Les Chrétiens et les Philosophes/Chapitre XV

Librairie française (p. 205-218).

CHAPITRE XV (↑)

La Révolte des Philosophes



épictète

Les oiseaux chantent depuis longtemps. Et nous, ne chanterons-nous pas la gloire de Dieu ?


serenus

On m’avait dit que tu ne chantais jamais, Epictète.


épictète

On t’a trompé ; je chante toujours.


serenus

Je ne t’ai jamais entendu.


épictète

Sans doute, tu auras mal écouté. Toi qui crois que les choses vont au hasard, tu es loin d’entendre toute la musique qui est dans le monde. Et d’abord tu ne jouis pas de la musique des astres.


serenus

Je n’ai pas d’oreilles pour cette musique, en effet.


épictète

Je crains de t’étonner, Serenus, mais mes yeux entendent plus de musique que mes oreilles, et mon esprit en entend plus que mes yeux. Toi, tu me parais un pauvre spectateur : les évolutions du chœur autour de la thymélé ne sont pas musicales à tes jeux sourds et ils n’entendent point la plus divine des musiques, la danse grave et bien rythmée des astres. Voici que le soleil, brillant coryphée, après un prélude aimable, chante très haut et les étoiles, choristes obscurcis, se taisent.


serenus

Tu es un bien subtil musicien, Epictète.


épictète

Regarde les gestes de ta Serena qui s’éveille. Certes, son visage, son corps, son allure forment toujours une musique, et je soupçonne que tes yeux entendent quelquefois. Mais, au matin, elle est une voix plus naïve et plus pure et chacun de ses mouvements chante comme une enfance.


serena

Que dit-il, mon bien-aimé ?


serenus

Il compare ton réveil au réveil du soleil.


épictète

Tu viens d’entendre, ô Serenus, une musique que je n’ai point chantée. Ce que tu as entendu est peut-être aimable et banal comme un sourire de complaisant ; peut-être aussi c’est beau et rare comme le sourire de celui qui vient de comprendre une grande chose… Mais je vais te dire ce qu’est ma chanson en l’honneur des dieux. Elle a commencé le jour où j’ai compris les paroles de Zénon et de Cléanthe et elle finira le jour où les dieux m’enverront la mort. Chacune de mes actions — excepté celles que je réprouve — fut une note de ce chant. Je veux que toutes mes actions futures enrichissent cette musique… Mais mon corps a peut-être un avantage sur le tien.


serenus

Quel avantage veux-tu dire ?


épictète

Bientôt nous marcherons heureux sur la route que les dieux nous ont désignée. Si tu le veux, tu pourras courir, me laissant loin derrière toi. Moi, j’aimerai l’inégalité harmonieuse de mes jambes et je vanterai le poète Epaphrodite d’avoir su que le rythme exige l’union des longues et des brèves.


serena

Tu es plaisant de bonne heure, vénérable Épictète. Et ton sourire s’ouvre comme la main d’un semeur. Mais tu as les intelligences pour champ et c’est du courage que tu sèmes.


épictète

Une gaité décente est une louange que les dieux ne refusent point. L’allégresse matinale de l’alouette leur est aussi agréable que les solennités profondes dont le rossignol remplit l’urne de la nuit.

Les philosophes se mettent en marche parmi des discours aimables et ingénieux. Ils sont bientôt à la porte d’Ostie, Des soldats les attendaient, qui les entourent et les dirigent vers le forum. Des philosophes nombreux y sont déjà, debout, assis sur la terre ou négligemment étendus. À chaque instant, les soldats amènent des nouveaux venus.
Le forum, de plus en plus, se couvre d’une foule étrange et bariolée. Des quolibets accueillent ceux qui arrivent. Car tous ces hommes sont différents de race, d’allure, de vêtement, de langage. Il y a des mots qui éveillent ici le respect, là le rire. Pourtant un détail commun indique la parenté naturelle ou artificielle de ces êtres : à l’exception d’Historicus, de Porcus et de Pierre, tous portent la barbe philosophique.
C’est, sur toute la place, un vaste bavardage incohérent. Il y a des points où s’étale et bruit une gaité grossière ; ailleurs, parmi des sourires affectés ou vaniteux, on échange mille pédanteries ; ici on déclame avec des gestes tragiques ; là on se moque et bras et paroles s’agitent comme des parodies. Vers le milieu du forum, un groupe nombreux avance, recule, flotte, tournoie comme une bataille ; des coups s’y échangent, en effet, et des injures. Et tout cela forme une rumeur intolérable, la rumeur d’un peuple de fous.
Les costumes font aux yeux un brouhaha aussi désagréable. Toutes les formes, toutes les couleurs se heurtent et hurlent. On rencontre le laticlave emphatique et les brodequins noirs auprès de la saie des esclaves. Au milieu des rires et des huées, un fou marche couvert de la tunique palmée. Et il crie : « Suivez mon char, ô Platon, ô Aristote, ô Zénon, ô Épicure, ô tous les rois des philosophies que j’ai vaincues. Car je suis le César de la vérité et je solemnise en une seule fois les mille triomphes qui me sont dus. »
On remarque les cyniques. Sans autre vêtement que le manteau jeté comme une peau de bête, ils vont l’épaule droite découverte. Leur tête se dresse raide et pâle comme un pavot sec. Ils regardent avec une insolence triomphante et semblent persuadés que leur pallium crasseux est la dépouille même du lion de Némée. Et le bâton noueux que tient leur main, ils le considèrent avec complaisance comme une massue qui viendrait d’écraser des monstres. De temps en temps ils ont un mouvement qui déplace sur leur dos la besace. Ce mouvement, toujours le même, a pourtant des éloquences diverses : tantôt il vante la sobriété du cynique, tantôt il blâme l’avarice du siècle. Des académiciens élégants et parfumés marchent à petits pas timides. Des pyrrhoniens se couvrent, indifférents, de n’importe quelle étoffe ramassée n’importe où. De toute la cohue s’élève une odeur infâme, un charivari de mille écœurements qui, comme la rumeur grandissante et comme les vêtements bizarres, semble crier, par des bouches innombrables, la folie, la sottise, l’orgueil, la bassesse des parasites, et des complaisances de mignons, et des avidités de pauvres. Voici que peu à peu le grouillement se fige et les bruits se taisent. Précédé de licteurs et accompagné de deux greffiers qui portent des tablettes, le questeur provincial vient de paraître à l’entrée du forum.

Il donne un ordre et le greffier qui est à sa droite lit un décret du divin Domitien… César, bienfaisant jusque dans ses plus légitimes colères, a songé que la plupart des philosophes sont trop pauvres pour faire les frais d’un voyage par mer. Il n’a pas voulu leur imposer les fatigues et les périls d’une longue marche jusqu’en Gaule. Il a fait préparer pour eux deux navires. Le premier débarquera chez les Ligures ceux qui désirent rester voisins de la clémence impériale. Les autres iront, sur le second vaisseau, en Épire et en Grèce.

Quand le greffier se tait, un grand bruit s’élève, fait de mille conversations joyeuses, furieuses, discuteuses. Mais un geste du questeur commande le silence.


le questeur

Je vais appeler vos noms. Chacun dira sa préférence. Si quelqu’un est suivi de disciples qui ne soient point nominativement exilés, qu’il fasse la déclaration pour eux en même temps que pour lui-même.

Une courte attente, puis

le questeur, commençant l’appel

Caïus Trufer, cognominé Porcus, épicurien.


porcus

Je vais en Grèce. La cuisine y est bonne, les parasites y ont de l’esprit, les éphèbes y sont beaux et les courtisanes ingénieuses.


le questeur

Caïus Trufer, passe à ma gauche… Géta, cognominé Fluctus, pyrrhonien.


fluctus

En Grèce. Je ne veux pas me séparer de mon bien-aimé Porcus.


le petit carnéade, se glissant auprès de Porcus

As-tu le cœur assez grand pour me pardonner, ô Porcus généreux comme un dieu ? Ce fut une minute de folie éblouie. Je n’avais jamais vu tant d’or à la fois.


porcus

Où est-il, cet or ?


le petit carnéade

J’ai rencontré des voleurs qui m’ont battu et qui m’ont dépouillé.


porcus

Ah ! ah ! ah ! y aurait-il une Providence ?.. Ah ! que je suis content.


le questeur

Silence… Passe à gauche, Fluctus… Charmion, dit Grœculus, dit le Petit Carnéade, académicien…


porcus

Viens avec nous.


le petit carnéade

Vive la Grèce !


le questeur

À gauche, Grœculus… Théraphron d’Alexandrie, cognominé Historicus,


historicus

La Grèce. (À Épictète.) Si je peux j’irai jusqu’à Alexandrie, à cause de la bibliothèque. C’est le seul endroit où l’on trouve ces voyages de Psychodore dont je t’ai parlé quelquefois et que je désire tourner en langue grecque.


le questeur

Passe à gauche, Théraphron… Appius Domitillus, cognominé Serenus, épicurien.


serenus

La Grèce… J’adopte le pays de ma Serena.


le questeur

À gauche, Domitillus… Épictète, stoïcien.

Épictète ne répond pas.

le questeur

Épictète, es-tu présent ?


épictète

Je suis présent.


le questeur

Veux-tu t’embarquer pour la Grèce ou pour la Gaule ?


épictète

Que m’importe ?


le questeur

César, dans sa bonté, veut connaître ton désir.


épictète

Je n’ai pas de désir.


le questeur

César, dans sa bonté, t’ordonne de choisir.


épictète

César peut faire transporter mon corps où il voudra. Il ne peut pas me forcer à avoir une préférence et un désir.


le questeur

Pour la dernière fois, si tu veux éviter le lorarius et son fouet, dis ton choix.


serena met sa main sur la bouche d’Épictète qui va répondre et elle crie très haut

Épictète choisit la Grèce.


le questeur

Passe à gauche, Épictète.

Serena prend Épictète par la main et l’entraîne vers Serenus. Épictète laisse faire en souriant. Arrien et Félicion le suivent.

épictète

Épicurienne, tu accomplis sans doute un ordre des dieux. Cette nuit, pendant mon sommeil, je croyais enseigner la philosophie dans une ville d’Épire que mon rêve appelait Nicopolis.


serena

Épictète croit aux songes !..


épictète

Peut-être quelques-uns des fantômes de nos rêves sont faits avec de l’avenir.


serena

Ô superstitieux !..

L’appel continue longtemps. Le questeur fait toujours passer à sa gauche ceux qui vont en Grèce, à sa droite ceux qui préfèrent la Gaule. Puis il donne des ordres et il s’éloigne.
Des soldats entourent ceux qui ont choisi la Gaule et les poussent hors du forum, en criant, en riant, en frappant les traînards.

les soldats

Marchez donc, les Gaulois. Plus vite. Vous n’êtes pas ici derrière un char de triomphe.

D’autres soldats entourent le forum en laissant presque toute la place aux philosophes qui iront en Grèce ou, comme disent les soldats, aux Grécules.
La vie grouillante et bruyante recommence, impossible à noter, multiple et incohérente. Des groupes se forment et se déforment, se mêlent et se séparent. La plupart des cyniques marchent en bande et ils agitent leurs bâtons.
Un groupe est assis où se trouvent Porcus, Fluctus et le Petit Carnéade. Ils sortent des flacons cachés sous leurs vêtements et, parmi des rires, des cris, des chansons, ils boivent.

un voisin de porcus

Toi, ça t’est égal ; tu mangeras et tu boiras partout.


porcus

Si tu sais rire, fais-toi mon disciple ; tu boiras et tu mangeras avec moi.


le voisin

Vive Porcus ! Et, puisque César me vaut cette aubaine, vive César !


un autre

Nous aurons à manger sans rien faire sur le navire. Et nous allons voir du pays comme si nous étions riches. Un dieu qui s’appelle César nous donne ces joies. Vive César !


tout le groupe

Vive César ! vive César !

Les soldats regardent avec stupeur. Mais,

la troupe des cyniques accourt et frappe sur ceux du groupe, en criant

Silence, esclaves.

Et c’est, sur ce point, un silence interrompu par des gémissements. Les cyniques s’asseoient. Les autres se lèvent et s’éloignent un peu.

porcus, à demi-voix

Ces cyniques sont insupportables comme des insolences de pauvres. Ils ignorent que le pauvre doit marcher la tête courbée et que les miettes se ramassent à terre.

Le groupe des cyniques augmente. Des stoïciens se joignent à eux qui, sous le manteau court, portent une tunique simple. Ils ont l’air aussi orgueilleux et aussi intolérants que les philosophes sans tunique. Quelques-uns sont d’une propreté méticuleuse La plupart sont sales comme les cyniques.

un stoïcien

Cet Épictète est intolérable. Je lui ai dit que j’entendais Chrysippe mieux que lui. Sais-tu ce qu’il a répondu ?


un autre

Parle, nous le saurons.


le premier stoïcien

Cet imbécile m’a dit : « Si Chrysippe avait écrit clairement, tu n’aurais donc rien dont tu puisses te glorifier. »

Les cyniques éclatent de rire.

un cynique

Mais il t’a très bien répondu.


le stoïcien

On voit que tu ne sais pas ce qu’il dit de vous.


le cynique

Que peut-il dire ?


le stoïcien

Il dit : « Ça, des cyniques ? À peu près comme un enfant qui traînerait la peau du lion de Némée et qui toucherait à la massue d’Hercule serait Hercule. »


un cynique

Ce misérable jaloux s’est toujours montré l’ennemi des vrais philosophes.


un autre

S’il n’était si vieux, un coup de bâton lui apprendrait que je ne suis plus un enfant.

Porcus, Fluctus, le Petit Carnéade et deux ou trois autres se rapprochent pour mieux entendre.

un stoïcien, à la tunique et au manteau râpés, mais d’une propreté méticuleuse et comme insolente

Il se croit philosophe, et il ne parle correctement ni le grec ni même le latin !


un cynique

L’autre jour, à la ville, Épictète, cet efféminé qui ose se proclamer stoïcien mais que Zenon renverrait au troupeau parfumé d’Épicure, me rencontre et savez-vous le reproche qu’il m’adresse ? Vous ne le devineriez pas en mille fois ; il me reproche de n’être pas propre.


un autre cynique

Ce boiteux ridicule a de l’estime pour le corps ?


le premier cynique

Oui, il m’a déclaré que je faisais détester la philosophie, parce que le vulgaire (oui, il se préoccupe de l’opinion vulgaire ! ) croyait que c’était la philosophie qui m’ordonnait de rester hideux, couvert de crasse et d’ordure, les cheveux emmêlés et la barbe embrouillée jusqu’à la ceinture.


plusieurs

Il est fou !


le premier cynique

Il m’a dit enfin : « Tu es un pourceau qui préfère son bourbier aux plus limpides fontaines et tu te manifestes tout à fait incapable de connaître la beauté. »


un autre

Comme si la beauté était l’objet de la philosophie !


un autre

Comment trouverais-tu quelque fermeté d’esprit dans un corps faible et l’équilibre philosophique chez un boiteux ?


un stoïcien, au pallium percé de trous nombreux, à la tunique plus crasseuse qu’un manteau de cynique.

Cet imbécile prend la propreté pour la sagesse.


un cynique

Il faudrait se parfumer pour plaire à ce prétendu philosophe.


un stoïcien

S’il était un vrai stoïcien, ne resterait-il pas avec nous ? Mais ce sophiste préfère la compagnie d’Historicus, ennemi de toute philosophie, et de Serenus, infâme épicurien.


un autre

C’est un débauché et ce qu’il préfère, c’est Serena.


un autre

Et dire que cet abominable composé de toutes les sottises et de tous les vices est suivi de deux disciples. Et moi dont la vie est austère comme celle de Zénon lui-même ; et moi qui éclaire un texte de Chrysippe comme le soleil éclaire un arbre touffu, nul disciple n’accompagne et ne console mon exil !


le petit carnéade

Sois fier de ta solitude. Regarde ce chrétien là-bas. Cinq disciples s’attachent à lui.


porcus

Les enfants ont toujours suivi les fous.


le petit carnéade

Voici le questeur qui revient. Allons vers lui et demandons-lui de nous débarrasser d’Épictète. Qu’il l’embarque pour la Gaule.


tous

Tu as raison. Allons expliquer la chose au questeur.


le petit carnéade

Tu parleras, toi, Porcus ; toi qui es riche, toi qui portes laticlave et brodequin noir ; toi qui, hier encore, étais la lumière du sénat et la voix la plus éloquente de la curie.


porcus

Oui, vos intérêts sont en bonnes mains et vous verrez avec quelle éloquence ferme je sais parler.


le questeur

Vous venez vers moi comme si vous aviez quelque chose à me demander. Sans doute, vous regrettez de vous éloigner de la clémence impériale et vous voulez changer votre choix.


porcus

Ce n’est pas cela, illustre questeur. Car la clémence impériale, comme le soleil, éclaire et réchauffe l’empire entier. Mais nous avons une grâce à te demander. Il y a parmi nous un certain Épictète qui est intolérable. Débarrasse-nous de lui, envoie-le en Gaule. Nous te serons reconnaissants de ce bienfait.


le questeur

Il ne convient pas que tu choisisses pour lui.


porcus

Rappelle-toi. Ce n’est pas lui qui a choisi. Il refusait de te répondre avec une insolence d’esclave qui se révolte. C’est Serena, une épicurienne, qui a parlé à sa place, lui évitant le fouet du lorarius déjà levé sur son dos.


le questeur

Tu me demandes une double injustice. Tu as la prétention de choisir pour un autre et tu veux embarrasser ceux qui vont en Gaule d’un insolent qui te gêne. Or, apprends-le, ceux qui vont en Gaule valent mieux que toi ; ils aiment César plus que toi.


porcus

César est celui des dieux que j’honore et que j’aime par dessus tous les autres. Mais, illustre questeur…


le questeur, tournant le dos et s’éloignant

Tes paroles sont inutiles. Ce qui est écrit sur les tablettes est écrit.

Les cyniques murmurent.

le questeur s’arrête et se retourne vers le groupe

J’ai cru entendre je ne sais quels bourdonnements de guêpes et je ne sais quels grognements de porcs. Éloignez-vous en silence, enfants barbus, ou je vous fais passer par les verges.

Tous se retirent, tête basse, sans un mot.
Enfin.

fluctus, à demi-voix

Taisons-nous. L’irréalité folle de nos paroles attirerait sur des dos irréels mais sensibles la cuisante irréalité des verges.


le petit carnéade

Taisons-nous. Mais, par Hercule, seule la très proche et très menaçante vraisemblance des verges peut faire d’Épictète un philosophe presque vraisemblable.