ils le poisent à la balance ;
Avoir li font toutes ses aises ;
Au devant de lui mettent haises
Afin qu’on ne le puist haper.
Cil qui se mellent de draper
En prendent là plus grans puignies.
Argens est de pluisours lignies ;
Car lors qu’il est issus de terre
Dire poet : « Je m’en vais conquerre
« Pays, chasteaus, terre et offisces. »
Argent fait avoir bénéfisces,
Et fait des drois venir les tors,
Et des tors les drois au retors.
Il n’est chose qu’argens ne face,
Et ne desface, et ne reface.
Argent est un droit enchanteur,
Un lierres et un bareteur ;
Tout met à point et tout toveille.
Il dort un temps, puis se resveille.
Se gros tournois leur cours avoient
Et les changéours y sçavoient
Gaagnier, quoique peu de cours
Aïent ores, dedens briefs jours
Vous en veriés sus establies

Aux changes, pour connestablies,
Et pour porter fondre au billon.
Souvent de moi s’esmervillon
Comment sitos je m’en délivre ;
J’ai plus tos espars une livre
Qu’uns aultres n’auroit vingt deniers ;
Si n’en mac-je bleds en greniers
Avainnes, pois, fèves ne orges ;
Je n’en fais moustiers ne orloges,
Dromons, ne naves, ne galées,
Manoirs, ne chambres, ne alées,
Je n’achate toiles ne lins,
Aultres grains, ne fours, ne moulins,
Fuerres, gluis, estrains ne esteules,
Hasples, ne fuseaus, ne keneules,
Ne faucilles pour soyer blés.
Il s’est tantost de moi emblés ;
Il me defuit et je le chace ;
Lorsque je l’ai pris, il pourchace
Comment il soit hors de mes mains.
Il va par maintes et par mains ;
Ce seroit uns bons messagiers,
Voires mès qu’il fust usagiers
De retourner quant il se part ;
Mès nennil, que Diex y ait part !
Jà ne retournera depuis,
Non plus qu’il chéist en un puis,
Lorsqu’il se partira de moi.
Se je ploure après, ou larmoi,
Il m’est avis il n’en fait cure.
Puis vingt et cinq ans, sans la cure
De Lestines, qui est grant ville,
En ai-je bien éu deus mille
Des frans ; que sont-ils devenu ?
Si coulant sont et si menu,
Quand ma bourse en est pourvéue,
Tost en ai perdu la véue ;
De quoi, pour ravoir eut le compte
De deux milliers que je vous compte,
Le fons et toute la racine
J’en mis l’autr’ier un à jehine,
Que je trouvai en un anglet
D’un bourselot. « Diex ! doux valet,
« Di-je lors, es-tu ci quatis ?
« Par ma foi ! tu es uns quetis,
« Quant tous seuls tu es en prison
« Demorés, et ti compagnon
« S’en sont alés sans congié prendre.
« Or çà, il t’en fault compte rendre. »
Adoncques le pris à mes dens,
Et le mors dehors et dedens
À la fin qu’il fust plus bleciés :
Et quant je me fui bien sauciés,
Sus une pierre l’estendi
Et dou poing au batre entendi ;
Et puis si tirai mon coutiel
Et jurai : « Par ce hateriel !
« Je t’esboulerai, crapaudeaus ;
« Bien voi que tu es uns hardeaus
« Tailliés, rongniés et recopés ;
« Pour ce n’es-tu point eschapés ;
« Les autres t’ont laissié derrière.
« Se tu fuisses de leur manière,
« De bon pois et de bon afaire,
« Tu eusses bien o euls à faire.
« Di moi quel part s’en sont alé
« Ceuls qui n’ont chanté ne parlé,
« Mès sont partis, lance sus fautre,
« Tout ensamble, l’un avec l’autre,
« Ou tantost je te partirai
« En quatre, et si te porterai
« Fondre en la maison d’un orfèvre,
« Ou cuire ou fu d’un aultre fèvre. »
Adonc dist-il : « Pour Dieu merci !
« Sire, j’ai demoré droit ci,
« En ce bourselot, moult lonc temps ;
« J’ai là dormi moult bien contens
« De vous ; je vous voeil dire voir :
« Alevé avés moult d’avoir.
« Depuis que m’euïstes premiers.
« Tous jours ai esté darrainniers,
« Ne onques vous ne m’alevastes.
« Engagié m’avés bien en hastes
« Et puis tantôt me rachetiés.
« Je sçai François, Englois et Thiès,
« Car partout m’avés vous porté.
« Je vous ai souvent conforté.
« Quant il vous souvenoit de mi
« Vous m’avés trouvés bon ami ;
« Se j’euïsse esté uns plus grans,
« Uns bons nobles, ou uns bons francs,
« Uns doubles, ou uns bons escus
« On en n’euïst eu nul refus ;
« J’euïsse ores par mille mains
« Passé. Et n’en penses jà mains.
« Mais pour ce que je suis si fés
« Que retaillés et contrefés,
« On m’a refusé trop de fois.
« Vous venez dou pays de Fois,
« De Berne, en la Haute Gascongne,
« Et n’avés point éu besongne
« De moi ; mes m’avés, sans mentir,
« Tout un yver laissié dormir
« En un bourselot bien cousu
« Quel chose vous est avenu ?
« Dittes le moi tout bellement ;
« Je sui en vo commandement,
« Soit dou vendre ou del engagier. »
Quant ensi l’oy langagier,
En corage me radouci,

Et li dis : « Je suis ores ci
« En Avignon, en dure masse. »
— « Pour quoi, monseignour, sauf vo grasce ?
« Dist le florin, vous estes bien
« Pour avoir pourfit et grant bien.
« Ne tendés vous à benefisces ?
— « Compains, di-je, se tu desisses
« Aultre chose, par saint Hylaire !
« Je te donroïe bon salaire,
« Ne jamais ne t’aleveroie,
« Mès grant honnour te porteroie. »
— « Et que volés-vous que je die ?
« Descouvrés moi vo maladie,
« Si en serai un peu plus aise ;
« Car pas n’est drois que je me taise.
« Puisque compte volez avoir
« Dou beau meuble et dou bel avoir
« Que vous avés jadis éu,
« Je sçai bien qu’il sont devenu.
« Tout premiers vous avés fait livres
« Qui ont cousté bien sept cens livres
« L’argent avés vous mis là bien ;
« Je le prise sus toute rien,
« Car fait en avés mainte hystore
« Dont il sera encor memore
« De vous ens ou temps a venir,
« Et ferés les gens souvenir
« De vos sens et de vos doctrines ;
« Et les tavreniers de Lestines
« En ont bien eu cinq cens frans.
« Regardés les deux membres grans
« De quoi je vous fac ordenance.
« Après, n’avés-vous souvenance
« Comment vous avés traveillié
« Et pluisours pays resvillié ?
« Moult bien en povés mettre en mille
« En chevauçant de ville en ville.
« N’avés-vous en Escoce esté,
« Et là demi an arresté,
« En Engleterre et en Norgalles,
« Où bien avés éu vos gales
« De là partir, aler à Rome,
« En arroi de souffisant homme
« Mené hagenée et roncin,
« Retourné un aultre chemin
« Que ne fesistes au passer
« Pour mieuls les pays compasser,
« Cherchié le royalme de France
« De chief en cor, par ordenance,
« Tele que tous jours à grans frès.
« Et avés éu tous jours près
« Or et argent, parmi raison,
« Pour bien employer vo saison.
« Tout dis avés esté montés,
« Et d’abis enhupelandés,
« Bien gouvernés et bien péus.
« J’ai tous vos afaires véus.
« Otant de choses avés faittes,
« Sans vous bouter en grosses debtes,
« Que uns aultres bons costumiers
« Autre tant, pour quatre milliers,
« N’en feroit, foi que doi saint Gille !
« Que fait en avés pour deux mille.
« Si ne devés pas le temps plaindre,
« Ne vous soussyer, ne complaindre.
« Vous avés vescu jusqu’à ci ;
« On quesne vous vi desconfi,
« Mès plain de confort et d’emprise,
« Et c’est un point que moult je prise.
« Je vous ai véu si joious,
« Si joli et si amourous,
« Que vous viviés de souhédier. »
— « Ha ! di-je, tu me voels aidier ;
« Mès c’est trop fort que jà oublie
« La belle et bonne compagnie
« De florins que l’autr’ier avoie ;
« Et si s’en sont ralé leur voie,
« Je ne sçai pas en quel pays.
« Certes, je m’en tiens pour trahis,
« Quant aultrement n’en ai penset. »
Lors dist mon florin, qu’il ne scet
Nulle riens de ceste matère.
« Mestres, par l’âme vostre père !
« Dites moi quel chose il vous fault,
« Ne a falli, et dou default
« Volentiers y adrecerai. »
Je respons : « Je te le dirai.
« Tu scés comment je me parti
« De Blois, et sus un bon parti,
« Dou conte Gui, mon droit seignour.
« Je, qui ne tenc qu’à toute honnour,
« Et qui moult desiré avoie
« D’aler en mon temps une voie
« Véoir de Fois le gentil conte
« Pour un tant que de li on compte
« Moult de largheces et de biens,
« Et vraiement il n’i fault riens
« Que largheces et courtoisies,
« Honnour sens, et toutes prisies,
« Qu’on peut recorder de noble homme
« Ne soïent en celui qu’on nomme
« Gaston, le bon conte de Fois ;
« Mon mestre, le conte de Blois
« Escrisi pour moi devers li ;
« Et le conte me recoelli
« Moult liement et doucement.
« J’ai là esté si longement
« Dalès lui, qu’il m’a pléu, voir !
« Se je desiroie à avoir
« De son estat la cognoissance,

« Je l’ai éu à ma plaisance ;
« Car toutes les nuis je lisoie
« Devant lui, et le solaçoie
« D’un livre de Melyador,
« Le chevalier au soleil d’or,
« Le quel il ooit volentiers ;
« Et me dist : C’est un beaus mestiers,
« Beaus maistres, de faire tels choses.
« Dedens ce romanc sont encloses.
« Toutes les chançons que jadis,
« Dont l’âme soit en paradys !
« Que fist le bon duc de Braibant,
« Wincelans dont on parla tant ;
« Car uns princes fu amourous,
« Gracious et chevalerous ;
« Et le livre me fist jà faire
« Par très grant amoureus afaire
« Comment qu’il ne le véist onques.
« Après sa mort je fui à donques
« Ou pays du conte de Fois
« Que je trouvai larghe et courtois,
« Et fui en revel et en paix
« Près de trois mois dedens Ortais ;
« Et vi son estat grant et fier
« Tant de voler com de chacier.
« J’ai moult esté et hault et bas
« Ou monde, et véu des estas ;
« Mès, excepté le roi de France,
« Et l’autre que je vi d’enfance,
« Édouwart, le roy d’Engleterre,
« Je n’ai véu en nulle terre
« Estat qui se puist ressambler
« À celui dont je puis parler,
« Se ce n’est Berri et Bourgongne.
« Mès bien croi, sans point de mençongne
« Que ces deus dus, cascuns par soi,
« Qui sont oncle dou noble roy
« Charles de France, qui Diex gart !
« Ont estat de plus grant regard
« Que ne soit li estas dou conte
« De Fois. Mès tant y a en compte
« Qu’il est larghes aux estragniers,
« Et parle et oïe volentiers
« À euls ; et dist otant de choses
« Où on poet prendre bonnes gloses
« Que de seignour que onques vi,
« O un, que Diex face merci !
« Amé, le conte de Savoie.
« Cils, tant qu’il vesqui, tint la voie
« De larghece, en toutes saisons.
« Revenir voeil à mes raisons.
« Gaston le bon conte de Fois,
« Pour l’onnour du conte de Blois,
« Et pour ce que j’oc moult de painne
« Tamaint jour et mainte sepmainne
« De moi relever à mie-nuit,
« Ou temps que les cers vont en bruit,
« Sis sepmainnes devant Noël
« Et quatre après, de mon ostel
« À mie nuit je me partoie
« Et droit au chastiel m’en aloie.
« Quel temps qu’il fesist, plueve ou vent ;
« Aler m’i convenoit souvent,
« Estoïe-je, vous di, moulliés.
« Mès j’estoïe bel recocilliés
« Dou conte, et me faisoit des ris.
« Adont estoi-je tous garis.
« Et aussi, d’entrée première
« En la salle avoit tel lumière,
« Ou en sa chambre à son souper,
« Que on y véoit ossi cler
« Que nulle clareté poet estre.
« Certes à paradys terrestre
« Le comparoïe moult souvent.
« Là estoïe si longement
« Que li contes aloit couchier.
« Quant léu avoie un septier
« De foeilles, et à sa plaisance,
« Li contes avoit ordenance
« Que le demorant de son vin
« Qui venoit d’un vaissiel d’or fin,
« En moi loant, c’est chose voire,
« Le demorant me faisoit boire ;
« Et puis nous donnoit bonne nuit
« En cel estat, en ce déduit
« Fui-je à Ortais un lonc tempoire ;
« Et quant j’oc tout parlit l’ustoire
« Dou chevalier au soleil d’or
« Que je nomme Melyador,
« Je pris congié, et li bons contes
« Me fist, par la chambre des contes,
« Délivrer quatre vins florins
« D’Aragon, tous pesans et fins ;
« Des quels quatre vins les soixante,
« Dont j’avoïe fait frans quarante,
« Et mon livre qu’il m’ot laissie,
« Ne sçai se ce fut de coer lie,
« Mis en Avignon sans damage.
« Or veci tantos trop grant rage :
« Je vinc là par un venredi,
« Et voloïe voir, je te di,
« Mettre tous ces florins au change ;
« Mès pourpos qui se mue et change
« Se mua en moi sans séjour.
« J’avoie acheté en ce jour
« Une boursette trois deniers ;
« Et là, comme mes prisonniers
« Les quarante francs encloy.
« Le dimence après, eschéy
« Que je me levai moult matin ;

« Je oy l’offisce divin.
« Or avoi-je mis mon avoir
« Et la boursette, très le soir,
« En une aultre bourse plus grans.
« Quant je cuidai trouver mes frans,
« Certes, je ne trouvai riensnée ;
« Et sçai bien qu’à la matinée
« Je les avoïe. Fin de somme,
« Onques n’oy de tel fantomme
« Parler, par l’ame de mon père !
« Ma folie je le compère
« Et comparrai, jusques au jour
« Que je serai mis au retour
« Et à monseignour revenus ;
« Car esté n’a nulle ne nuls
« Qui m’en ait dit nulle nouvelle. »
Et adonques me renouvelle
Mon florin un aultre pourpos,
Et me dist : « Vous estes un sos,
« Se vous pensés là longement.
« Tout dis recoevre-on bien argent.
« Legièrement vous sont venu
« Et legièrement sont perdu.
« Encores n’avés vous, sans faute
« Éu droit à nulle desfaute ;
« Et si s’avés encor derrière
« Le bon seignour de la Rivière,
« Et le bon conte de Sansoirre.
« Cescuns des deux, c’est chose voire,
« Pour l’amour dou conte de Blois,
« Qui est de coer frans et courtois
« Et estrais de haulte lignie
« Pour dix frans ne vous faudront mie ;
« Et se vous trouvés le Daufin
« D’Auvergne, qui a le coer fin
« Et de qui vous estes d’ostel,
« Il vous fera, certes, otel.
« Ne vous faudroit pour nulle rien ;
« Car de tant le cognoi-je bien.
« Aussi ne fera, s’il besongne.
« Uns qui est en celle besongne.
« Jehans le visconte d’Asci ;
« Car dou bon seignour de Couci,
« Qui est nobles, gentils et cointes
« Estes vous privés et acointes ;
« Et s’avés pour lui celle painne,
« Et l’expectation lontainne
« Sus les chanesies de Lille.
« Cent florins vous a, par Saint Gille !
« Moult bien coustée celle grasce,
« Qui n’est ores bonne ne grasse
« Une quantité de florins.
« Se les avés ; car nuls cousins,
« Ne parent, ne vous sont si bon,
« Ne si très loyal compagnon,
« Ne pour qui on esploite tant
« Que florins sont, je vous créant. »
Adonc di-je : « Sus toute rien
« Tu m’as ores conseillié bien ;
« Encores je te garderai,
« Ne point je ne t’aleverai,
« Car tu n’es mies trop prisiés
« Mès contrefés et débrisiés.
« Or t’en va, dont tu es venus ;
« Je ne voeil à toi parler plus. »

LE DÉBAT DU CHEVAL ET DU LÉVRIER.

Froissars d’Escoce revenoit
Sus uns un cheval qui gris estoit,
Un blanc levrier menoit en lasse.
« Las ! dist le levrier, je me lasse.
« Grisel, quant nous reposerons ?
« Il est heure que nous mengons. »
— « Tu te lasses, dist li chevaus ;
« Se tu avoïes mons et vauls
« Porté un homme et une male,
« Bien diroïes : Li heure est male
« Que je nasqui onques de mère. »
Dist li le levriers : « C’est chose clère ;
« Mès tu es grans, gros et quarrés,
« Et as tes quatre piés ferrés ;
« Et je m’en vois trestous deschaus.
« Assés plus grans m’est li travauls
« Qu’à toi, qui es et grans et fors,
« Car je n’ai qu’un bien petit corps.
« Et ne m’appelle-on un levrier
« Fais pour le gens esbanoyer ;
« Et tu es ordonnés et fès
« Pour porter un homme et son fès.
« Quant nous venrons jà à l’ostel,
« Nos mestres, sans penser à el,
« Il t’aportera del avainne ;
« Et s’il voit qu’aïes éu painne,
« Sus ton dos jettera sa cloque,
« Et puis par dalès toi se joque.
« Et il me fault illuec croupir.
« Il ne me vient point à plaisir. »
— « Je t’en crois bien, respond Griseaus ;
« Tu me comptes bien les morseaus !
« Mès je ne compte point les tiens.
« Pleuïst Dieu que je fuisse uns chiens,
« Ensi que tu es, par nature ;
« S’auroïe dou pain et dou bure
« Au matin, et la grasse soupe.
« Je sçai bien de quoi il te soupe.
« S’il n’avoit qu’un seul bon morsel,
« Ta part en as-te en ton musel ;
« Et si te poes partout esbatre.

« Nul ne t’ose férir ne batre.
« Mès quant je ne vois un bon trot,
« Jà n’en parlera à moi mot,
« Ains dou debout de ses talons
« Me frera de ses esporons,
« Si qu’à la fois me fait hanir.
« Si tu avoïes à souffrir
« Ce que j’ai, par saint Honestasse
« Tu diroïes acertes, lasse ! »
Dist le chien : « Tu te dois bien plaindre !
« Ains qu’on puist la chandelle estaindre,
« On te frote, grate et estrille,
« Et te cuevre-on, pour la morille,
« Et si te nettie-on les pié.
« Et s’on voit que tu soies liés
« On t’aplanoïe sus le dos,
« Et dist-on : Or, pren ton repos,
« Grisel, car bien l’as desservi
« L’avainne que tu menges ci.
« Et puis on te fait ta littière
« De blanc estrain ou de fléchière,
« Là où tu te dois reposer.
« Mès j’ai aultre chose à penser ;
« Car on me met derrière un huis,
« Et souvent devant un pertuis,
« Et dist-on : Or garde l’ostel.
« Et se laïens il a vient tel,
« Que bien j’en ai toutes les tapes ;
« Car, s’on envelope ens ès nappes
« Pain, char, bure, frommage ou let,
« Et la meschine ou li vallet
« Le mengüent, par aucun cas,
« Sus moi en est tous li debas :
« Et dist-on : Qui a ci esté ?
« Cils chiens ! Et je n’ai riens gousté.
« Ensement sui, sans ocquoison
« D’estre batus en souspeçon.
« Mès on ne te requiert riensnée,
« Fors que bien faces ta journée.
« Si te pri cor, avances toi,
« Car droitement devant nous voi
« Une ville à un grant clochier.
« Nos mestres y vodra mengier ;
« Tu y auras là del avainne,
« Et je aussi prouvende plainne.
« Si te pri, et si le te los
« Que tu y voises les galos. »
Respont Griseaus : — « Ossi ferai-je
« Car de mengier grant talent ai-je. »

Froissars atant vint à la ville
Et là faillirent leur concile.


Il nous indique, dans les pièces suivantes, le nom de celle qu’il aimait, son portrait et la manière dont il en était traité.

BALADE.

Sur toutes flours tient-on la rose à belle
Et en après, je croi, la violette ;
La flour de lys est belle, et la perselle ;
La flour de glay est plaisans et parfette ;
Et li pluisour aiment moult l’anquelie,
Le pyonier, le muget, la soussie.
Cascune flour a par li sa merite.
Mès je vous di, tant que pour ma partie,
Sur toutes flours j’aime la Margherite.

Car en tous temps, plueve, gresille ou gelle,
Soit la saisons ou fresce, ou laide, ou nette,
Ceste flour est graciouse et nouvelle,
Douce et plaisans, blancete et vermillete ;
Close est à point, ouverte et espanie ;
Jà n’y sera morte ne apalie ;
Toute bonté est dedens li escripte ;
Et pour un tant, quant bien y estudie
Sus toutes flours j’aime la Margherite.

Et le douc temps ore se renouvelle,
Et esclaircit ceste douce flourette ;
Et si voi ci séoir dessus la sprelle
Deus cuers navrés d’une plaisant sajette,
À qui le Dieu d’amours soit en aye.
Avec eulx est Plaisance et Courtoisie
Et Douls-regars qui petit les respite.
Dont c’est raison, qu’au chapel faire, die :
« Sus toutes flours j’aime la Margherite. »

Mès trop grant duel me croist et renouvelle
Quant me sauvient de la douce flourette ;
Car enclose est dedens une tourette :
S’a une haie au devant de li faitte,
Qui nuit et jour m’empèce et contrarie.
Mès s’amours voelt estre de mon aye,
Jà pour creniel, pour tour, ne pour gurite,
Je ne lairai qu’à occoision ne die :
« Sus toutes flours j’aime la Margherite. »

LAY.

Son corps est gent, drois et lons,
Sain hault assis, petis, rons,
Et bien durès,
Blanches mains, bras lons, grassès ;
Jambes droites, piés moult gès ;
Et puis après :
Les yex vairs comme uns faucons,
Nés trettic, clers, et ses frons
Polis, jolis et bien fès,

Et ses mentons
Est moult doucès ;
Belle bouche à donner pès,
Et chevelès
A beaus et blons.
S’est sa parolle et ses tons
Ossi plaisans que li sons
Des oiselès
Est à l’oir, quant li més
Vient et la douce saisons
Qu’on les ot sus ces buissons,
Par ces regrès
Au chanter près ;
Et pour ce a tousjours mès
Son servant vrès,
Sans avoir cès.
Je me renc li siens soubjès
Car c’est raisons.


Dans une autre pièce il parle de son amour en vers qui rappellent ceux de Pétrarque sur le même sujet.


Car c’est d’esté et d’yver,
Au levier et au couchier,
Au dormir, au resvillier,
Soit au boire ou au mengier,
À l’aler ou au joquier,
Au sevir ou au drecier,
Ou au reposer cuidier,
Qu’Amours si me représente
Son plaisant corps et legier,
Son maintien gai, friche et chier,
Sa bonté qu’on doit prisier,
Son sens ou n’a qu’ensegnier,
Ses meurs qui sont coustumier
De bien faire, et si entier
Qu’il n’y a que corrigier.
Ne je n’ai aillours entente,
Ne me puis nés apoyer,
Tenir chief sus orillier,
Estre quois ne piétyer,
Ne errer, ne chevaucier,
Ne parler, ne consillier,
Ne moi si ensonnyer,
Estre en hostel n’en moustier,
Aourer Dieu, ne pryer,
Ne compagnie enquier,
Pour moi un peu oublyer
Qu’amours tous jours me dist : « Rente
« Je te tienc mon prisonnier,
« Tu ne me poes eslongier ;
« Je t’ai mis en mon dangier,
« À moi te faut obligier.
« Bien te puis nuire et aidier. »
Là me fault pourpos changier
Sanc muer et fretillier
Trambler, frémir et songnier,
Comment me puisse alegier
Et couvrir mon destourbier.
De tels assauts maint millier
Ai-je nuit et jour de rente.


Il ne fut pas toujours malheureux, à en juger par ce lay et cette ballade.


Douls amie, ta revenue
M’esvertue.
...................
...................
Onques Genèvre, Yseut, Helainne,
Ne Lucresse, qui fu Romainne,
Ne de Vregi la chastelaine,
N’ama cascune tant le sien
Que je fai toi.


Le virelay suivant indique la facilité habituelle de son caractère.


Prendés le blanc, prendés le noir,
Prendés selonc vostre estanoir,
Prendés toutes coulours aussi ;
Mès je vous di
Que dou dimence au samedi
Vous faudrés bien à vo voloir.

Pour moi le di certainnement,
Car j’ai pensé en mon jouvent
Si hautement,
Et en voeil faire amendement
Très grandement.
Peu de chose est de fol espoir
Et s’est assés, au dire voir,
Car le cowart il fait hardi,
Et le joli,
Selon les mours qui sont en li,
Il li fit ordenance avoir.

Prendés le blanc, etc.

Or vodrai vivre liement
En joie et en esbatement,
Veci comment :
Je passerai legièrement
Le temps avenir et présent
Pareillement.

Tout metterai en noncaloir,
Tels pleure au main qui rit au soir
Amours ont maint homme enrichi,
Et resjoy
Dou bien d’autrui, par leur merci.
Encontre eux n’a nuls pooir.

Prendés le blanc, etc.


Ses Chroniques nous donnent des détails plus circonstanciés sur quelques-uns des événemens de sa vie. Je distribue ici, par ordre chronologique, tout ce que j’ai pu y retrouver de faits personnels.


Il commence à écrire son histoire en 1357, à l’âge de vingt ans.

Si ay toujours à mon pouvoir enquis et demandés du fait des guerres justement et des aventures qui en sont avenues, et par espécial depuis la grosse bataille de Poitiers (en 1356), où le noble roi Jean de France fut pris ; car devant ce j’étois encore moult jeune de sens et d’age. Et ce nonobstant, si empris-je assez hardiment, moi issu de l’école, à rimer et à dicter les guerres dessus dictes, et pour porter le livre en Angleterre tout compilé, si comme je fis.

(T. i, p. 1 et 2.)

Et pour vous informer de la vérité, je la commençai jeune, dès l’âge de vingt ans, et si suis venu au monde avec les faits et les avenues, et si y ai toujours pris grand’plaisance, plus que à autre chose.

(T. iii, p. 1.)

Sachez que sur l’an de grâce 1390, je y avois labouré trente-sept ans[2].

(T. ii, p. 601.)

Jean Le Bel lui sert de guide dans ses premiers travaux, qu’il compléta par ses propres renseignemens.

Je, Jean Froissart, commence à parler après la relation de monseigneur Jean le Bel, jadis chanoine de Saint-Lambert de Liége.

(T. i, p. 3.)

Je me vueil fonder et ordonner sur les vraies chroniques, jadis faites et rassemblées par vénérable homme et discret seigneur monseigneur Jehan le Bel[3] chanoine de Saint-Lambert de Liége, qui grant cure et toute bonne diligence mist en ceste matière ; et la continua tout son vivant au plus justement qu’il pot ; et moult lui cousta à acquerre et à l’avoir. Mais quelques frais qu’il y eust ne féist, riens ne les plaingny, car il estoit riches et puissant, si les povoit bien porter.

(T. i, p. 1.)

Il porte son livre, en 1361, à la reine d’Angleterre.

Et présentai adonc ce livre à très haute et très noble dame, madame Philippe de Hainaut, roine d’Angleterre, qui liement et doucement le reçut de moi, et m’en fit grand profit.

(T. i, p. 2.)

Je vous recorderai à la lettre ce dont je, Jean Froissart, auteur et chroniseur de ces chroniques, en mon jeune âge, ouïs une fois parler, en un manoir qui sied en une ville à trente mille de Londres, quon appelle Berquemestede (Berkhamstead) ; et étoit, pour le temps que je parole, la ville et manoir et seigneurie au prince de Galles ; ce fut l’an de grâce 1361. Je, qui pour lors étois espoir en l’âge de vingt-quatre ans et des clercs de la chambre de ma dite dame la roine, ouïs, séant sur un banc, un ancien chevalier parler et deviser aux dames et damoiselles de la roine et dit ainsi : « Il y a en ce pays un livre qui s’appelle le Brut, etc. »

(T. iii, p, 333.)

Le premier an que je vins en Angleterre et au service du noble roi Édouard et de la noble roine Philippe et tous leurs enfans, qui pour lors avoient été à Berkhamstede, un manoir du prince de Galles séant outre Londres trente milles, et pour prendre congé au prince et à la princesse qui devoient aller en Aquitaine, ainsi qu’ils firent, là ouïs dire un ancien chevalier qui se nommoit messire Betremiens de Bruwes (Burghersh), qui parloit et devisoit aux damoiselles de la roine, lesquelles étoient du Hainaut, et devisoit ainsi : « Nous avons un livre en ce pays qui s’appelle le Brut, et devise, que jà le prince de Galles, ains-né fils du roi, ni le duc de Clarence, ni le duc de Lancastre, ni le duc d’Yorch, ni le duc de Glocestre, ne seront point rois d’Angleterre, mais retournera la couronne en l’hôtel de Lancastre.

(T. iii, p. 369.)

De ma jeunesse j’avois été nourri en la cour et hôtel de noble roi Édouard de bonne mémoire et de la roine Philippe sa femme, et entre leurs enfans et les barons d’Angleterre qui pour ce temps vivoient et y demeuroient ; car tout honneur, amour, largesse et courtoisie j’avois vu et trouvé en eux.

(T. iii, p. 197.)

Il est cinq ans de l’hôtel de la reine Philippe qui paie ses voyages et recherches historiques.

La bonne roine Philippe qui fut en mon jeune temps ma dame et ma souveraine.

(T. ii, p. 544.)

Je fus cinq ans de l’hôtel du roi d’Angleterre et de la roine.

(T. ii, p. 601.)

Le dit roi (Richard II) me fit très bonne chère pour ce que, de ma jeunesse, j’avois été clerc et familier au noble roi Édouard son tayon (aïeul) et à madame Philippe de Hainaut, roine d’Angleterre, sa taye.

(T. ii, p. 368.)

Si m’a Dieu donné tant de grâces que je ay esté bien de toutes parties, et des hôtels des rois, et par espécial de l’hôtel du roi d’Angleterre et de la roine sa femme, madame Philippe de Hainaut, roine d’Angleterre, dame d’Irlande et d’Aquitaine, à laquelle, en ma jeunesse, je fus clerc ; et la servois de beaux ditties et traités amoureux ; et pour l’amour de la noble et vaillante dame à qui j’étois, tous autres grands seigneurs, rois, ducs, comtes, barons et chevaliers, de quelque nation qu’ils fussent, me aimoient et voyoient volontiers et me faisoient grand profit. Ainsi, au titre de la bonne dame et à ses coustages, et aux coustages des hauts seigneurs, en mon temps je cherchai la plus grande partie de la chrétienté, voir qui a chercher fait.

(T. iii, p. 1.)

Il va en Écosse en 1363.

Si trouvai un chevalier et deux écuyers d’Escosse, de l’hôtel du comte de Douglas, lesquels je reconnus, et ils me reconnurent par les vraies enseignes que je leur dis de leur pays ; car de ma jeunesse, je, auteur de cette histoire, je chevauchai tout parmi le royaume d’Escosse ; et fus bien quinze jours à l’hôtel du comte Guillaume de Douglas, père du comte James dont je parle présentement, à un chastel à cinq lieues de Haindebourch, que on dit au pays Dalquest (Dalkeith). Et le comte James je l’avois vu jeune fils et bel damoisel, et une jeune sœur que on appeloit Blanche.

(T. <span class="romain" title="Nombre ii écrit en chiffres romains">ii, p. 727.)

De ce comte de Douglas n’y a plus ; Dieu lui posdoient ! ni je ne sais à qui la terre de Douglas est tournée ; car quand je, auteur de celle histoire, fus en Escosse et en son château à Dalquest, vivant le comte Guillaume de Douglas son père, ils n’étoient que deux enfans, fils et fille, mais encore y en avoit assez de ceux de Douglas en Escosse, car je en vis jusqu’à cinq, beaux frères, tous écuyers qui portoient le surnom de Douglas, à l’hôtel du roi David d’Escosse.

(T. ii, p. 738.)

Il se lie en Angleterre avec plusieurs chevaliers.

De ma jeunesse j’avois trouvé messire Richard Burlé doux chevalier et de grand sens, à mon semblant.

(T. ii, p. 613.)

Quant le conseil fut esparti, qui dura plus de quatre heures, et ce vint après diner, je me acointai d’un chevalier que jadis de ma jeunesse je avois vu en la chambre du roi Édouard, et étoit nommé messire Richard Stury, lequel me reconnut tantôt.

(T. iii, p. 198.)

Au temps que j’ai travellé par le monde, j’ai vu deux cents hauts princes.

(T. ii, p. 601.)

1364. — Il se trouve à Londres au moment où le roi Jean revient se constituer prisonnier.
Il a composé en faveur du roi Jean une pastourelle sur ce retour. C’est celle qui commence :

Entre Eltem et Westmoustier.

Il resta en Angleterre jusqu’en 1368.

Par lequel héraut à Douvres et aucuns chevaliers d’un lez et d’autre qui furent à la bataille d’Auray (en 1364) je fus informé… Si me semble que le duc de Lancastre et messire Aymon repassèrent alors la mer avec le comte de Flandres.

(T. i, p. 498 et 499.)

Le roy de Chippre laissa le vaissel nommé Catherine à Zandvich, ni point ne l’enmena avec lui ; car depuis, deux ans après (c’est-à-dire en 1365), je le vis là arrêté.

(T. i, p. 467.)

Il séjourne à Bordeaux en 1366 et 1367 près du Prince-Noir.

À savoir est que j’étois en la cité de Bordeaux et séant à table quand le roi Richard fut né (6 janvier 1366 anc. style et 1367 nouv. style) ; lequel vint au monde par un mercredi, sur le point de dix heures. Et, à cette heure que je dis, vint messire Richard de Pont-Chardon, maréchal pour le temps d’Aquitaine, et me dit : « Froissart, escripsez et mettez en mémoire que madame la princesse est accouchée d’un beau fils qui est venu au monde au jour des Rois. Et si est fils de roi, car son père est roi de Galipce. Le roi Dam Piètre lui a donné ; et s’en va conquérir le dit royaume. Si vient l’enfant de royale lignie. Si que par raison il sera encore roi. »

(T. iii, p. 369.)

Après avoir parlé de la querelle entre le sire d’Albret et le prince de Galles, au moment de marcher en Espagne au secours de Pierre-le-Cruel, en 1367, il ajoute :

Si crola le prince la tête et dit en anglois, comme je fus adonc informé, car j’étois lors pour ce temps à Bordeaux.

(T. i, p. 521.)

Je, qui ai dicté ceste histoire, du temps que je fus à Bordeaux et que le prince de Galles alla en Espaigne, l’orgueil des Anglois étoit si grand en l’hôtel du prince, que ils n’avisoient nulle nation fors la leur ; et ne pouvoient les gentilshommes gascons, qui le leur avoient perdu par la guerre, venir à nul office en leur pays ; et disoient les Anglois qu’ils n’en étoient tailliés ni dignes.

(T. ii, p. 447.)

Il veut accompagner le Prince-Noir en Espagne en 1367, mais retourne en Angleterre.

Vu n’avois ce roi Richard depuis qu’il fut tenu sur les fonts en l’église cathédrale de la cité de Bordeaux, car pour ces jours je y étois ; et avois l’intention d’aller au voyage d’Espaigne avec le prince de Galles, et les seigneurs qui en ce voyage furent ; mais quand nous fûmes à la cité de Dax, le prince me renvoya arrière en Angleterre devers madame sa mère.

(T. iii, p. 198.)

Il fut de l’hôtel des rois Jean et Charles.

Si fus bien de l’hôtel du roi Jean de France (mort en 1364) et du roi Charles son fils.

(T. ii, p. 601.)

Il donne les plus grands soins a la vérification des faits historiques.

Vous avez bien ci-dessus ouï recorder comment le duc de Guéries avoit défié le roi de France par défiances impétueuses et dont on parla en plusieurs manières dedans le royaume et dehors aussi, pourtant que les défiances, si comme renommée couroit, n’avoient pas été courtoises, mais hors du stile, usage et ordonnance des autres défiances. Bien est vérité que j’en vis aucunes cédulles jetées et escriptes en papier, et disoit-on que c’en étoit la propre copie. Mais, pourtant que je ne les vis ni scellées ni approuvées, ainsi que telles choses doivent être, qui touchent si grandement que d’un petit prince, au regard du roi de France avoir défié si haut, si noble et si puissant roi que le roi de France, je n’y ajoutai point de foi ni de crédence. Nequedent, on montra bien depuis au royaume que les défiances déplaisoient, et qu’on vouloit qu’il fût amendé, et que ce duc de Guerles s’excusât des impétueuses paroles qui en la défiance étoient contenues.

(T. ii, p. 678.)

En ce temps que ces traités se faisoient et approchoient (en 1387), trépassa de ce siècle à son hôtel à Avesnes en Hainaut, messire Guy de Chastillon, comte de Blois, et fut porté à Valenciennes et ensepveli en une chapelle à Saint-François, église des frères mineurs ; et la chapelle où il fut premièrement mis est nommée la chapelle d’Artois. Vérité est qu’il en faisoit faire une très belle et très noble au pourpris du clos desdits frères, et assez près de là où il cuidoit gésir. Mais ce comte de Blois mourut si endetté de toutes parts, et si petite ordonnance fut de ses biens, que le sien, rentes et revenues, ne purent fournir ses dettes ; et convint la comtesse de Blois sa femme, Marie de Namur, renoncer a tous meubles. Ni elle n’osa accepter le testament, ni point ne le trouva à son conseil ; et se trait la dite dame à son douaire de la terre de Chimay et de Beaumont ; et les héritages allèrent où ils dévoient aller. Le duc d’Orléans eut la comté de Blois ; car il en avoit payé, vivant le comte Guy de Blois, deux cens mille couronnes de France ; et les terres de Hainaut, de Hollande et de Zélande allèrent au duc Aubert de Bavière, comte de Hainaut ; et la terre d’Avesnes, de Landrecies et de Louvion en Thierasche échurent à Jean de Blois que on dit de Bretagne. Et si le dessus dit comte Guy n’eût fait le vendage que il fit, il étoit son droit hoir de la comté de Blois. Considérez le grand dommage que un seigneur peut faire à son hoir par croire mauvais conseil.

J’en ai fait pour tant narration, que le comte Guy de Blois mit grande entente à son temps, à ce que je, sire Jean Froissart, voulsisse dicter et ordonner celle histoire ; et moult lui coûta de ses deniers, car on ne peut faire si grand fait que ce ne soit à peine et à grand coûtage. Dieu en ait l’âme de lui ! Ce fut mon seigneur et mon maître, et un seigneur honorable et de grand’recommandation ; et point ne lui besognoit à faire les povres traités et marchés qu’il fit et à vendre son héritage ; mais il créoit et crut légèrement ceux qui nul bien, ni honneur, ni profit ne lui vouloient. Le seigneur de Coucy, son cousin, qui mourut eu Burse en Turquie, fut moult coupable de ce fait. Dieu lui fasse mercy !

(T. iii, p. 307.)

Et pour chacun mieux informer pourquoi tous ces maux avinrent en Bretagne, j’en conterai aucune partie, ainsi que je sais et que j’ai enquis au pays mêmement, où j’ai été et conversé pour en mieux savoir la vérité, et à ceux qui ont là été où je n’ai mie été, et qui ont vu et sçu ce que je n’ai mie pu voir et concevoir.

(T. i, p. 127.)

Si en vueil parler (de la bataille de Poitiers) au plus justement que je pourrai, selon ce que j’en fus depuis informé par les chevaliers et écuyers qui furent d’une part et d’autre.

(T. i, p. 352.)

Je vous dis, si comme j’ai ouï recorder à ceux qui furent d’un côté et d’autre à la dite bataille de Cocherel, qu’on n’avoit point vu la pareille bataille d’autelle quantité de gens être aussi bien combattue comme elle fut.

(T. i, p. 481.)

Un petit devant prime s’approchèrent les batailles (à Auray) ; de quoi ce fut très belle chose à regarder, comme je l’ouïs dire à ceux qui y furent et qui vues les avoient.

(T. i, p. 494.)

Par lequel héraut (qui avoit apporté au roi Édouard la nouvelle de la bataille d’Auray) et par aucuns chevaliers d’un lez et de l’autre qui furent à la bataille, je fus informé.

(T. i, p. 498.)

Ils avoient une journée arrêtée contre les Gascons Anglois, de laquelle je parlerai plus plainement quand j’en serai mieux informé que je ne suis encore.

(T. ii, p. 1.)

Et je sais, par ceux qui dedans Bayonne (en 1378) furent enclos.

(T. ii, p. 30.)

Or me peut-on demander comment ceux de Gand faisoient leur guerre, et je leur en répondrai volontiers, selon ce que depuis je leur en ai ouï parler.

(T. ii, p. 170.)

Ainsi se passa la nuit (de la bataille de Rosebecque) en l’ost Philippe d’Artevelle ; mais environ mie nuit, si comme je fus adonc informé, etc.

(T. ii, p. 245.)

Je fus adonc informé du seigneur de Sconnevort que quand l’oriflamble fut déployée (à la bataille de Rosebecque) il vit un blanc coulon voler par dessus la bataille du roi.

(T. ii, p. 250.)

Et tant travellai et chevauchai, quérant de tous côtés nouvelles.

(T. ii, p. 369.)

Ce étoit que je désirois à enquerre toutes nouvelles touchans à ma matière ; et je avois prêts à la main barons, chevaliers et écuyers qui m’en informoient, et le gentil comte de Foix aussi. Si vous voudrai éclaircir par beau langage tout ce dont je fus adonc informé.

(T. ii, p. 370.)

Quand je fus en la comté de Foix et de Béarn je passai parmi la terre de Bigorre ; si enquis et demandai de toutes nouvelles passées dont je n’étois pas informé.

(T. ii, p. 376.)

Des paroles que le chevalier me contoit étois-je tout réjoui, car elles me venoient grandement à plaisance, et toutes trop bien les retenois ; et sitôt que aux hôtels sur le chemin que nous faisions ensemble descendu étois, je les escripsois, fut de soir ou de matin, pour en avoir mieux la mémoire au temps avenir, car il n’est si juste retentive que c’est d’escripture.

(T. ii, p. 394.)

Et vous dis acertes que, pour faire ces chroniques, je fus en mon temps moult par le monde, tant pour ma plaisance accomplir et voir les merveilles de ce monde, comme pour enquérir les aventures et les armes, les quelles sont escriptes en ce livre.

(T. ii, p. 458.)

De toutes leurs accointances ne me vueil-je pas trop ensoigner de parler, car je n’y fus pas : je ne le sais, fors par le gentil chevalier messire Jean Ferrant Perceke (Pacheco) qui y fut et qui m’en informa.

(T. ii, p. 561.)

Si je disois : ainsi et ainsi en advint en ce temps, sans ouvrir ni éclaircir la matière, qui fut grande et grosse et horrible, et bien taillée de aller malement, ce seroit chronique et non pas histoire, et si m’en passerois bien si je voulois.

(T. ii, p. 579.)

Qu’on ne dise pas que j’aie la noble histoire corrompue par la faveur que je ai eue au comte Guy de Blois qui la me fit faire et qui bien m’en a payé tant que je m’en contente, pour ce que il fut nepveu et si prochain que fils au comte Louis de Blois, frère germain à saint Charles de Blois, qui tant qu’il vesquit fut duc de Bretagne ! Nennil vraiment ; car je ne vueil parler fors que de vérité, et aller parmi le tranchant sans colorer l’un ni l’autre ; et aussi le gentil sire et comte, qui l’histoire me fit mettre sus et édifier, ne le voulsist point que je la fisse autrement que vraie.

(T. ii, p. 579.)

Et ouïs pour certain recorder à un chevalier d’Angleterre à qui j’en parlai (de la peste de 1387) sur son retour qu’il fit parmi France, et qui s’appeloit messire Thomas Quinebury, que de quinze cens hommes d’armes et bien quatre mille archers que le duc de Lancastre avoit mis hors d’Angleterre, il n’en retourna oncques plus de la moitié, si moins non.

(T. ii, p. 637.)

Il me fut dit au pays même (en Auvergne), qu’ils eurent (les routiers) de profit en ce voyage la valeur de cent mille francs en leurs prisonmers.

(T. ii, p. 676.)

Et vous dis que en ce parti d’armes là, les Anglois trouvèrent les Escots moult courtois et légers et débonnaires en leurs délivrances et rançons, tant que ils s’en contentèrent, ainsi que me dit, au pays de Béarn, en l’hôtel du comte de Foix, Jean de Chastel Morant qui pris y avoit été dessous la bannière du comte de la Marche et de Dunbar.

(T. ii, p. 738.)

Et je, Jean Froissart, auteur de ces chroniques, pourtant que oncques en Affrique ne fus ni avois été au jour que je m’en laissai informer par les dits chevaliers et écuyers qui au dit voyage furent, à la fin que plus justement en pusse escripre, leur demandai la façon, la manière et la grandeur. Et pour ce que moult de fois en mon temps je fus en la ville de Calais, ceux qui m’en éclaircirent la vérité, et qui aussi en la ville de Calais avoient été, le me signifièrent au plus près qu’ils purent, par aucune manière, non pas de toutes, à la forte ville de Calais ; et me dirent que de forme elle est en manière d’un arc.

(T. iii, p. 81.)

Toutefois je, Jean Froissart, auteur de celle histoire, une fois que j’étois à Paris, et en ce temps que un grand meschef fut près à venir par nuit sur le corps messire Olivier de Cliçon, connétable de France, et par l’outrageuse et merveilleuse emprise de messire Pierre de Craon, si comme je vous recorderai et éclaircirai avant en l’histoire quand temps et lieu sera, pour ce que je véois les choses obscures et en grand trouble, et moult bien taillées de mal aller, mis grand’peine à ce que je pusse savoir l’introduction de celle matière, et pourquoi messire Pierre de Craon étoit et avoit soudainement été éloigné de la grâce, amour et faveur du roi de France et du duc de Touraine. Tant enquis et demandai à ceux qui en cuidoient et devoient savoir aucune chose, que on me dit la vérité de l’œuvre, si comme fame et renommée couroit.

(T. iii, p. 116.)

Je, auteur de celle histoire, qui pour ce temps séjournai à Abbeville pour ouïr et savoir les nouvelles.

(T. iii, p.)

Et vous dis acertes que, pour faire ces chroniques, je fus en mon temps moult par le monde, tant pour ma plaisance accomplir et voir les merveilles de ce monde, comme pour enquérir les aventures et les armes, lesquelles sont escriptes en ce livre. Si ai pu voir, apprendre et retenir de moult d’états ; mais vraiment, le terme que j’ai couru par le monde, je n’ai vu nul haut seigneur qui n’eût son marmouset, ou de clergé, ou de garçons montés par leurs gengles et par leurs bourdes en honneurs, excepté le comte de Foix ; mais cil n’en ot oncques nuls, car il étoit sage naturellement ; si valoit son sens plus que nul autre sens que on lui put donner. Je ne dis mie que les seigneurs qui usent par leurs marmousets soient fous, mais ils sont plus que fous, car ils sont tous aveugles et si ont deux yeux.

(T. ii, p. 418.)

31 ans. 1368. Il retourne en Angleterre.
 Il va à Milan et assiste aux noces de Léonel, duc de Clarence avec la fille de Galéas Visconti. Chaucer et Pétrarque y étaient aussi.
 Il va en Savoie et revient à Milan.
 De Milan il va à Bologne, Ferrare et Rome.
 Il revient d’Italie en France par l’Allemagne.
 Il est nommé curé de Lestines.
Il était à Bruxelles en 1370.

Si étoient bien vingt-quatre ans passés (c’était en 1394) que le dit chevalier Richard de Stury ne m’avoit vu, et la derraine fois ce fut à Collebergh à Bruxelles, en l’hôtel du duc Wincelant de Brabant et de la duchesse Jeanne de Brabant.

(T. iii, p. 204.)

1372. — Il était en Brabant et composa une pastourelle en l’honneur du retour du duc Wenceslas de Brabant, frère de Charles IV, dans ses états. Wenceslas avait été fait prisonnier le 22 août 1371 à la bataille de Bastweiler par le duc de Juliers. Il fut délivré l’année suivante. Voici la pastourelle.

PASTOURELLE.

Entre Binch et le bois de Brainne,
En l’ombre d’un vert arbrissiel
Vi bregeretes en grant painne,
L’autre jour pour faire un chapel.
Et là disoit la fille Ansel :
« Ce chapelet, quant fait l’aurons,
A qui or le présenterons ?
Je le donrai en droit de mi
A Sobelet mon doulc ami,
Qui me dist hier au soir en riant,
Que le duc r’avons, Dieu merci !
De Lussembourc et de Braibant. »

Et dont li respondi Helainne :
« Cil parler me sont moult nouvel ;
Car on disoit l’autre ier à Brainne,
Qu’on le tenoit en un chastiel ;
Car il de glave et de coutiel,
Comme nobles et vaillans homs
À ceuls de Villers et des Mons,
Et de Gerles se combati :
Et le duc avoit avec li,
En arroi noble et souffisant,
Maint chevalier preu et hardi
De Lussembourc et de Braibant.

T’esbahis-tu, se je me sainne,
Quant on tenoit un tel juiel
Que de Bar et que de Lorainne,
Et de Haynau li plus isniel,
Et di Namur li damoisel,
De France et d’autres nations,
Escuiers, chevaliers, hurons,
De combatre prest et garni,
Ensi que recorder oy,
Et au jour dont on parla tant,
Le duc que tu rament ois ci
De Lussembourc et de Braibant.

« Or nous di qui le nous ramainne ;
Car, foi que doi à Saint Marcel !
N’oy parolles de sepmainne,
Qui me venissent si à bel. »
À dont respondi Ysabel :
« Par la puissance le ravons
L’emperéour qui tant est bons,
Son frère qu’oncques je ne vi,
Mès on dist, et il est ensi
Que cils que j’ai nommé devant,
À la ducoise le rendi,
De Lussembourc et de Braibant. »

« Il n’est chose riens plus certainne, »
Ce dist la touse dou hamel,
« Que nous ravons no capitaine.
Le duc au corage loyel,
Qui est issus de sang royel ;
Dont bien resjoïr nous devons,

Car nos brebis et nos moutons,
Sans avoir doubte ne soussi,
Garderons ; car pour voir vous di
De sanc plus noble ne plus grant
Onques mès dou pays n’issi
De Lussembourc et de Braibant. »

« Belles, di-je, je vous affi ;
Jamès ne revenrai par ci
J’aurai véu par convenant,
Le duc et la ducoise aussi
De Lussembourc et de Braibant. »


44 ans. 1381. Le duc d’Anjou fait arrêter cinquante-six cahiers de ses chroniques.
Il s’attache à Wenceslas duc de Brabant.
Il commence à composer son Meliadus.

1382. — Il compose une pastourelle sur la guerre de Gand.

PASTOURELLE.

Entre Lille et le Warneston,
Hors dou chemin, en une prée,
Vi le jour d’une ascention,
Droit à heure de relevée,
De pastoureaus grant assemblée ;
Mès pas n’estoïent en revel,
Lo oy Oudin Willemel
Qui dist : « Beau signour als for tère,
Qui aime ne désire guerre ;
Car guerre nous a tous honnis.
Tant soloie avoir de brebis
Que ne les savoie ou bouter ;
Or n’en sauroie une où trouver.
Et se n’ac éu nul marchant
Fors ce, au vrai considérer,
À l’orgoeil de Bruges et de Gand.

« Mès cils orguieus, qui sans raison
A duré entre euls mainte anée,
M’a fait perdre tamaint mouton
Et mainte brebis bien tousée. »
« Je t’en croi bien, ce dist Poupée ;
Aussi ai-je, et tamaint agniel,
Maint boef, mainte vache et maint vel
Je ne cognois ne b ne r,
Mès je sçai bien qu’en celle terre
Navera paix, ne ou pays,
Se le poovoir des flours de lys
Ne vient la chose refourmer.
Adont oy dire à Gommer,
Un pastourel de Saint-Venant :
C’est fort quon voie jà cesser
L’orgoeil de Bruges et de Gand

« Car ce sont villes de grant nom,
Plainnes d’orgoel et de posnée,
Et li homme y sont très félon
Qui ne s’entraiment de riensnée.
Leur hayne a en la contrée
Fait ardoir tamaint bon hamel,
Et fait trencier maint haterel
De mainte grosse riche hère.
Com plus vient la chose et plus s’erre. »
« C’est vrai, ce respondi Henris,
Perdu y ai de mes amis
Qui ne font pas à recouvrer ;
Et quanque je puis désirer
C’est que je voïe traire avant
François, pour faire ravaler
L’orgoeil de Bruges et de Gand.

« Or ferai ferrer mon plançon,
Ce dit Robins de la Bassée,
Mon camail et mon haubregon
Roller, et fourbir mon espée ;
Mès que jaie la teste armée
Et au costé mon grant coutel,
Et ou poing plommée ou martel »
Pour grasce ou pour honour acquerre,
Telement les irai requerre
Qu’on dira que je sui hardis. »
« Je sui des tiens, ce dist Thieris ;
Car je ne puis orgueil amer.
Mes nous devons de coer penser
Au roy Charle ce jone enfant
Comment il vient de coer oster
L’orgueil de Bruges et de Gand. »

« Beau seignour, ce lor dist Guedon
J’entenc que hier de la journée
Passèrent de nos gens foison,
Car la rivière est conquestée,
À bannière desvelopée.
Sont deca passe le isel
Et espars entre Ypre et Cassel. »
Lors dist Rogier de Sauveterre :
« Riens que faire va d’euls acquerre.
Puisque gaignié ont le Lis
Je tienc Flamens pour desconfis.
Contre nous ne poront durer ;
J’en voeil deux douzainnes tuer.
C’est fait on en voit l’apparant,
À ces cops verés vous finer
L’orgoeil de Bruges et de Gand.

« Princes, puis oy dire Omer,
Nos testes brisons au parler,
Brugois et Gantois sont si gent
Que toujours verés vous régner
L’orgoeil de Bruges et de Geand. »


1383. Il perd Wenceslas de Brabant et passe au service de Guy de Blois.
47 ans. 1384. Après la mort de Wenceslas, duc de Brabant, il s’attache à Guy, comte de Blois.

Ce duc Winceslas fut large, doux, courtois, amiable : et volontiers s’armoit ; et grand’chose eût été de lui, s’il eût longuement vécu, mais il mourut en la fleur de sa jeunesse[4] ; dont je, qui ai escript et chronisé celle histoire, le plains trop grandement qu’il n’eût plus longue vie, tant qu’à quatre vingts ans, ou plus, car il eût en son temps fait moult de biens : et lui déplaisoit grandement le chisme de l’église : et bien le me disoit, car je fus moult privé et accointé de lui. Or, pourtant que j’ai vu, au temps que j’ai traveillé par le monde, deux cens hauts princes, mais je n’en vis oncques un plus humble, plus débonnaire, ni plus traitable ; et aussi avecques lui, mon seigneur et mon bon maître, messire Guy, comte de Blois, qui ces histoires me recommanda à faire. Ce furent les deux princes de mon temps, d’humilité, de largesse et de bonté, sans nul mauvaise malice, qui sont plus à recommander, car ils vivoient largement et honnêtement du leur, sans guerroyer ni travailler leur peuple, ni mettre nulles mauvaises ordonnances ni coutumes en leurs terres.

(T. ii, p. 654.)

1385. — Il voit Jean de la Roche Taillade à Avignon.

Donc en escripvant de ces états et différends que de mon temps je véois au monde et en l’Église qui ainsi branloit, et des seigneurs terriens qui se souffroient et dissimuloient, il me alla souvenir et revint en remembrance comment, de mon jeune temps, le pape Innocent régnant en Avignon[5], l’on tenoit en prison un frère mineur durement grand clerc, lequel s’appeloit frère Jean de Roche Taillade. Cil clerc, si comme on disoit lors, et que j’en ouïs parler en plusieurs lieux, en privé non en public, avoit mis hors et mettoit plusieurs autorités et grands et notables. Et par espécial des incidences fortuneuses qui advinrent de son temps et sont encore avenues depuis au royaume de France, et de la prise du roi Jean, il parla moult bien ; et montra aucunes voies raisonnables, que l’Église auroit encore moult à souffrir pour les grands superfluités que il véoit et qui étoient entre ceux qui le bâton du gouvernement avoient. Et pour le temps de lors que je le vis tenir en prison, on me dit une fois, au palais du pape en Avignon, un exemple que il avoit fait au cardinal d’Ostie que on disoit d’Arras et au cardinal d’Auxerre qui l’étoient allé voir et arguer de ses paroles. Donc, entre les défenses et raisons que il mettoit en ses paroles, il leur fit un exemple par telle manière comment vous orrez ci ensuivant et vele-ci. .................... ....................

« Ainsi frère Jean de Roche Taillade, que les cardinaux pour ce temps faisoient tenir en prison en Avignon, démontrait ces paroles, et exemplioit ceux qui entendre y vouloient ; et tant que moult souvent les cardinaux en étoient tous ébahis ; et volontiers l’eussent condempné à mort, si nulle juste cause pussent avoir trouvée en lui, mais nulle n’en y véoient ni trouvoient ; si le laissèrent vivre tant qu’il put durer. Et ne l’osoient mettre hors prison, car il proposoit ses choses si profond, et alléguoit tant de hautes écritures que espoir eût-il fait le monde errer. Toutes voies a-t-on vu avenir, ce disent les aucuns, qui ont mieux pris garde à ses paroles que je n’ai, moult des choses que il mit avant et qu’il escripst en prison ; et tout vouloit prouver par l’Apocalypse. Les preuves véritables dont il s’armoit le sauvèrent de non être ars plusieurs fois ; et aussi il y avoit aucuns cardinaux qui en avoient pitié et ne le grévoient pas du plus que ils pouvoient.

(T. ii, p. 459 et 460.)

1386. — Il va à l’Écluse voir les préparatifs de la descente en Angleterre.

Je, qui ai dicté celle histoire, fus à l’Escluse pour les seigneurs et leurs états voir et pour apprendre des nouvelles.

(T. ii, p. 531.)

Le comte Dauphin d’Auvergne me dit que, par sa foi, il avoit là à l’Escluse des pourvéances pour dix mille francs pour lui, mais il n’en eut pas mille de retour.

(T. ii, p. 533.)

En l’an 1386, au mois d’août, se départit le comte Guy de Blois, et la comtesse sa femme, de Blois ....... pour venir en Berry. ............ Quand toutes ces parties furent venues, le mariage des deux jeunes enfants se confirma ; et furent conjoints en l’église cathédrale de Saint-Étienne de Bourges. ..... À ces noces eut grandes fêtes et grandes joutes. ..... Puis prirent congé au duc et à la duchesse de Berry, et retournèrent à Blois.

En ce même an 1386, Jean de Berry, comte de Montpensier épousa Marie de France seur du roy Charles.

En cette année même la duchesse de Berry et Marie de France[6] ...... vinrent en la ville de Blois voir le comte ......... et furent bien recueillis. ........

À toutes ces choses dont je parle, je fus présent

(T. iii, p. 677.)

Il a composé plus tard (en 1389) une pastourelle sur ce mariage.

PASTOURELLE.

Assez près de Roumorentin,
En l’ombre de deus arbrisseaus,
Vi l’autre jour en un gardin,
Pastourelles et pastoureaus,
Et là ordonnoient entre eaus
Chapelès de belles flourettes.
Et là oy deus bregerettes,
Dire tout hault à leurs amis :
« Se sus les chiés vous aviés mis
Ces chapiaus, en arions gré. »
Or à ce respont Fouqueré :
« Donne moi ent un, je t’en pri :
Je m’en irai de coer joli
À Bourges véoir, car c’est drois,
La pastourelle de Berri
Avec le pastourel de Blois. »

Respont ceste : « Par Saint Martin !
Se tu voes qu’il soit bons et beaus,
Et loués de filet de lin
Qui fu pris ou marchié à Meaus,
Et qu’encor y ait trois houpeaus
De flours blanches et vermillettes,
Ou qu’il soit tous de violettes,
Ensi que je te l’ai promis,
Tu me diras tout ton avis,
Pourquoi ores tu as parlé,
Ne que te moet en volenté,
De maintenant partir de ci
Et d’aler ent, sans nul détri,
Véoir à Bourghes ceste fois,
La pastourelle de Berry
Avec le pastourel de Blois. »

« Belle, dist cils, par Saint Martin !
Point ne me sera li chapeaus
Retollus, pour dire ent la fin.
C’est uns mariages nouveaus,
Où moult gens sera li reveaus
De bacelers et de fillettes ;
Et seront les noces estrettes
De lyons et de flours de lys.
Li mariés a nom Loys.
Il est de Haynau d’un costé
Et de Flandres pour vérité,
Et s’est fils au bon conte Gui
De Blois. Si ques, pour bien te di,
Véoir vendras, se tu m’en crois,
La pastourelle de Berry
Avec le pastourel de Blois.

« On aura là et pain et vin,
Gras moutons, cabrils et agneaus ;
Si nous y portons un cretin
Nous aurons des bons glous morseaus. »
— « Haro ! ce respondi Anseaus,
Reponre me fault. Mes germettes,
Mes moutons et mes brebisettes.
Se je les perd, je suis honnis. »
— « Va, meschant, ce dist Aloris,
Tu as trop simplement visé ;
Ce sont seignour tant honnouré,
Si hault, si noble, et si garni
Que tout en serons enrichi ;
Tous biens nous donront en ce mois
Le pastourelle de Berry
Avec le pastourel de Blois. »

— « C’est voirs, dist la fille à Robin,
Or vestons donques nos jupeaux,
Et alons là le bon matin ;
Osi emportons nos freteaus,
Nos muses et nos canimeaus,
Et pas n’oublions nos holettes,
Ne nos panetières bien fettes.
Les signours en auront grans ris ;
Car aussi ai-je jà apris
Qu’à Cambray se sont espousé,
Frère et soer, soer et frère né
De Bourgogne et Haynau aussi
Dont nous sommes tout resjoy.
Tous ce diront à hautes vois
La pastourelle de Berry
Avec le pastour de Blois.

Princes, quant de là me parti,
En ordenance je les vi
Pour venir véoir trois et trois
La pastourelle, etc.
Avec le pastour de Blois.


Cette même année 1386, il visita la Touraine et le Blaisois.

Vous savez comment le duc de Berry et son fils étoient vefves de leurs deux femmes. Ce sais-je tout sûrement ; car je, auteur et augmenteur de ce livre, pour ces jours (1386) j’étois sur les frontières de ce pays de Berry et de Poitou, en la comté de Blois, de lez mon très cher et honoré seigneur le comte de Blois, pour lequel ceste histoire est emprise, poursuivie et augmentée.

(T. ii, p. 688.)

Il se décide à aller rendre visite au comte de Foix.

En ce temps, je, sire Jean Froissart, qui me suis ensoigné et occupé de dicter et escripre celle histoire, à la requête et contemplation de haut prince et renommé, messire Guy de Chastillon, comte de Blois, seigneur d’Avesnes, de Beaumont, de Scoonhove et de la Gode, mon bon et souverain maître et seigneur, considérai en moi-même que nulle espérance n’estoit que aucuns faits d’armes se fissent ès parties de Picardie et de Flandres, puisque paix y estoit, et point ne voulois estre oiseux ; car je savois bien que, encore au temps à venir et quand je serai mort, sera celle haute et noble histoire en grand cours, et y prendront tous nobles et vaillans hommes plaisance et exemple de bien faire. Et entrementres que j’avois, Dieu merci ! sens, mémoire et bonne souvenance de toutes les choses passées, engin clair et aigu pour concevoir tous les faits dont je pourrois être informé, touchans à ma principale matière, âge, corps et membres pour souffrir paine[7], me avisai que je ne voulois mie séjourner de non poursuivre ma matière. Et pour savoir la vérité des lointaines besognes, sans ce que j’y envoyasse autre personne en aucune lieu de moi, pris voie et achoison raisonnable d’aller devers haut prince et redouté seigneur, messire Gaston, comte de Foix et de Béarn. Et bien savois que, si je pouvois venir en son hostel, et là être à loisir, je ne pourrois mieux cheoir au monde pour être informé de toutes nouvelles, car là sont et fréquentent volontiers tous chevaliers et écuyers étranges, pour la noblesse d’icelui haut prince.

Et tout ainsi comme je l’imaginai, il m’en advînt. Et remontrai ce, et le voyage que je volois faire, à mon très cher et redouté seigneur, monseigneur le comte de Blois, lequel me bailla ses lettres de familiarité adressans au comte de Foix.

(T. ii, p. 369)

1388. — Il fit à son départ pour le comté de Foix une pastourelle dans laquelle il annonce qu’il mène avec lui quatre chiens de chasse. La voici :

PASTOURELLE.

Entre Luniel et Montpellier
Moult près d’une grant abbéye
Vi pastourelles avant hier,
Seans en une préorie.
Je me mis en leur compagnie
Pour leur ordenance véoir,
Aussi pour nouvelles sçavoir.
Si entendi que Honnourée
Disoit à sa serour l’ainnée :
« Las, mon ami que j’aime tant,
Se part, de moi et ne sçai quant
Il retourra en ce pays,
Mès il prist congié en riant
Li beaus, li bons et li gentils

« Aultrement, Diex me puist aidier !
J’euisse esté trop courroucie ;
Mès au partir me vint baisier
Et me dist : Adieu, douce amie ! »
Et je li dis à cière lie :
« Adieu Robin, tant qu’au revoir. »
Il s’en va c’est pour mieuls valoir,
De ce sui toute assegurée ;
Mès je suis en coer trop troublée,
Car il emmainne tout juant
Tristan, Hector, Brun et Rollant,
Quatre levriers que j’ai nouris.
Faire en devra un présent grant.
Li beau li bons et li gentils. »

Lors respondi la fille Ogier :
« Or nous dittes, belle Sansie,
Quel part est il alès logier ?
Es ce or en Prouvence ou en Brie ?
En Auvergne ou en Picardie ?
Le-te a-il dit point au mouvoir ? »
— « Oïl, dist elle, j’ai espoir
Qu’il s’en va en une contrée
D’un prince de grant renommée,
Sage, large, noble et vaillant.
Nommer le vous voeil maintenant :
Gaston s’appelle en ses escris,
Fois et Berne tient, je m’en bant.
Li beaus, li bons et li gentils. »

« Gaston ! dit la fille Olivier,
Par le corps la Viergne Marie !

Onques mès je n’oy bregier,
Nommer ensi jour de ma vie
Je, en toute la letanie,
Nul Gaston ni puis percevoir.
Mès or nous di, ce Gaston, voir !
Scet il de no mestier denrée,
Ne se d’une canemelée,
Sauroit il juier tant ne quant,
Ne danser au pré de Braibant,
À la manière de jadis,
Si com fait mon frère Engherant.
Li beaus, li bons et li gentils. »

À dont dist Marès dou Rosier :
« Tais toi, fole bien adrecie !
Quant tu vos mettre un tel pensier
De si noble et si grant lignie
Ou nombre de la bregerie,
On t’en deveroit bien ardoir.
Saces quil a sens et pooir ;
Et largèce continuée ;
Et tient terre si bien gardée
Que nul n’i fourfet un besant,
Tant quommes femes et enfant
En regracient Jhesu-Cris.
Di s’il vit en bon convenant
Li beaus, txitli bons li gentils. »

« Belles, di je, je vous créant,
Aler me ferés si avant
Que j’esprouverai, j’en sui fis,
Se tels est comme alés disant
Li beaus, li bons et li gentils. »


Il accomplit en effet son voyage dans cette année 1388.

En ce temps que je emprîs à faire mon chemin et de aller devers le comte de Foix, pourtant que je ressoignois la diversité du pays où je n’avois oncques été ni entré, quand je me fus parti de Carcassonne[8] je laissai le chemin de Toulouse à la bonne main, et pris le chemin à la main senestre, et vins à Mont-Roial[9], et puis à Fougens[10], et puis à Bellepuic[11], la première ville fermée de la comté de Foix ; et de là à Musères[12], et puis au châtel de Savredun[13], et puis arrivai à la belle et bonne cité de Pamiers[14], la quelle est toute au comte de Foix ; et là m’arrêtai, pour attendre compagnie qui allât au pays de Berne[15] où le dit comte se tenoit.

Quand j’eus séjourné en la cité de Pamiers trois jours[16], la quelle cité est moult déduisant, car elle siéd en beaux vignobles et bons et à grand plenté, et est environnée d’une belle rivière claire et large assez que on appelle la Liége[17], en ce séjour me vint d’aventure un chevalier de l’hôtel du comte de Foix qui retournoit d’Avignon, le quel s’appeloit messire Espaing de Lyon, vaillant homme et sage, et beau chevalier, et pouvoit lors être à l’âge de cinquante ans. Je me mis en sa compagnie. Il en eut grand joie, pour savoir par moi des besognes de France. Et fûmes six jours sur le chemin[18], ainçois que nous vinssions à Orthez.

En chevauchant, le gentilhomme et beau chevalier, puis que il avoit dit au matin ses oraisons, jangloit le plus du temps à moi, en demandant des nouvelles ; et aussi quand je lui en demandons il m’en respondoit.

Au départir de la cité de Pamiers[19], nous passâmes le mont de Cosse, qui est moult travailleur et mal aisé à monter, et passâmes de-lez la ville et le châtel d’Ortingas[20], qui est tenu du roi de France, et point n’y entrâmes ; mais venismes dîner à un châtel du comte de Foix qui est demie lieue par de là, que on appelle Carlat[21], et siéd sur une montagne.

Après dîner le chevalier me dit : « Chevauchons ensemble tout souef ; nous n’avons que deux lieues de ce pays, qui valent bien trois de France, jusques à notre gîte. » Je répondis : « Je le veuil. »

Or dit le chevalier : « Messire Jean, nous avons huy passé devant le châtel d’Ortingas, qui porta, le terme de cinq ans que Pierre d’Anchin le tint, car il l’embla et échella, dommage fut au royaume de France, soixante mille francs. » — « Et comment l’eut-il ? » dis-je au chevalier. « Je le vous dirai, » dit-il.

(T. ii, p. 377.)

Suit la narration de la prise de la ville et du fort d’Artigat par les routiers.

« Sainte Marie ! Sire, dis-je lors au chevalier, cil Mongat étoit-il appert homme d’armes ? » — « Oil voir, dit-il, et par armes mourut-il, et sur une place où nous passerons dedans trois jours, au pas que on dit au Lare en Bigorre, dessous une ville que on dit la Chivitat[22]. » — « Et je le vous ramenteverai, dis-je au chevalier, quand nous serons venus jusques à là. »

Ainsi chevauchâmes-nous jusques à Montesquieu[23], une bonne ville fermée au comté de Foix, que les Herminages et les la Brissiens[24] prindrent et emblèrent une fois ; mais ils ne la tinrent que trois jours.

Au matin[25], nous nous partîmes de Montesquieu et chevauchâmes vers Palamininch[26], une bonne ville fermée séant sur la Garonne, qui est au comte de Foix. Quand nous fûmes venus moult près de là, nous cuidâmes passer au pont sur la Garonne pour entrer en la ville ; mais nous ne pûmes, car le jour devant il avoit ouniement plu ès montagnes de Casteloingne et d’Arragon, par quoi une autre rivière qui vient d’icelui pays, qui s’appelle le Salas[27], étoit tant crue, avec ce qu’elle court roidement, qu’elle avoit mené aval la Garonne et rompu une arche du pont, qui est tout de bois ; pourquoi il nous convint retourner à Montesquieu, et dîner, et là être tout le jour.

À lendemain[28], le chevalier eut conseil que il passeroit audevant de la ville de Cassères[29] à bateaux la rivière. Si chevauchâmes celle part, et vînmes sur le rivage, et fîmes tant que nous et nos chevaux fûmes outre ; et vous dis que nous traversâmes la rivière de Garonne à grand’peine et en grand péril, car le bateau n’étoit pas trop grand où nous passâmes ; car il n’y pouvoit entrer que deux chevaux au coup, et ceux qui les tenoient, et les hommes qui le batel gouvernoient.

Quand nous fûmes outre, nous chéîmes à Cassères, et demeurâmes là tout le jour. Et entrementes que les varlets appareilloient le souper, messire Espaing de Lyon me dit : « Messire Jean, allons voir la ville. » — « Sire, dis-je, je le vueil, » Nous passâmes au long de la ville, et vînmes à une porte qui sied devers Palamininch, et passâmes outre, et vînmes sur les fossés. Le chevalier me montra un pan de mur de la ville et me dit : « Véez-vous ce mur illec ? » — « Oil, sire, dis-je, pourquoi le dites-vous ? » — « Je le dis pourtant, dit le chevalier, que vous véez bien qu’il est plus neuf que les autres. » — « C’est vérité, » répondis-je. » Or, dit-il, je le vous conterai par quelle incidence ce fut, et quelle chose, il y a environ dix ans, il avint.

(T. ii, p. 380.)

Suit une autre narration historique de ces guerres locales.

« Par telle manière que je vous dis, beau maître (dit le chevalier en terminant son récit), fut ce mur que vous véez dépecé pour ceux d’Armagnac et de la Breth, et depuis fut-il refait et réparé. »

À ces mots retournâmes-nous à l’hôtel, et trouvâmes le souper tout prêt ; et passâmes la nuit.

Au lendemain[30], nous nous mîmes à cheval, et chevauchâmes tout contre mont la Garonne, et passâmes parmi Palamininch, et puis entrâmes en la terre ce comte de Comminges et d’Armagnac au lez devers nous ; et d’autre part la Garonne, si est terre au comte de Foix.

En chevauchant notre chemin me montra le chevalier une ville, qui est assez forte et bonne par semblant, qui s’appelle Marceras-le-Crouszac[31] laquelle est au comte de Comminges ; et d’autre part la rivière, sur les montagnes, me montra-t-il deux chastels qui sont au comte de Foix dont l’un s’appelle Mont-Mirail et l’autre Mont-Clar[32].

En chevauchant entre ces villes et ces chastels, selon la rivière de Garonne, en une moult belle prairie, me dit le chevalier : « Ha ! messire Jean, je ai ci vu plusieurs fois de bonnes escarmouches, et de durs et de bons rencontres de Foissois et de Herminages[33] ; car il n’y avoit ville ni châtel qui ne fussent pourvus et garnis de gens d’armes ; et là couroient et chassoient l’un sur l’autre, et là dessous vous en véez les masures. »

(T. II, p. 381.)

Suit une autre narration historique.

En telles paroles et devises nous chevauchâmes tout le jour contremont la rivière de Garonne ; et véis, d’une et d’autre part la rivière, plusieurs beaux chastels et forteresses. Tous ceux qui étoient par delà à la main senestre étoient pour le comte de Foix, et cils de par de çà devers nous étoient pour le comte d’Ermignac. Et passâmes à Mont-Pezat[34], un très beau chastel et très fort pour le comte d’Ermignac, séant haut sur une roche ; et dessous est le chemin et la ville. Au dehors de la ville, le trait d’une arbalête, à un pas que on dit à la Garde, est une tour sur le chemin entre la roche et la rivière, et dessous celle tour, sur le passage, a une porte de fer coulisse ; et pourroient six personnes garder ce passage contre tout le monde ; car ils n’y peuvent que deux chevaucher de front, pour les roches et la rivière.

Adonc dis-je au chevalier : « Sire, véez-ci un fort passage et une forte entrée de pays ! » — « C’est voir, répondit le chevalier ; et combien que l’entrée soit forte, toutefois le comte de Foix la conquit une fois ; et passèrent lui et ses gens tout par ci, et vinrent à Palamininch et à Montesquieu, et jusques à la cité de Pamiers. Si étoit le passage assez bien gardé ; mais archers d’Angleterre qu’il avoit en sa compagnie lui aidèrent grandement son fait à faire, et le grand désir aussi qu’il avoit de passer tout outre pour venir en la marche de Pamiers. Or chevauchiez de lez moi et je vous dirai quelle chose il y fit adonc. » Lors chevauchai-je de lez messire Espaing de Lyon, et il me commença à faire sa narration. »

(T. II, p. 382.)

Suit cette narration.

En ce moment nous passâmes de-lez un chastel qui s’appelle la Bretèce, et puis un autre chastel que on dit Bacelles, et tout en la comté de Comminges. En chevauchant je regardai et vis par de là la rivière un très bel chastel et grand, et bonne ville par apparence. Je demandai au chevalier comment ce châtel étoit nommé. Il me dit que on l’appeloit Montespain[35], et est à un cousin du comte de Foix qui porte les vaches en armoiries, que on dit messire Roger d’Espaigne. « C’est un grand baron et grand terrien en ce pays ci et en Toulousain ; et est pour le présent sénéchal de Carcassonne. » Lors demandois-je à messire Espaing de Lyon : « Et cil messire Roger d’Espaigne, quelle chose étoit-il à messire Charles d’Espaigne qui fut connétable de France ? » Donc me répondit le chevalier et me dit : « Ce n’est point de ces Espaignols-là ; car cil messire Louis d’Espaigne et cil messire Charles d’Espaigne de qui vous parlez vinrent du royaume d’Espaigne anciennement, et étoient d’extraction d’Espaigne et de France, de par leur mère, et furent cousins germains au roi Alphonse d’Espaigne. Et servis de ma jeunesse messire Louis d’Espaigne ès guerres de Bretagne, car il fut toujours pour la partie à Saint Charles de Blois contre le comte de Monfort. »

Atant laissâmes nous à parler de celle matière et vînmes ce jour[36] à Saint-Goussens[37] une bonne ville du comté de Foix.

À lendemain[38] vînmes-nous dîner, à Mont-Roial de Rivière, une bonne ville et forte ; laquelle est du roi de France et de messire Roger d’Espaigne. Après dîner nous montâmes à cheval et partîmes ; et prîmes le chemin de Lourdes[39] et de Mauvoisins[40] ; et chevauchâmes parmi unes landes qui durent, en allant devers Toulouse, bien quinze lieues ; et appelle-t-on ces landes Landes-Bourg ; et y a moult de périlleux passages pour gens qui seroient avisés.

En mi les Landes-bourg siéd le châtel de Lamesen[41] qui est au comte de Foix, et une grosse lieue en sus, la ville de Tournay dessous Mauvoisin, lequel châtel le chevalier me montra et me dit : « Velà Mauvoisin. Avez-vous point en votre histoire dont vous m’avez parlé comment le duc d’Anjou, du temps qu’il fut en ce pays et que il alla devant Lourdes, y mit le siége et le conquit, et le châtel de Trigalet sur la rivière que nous véons ci devant nous, qui est au seigneur de la Barre[42] ? » Je pensai un petit, et puis dis-je : « Je crois que je n’en ai rien et que je n’en fus oncques informé ; si vous prie que vous m’en recordez la matière, et j’y entendrai volontiers. Mais dites moi, avant que je n’oublie, que la rivière de Garonne est devenue, car je ne la vois plus. » — « Vous dites voir, dit le chevalier. Elle se perd entre ces montagnes, et naît et vient d’une fontaine à trois lieues de ci, ainsi que on voudroit aller en Castelogne, dessous un chastel que on dit de Saint-Béat[43], le derrain chastel du royaume de France ès frontières de par deçà sur les bandes du royaume d’Arragon. Et en est sire et chastelain pour le présent, et de toute la terre là environ, un gentil écuyer qui s’appelle Ernauton, et est bourg[44] d’Espagne et cousin germain à messire Roger d’Espaigne. Si vous le véyez vous diriez bien : « Cil homme a bien façon et ordonnance d’être droit homme d’armes ..... Peut-être à ce Noël le verrez-vous en l’hôtel du comte de Foix. Or vous parlerai du duc d’Anjou, comment il vint en ce pays et quelle chose il y fit. » Adonc chevauchâmes-nous tout bellement, et il commença à parler et dit : ................

(T. ii, p. 383.)

« Ainsi que je vous conte, beau maître, eut en ce temps le duc d’Anjou le châtel de Mauvoisin[45]. .................... Et le comte de Foix qui se doutoit grandement du duc d’Anjou pour ce qu’il ne savoit à quoi il tendoit ; si fit son mandement de chevaliers et d’écuyers et puis les envoya par toutes ses garnisons. .................... et n’eut châtel en toute Béarn qui ne fût bien pourvu de bonnes gens d’armes, et il se tint. À Ortais en son châtel et de-lez ses florins. » — « Sire, dis-je au chevalier, en a-t-il grand’foison ? » — « Par ma foi, dit-il, aujourd’hui le comte de Foix en a bien par trente fois cent mille[46] ; et n’est oncques an qu’il n’en donne soixante mille, car nul plus large grand seigneur en donner dons ne vit aujourd’hui. » Lors lui demandai-je : « Sire, et à quels gens donne-t-il ses dons ? » Il me répondit : « Aux étrangers, aux chevaliers, aux écuyers qui vont et chevauchent par son pays, à hérauts, à ménestrels, à toutes gens qui parlent à lui. Nul ne se part sans ses dons ; car qui les refuseroit, il le courrouceroit. » — « Ha ! Sainte Marie ! Sire, dis-je, à quel fin garde-t-il tant d’argent, et d’où lui en vient tant ? Sont ses revenues si grandes comme pour tout ce assouvir : je le saurois volontiers, voire si il vous plairoit que je le sache. » — « Oil, dit le chevalier, vous le saurez : mais vous m’avez demandé deux choses ; si faut que je vous conte l’une après l’autre, et je vous délivrerai premier de la première. Vous m’avez demandé tout premièrement à quel fin il garde tant d’argent. Si vous dis que le comte de Foix se doute toujours de ses voisins… Et quand il sentit le prince de Gales en Aquitaine grand et chevalereux à merveilles, si commença à assembler grand trésor pour lui aider et défendre, si on lui eût couru sus. Si fit tailles en son pays et sur ses villes, qui encore y durent, et y dureront tant comme il vivra. Et prend sur chacun feu par an deux francs, et le fort porte le foible. Et là a-t-il trouvé, et trouve encore grand avoir par an. Et tant volontiers le paient ses gens que c’est merveilles. Car parmi ce, il n’est nul François, Anglois ni pillard qui leur fassent tort ni injure d’un seul denier ; et est toute sa terre aussi sauve que chose peut être, tant y est bien justice gardée ; car en justiciant, c’est le plus crueulx et le plus droiturier seigneur qui vive. »

À ces paroles vînmes nous à la ville de Tournay où notre gîte s’adonnoit. Si cessa le chevalier à faire son conte, et aussi je ne lui enquis plus avant, car bien savois là on il l’avoit laissé, et que bien y pouvois recouvrer ; car nous devions encore chevaucher ensemble. Et fumes ce soir loger à l’hôtel à l’Étoile, et là tenus tout aise.

Quand ce vint sur le souper, le châtelain de Mauvoisin, qui s’appeloit messire Raymond des Landes, nous vint voir et souper avecques nous, et fit apporter en sa compagnie quatre flacons pleins de blanc vin, aussi bon que j’en avois point bu sur le chemin. Si parlèrent ces deux chevaliers largement ensemble ; et tout tard messire Raymond partit et retourna arrière en son châtel de Mauvoisin.

Quand ce vînt au matin[47] nous montâmes ès chevaux, et partîmes de Tournay. Et passâmes à gué la rivière de Lèse, et chevauchâmes vers la cité de Tarbes[48]. Et entrâmes en Bigorre ; et laissâmes le chemin de Lourdes et de Bagnières et le châtel de Montgaillard à senestre, et nous adressâmes vers un village que on dit au pays le Civitat[49], et le cotoyâmes, et vînmes dans un bois, en la terre du seigneur de Barbesan, et assez près d’un châtel que on dit Marcheras, à l’entrée du Pas de Larre ; et tant que le chevalier me dit : « Messire Jean, vez ci le pas au Larre. » Adonc avisai-je et regardai-je le pays ; si me sembla moult estrange. Et me tinsse pour perdu, ou en très grand aventure, si ce ne fût la compagnie du chevalier. Et me revinrent au devant les paroles que il m’avoit dites, deux ou trois jours avant, du Pas au Larre et du Mongat de Lourdes, et comment il mourut. Si lui ramenteus et lui dis : « Monseigneur, vous me dites devant hier que quand nous venrions au pas de Larre, vous me conteriez la matière du Mongat de Lourdes et comment il mourut. » — « C’est voir, dit le chevalier. Or chevauchez de lez moi et je le vous conterai. » Adonc m’avançai-je et me mis de-lez lui pour ouïr sa parole, et il commença à parler et dit ............


« Si emportèrent ceux de Lourdes le Mongat tout occis, et les François à Tarbes, Ernauton Bissette. Et pour ce qu’il fût remembrance de la bataille, on fit là une croix de pierre où ces deux écuyers s’abattirent et moururent. Velà là. Je la vous montre. »

À ces mots chéîmes nous droit sur la croix ; et y dîmes nous chacun pour les âmes des morts, un Pater noster, un Ave Maria, un De profundis et Fidelium.

« Par ma foi, monseigneur, dis-je au chevalier, je vous ai volontiers ouï parler, et ce fut oirement une dure et âpre besogne à si petit de gens. Et quelle chose avint-il à ceux qui conduisoient la proie ? » — « Je le vous dirai »  » dit-il. .........................

(T. ii, p. 390.)

Moult me tournoient à grand plaisance et récréation les contes que messire Espaing de Lyon me contoit ; et m’en sembloit le chemin trop plus brief. En contant telles aventures passâmes nous le Pas au Larre et le châtel de Marcheras où la bataille fut, et vînmes moult près du châtel de Barbesan qui est bel et fort, à une petite lieue de Tarbes. Nous le véions devant nous, et un très beau chemin et plain à chevaucher, en côtoyant la rivière de Lisse, qui vient d’amont des montagnes.

Adonc chevauchâmes nous tout souef et à loisir pour rafraîchir nos chevaux. Et me montra par de là la rivière le chastel et la ville de Montgaillard, et le chemin qui s’en va férir droit sur Lourdes. Lors me vint en remembrance de demander au chevalier comment le duc d’Anjou, quand il fut au pays et que le chastel de Mauvoisin se fut rendu à lui, s’étoit porté, et comment il étoit venu devant Lourdes, et quelle chose il y avoit fait. Trop volontiers il le me conta, et dit ainsi : .........................

(T. ii, p. 391)

« Hà ! Sainte Marie, dis-je au chevalier, et ne fut-ce pas grand cruauté au comte de Foix, ce que vous me contez de là avoir mis à mort Pierre de Béarn ? » — « Quoique ce fu, répondit le chevalier, ainsi en advint-il. On s’avise bien de lui courroucer, mais en son courroux n’a nul pardon. Il tint son cousin germain, le vicomte de Castelbon, et qui est son héritier, huit mois en la tour à Orthez en prison, et puis le rançonna-t-il à quarante mille francs. » — « Comment, sire, dis-je au chevalier, n’a donc le comte de Foix nuls enfans, que je vous oys dire que le vicomte de Castelbon est son héritier ? » — « En nom Dieu ! dit-il, non de femme épousée ; mais il a bien deux beaux jeunes chevaliers bâtards que vous verrez, que il aime autant que soi-même : messire Yvain et messire Gratien. » — « Et ne fut-il oncques marié ? » — « Si fut, répondit-il, et est encore, mais madame de Foix ne se tient point avecques lui. » — « Et où se tient-elle ? » dis-je. « Elle se tient en Navarre, répondit-il, car le roi de Navarre est son cousin ; et fut fille jadis au roi Louis de Navarre. » — « Et le comte de Foix n’en eut-il oncques nul enfant ? » — « Si eut, dit-il, un beau fils qui étoit tout le cœur du père et du pays ; car par lui pouvoit la terre de Béarn, qui est en débat, demeurer en paix, car il avoit à femme la sœur au comte d’Armignac. » — « Eh ! sire, dis-je, que devint cil enfès ? Le peut-on savoir ? » — « Oil, dit-il, mais ce ne sera pas maintenant, car la matière est trop longue, et nous sommes à la ville, si comme vous véez. »

À ces mots je laissai le chevalier en paix, et assez tôt après nous vînmes à Tarbes, où nous fûmes tout aise à l’hôtel à l’Étoile ; et y séjournâmes tout ce jour, car c’est une ville trop bien aisée pour séjourner chevaux, de bons foins, de bonnes avoines et de belle rivière.

À lendemain[50], après messe, nous montâmes sur chevaux et partîmes de Tarbes, et chevauchâmes vers Jorre[51], une ville qui toujours s’est tenue trop vaillamment contre ceux de Lourdes. Si passâmes au dehors, et tantôt entrâmes au pays de Béarn. Là s’arrêta le chevalier sur les champs, et dit : « Vez-ci Béarn ! » Et étoit sur un chemin croisé, et ne savoit le quel faire, ou d’aller à Morlens[52] ou à Pau. Toutefois nous prîmes le chemin de Morlens.

En chevauchant les landes de Béarn, qui sont assez plaines, je lui demandai, pour le remettre en paroles : « La ville de Pau siéd-elle près de ci ? » — « Oil, dit-il, je vous en montre les clochers ; mais il y a bien plus loin qu’il ne semble, car il y a très mauvais pays à chevaucher, pour les graves[53]. Qui ne sait bien le chemin, folie feroit de luy y embatre ; et dessous notre main siéd la ville et le chastel de Lourdes. » — « Et qui en est capitaine pour le présent ? » — Répondit-il. « Il en est capitaine et si s’escript sénéchal de Bigorre, de par le roi d’Angleterre, Jean de Béarn, frère qui fut à messire Pierre. » — « Voir ! dis-je ; et cil Jean vient-il point voir le comte de Foix ? » Il me répondit : « Oncques depuis la mort de son frère Pierre il n’y vint… » — « Et le comte de Foix a-t-il point amendé la mort du chevalier, et en a-t-il point depuis par semblant été courroucé ? » — « Oil, trop grandement, ce dit le chevalier ; mais des amendes n’a-t-il nulles faites, si ce n’est par penance secrette, par messes ou par oraisons. Il a bien d’encoste lui le fils de celui qui s’appelle Jean de Béarn, un jeune gracieux écuyer, et l’aime le comte grandement. » — « Sainte Marie ! dis-je au chevalier, le duc d’Anjou qui tendoit à avoir la garnison de Lourdes, se dut bien contenter du comte de Foix, quand il occit un chevalier son cousin, pour son désir accomplir. » — « Par ma foi ! dit-il, aussi fit-il ; car assez tôt après sa venue, le roi de France envoya en ce pays messire Roger d’Espaigne et un président de la chambre de parlement de Paris, et belles lettres grossoyées et scellées, qui faisoient mention comment il lui donnoit en don, tout son vivant, la comté de Bigorre ; mais il convenoit, et aussi il appartenoit, que il en devînt son homme et le tînt de la couronne de France. Le comte de Foix remercia grandement le roi de la grand amour que il lui montroit, et du don sans requête qu’il lui envoyoit ; mais oncques, pour chose que messire Robert d’Espaigne sçut ni put dire ni montrer, le comte de Foix ne voult retenir ce don ; mais il retint le chastel de Mauvoisin, pourtant que c’est franche terre, et que le chastel ni la chastellerie ne sont tenues de nullui, fors de Dieu, et aussi anciennement avoit été son hérétage. »

(T. ii, p. 394.)

.........................


Des paroles que messire Espaing de Lyon me contoit étois-je tout réjoui, car elles me venoient grandement à plaisance, et toutes trop bien les retenois ; et sitôt que aux hôtels sur le chemin que nous fesismes ensemble, descendu étois, je les escripvois, fût de soir ou de matin, pour en avoir mieux la mémoire au temps à venir ; car il n’est si juste retentive que c’est d’escripture. Et ainsi chevauchâmes-nous ce matin jusques à Morlens ; mais avant que nous y vînmes, je le mis encore en paroles, et dis ................

(T. ii, p. 394.)

Suit une autre narration historique.

« Sainte Marie ! dis-je au chevalier, que vos paroles me sont agréables et que elles me font grand bien entrementes que vous me les contez ! Et vous ne les perdrez pas ; car toutes seront mises en mémoire, et en remembrance et chronique, en l’histoire que je poursuis, si Dieu me donne qu’à santé je puisse retourner en la comté de Hainaut, et en la ville de Valenciennes dont je suis natif. Mais je suis trop courroucé d’une chose. » — « De la quelle, » dit le chevalier ? « Je la vous dirai, par ma foi ! sire. C’est que de si haut et de si vaillant prince, comme le comte de Foix est, il ne demeura nul héritier de sa femme épousée. » — « M’aist Dieu ! non, dit le chevalier ; car si il en y eût eu un vivant, si comme il eut une fois, ce seroit le plus joyeux seigneur du monde, et aussi seroient tous ceux de sa terre. » — « Et demeurera donc, dis-je, sa terre sans hoir ? » — « Nennil, dit-il, le vicomte de Castelbon son cousin est son héritier. » — « Et aux armes, dis-je, est-il vaillant homme ? » — « M’aist, Dieu ! dit-il, nennil ; et pour tant ne le peut amer le comte de Foix. Et fera, s’il peut, ses deux fils bâtards, qui sont beaux chevaliers et jeunes, ses héritiers. Et a intention de les marier en haut lignage, car il a or et argent à grand’foison. Si leur trouvera femmes, par quoi ils seront aidés et confortés. » — « Sire, dis-je, je le vueil bien ; mais ce n’est pas chose due ni raisonnable de bâtards faire hoirs de terre. » — « Pourquoi, dit-il, si est en défaut de bons hoirs ? Ne véez vous comment les Espaignols couronnèrent à roi un bâtard, le roi Henry ? Et ceux de Portingal ont couronné aussi un bâtard. On l’a bien vu avenir au monde en plusieurs royaumes et pays, que bâtards ont par force possessé. Ne fut Guillaume le conquéreur, bâtard fils d’un duc de Normandie ? Et conquit toute Angleterre, et la fille du roi qui pour le temps étoit ; et demeura roi ; et sont tous les rois d’Angleterre descendus de lui. » — « Or, sire, dis-je, tout ce se peut bien faire ; il n’est chose qui n’avienne ; mais cils d’Armagnac sont trop forts ; et ainsi seroit donc toujours cil pays en guerre. Mais, dites-moi, cher sire, me voudriez vous point dire pourquoi la guerre est émue premièrement entre ceux de Foix et d’Armignac, et lequel a la plus juste cause ? » — « Par ma foi ! dit le chevalier, ouil. » .......... ...............

(T. ii, p. 396.)

« Par ma foi ! sire, dis-je lors au chevalier, vous le m’avez bien déclaré, et oncques mais je n’en avois ouï parler ; et puisque je le sais, je le mettrai en mémoire perpétuelle, si Dieu donne que je puisse retourner en notre pays. Mais encore d’une chose, si je la vous osois requerre, je vous demanderois volontiers : par quelle incidence le fils au comte de Foix qui est à présent mourut. » Lors pensa le chevalier, et puis dit : « La matière est trop piteuse, si ne vous en vueil point parler, Quand vous viendrez à Orthez vous trouverez bien, si vous le demandez, qui le vous dira. »

Je m’en souffris atant et puis chevauchâmes, et vînmes à Morlens.

À lendemain[54] nous partîmes et vînmes dîner à Mont-Gerbiel, et puis montâmes ; et bûmes un coup à Ercies ; et puis venismes à Orthez sur le point de soleil esconsant.

Le chevalier descendit à son hôtel, et je descendis à l’hôtel à la Lune, sur un écuyer du comte qui s’appeloit Ernauton du Pan ; le quel me reçut moult liement pour la cause de ce que je étois François.

Messire Espaing de Lyon, en la quelle compagnie je étois venu, monta amont au châtel et parla au comte de ses besognes, et le trouva en ses galeries, car à celle heure, ou un petit devant avoit-il dîné. Car l’usage du comte de Foix est tel, ou étoit alors, et l’avoit toujours tenu d’enfance, que il se couchoit et levoit à haute nonne, et soupoit à mie nuit. Le chevalier lui dit que j’étois là venu. Je fus tantôt envoyé querre en mon hôtel, car c’étoit, ou est si il vit[55], le seigneur du monde qui le plus volontiers véoit étrangers pour ouïr nouvelles. Quand il me vit, il me fit bonne chère et me retint de son hôtel, où je fus plus de douze semaines, et mes chevaux bien repus, et de toutes autres choses bien gouvernés aussi.

L’acointance de lui à moi pour ce temps fut telle, que je avois avecques moi apporté un livre, lequel je avois fait, à la requête et contemplation de monseigneur Wincelant de Bohême, duc de Luxembourg et de Brabant. Et sont contenus au dit livre, qui s’appelle Méliadus[56], toutes les chansons, ballades, rondeaux et virelais que le gentil duc fit en son temps ; lesquelles choses, parmi l’imagination que je avois eu de dicter et ordonner le livre, le comte de Foix vit moult volontiers, et toutes les nuits après son souper je lui en lisois. Mais en lisant nul n’osoit parler ni mot dire, car il vouloit que je fusse bien entendu, et aussi il prenoit grand solas au bien entendre. Et quand il chéoit aucune chose où il vouloit mettre débat ou argument, trop volontiers en parloit à moi, non pas en son gascon, mais en beau et bon françois. Et de l’état de lui et de son hôtel, je vous recorderai aucune chose, car je y séjournai bien tant que j’en pus assez apprendre et savoir.

Avant que je vinsse en sa cour je avois été en moult de cours de rois, de ducs, de princes, de comtes et de hautes dames, mais je n’en fus oncques en nulle qui mieux me plût ni qui fût sur le fait d’armes plus réjouie comme celle du comte de Foix étoit. On véoit, en la salle et ès chambres et en la cour, chevaliers et écuyers d’honneur aller et marcher, et d’armes et d’amour les oyoit-on parler. Toute honneur étoit là dedans trouvée. Nouvelles de quel royaume ni de quel pays que ce fût là dedans on y apprenoit ; car de tous pays, pour la vaillance du seigneur, elles y appleuvoient et venoient. Là fus-je informé de la greigneur partie des faits d’armes qui étoient avenus en Espaigne, en Portingal, en Arragon, en Navarre, en Angleterre, en Escosse et es frontières et limitation de la Languedoc ; car là vis venir devers le comte, durant le temps que je y séjournai, chevaliers et écuyers de toutes ces nations. Si m’en informois, ou par eux ou par le comte qui volontiers m’en parloit.

Je tendois trop fort à demander et à savoir, pour tant que je véois l’hôtel du comte de Foix si large et si plantureux, que Gaston le fils du comte étoit devenu, ni par quel incidence il étoit mort ; car messire Espaing de Lyon ne le m’avoit voulu dire ; et tant en enquis que un écuyer ancien et moult notable homme le me dit. Si commença son conte ainsi en disant..........

(T. ii, p. 400.)

Les fêtes de Noël que le comte tint moult solemnelles, là vit-on venir en son hôtel, à Ortais, foison de chevaliers et d’écuyers de Gascogne, et à tous il fit bonne chère. E là véy le Bourg d’Espaigne, duquel et de sa force messire Espaing de Lyon m’avoit parlé. Si l’en vis plus volontiers ; et lui fit le comte de Foix bon semblant. Là vis chevaliers d’Arragon et anglois lesquels étoient de l’hôtel du duc de Lancastre, qui pour ce temps se tenoit à Bordeaux, à qui le comte de Foix fit bonne chère et donna de beaux dons. Je me accointai de ces chevaliers, et par eux fus-je lors informé de grand’foison de besognes qui étoient avenues en Castille, en Navarre et en Portingal, desquelles je parlerai clairement et pleinement quand temps et lieu en sera.

Là vis venir un écuyer gascon qui s’appeloit le Bascot de Mauléon ; et pouvoit avoir pour lors environ soixante ans, appert homme d’armes par semblant et hardi ; et descendit en grand arroi en l’hôtel où je étois logé à Ortais à la Lune, sur Ernaulton du Pan. Et faisoit mener sommiers autant comme un grand baron ; et étoit servi lui, et ses gens, en vaisselle d’argent. Et quand je l’ouïs nommer et vis que le comte de Foix et chacun lui faisoit grand’fête, si demanda à messire Espaing de Lyon : « N’est-ce pas l’écuyer qui se partit du chastel de Trigalet, quand le duc d’Anjou sist devant Mauvoisin ? » — « Oil, répondit-il, c’est un bon homme d’armes pour le présent et un grand capitaine. » Sur celle parole je m’accointai de lui, car il étoit en mon hôtel ; et m’en aida à accointer un sien cousin gascon, duquel j’étois trop bien accointé, qui étoit capitaine de Carlac en Auvergne, qui s’appeloit Ernaulton, et aussi fit le Bourg de Campane. Et ainsi qu’on parole et devise d’armes, une nuit après souper, séant au feu et attendant la mie-nuit que le comté de Foix devoit souper, son cousin le mit en voie de parler et de recorder de sa vie et des armes où en son temps il avoit été, tant de pertes comme de profits, et trop bien lui en souvenoit. Si me demanda : « Messire Jean, avez-vous point en votre histoire ce dont je vous parlerai ? » Je lui répondis : « Je ne sais. Aie ou non aie, faites votre conte ; car je vous oy volontiers d’armes, car il ne me peut pas du tout souvenir, et aussi je ne puis pas avoir été de tout informé. » — « C’est voir, » répondit l’écuyer. À ces mots il commença son conte et dit ainsi.....

(T. ii, p. 406.)

À ces mots demandèrent-ils le vin ; on l’apporta ; et bûmes, et puis dit le Bascot de Mauléon à moi : « Messire Jean, que dites-vous ? Êtes-vous bien informé de ma vie. J’ai eu encore assez plus d’aventures que je ne vous ai dit, desquelles je ne puis ni ne vueil pas de toutes parler. » — « Par ma foi, dis-je, sire, oui..... »

(T. ii, p. 411.)

De l’état de l’affaire et ordonnance du gentil comte Gaston de Foix ne peut-on trop parler en tout bien ni trop recommander, car pour le temps que je fus à Ortais, je trouvai tel et outre dont je ne puis mie de tout parler ; mais je sais bien que, par le temps que je y fus, je y vist moult de choses qui me tournèrent à grand’plaisance ; et là vis seoir à table le jour d’un Noël quatre évêques de son pays, les deux Clémentins et les autres deux Urbanistes.....

Et vous dis que grand’foison de ménestrels, tant de ceux qui étoient au comte que d’autres étrangers, avoit en la salle, qui tous firent par grand loisir leur devoir de leur menestrandie. Et ce jour le comte de Foix donna, tant au menestriers comme aux hérauts, la somme de cinq cens francs, et revêtit les menestriers du duc de Tourraine qui là étoient de drap d’or et fourré de fin menu vair ; lesquels draps furent prisés à deux cens francs ; et dura le dîner jusques à quatre heures après nonne.

Et pour ce parole je très volontiers de l’état du gentil comte de Foix, car je fus douze semaines en son hôtel, et très bien administré et délivré de toutes choses. Et durant le temps que je fus à Ortais je pouvois apprendre et ouïr nouvelles de tous pays, si je voulois, des présentes et des passées. Et aussi le gentil chevalier messire Espaing de Lyon, en laquelle compagnie je étois entré au pays et auquel je m’étois découvert de mes besognes, m’accointa de chevaliers et d’écuyers qui me savoient recorder justement ce que je demandois et requérois à savoir.

(T. ii, p. 414.)

En ce temps se tenoit messire Louis de Sancerre, maréchal de France, en la Languedoc, en la marche de Toulouse et de Carcassonne ; et savoît bien le traité qui étoit fait entre le duc de Berry et le comte de Foix, pour le mariage de la fille au comte de Boulogne que le duc de Berry vouloit avoir, quoique la damoiselle fût moult jeune. Si eut affection le maréchal de France de venir voir le comte de Foix : et crois, selon que je fus informé de ses gens a Ortais, car là me trouva-t-il environ la Noël quand il vint, que le roi de France l’y envoya. Je vous dirai a quelle instance.....

(T. ii, p. 755.)

Ainsi s’ébattirent ensemble, le terme que le maréchal de France fut là, le comte de Foix et le dit maréchal ; et, quand il prit congé, le comte de Foix lui fit donner un très beau coursier, et un très beau mulet, et un très beau roncin, tous ensellés très richement, et à messire Robert de Chalus qui là étoit et à messire Guichard Dauphin, et aux chevaliers et écuyers du maréchal, et espécialement aux chevaliers, à chacun deux cens francs, et, à chacun écuyer cinquante francs. Donc prit le maréchal congé pour retourner vers Toulouse ; et je voulois aussi retourner avecques lui, mais le comte de Foix ne le voult pas consentir ; et me dit que je demeurerois encore. Si me convint demeurer et attendre sa volonté.....

(T. ii, p. 755.)

Il assiste à une joute à Bordeaux en 1389 et revient à Orthez.

En ce temps, et environ l’an renouvelant, y eut à Bordeaux sur Gironde un appertise d’armes, devant le duc de Lancastre, de cinq Anglois de l’hôtel du duc et de cinq François, dont les aucuns étoient de l’hôtel du maréchal de France… Et vous dis que, pour voir ces armes faire, plusieurs chevaliers et écuyers de Béarn, et de l’hôtel du comte de Foix se mirent au chemin ; et je me mis en leur compagnie deux bonnes journées ; car d’Ortais jusques à Bordeaux, il n’y a que vingt et quatre lieues. Et vîmes les armes faire, qui furent faites à Bordeaux, en la place devant Saint-Andrieu, présens, le duc de Lancastre, la duchesse et leur fille, et les dames et damoiselles du pays, dont il y en avoit grand’foison… Ainsi se portèrent ces armes ; et puis se départirent toutes gens, et se mirent au retour, chacun s’en r’alla en son lieu.

(T. ii, p. 756.)

Il quitte le comte de Foix après une visite de trois mois, et retourne en France en la compagnie de la duchesse de Berry.

Ces ambassadeurs s’ordonnèrent pour partir, et l’évêque d’Autun en leur compagnie ; et fut la finance mise en sommiers ; et s’en chevauchèrent tous ensemble, et cheminèrent tant que ils entrèrent en Béarn et vinrent à Morlens. Tout le pays d’environ étoit chargé de gens d’armes, de par le comte de Foix, et étoient épars ens ès forts et ens ès villages plus de mille lances, car il ne vouloit pas être trompé du duc de Berry. Le comte de Foix ne fut pas présent à délivrer la demoiselle de Boulogne, mais il y avoit envoyé un sien frère bâtard, gentil et sage chevalier qui s’appeloit messire Ernaut Guillaume de Béarn, et son fils bâtard, un jeune chevalier, messire Yvain de Foix. Les deux, avec plusieurs autres, firent état et excusèrent le comte qui se tenoit à Pau, et reçurent le payement ; et là, par procuration, l’évêque d’Autun en Bourgogne, épousa au nom du duc de Berry la jeune fille de Boulogne, qui s’appeloit Jeanne et pouvoit avoir environ douze ans et demie.

Et je, sire Jean Froissart, qui celle histoire ai dictée et ordonnée, par l’aide et grâce de Dieu, en paroles, comme cil qui étoit présent à toutes ces choses, pris adonc congé au gentil comte de Foix, pour retourner en France avec sa cousine ; lequel me fit grand profit à mon département, et m’enjoignit amiablement que encore je le allasse voir : laquelle chose sans faute je eusse fait si il fût demeuré le terme de trois ans en vie ; mais il mourut, dont je rompis mon chemin, car, sans lui trouver au pays, je n’y avois que faire. Dieu en ait l’âme par son commandement.

Après toutes ces choses accomplies à leur devoir, et que les trente mille francs furent délivrés et la demoiselle épousée par procuration, si comme ici dessus est dit, on se départit de Morlens après boire, et vint-on ce jour gésir en la cité de Tarbes en Bigorre, laquelle est royaume de France. Et vous devez savoir que le duc de Berry avoit envoyé à Toulouse et fait faire chars et chariots pour la dame, si riches et si nobles que merveille seroit à deviser, en tout état tel comme à lui appartenoit. Et exploitèrent tant les dessus dits ambaxadeurs et leur dame, qu’ils vinrent en la cité de Toulouse, et si y reposèrent deux jours, et puis s’en partirent et se mirent au chemin pour venir vers Avignon ; et les accompagna le maréchal de France, messire Louis de Sancerre à bien cinq cens lances, car il l’avoit du commandement du roi, tant que elle fût venue à Ville-Neuve de-lez Avignon ; ce fut par un lundi soir. Le mardi à dix heures, elle passa le pont sur Rhône en Avignon. Et allèrent encontre lui tous les cardinaux ; et fut la dame amenée en Avignon, et descendit au palais, d’une très belle et bonne haquenée toute blanche que le pape lui avoit envoyée. Et dîna là et tous les seigneurs. Sachez que ce pape Clément la recueillit grandement. Il y étoit tenu, car la damoiselle étoit fille de son cousin germain, le comte Jean de Boulogne. Et fut la dame logée à l’hôtel du cardinal de Tury ; et le vendredy au matin elle se partit d’Avignon et vint à Orange ; et là fut jusques au dimanche, car le prince étoit son cousin.

Celle dame, à petites journées et à grands frais, exploita tant que elle vint en Auvergne, et fut amenée à Riom ; et le jour de la Pentecôte au matin le duc de Berry l’épousa en sa chapelle. Et là furent, d’Auvergne, le comte de Boulogne, le comte Dauphin, le sire de la Tour, le sire de Roye, et messire Hugues Dauphin, et grand’foison de seigneurs et de dames, et là fus présent. Et après toutes ces fêtes, si m’en retournai en France, avec le seigneur de la Rivière.


1389. — Dans la pastourelle suivante, qu’il composa pour le comte de Foix, on croit qu’il s’était personnifié dans Ogier Louvière dont le père, nommé Thomas, savait blasonner.

PASTOURELLE.

En un beau pré vert et plaisant,
Par dessus Gave la rivière,
Entre Pau et Ortais séant,
Vi l’autr’ier, ensi quà prangière,
Maint bregier et mainte bregère
Qui devisoient des estas
Des hauls, des moyens et des bas,
Sans parler de leur bregerie,
Mes d’armes et d’armoierie.
Leur oy beaucop deviser,
France et Engleterre nommer,
Portingal, Castille aux chasteaus,
Navare, Arragon et Bourdeaus,
Osterice, Bretagne et Blois ;
Et pas n’oublioient entre éauls
Les armes de Berne et de Fois.

Et encores trop plus avant,
Je leur oy nommer Bavière,
Flandres, Lussembourc et Braibant,
Bourgogne, Haynau et Dompiere,
Savoie, Sanssoirre et Rivière,
Boulongne, Genève et Damas,
Champagne, Artois, Cypre et Baudas,

Constantinoble et Hermenie,
Alemagne, Bar, Hongerie,
Lancastre, Herbi et Mortemer ;
Et puis leur oy rassambler,
Vivres, fasses, chiés et labiaus,
Bendes, bares, peus et aigliaus,
Coquilles, hamecès et crois ;
Et encore y nommoit Buriaus
Les armes de Berne et de Fois.

Adonques vi un bregier grant,
Qui s’appelloit Ogier Louviere,
Qui salli tantost en estant,
Et mist main à une aloière,
En disant : « Seignour, par saint Père !
Je puis parler de tels cas,
Car mon père, seignour Thomas,
En fu ouvriers toute sa vie.
Et tant servi chevalerie
Qu’y aprist à blasonner.
Et encores, pour l’esprouver
Tenés, velà en deus fardeaus,
Banières et escuçons beaux.
Or regardès dedens les plois ;
Se point trouverés entre ceauls
Les armes de Berne et de Fois.

Adont vi un bregier normant,
Qui tronca tantos la banière
D’un fardiel, et dist en riant :
Oh ! par sainte Genevière !
Ve-le-ci d’armoierie cière,
Ouvrées sus bon camoucas !
Beau seignour, or n’oubliès pas ;
Le vaillant contre qui se crie.
La ducoise de Normandie,
Et ceste d’Orliens c’est tout cler,
Por un jour les vies sauver,
En France en la cité de Meauls,
En batailles et cembiaus,
A-t-on bien vu pluisours fois,
En banière et en pennonciaus
Les armes de Berne et de Fois.

Adont dist la fille Engherant :
« Feroit on riens à ma proyère
De quoi, devîsèmes errant,
De l’armoierie la manière ? »
« Comment les voes-tu ? en banière ?
Respont Anseaus, tu les auras.
Le champ est d’or ; c’est uns beaus draps ;
Mais d’Arragon il se champie,
Car il en descend de lignie ;
Si les poet et doit bien porter.
Et Berne est, au voir ordener,
De deux vaches en rouges peauls
Passans, et à leurs hateriaus
Ont esquières d’asur ; c’est drois.
Or va fais paindre en tes supeaus
Les armes de Berne et de Fois.

« Princes, encor li dist Anseaux,
On t’a bien taillié tes morseaux.
Par raison ores lu cognois,
Se plus lourde n’es qu’uns vaneaux
Les armes de Berne et de Fois. »


1389. — Il composa une pastourelle sur le mariage du duc de Berry avec Jeanne de Boulogne, qui se célébra en sa présence à Riom en Auvergne.

PASTOURELLE.

Assés près dou castiel dou Dable,
Li quels est au conte Daufin,
Vi l’autr’ier ordonner leur table
Bregbieres et breghièrs, afin
Que sus n’avoit pieument ne vin,
Mès pain et sel, aus et ongnons.
Dist li uns : « Beau seignour, buvons
De la fontaine qui sourt ci.
Bien devons estre resjoy
Et mettre arrière toute songne
Pour le pastourel de Berry
Et la pastoure de Boulongne.

C’est chose toute véritable,
Car à Rion fui hier matin.
Là vi en estat honnourable
Ceuls qui sont estrait de hault lin.
Pas n’estoient vesti de lin,
Mès de garnemens beaus et bons.
Là vi chevaliers et barons,
Dames, damoiselles aussi ;
Et bien sçai que quanque là vi
Fait estoit sans mot de mençongne
Pour le pastourel de Berry
Et le pastour de Boulongne.

— « C’est voir, ce dist la fille Orable,
Car l’autre jour mist son roncin
Uns escuyers en nostre estable,
Qui sievoit auques le chemin ;
Et oy que chevalier fin
Des quels il me nomma les noms,
En ont travillié vauls et mons.
S’Ausoerre nomma, je t’afi,
Rivière, La Tremoulle, Assi.
Cil quatre ont mené la besongne.
Pour le pastourel de Berry
Et le pastour de Boulongne.

Encores me dist un notable,
« Li escuiers en son latin
Le quel j’ai moult à agréable ;

Quoique la touse ait à cousin
Le pape qui a maint florin
Et qui poet donner de beaus dons ;
Se l’a gardé uns puissans homs,
Li contes de Fois, et nouri
Environ noef ans et demi ;
En ce n’a blasme ne virgongne
Pour le pastourel de Berry
Et le pastour de Boulongne.

« Signour, ce dist Robins Coursable,
La chose vient à bonne fin,
Et se nous est moult honnourable
Quant Boulongne aurons à voisin :
Or voeil cote de camelin
Faire ; j’ai tondu mes moutons,
Et vous pris que nous en alons
À Rion ; j’emporte avec mi
Flageot, muse et fretel joli,
Qu’on m’a envoyé de Coulongne
Pour le pastourel de Berry,
Et Ja pastoure de Boulongne.

— Belles, di-je, je vous affi ;
Avecques vous irai aussi
Et si ferai quelque besongne
Pour le pastourel de Berry,
Et la pastoure de Boulongne. »


Il visite à Avignon les reliques de saint Pierre de Luxembourg.

On se pourroit émerveiller de la grand’créance, que ceux du pays de là environ avoient au corps de Saint Pierre de Luxembourg, et des visitations qu’ils y faisoient, et des présens que rois, ducs, comtes, dames et gens de tous états faisoient. Et en ces jours que je fus en Avignon, car par là, pour le voir, je retournai de la comté de Foix, de jour en jour ces œuvres et magnificences s’augmentoient, et me fut dit qu’il seroit canonisé, Je ne sais pas comment depuis il en est avenu.

(T. ii, p. 662.)

Dans la même année, 1389, il va à Bruges et à Middelbourg prendre des renseignement sur les faits appris chez le comte de Foix.

Et véritablement je vous dis, et veuil bien que ceux qui viendront après moi sachent que, pour savoir la vérité de celle histoire et enquerre justement de tout, en mon temps j’en os beaucoup de peine, et cerchai moult de pays et de royaumes pour le savoir ; et en mon temps congnus moult de vailians hommes, et vis en ma présence, tant de France comme d’Engleterre, d’Escosse, de Castille et de Portingal, et des autres terres, duchés et comtés qui se sont conjoints, eux et leurs gens, en ces guerres, auxquels j’en parlai et par lesquels je m’informai, et volontiers. Ni aucunement je n’eusse point passé une enquête faite de quelque pays que ce fût, sans ce que je eusse, depuis l’enquête faite, bien sçu que elle eût été véritable et notable. Et pourtant que, quand je fusse en Berne devers le gentil comte Gaston de Foix, je fus informé de plusieurs besognes, lesquelles étoient advenues entre Castille et Portingal, et je fus retourné au pays de ma nation, en la comté de Hainaut et en la ville de Valenciennes, et je m’y fus rafreschi un terme, et plaisance me prit à ouvrer et à poursuivir l’histoire que je avois commencée, je me advisai par imagination que justement ne le ponvois pas faire, par avoir singulièrement les parties de ceux qui tiennent et soutiennent l’opinion du roi de Castille, et me convenoit donc, si justement voulois ouvrer, ouïr autant bien parler les Portingalois, comme je avois fait les Gascons et Espaignols en l’hôtel de Foix et sur le chemin allant et retournant. Si ne ressoignai pas la peine ni le travail de mon corps, mais m’en vins à Bruges en Flandre pour trouver les Portingalois et Lussebonnois, car toujours en y a grand’planté. Or regardez comment je fis, si c’est de bonne aventure : il me fut dit, et je le trouvai bien en voir, que si je y eusse visé sept ans, je ne pouvois mieux venir à point à Bruges que je fis lors ; car on me dit, si je voulois aller à Melles-de-Bourch en Zélande, je trouverois là un chevalier de Portingal, vaillant et sage homme, et du conseil du roi de Portingal, qui nouvellement étoit là arrivé ; et par vaillance il vouloit aller, et tout par mer, en Prusse. Cil me diroit et parleroit justement des besognes de Portingal, car il avoit été à toutes et par toutes. Ces nouvelles me réjouirent ; et me partis de Bruges avec un Portingalois en ma compagnie, qui connoissoit bien le chevalier, et m’en vins à l’Escluse ; et là montai en mer ; et fis tant, par la grâce de Dieu, que je arrivai à Melles-de-Bourch. Si m’accointa l’homme qui étoit avecques moi du chevalier cy dessus nommé, lequel je trouvai gracieux, sage et honorable, courtois et accointable ; et fus de-lez lui six jours ou environ, et tant comme il me plut à y être environ le jour, car il gisoit là par défaut de vent.

Cil m’acointa et me informa de toutes les besognes advenues entre le royaume de Castille et le royaume de Portingal, depuis la mort du roi Ferrant jusques au jour qu’il étoit issu hors du dit royaume ; et si doucement et si arréement le me contoit, et tant volontiers, que je prenois grand plaisance à l’ouïr et à l’escripre. Et quand je fus informé de tout ce que je voulois savoir, et vent fut tenu, il prit congé à moi et entra en une carraque, grande et forte assez pour aller par mer par tout le monde, et pris congé à lui dedans le vaissel. Aussi firent plusieurs riches marchands de son pays qui l’étoient venu voir de Bruges, et les bonnes gens de Melles-de-Bourch. Or retournai depuis à Bruges et en mon pays : si ouvrai sur les paroles et relations faites du gentil chevalier, messire Jean Ferrant Perceck, et chroniquai tout ce que de Portingal et de Castilie est advenu jusques à l’an de grâce mil trois cent quatre vingt et dix.

(T. ii, p. 462.)

À son retour à Paris, en 1389, il va visiter la Flandre et revient à Paris.

Or considérez entre vous qui le lisez, ou le lirez, ou avez lu, ou orrez lire, comment je puis avoir sçu ni rassemblé tant de faits desquels je traite et propose en tant de parties. Et pour vous informer de la vérité, je le commençai jeune dès l’âge de vingt ans ; et si, suis venu au monde avec les faits et les avenues ; et si, y ai toujours pris grand’plaisance plus que à autre chose ; … et, partout où je venois je faisois enquête aux anciens chevaliers et écuyers qui avoient été en faits d’armes, et qui proprement en savoient parler, et aussi à aucuns hérauts de crédence pour vérifier et justifier toutes matières. Ainsi ai-je rassemblé la haute et noble histoire et matière, et le gentil comte de Blois dessus nommé y a rendu grand’peine ; et tant comme je vivrai, par la grâce de Dieu, je la continuerai ; car comme plus y suis et plus y laboure et plus me plaît ; car ainsi comme le gentil chevalier et écuyer qui aime les armes et en persévérant et continuant il s’y nourrit et parfait, ainsi en labourant et ouvrant sur cette matière je m’habilite et délite.

Vous devez savoir que quand je, auteur de celle histoire, fus issu de l’hôtel le noble Gaston de Foix et retourné en Auvergne et en France, en la compaignie et roulte du gentil seigneur de la Rivière et de messire Guillaume de la Trémoille, lesquels avoient amené la duchesse de Berry, madame Jeanne de Boulogne, de-lez le duc Jean de Berry son mari, qui épousé l’avoit en la ville de Riom en Auvergne, car à toutes ces choses je fus, si en puis bien parler, et je fus venu à Paris, je trouvai le gentil seigneur de Coucy, un de mes seigneurs et maîtres, qui nouvellement s’étoit marié à une jeune dame, fille au seigneur et duc de Lorraine. Lequel sire de Coucy me fit très bonne chère et me demanda des nouvelles de Foix, de Berne et du pape Clément d’Avignon, et de ce mariage de Berry et de Boulogne, et de un sien grand ami, un mien seigneur et maître aussi, le comte Béraud, Dauphin d’Auvergne. À toutes ces demandes je répondis de ce que je savois et que j’avois vu, et tant qu’il m’en sçut gré et me dit : « Vous en viendrez avec moi. Je m’en vais en Cambrésis en un chastel que le roi m’a donné, que on appelle Crève-cœur. C’est à deux lieues de Cambray et à neuf lieues de Valenciennes. » — « Monseigneur, dis-je, vous dites vérité. » Je me mis en sa roulte et compaignie, et sur le chemin il me conta ce que vous dirai........

(T. iii, p. 1 et 2.)

Ainsi chevauchant nous vînmes à Crèvecœur ; et là fus de-lez lui trois jours, tant que je fus reposé et rafreschi, et puis pris congé et vins à Valenciennes, et là fus quinze jours ; et puis m’en partis et m’en allai en Hollande voir mon gentil maître et seigneur, le comte de Blois ; et le trouvai à Esconnehove, et me fit très bonne chère, et me demanda des nouvelles. Je lui en dis assez de celles que je savois. Et fus de-lez lui un mois, que là que à la Gode ; et puis pris congé pour retourner en France et pour savoir la vérité de ce parlement qui se tenoit à Lolinghen des François et des Anglois, et aussi pour être à une très noble fête qui devoit être en la ville de Paris à la première entrée de la roine Isabel de France, qui encore n’y avoit point entré. Pour savoir le fond de toutes ces choses, je m’en retournai parmi Brabant ; et fis tant que je me trouvai à Paris huit jours avant que la fête se tînt ni fît, tant eus-je de pourvéances des seigneurs de France et d’Escosse qui étoient venus au parlement. Si m’acointa de messire Guillaume de Melun qui m’en dit toute l’ordonnance, et comment le comte de Saint-Pol étoit passé outre en Angleterre pour voir le roi Richard son serourge, et pour confirmer la trêve qui étoit donnée trois ans. « Mais il sera ici, comment que ce soit, à notre fête. »

Je demandai au dit messire Guillaume de Melun quels seigneurs d’Escosse avoient été à ce parlement, et le demandois pourtant que en ma jeunesse je fus en Écosse, et cherchai tout le royaume d’Écosse jusques à la sauvage Écosse ; et eus en ce temps que je y fus et demeurai en la cour du roi David d’Escosse, la connoissance de la greigneur partie des barons et chevaliers. Il me répondit et dit : « L’évêque de Bredanne y a été, messire Jakemes et messire David de Lindesée, et messire Gautier de Saint-Clar. » Je mis tout en retenance et puis entendis à écrire et registrer tout ce que je vis et ouïs dire de vérité que avenu étoit à la fête, à l’entrée et venue à Paris de la roine Isabel de France, dont l’ordonnance ainsi s’ensuit.

(T. iii, p. 2 et 3.)

1389. — Il assista à l’entrée d’Isabeau de Bavière à Paris, et composa même une ballade à ce sujet. Elle se termine ainsi, en rappelant sa chronique.

Princes, pour faire ent convenance
J’ai bien mis ailleurs la substance ;
Et pour l’amour des fleurs de lys
Comment la royne de France
Est la première entrée à Paris.


Il revoit et continue son histoire en 1390.

Mais les grands seigneurs terriens de qui le bien de commencement vient à l’Église n’en fesoient encore que rire et jouer, au temps que escripsis et chroniquai ces chroniques, l’an de grâce mil trois cent quatre vingt dix.

(T. ii, p. 458.)

Dans la même année 1390, il va en Anjou.

On me pourroit demander, qui voudroit, dont telles choses me viennent à savoir, pour en parler si proprement et si vivement. J’en répondrois à ceux qui m’en demanderoient : que grand’eure et grand’diligence je mis en mon temps pour le savoir, et encerchai maint royaume et maint pays, pour faire juste enquête de toutes les choses qui ci-dessus sont contenues en celle histoire, et qui aussi en suivant en descendront ; car Dieu me donna la grâce et le loisir de voir en mon temps la greigneur partie et d’avoir la connoissance des hauts princes et seigneurs, tant en France comme en Angleterre. Car sachez que, sus l’an de grâce mil trois cent quatre vingt et dix, je y avois labouré trente-sept ans, et à ce jour je avois d’âge cinquante-sept ans. Au terme de trente sept ans, quand un homme est dans sa force et en son venir, et il est bien de toutes parties, car de ma jeunesse je fus cinq ans de l’hôtel au roi d’Angleterre et de la roine, et si fus bien de l’hôtel du roi Jean de France et du roi Charles son fils, si pus bien sus ce terme apprendre et concevoir moult de choses. Et pour certain, c’étoit la greigneur imagination et plaisance que je avois, que toujours enquérir avant et de retenir, et tantôt escripre comment j’en avois fait les enquêtes. Et comment je fus adonc informé, et par qui, de la prise du connétable et de ce qui en descendit, je le vous dirai.

Je chevauchois, en ce temps que les choses furent advenues, ou un an après, de la cité d’Angers à Tours en Touraine ; et avois geu à Beaufort en Vallée. À lendemain, d’aventure je trouvai au-dehors le Mont-le-Herne un chevalier de Bretagne et d’amont, lequel s’appeloit messire Guillaume d’Ancenis, et s’en alloit voir la dame de Mailly en Touraine, sa cousine, et ses enfans, car elle étoit nouvellement vefve. Je m’acointai du chevalier, car je le trouvai courtois et doux en ses paroles. Je lui demandai des nouvelles, et par espécial de la prise du connétable, dont je tendois fort à savoir la vérité. Il la me dit, car il disoit que il avoit été à Vannes au parlement qui y fut, avec le seigneur d’Ancenis, un sien cousin et un grand baron de Bretagne. Et tout ainsi comme Espaing du Lion me dit et informa des choses dessus dites qui étoient advenues en Foix, en Béarn et en Gascogne, et aussi messire Jean Percek des avenues de Portingal et de Castille, me conta plusieurs choses le gentil chevalier ; et plus m’en eût conté si je eusse longuement chevauché en sa compagnie.

Entre Mont-le-Herne et Prilly, a quatre grandes lieues, et nous chevauchions bellement à l’aise des chevaux. Et là, sus ce chemin, il me conta moult de choses, lesquelles je mis bien en remembrance et par espécial des avenues de Bretagne. Et ainsi que nous chevauchions et que nous étions près de Prilly à une lieue, nous entrâmes en un pré. Là s’arrêta-t-il et dit : « Ha ! Dieu ait l’âme du bon connétable de France ! fit ici une fois une belle journée et profitable pour ce pays, dessous la bannière messire Jean de Beuil, car il n’étoit pas connétable, mais étoit nouvellement venu et issu hors d’Espaigne. » Et comment il en advint je le demandai. « Je le vous dirai, dit-il, mais que nous soyons à cheval. » Il monta et nous montâmes ; il commença à chevaucher bellement et puis à faire son conte ainsi comme il en advint…

(T. ii, p. 601.)

Par ceste déconfiture, beau maître, dit le chevalier, fut délivré tout ce pays ici environ, ni oncques depuis n’y eut pillards ni Anglois qui s’y amassèrent : si que je dis que le connétable Bertran fut un vaillant homme en son temps, et moult profitable pour l’honneur du royaume de France, car il y fit plusieurs recouvrances. » — « Par ma foi, sire, dis-je, vous dites voir ; ce fut un vaillant homme et aussi est messire Olivier de Clayquin son frère. »

À ce que je nommai Clayquin le chevalier commença à rire, et je lui demandai : « Sire, pourquoi riez-vous ? » — « Je le vous dirai, dit-il, pourtant que vous avez nommé Clayquin. Ce n’est pas le droit surnom d’eux, ni ne fut oncques, comment que tous ceux qui en parlent le nomment ainsi, et nous aussi bien comme vous qui sommes de Bretagne ; et messire Bertran, lui vivant, y eût volontiers adressé et remédié si il eût pu ; mais il ne put oncques, car le mot est tel que il chiet en la bouche et en la parole de ceux qui le nomment, mieux que l’autre. »

Et adonc lui demandai : « Or me dites, sire, par votre courtoisie, a-t-il grand’différence de l’un à l’autre ? » — « Si m’aist Dieu, nennil, dit-il ; il n’y a autre différence de l’un à l’autre, fors que on devroit dire messire Bertran du Glay-Aquin ; et je vous dirai dont ce surnom anciennement lui vint, selon ce que j’ai ouï recorder les anciens ; et aussi c’est une chose toute véritable, car on le trouve en escripst ès anciennes histoires et chroniques de Bretagne. »

Celle parole que le chevalier me dit me fit grand bien ; et lui dis adonc : « Ha ! doux sire, vous me ferez grand plaisir au recorder, et si le retiendrai de vous, ni jamais je ne l’oublierai ; car messire Bertran fut si vaillant homme que on le doit augmenter ce que on peut. » — « Il est vérité, dit le chevalier, et je le vous dirai. » Lors commença messire Guillaume d’Ancenis à faire son conte.

(T. ii, p. 602.)

« Or vous ai-je conté l’extrasse de messire Bertran du Glay-Aquin. » — « C’est vérité, sire, dis-je ; si vous en sais grand gré et jamais ne l’oublierai. » Atant vînmes-nous à la ville de Prilly.

Si j’eusse été à loisir autant avecques messire Guillaume d’Ancenis que je fus avecques messire Espaing du Lyon, quand je chevauchai de la cité de Pamiers jusques à Ortais en Béarn, ou que je fus avecques messire Jean Ferrant Percek, le chevalier de Portingal, il m’eût dit et conté plusieurs choses ; mais nennil, je n’y fus point longuement ; car tantôt après dîner, que nous eûmes chevauché ensemble deux lieues, nous vînmes sus un chemin croisé, la où il y avoit deux voies, dont l’une alloit à Tours en Touraine, où je tendois à aller, et l’autre à Mailly, où il vouloit aller : à ce chemin se défit notre compagnie. Il me donna congé et je le pris ; mais entre Prilly et notre département il m’avoit dit plusieurs choses, et par espécial de celles de Bretagne, et comment l’évêque de Langres, qui y fut envoyé au lieu de l’évêque de Bauvais qui mort étoit, et messire Jean de Vienne et messire Jean de Beuil, exploitèrent devers le duc, et la réponse que il leur fit, quand il les eut ouïs parler ; sur laquelle information du chevalier je me suis fondé et arrêté et ai escript ce qui s’en suit......

(T. ii, p. 603.)

1392. — Il se trouve à Paris au moment de l’attaque nocturne de Pierre de Craon entre le connétable Olivier de Clisson, le jour de la Fête-Dieu.

Je, auteur et proposeur de celle histoire, pour ces jours que le meschef avint sur le connétable de France, messire Olivier de Cliçon, j’étois à Paris. Si et dus par raison bien être informé selon l’enquête que je fis.

(T. iii, p. 147.)

1393

Pour ce temps et pour savoir le vérité de leurs traités (entre les Français et les Anglais à Lolinghen) ce que savoir on en pouvoit, je, Jean Froissart, auteur et proposeur de ce livre, fus en la bonne ville d’Abbeville, comme cil qui grand’connoissance avoit entre les seigneurs ; si en demandois à la fois à ceux qui aucune chose en dévoient savoir.

(T. iii, p. 186.)

Mais je, auteur de celle histoire, qui pour ce temps séjournois à Abbeville pour ouïr et savoir des nouvelles, ne pus pour lors savoir la vérité comme la paix étoit emprise.

(T. iii, p. 190.)

1394. — Séjour de sire Jean Froissart en Angleterre.

Car le dit duc de Glocestre me conta depuis toutes ces paroles (de Robert l’Hermite en 1392) en son hôtel à Plesby.

(T. iii, p. 190.)

Le roi d’Angleterre lui donna grands dons, si comme le dit héraut, nommé le roi Marcke, me dit depuis à grand loisir, chevauchant avecques lui au royaume d’Angleterre.

(T. iii, p. 191.)

Vérité fut et est que je, sire Jean Froissart, pour ce temps trésorier et chanoine de Chimai, séant en la comté de Hainaut et de la diocèse de Liége, ens très grand’affection et imagination d’aller voir le royaume d’Angleterre, quand je, qui avois été à Abbeville, vis que les trêves étoient prises entre le royaume de France et le royaume d’Angleterre, leurs conjoins et adhérens, à durer quatre ans par mer et par terre ; et plusieurs raisons m’émouvoient à faire ce voyage. La première étoit, pour ce que de ma jeunesse j’avois été nourri en la cour et hôtel du noble roi Édouard, de bonne mémoire, et de la noble roine Philippe sa femme, et entre leurs enfans et les barons d’Angleterre, qui pour ce temps vivoient et y demeuroient ; car toute honneur, amour, largesse et courtoisie j’avois vu et trouvé en eux. Si désirois à voir le pays ; et me sembloit en mon imagination que, si vu l’avois, j’en vivrois plus longuement ; car vingt sept ans tous accomplis je m’étois tenu de y aller ; et si je n’y trouvois les seigneurs, lesquels a mon département j’avois vus et laissés, je y verrois leurs hoirs, et ce me feroit trop grand bien ; aussi pour justifier les histoires et les matières dont j’avois tant escript d’eux. Et en parlai à mes chers seigneurs qui pour le temps régnoient, monseigneur le duc Aubert de Bavière, comte de Hainaut, de Hollande, de Zélande et sire de Frise, et à monseigneur Guillaume son fils, pour ces jours comte d’Ostrevant, et à ma très chère et honorée dame Jeanne, la duchesse de Brabant et de Luxembourg, et à mon très cher et grand seigneur, monseigneur Enguerrand, sire de Coucy, et aussi à ce gentil seigneur le chevalier de Gommignies, lequel, de sa jeunesse et de la mienne, nous étions vus en Angleterre en l’hôtel du roi et de la roine ; et aussi avoit fait le sire de Coucy et tous les nobles de France, qui à Londres tenoient ôtagerie pour la rédemption qui faite avoît été du roi Jean de France, si comme il est contenu en notre histoire et en ce livre bien derrière.

Ces trois seigneurs dessus nommés auxquels j’en parlai, et le sire de Gommignies et madame de Brabant, le me conseillèrent ; et me donnèrent toutes lettres adressans au roi et à ses oncles, réservé le sire de Coucy, car, pour ce qu’il étoit François, il n’y osa escripre, fors tant seulement à sa fille que pour lors on appeloit la duchesse d’Irlande, Et avois, de pourvéance, fait escripre, grosser et enluminer et recueillir tous les traités amoureux et de moralité, que au terme de trente quatre ans je avois, par la grâce de Dieu et d’amour, faits et compilés ; laquelle chose réveilloit grandement mon désir pour aller en Angleterre et voir le roi Richard d’Angleterre, qui fils avoit été au noble et puissant prince de Galles et d’Aquitaine, car vu ne l’avois depuis qu’il fut tenu sur les fonts en l’église cathédrale de la cité de Bordeaux, car pour ces jours je y étois ; et avois intention d’aller au voyage d’Espaigne avecques le prince de Galles et les seigneurs qui au voyage furent ; mais quand nous fûmes en la cité de Dax, le prince me renvoya arrière en Angleterre devers madame sa mère. Si désirois ce roi Richard à voir, et messeigneurs ses oncles ; et étois pourvu d’un très beau livre et bien aourné, couvert de velours, garni et doux d’argent doré d’or, pour faire présent et entrée au roi. Et selon l’imagination que j’eus, j’en pris légèrement la peine et le travail, car qui volontiers fait et entreprend une chose, il semble qu’elle ne lui coûte rien. Et me pourvéis de chevaux et d’ordonnance, et passai la mer à Calais, et vins à Douvres le douzième jour du mois de juillet ; et quand je fus venu à Douvres, je n’y trouvai homme de ma connoissance du temps que j’avois fréquenté en Angleterre ; et étoient les hôtels tous renouvelés de nouvel peuple, et les jeunes enfans devenus hommes et femmes, qui point ne me connoissoient, ni moi eux.

Si séjournai là demi-jour et une nuit pour moi rafreschir, et mes chevaux ; et fut par un mardi ; et le mercredi, ainsi que sur le point de neuf heures, je vins à Saint-Thomas de Cantorbie voir la fierté et le corps saint, et la tombe du noble prince de Galles, qui là est enseveli très richement. Je ouïs la haute messe et fis mon offrande au corps saint, et puis retournai dîner à mon hôtel. Si entendis que le roi d’Angleterre devoit là venir le jeudi en pélerinage ; et étoit retourné d’Irlande où il avoit été en ce voyage bien neuf mois ou environ ; et volontiers visitoit l’église Saint-Thomas de Cantorbie, pour la cause du digne et honoré corps saint, et que son père y étoit ensepveli. Si avisai que je attendrois là le roi, comme je fis. Et vint à lendemain à très grand arroi et bien accompagné de seigneurs, de dames et de damoiselles ; et me mis entre eux et entre elles, et tout me sembla nouvel ; ni je n’y connoissois âme, car le temps étoit bien changé en Angleterre depuis le terme de vingt huit ans ; et là, en la compagnie du roi, n’avoit nul de ses oncles, car le duc de Lancastre étoit en Aquitaine et les ducs d’Yorch et de Glocestre étoient autre part. Si fus du premier ainsi que tout ébahi ; car encore, si j’eusse vu ni trouvé un ancien chevalier qui vivoit, lequel fut des chevaliers et de la chambre du roi Edouard d’Angleterre, et étoit, pour le présent dont je parle, encore des chevaliers du roi Richard d’Angleterre et de son plus étroit et espécial conseil, je me fusse réconforté et me fusse tiré devers lui. Le chevalier on le nommoit messire Richard Stury. Bien demandai pour lui si il vivoit. On me dit, oil. Mais point n’étoit là, et séjournoit à Londres. Donc m’avisai que je me trairois devers messire Thomas de Percy, grand sénéchal d’Angleterre qui là étoit : si m’en acointai, et le trouvai doux, raisonnable et gracieux ; et se offrit pour moi à présenter mon corps et mes lettres au roi. De ces promesses je fus tout réjoui ; car aucuns moyens convient avoir, avant que on puisse venir à si haut prince que le roi d’Angleterre. Et alla voir en la chambre du roi si il étoit heure ; mais il trouva que le roi étoit retrait pour aller dormir ; et ainsi il me dit que je me retraisse à mon hôtel Je le fis ; et quand le roi eut dormi, je retournai en l’hôtel de l’archevêque de Cantorbie où il étoit logé, et trouvai messire Thomas de Percy qui s’ordonnoit et faisoit ses gens ordonner pour chevaucher, car le roi vouloit chevaucher et venir gésir à Espringhe, dont au matin il étoit parti. Je demandai au dit messire Thomas conseil de mes besognes. Il me dit et conseilla que pour l’heure je ne fisse nul semblant de ma venue ; mais me misse en la route du roi ; toujours me feroit-il bien loger, tant que le roi seroit assis en le pays où il alloit et il seroit, en tout son hôtel, dedans deux jours. C’étoit en un bel châtel et délectable séant en la comté de Kent, et l’appeloit Ledes.

Je me ordonnai sur ce conseil et me mis au chemin, et vins devant à Espringhe ; et me logeai et fus logé d’aventure en un hôtel auquel il avoit logé un gentil chevalier d’Angleterre de la chambre du roi. Mais il étoit là demeuré derrière, au matin quant le roi se départit de la ville, pour un petit de douleur de chef qui prise lui étoit par nuit. Pour ce que le chevalier, lequel on nommoit messire Guillaume de l’Île, me vit étranger et des marches de France, car toutes gens de la Langue d’oil, de quelque contrée ou nation qu’ils soient, ils les tiennent François, si se acointa de moi et moi de lui ; car les gentils hommes d’Angleterre sont sur tous courtois, traitables et acointables. Si me demanda de mon état et affaire, et je lui en recordai assez, et tout ce que messire Thomas de Percy m’avoit dit et ordonné à faire. Il répondit à ce, que je ne pouvois avoir meilleur moyen, et que le vendredi au dîner, le roi seroit à Ledes, et là trouveroit venu son oncle le duc d’Yorch.

De ces nouvelles fus-je tout réjoui, pour ce que j’avois lettres au duc d’Yorch ; et aussi de sa jeunesse et de la mienne, il m’avoit vu en l’hôtel du noble roi Édouard son père, et de madame sa mère ; si aurois par ce moyen plus de connoissance, ce me semble, en l’hôtel du roi Richard.

Le vendredi au matin nous chevauchâmes ensemble, messire Guillaume de l’Île et moi ; et sus notre chemin je lui demandai s’il avoit été en ce voyage d’Irlande avecques le roi. Il me répondit, oil. Donc lui demandai ce qu’on appelle le Treu Saint-Patris, si c’étoit vérité ce que on en disoit. Il me répondit que oil ; et que lui et un chevalier d’Angleterre, le roi étant à Duvelin, y avoient été, et s’y étoient enclos à soleil esconsant, et là demeurèrent toute la nuit, et à lendemain issus à soleil levant. Donc lui demandai des merveilles et nouvelles dont on raconte et dit qu’on y voit, si rien en étoit. Il répondit et me dit : « Quand moi et mon compagnon eûmes passé la porte du cellier, que on appelle le Purgatoire Saint-Patris, et nous fûmes descendus trois ou quatre pas, car on y descend ainsi que à un cellier, chaleur nous prit en les têtes ; et nous assîmes sur les pas qui sont de pierre ; et nous assis, très grand’volonté nous vint de dormir, et dormîmes toute la nuit. » Donc lui demandai si, en dormant, ils savoient où ils étoient et quelles visions leur vinrent. Il me répondit et dit : que en dormant ils entrèrent en imaginations moult grandes et en songes merveilleux ; et véoient, ce leur sembloit, en dormant, trop plus de choses qu’ils n’eussent fait en leurs chambres sur leurs lits. Tout ce affirmoit-il bien. « Et quand au matin nous fûmes éveillés on ouvrit l’huis, car ainsi l’avions-nous ordonné, et issîmes hors ; et ne nous souvint tantôt de chose nulle que nous eussions vu ; et tenons tout ce à fantôme. »

De cette matière je ne lui parlai plus avant, et m’en cessai, car volontiers je lui eusse demandé du voyage d’Irlande et lui voulois parler et mettre à voie ; mais routes d’autres chevaliers vinrent qui parlèrent à lui, et je laissai mon propos ; et chevauchâmes jusques à Ledes ; et là vint le roi et toute sa route, et là trouvai monseigneur Aimond, duc d’Yorch. Si m’acointai de lui, et lui baillai les lettres du comte de Hainaut, son cousin, et du duc d’Ostrevant. Le duc me reconnut assez et me fit très bonne chère et me dit : « Messire Jean, tenez-vous toujours de-lez nous et nos gens, nous vous ferons toute amour et courtoisie. Nous y sommes tenus pour la cause du temps passé, et de notre dame de mère à qui vous fûtes. Nous en avons bien la souvenance. » Je le remerciai de ces paroles ; ce fut raison. Si fus avancé, tant de par lui que par messire Thomas de Percy et messire Guillaume de l’Île, et fus mis en la chambre du roi, et représenté à lui de par son oncle le duc d’Yorch ; lequel roi me reçut joyeusement et doucement ; et prit toutes les lettres que je lui baillai, et les ouvrit et legit à grand loisir ; et me dit, quand il les eut lues, que je fusse le bien-venu, et si j’avois été de l’hôtel du roi son ayeul et de madame son ayeule, encore étois-je de l’hôtel du roi d’Angleterre.

Pour ce jour je ne lui montrai pas le livre que apporté lui avois, car messire Thomas de Percy me dit que point n’étoit heure, car il étoit trop occupé de grandes besognes ; … et pour avoir conseil de ces deux choses, qui assez grandes étoient, le roi d’Angleterre avoit mandé tous ses plus espéciaux prélats et barons d’Angleterre à être le jour de la Magdelaine en un sien manoir et lieu royal, que on dit Eltem, à sept lieues anglesches de Londres et aussi de Dardeforde. Et le quatrième jour après que je fus là venu, le roi et tout son conseil, et le duc Aimond, son oncle, en sa compagnie, se départirent du chastel de Ledes, et chevauchèrent devers la cité de Rochestre pour venir à Eltem. Je me mis en leur compagnie.

En chevauchant ce chemin, je demandai à messire Guillaume de l’Île et à messire Jean de Grailly, capitaine de Bouteville, la cause pourquoi le roi venoit devers Londres et assembloit son parlement, et avoit assigné à être au jour dessus nommé à Eltem : ils le me dirent ; et par espécial messire Jean de Grailly me recorda pleinement pourquoi ces seigneurs de Gascogne étoient là venus, et les consaux des cités et bonnes villes. Si en fus informé par le dit chevalier qui bien en savoit la vérité, car il avoit souvent parolé à eux, pourtant que ils se connoissoient, car ils étoient ainsi que d’un pays et d’une frontière et des tenures du roi d’Angleterre, et dit ainsi ....................

(T. iii, p. 198.)

Ainsi par sa courtoisie se devisoit sur le chemin à moi, en chevauchant entre Rochestre et Dartforde, messire Jean de Grailly, capitaine de Bouteville, qui jadis avoit été fils bâtard à ce vaillant chevalier le captal de Buch ; et ses paroles je les oyois très volontiers, et les mettois toutes en mémoire ; et tant que nous fûmes sur le chemin de Ledes à Eltem je chevauchai toujours le plus en sa compagnie et en celle de messire Guillaume de l’Île.

Or vint le roi à Eltem par un mardi. Le mercredi ensuivant, commencèrent seigneurs à venir de tous côtés ; et vinrent le duc de Glocestre, les comtes de Derby, d’Arondel, de Northonbreland, de Kent, de Rostelant, le comte Maréchal, les archevêques de Cantorbie et d’Yorch, les évêques de Londres et de Winchestre et tous ceux qui mandés étoient et furent. Le jeudi à heure de tierce, si commencèrent les parlemens en la chambre du roi ; et là étoient en la présence du roi, de ses oncles et de tout le conseil les chevaliers de Gascogne, qui envoyés y étoient pour leur partie, et le conseil des cités et bonnes villes, et celui du duc de Lancastre. Aux paroles qui furent là dites et proposées je ne étois pas présent, ni être ne pouvois, ni nul n’étoit en la chambre, fors les seigneurs du conseil. Mais quand le conseil fut esparti, qui dura plus de quatre heures, et ce vint après dîner, je me acointai d’un ancien chevalier, que jadis de ma jeunesse j’avois vu en la chambre du roi Édouard, et pour lors il étoit du détroit conseil du roi Richard, et bien le valoit ; et étoit nommé messire Richard Stury, lequel me reconnut tantôt. Si étoient bien vingt quatre ans passés qu’il ne m’avoit vu ; et la derraine fois ce fut à Colleberghe à Bruxelles en l’hôtel du duc Wincelant de Brabant et de la duchesse Jeanne de Brabant. Messire Richard Stury me fit très bonne chère et me recueillit doucement et grandement ; et me demanda de plusieurs nouvelles. Je lui répondis tout à point de celles que je savois. Après tout ce, et en gambiant lui et moi ès allées à l’issue de la chambre du roi à Eltem, je lui demandai de ce conseil, voire si dire le me pouvoit, comment il étoit conclu. Il pensa sur ma parole et demanda un petit, et puis me répondit et dit : ....................

(T. iii, p. 203.)

Or avint le dimanche ensuivant, que tous ces consaux furent départis et retraits à Londres ou ailleurs en leurs lieux, réservé le duc d’Yorch qui demeura de-lez le roi et messire Richard Stury. Ces deux, avecques messire Thomas de Percy, remirent mes besognes au roi, et voulut voir le roi le livre que je lui avois apporté. Si le vit en sa chambre, car tout pourvu je l’avois, et lui mis sus son lit ; il l’ouvrit et regarda dedans et lui plut très grandement. Et plaire bien lui devoit, car il étoit enluminé, écrit et historié et couvert de vermeil velours à dix cloux d’argent dorés d’or, et roses d’or au milieu, et à deux grands fremaulx dorés et richement ouvrés au milieu de rosiers d’or. Donc me demanda le roi de quoi il traitoit, et je lui dis : « D’amours ! » De celle réponse fut-il tout réjoui ; et regarda dedans le livre en plusieurs lieux, et y legy, car moult bien parloit et lisoit françois ; et puis le fit prendre par un sien chevalier, qui se nommoit messire Richard Credon et porter en sa chambre de retrait ; et me fit de plus en plus bonne chère.

Et avint que, ce propre dimanche que le roi eut retenu et reçu en grand amour mon livre, un écuyer d’Angleterre étoit en la chambre du roi et étoit nommé Henry Cristède, homme de bien et de prudence grandement et bien parlant françois ; et s’acointa de moi pour la cause de ce qu’il eut vu que le roi et les seigneurs me eurent fait bonne chère ; et avoit vu le livre lequel j’avois présenté au roi. Et imagina, si comme je vis les apparences par ses paroles, que j’étois un historien, et aussi il lui avoit été dit de messire Richard Stury ; et parla à moi sur la forme que je dirai....................

(T. iii, p. 207.)

Et pour lors véritablement, dit Cristède à Froissart en terminant son récit, c’étoit grand’nouvelleté à voir ces quatre rois d’Irlande, et le vous seroit si vous le véyez. » — « Henry, répondis-je, je le crois bien, et voudrois qu’il m’eût coûté du mien et je eusse là été. Et tant vous en dis que, dès ce temps, toutes mes besognes furent prêtes pour venir en Angleterre ; et y fusse venu sans faute, si n’eussent été les nouvelles qui me furent contées de la mort la roine Anne d’Angleterre ; et cela me retarda de non avoir fait le voyage dès lors. Mais je vous demande une chose qui moult me fait émerveiller ; et volontiers le saurois si vous le savez ; et aucune chose en devriez savoir : comment ces quatre rois d’Irlande sont sitôt venus à l’obéissance du roi d’Angleterre, quand oncques le roi son tayon, qui fut si vaillant homme, si douté et si renommé partout, ne les put soumettre ; et si les a toujours tenus en guerre. Vous m’avez dit que ce fut par traité et par la grâce de Dieu. La grâce de Dieu est bonne qui la peut avoir, et peut moult valoir ; mais on voit petit de seigneurs terriens présentement augmenter leurs seigneuries, si ce n’est par puissance. Et quand je serai retourné en la comté de Hainaut dont je suis de nation, et je parlerai de celle matière, sachez que j’en serai examiné et demandé moult avant, car velà nos seigneurs le duc Aubert de Bavière, comte de Hainaut, de Hollande et de Zélande, et son fils Guillaume de Bavière, qui s’escripsent seigneurs de Frise, qui est un grand royaume et puissant, et lesquels y clament avoir droit, et aussi ont fait leurs prédécesseurs ; mais les Frisons ne veulent encheoir en nulle voie de raison, ni connaître, ni venir à obéissance, ni oncques ne firent. » Lors répondit Henry Cristède à celle parole, et dit ainsi : ..........

(T. iii, p. 212.)

« Ainsi vous ai-je conté la manière comment le roi notre sire a en partie, celle année présente, accompli et fourni son voyage en Irlande. Si le mettez en mémoire et retenance, afin que, quand vous serez retourné en votre nation, que vous le puissiez écrire et chroniser avecques vos autres histoires qui descendent de celle matière. » Et je répondis : « Henry, vous parlez loyaument, et ainsi sera-t-il fait. »

Adonc prit-il congé de moi, et moi de lui, et trouvai tantôt le roi Marke, héraut. Si lui demandai : « Marke, dites-moi de quoi Henry Cristède s’arme, car je l’ai trouvé moult courtois et gracieux, et doucement il m’a recordé la manière du voyage que le roi d’Angleterre a fait en Irlande et l’état de ces quatre rois d’Irlande qu’il eut, si comme il dit, en son gouvernement plus de quinze jours. » Et Marke répondit : « Il s’arme d’argent à un chevron de gueules, à trois bésans de gueules, deux dessus le chevron et un dessous. » Et toutes ces choses je mis en mémoire et en escript, car pas ne les voulois oublier.

Tant fus-je en l’hôtel du roi d’Angleterre comme être m’y plut, et non pas toujours en une place, mais en plusieurs, car le roi muoit souvent hôtel et alloit de l’un à l’autre, à Eltem, à Ledes ou à Kinkestone, à Cenes, Cartesée, ou à Windesore, et tout en la marche de Londres…

(T. iii, p. 213.)

Il n’y eut oncques roi en Angleterre qui dépendît autant, à cent mil florins par an pour son hôtel seulement et son état tenir, que fit le roi Richard de Bordeaux. Car moi, Jean Froissart, chanoine et trésorier de Chimay, le vis et considérai, et fus un quart d’an en son hôtel ; et me fit très bonne chère, pour la cause de ce que de ma jeunesse j’avois été clerc et familier au noble roi Édouard, son tayon, et à madame Philippe de Hainaut, roine d’Angleterre, sa taye ; et quand je me départis de lui, ce fut à Windsore. À prendre congé, il me fit par un sien chevalier, lequel on nommoit messire Jean Bouloufre, donner un gobelet d’argent doré d’or, pesant deux marcs largement, et dedans cent nobles, dont je valus mieux depuis tout mon vivant. Et suis moult tenu à prier de lui ; et envis escripsis de sa mort, mais pourtant que j’ai dicté, ordonné et augmenté à mon loyal pouvoir celle histoire, je l’escripsi pour donner connaissance quel chose il devint.

(T. iii, p. 368.)

1400. — Froissart vivait après l’année 1400, ainsi qu’on peut s’en convaincre par ce passage.

« Depuis, ne demeura longs jours que renommée véritable couroit parmi Londres, que Richard de Bordeaux étoit mort. La cause comme ce fut, ni par quelle incidence, je ne le savois au jour que j’escrispsis ces chroniques. »

(T. iii, p. 367.)

Richard mourut en 1400, et le bruit de sa mort tarda quelques mois à se répandre. La dernière phrase de Froissart annonce qu’il s’était écoulé quelque temps entre le bruit de cette mort et le moment où il écrivit cette partie de ses chroniques.

Il vivait encore en 1405, et a même écrit après 1404.


Et en parlai (du voyage qu’il fit en Angleterre en 1394), à mes chers seigneurs qui pour le temps régnoient, monseigneur le duc Aubert de Bavière, comte de Hainaut, de Hollande, de Zélande et sire de Frise, et à monseigneur Guillaume son fils, pour ces jours comte d’Ostrevant.

(T. iii, p. 197.)

L’expression qui pour le temps régnoient annonce qu’ils avaient cessé de régner au moment où il écrivait : or Albert mourut le 13 décembre 1404, et cette année son fils Guillaume, jusques là comte d’Ostrevant, lui succéda.

Il vivait encore en 1408.

Et aussi fut pape Benedict, que les François, de grand’volonté a voient mis sus et soutenu, en ce temps déposé[57].

(T. iii, p. 360.)

L’opinion la plus accréditée à Valenciennes est que Froissart est mort l’an 1410, et qu’il a été enterré dans l’église de Chimay.

Ne pouvant aller moi-même vérifier le fait sur les lieux, je priai M. Pelaprat, beau-père du prince de Chimay actuel, de vouloir bien me faire obtenir sur ce sujet tous les renseignemens qu’il pourrait se procurer. Le prince de Chimay se prêta à ma demande avec une bonne grâce dont je le remercie, et m’envoya la note suivante que je donne telle que je l’ai reçue.


Extrait d’un manuscrit sur l’histoire de Chimay, qui se trouve dans la bibliothèque du château de Chimay. (Ce manuscrit est de 1768.)

Quatorzième siècle.

« En ce siècle d’ignorance, Chimay a fourni un homme savant en la personne de Froissart, chanoine de Chimay, et trésorier de la collégiale qui florissait en 1364[58], et s’est fait connaître par l’histoire de son temps qu’il a mise en lumière en quatre volumes, depuis 1350[59] jusqu’à 1400, et qu’il dédia[60] à Édouard et Richard, rois d’Angleterre, auprès desquels il avait été nourri en sa jeunesse.

« Son corps est ensépulturé à Chimay, en la chapelle où sont présentement les fonts baptismaux.

« Après sa mort, on fit beaucoup de vers à sa louange, desquels en voici quelques-uns :


Honorarium.

Gallorum sublimis honos et fama tuorum,
Hic, Froissarde, jaces, si modo fortè jaces :
Historiæ vivus studuisti reddere vitam,
Defuncto vitam, reddet at illa tibi.

Autre.

Proxima dum propriis florebit Francia scriptis,
Fama dum ramos balnea fundet aquis,
Urbis ut hujus honos templi sic fama vigebis,
Teque ducem historiæ Gallia tota colet ;
Belgica tota colet, Cirreaque vallis amabit
Dum rapidus proprios Scaldis obibit agros.

Autre.

Cognita romanæ vix esset gloria gentis
Plurimus hanc scriptis ni decorasset honos.
Tanti nempè refert totum scripsisse per orbem.
Quælibet et doctos sæcla tulisse viros.

Autre.

Commemorent alios alii : super æthera tollam
Froissardum hisloriæ per sua sæcla ducem,
Scripsit enim historiam mage sexaginta per annos,
Totius mundi quæ memoranda notat ;
Scripsit et Anglorum reginæ gesta Fhilippæ ;
Quæ, Guillelme, tuo tertia juncta toro.


« On a fait des recherches dans l’église de Chimay pour retrouver la sépulture de Froissart ; mais la chapelle des fonts baptismaux est maintenant la porte qui donne sur la place. Pour ouvrir cette porte, on a dû rehausser le pavement. Soit que la pierre sépulcrale ait été brisée ou qu’elle soit totalement effacée par le frottement des pieds, on n’a rien trouvé qui justifie l’assertion du manuscrit. »


J. A. C. Buchon.
  1. Composé à Avignon.
  2. Ce qui reporte son travail personnel vers 1363 : jusque là il avait travaillé sur les travaux des autres, revus par lui.
  3. Jean Le Bel était allé en Angleterre avec Jean de Hainaut, en 1326, et est mort âgé de quatre-vingts ans. (Voyez la note à la suite de cette Biographie.)
  4. Wenceslas, duc de Luxembourg, fils de Jean, roi de Bohême et frère de l’empereur Charles IV, mourut en 1383.
  5. Innocent VI, pape de 1313 à 6523.
  6. Marie de Berry et Louis de Blois sur le mariage desquels il a écrit, à Bourges, la pastourelle que je vais rapporter.
  7. Il avait alors cinquante et un ans.
  8. Il dut partir de Carcassonne le 14 novembre 1388, s’il fit en un jour la route de Carcassonne à Pamiers.
  9. Mont-Réal, dans l’Aude, près Carcassonne.
  10. Fanjeaux, près Carcassonne.
  11. Belpech, idem.
  12. Mazères, dans l’Arriége.
  13. Saverdun, idem.
  14. Chef-lieu d’un des arrondissemens de l’Arriége.
  15. Béarn.
  16. Les 15, 16 et 17 novembre.
  17. L’Arriége.
  18. Il ne faut pas compter dans ces six jours le jour de départ et celui de l’arrivée.

    Voici les étapes ainsi qu’on peut le voir dans son récit :

    18 nov. 1re De Pamiers à Mont-de-Cosse, Ortingas, Carssat Montesquieu.
    192e De Montesquieu à Salaminier et retour à Montesquieu à cause des débordemens.
    203e De Montesquieu à Cassères où il reste tout le jour.
    214e De Cassères à Palamini, Mont-Pezat, la Bretèce, Bocelles, Saint-Gaudens.
    225e Saint-Gaudens Mont-Roial-de-Rivière, Tournay pour souper et coucher.
    236e De Tournay à Marcheras, Tarbes.
    247e De Tarbes à Jorre et Morlens.
    258e De Morlens à Mont-Gerbial, Ercies et Orthès.
  19. Le 18 novembre.
  20. Artigat dans l’Arriége.
  21. Dans l’Arriége.
  22. La Ciotat.
  23. Montesquieu de Valverte, dans la Haute-Garonne.
  24. Les gens du parti d’Armagnac et du parti d’Albret.
  25. Le 19 novembre.
  26. Palamini, dans la Haute-Garonne.
  27. La Salat.
  28. Le 20 novembre.
  29. Cazères, dans la Haute-Garonne.
  30. Le 21 novembre.
  31. Marceros, dans la Haute-Garonne.
  32. Moncla, dans la Haute-Garonne.
  33. Gens du parti de Foix et du parti d’Armagnac.
  34. Dans la Haute-Garonne.
  35. Montespan, dans la Haute-Garonne.
  36. Le 22 novembre.
  37. Saint-Gaudens, chef-lieu d’arrondissement de la Haute-Garonne.
  38. Le 23 novembre.
  39. Dans les Hautes-Pyrénées, entre Baguères et Saint-Pé.
  40. Mauvesin, près Tournay.
  41. Lanemezan, dans les Hautes-Pyrénées.
  42. La Barthe de Nestes est une ville des Hautes-Pyrénées.
  43. Saint-Béat, dans la Haute Garonne.
  44. Bâtard.
  45. Dans les Basses-Pyrénées.
  46. Trois millions.
  47. Le 23 novembre.
  48. Chef-lieu des Hautes-Pyrénées.
  49. Cieutat, entre Tournay et Bagnères.
  50. 24 novembre.
  51. Ger sur la Lande, dans les Basses-Pyrénées.
  52. Morlas au nord-est de Pau, dans les Basses-Pyrénées.
  53. Sables mouvans.
  54. Le 25 novembre.
  55. Froissart dit ailleurs avoir écrit ce morceau en 1390. Ce fut en effet cette même année, le 22 août, que mourut le comte de Foix.
  56. Je n’ai pu retrouver ce volume dans aucune bibliothèque.
  57. Benoît ne fut déposé définitivement que le 25 mai 1409.
  58. C’est-à-dire 1335.
  59. Depuis 1326.
  60. Lisez : adressa.