Les Chrétiens et les Philosophes/Chapitre VIII

Librairie française (p. 63--).

CHAPITRE VIII (↑)

La pituite de Porcus



porcus

En regardant Fluctus et le Petit Carnéade, je comprenais l’utilité de la philosophie. Et j’étais incliné à remercier la Providence, qui m’a donné deux jouets si amusants. Hélas ! il n’y a pas de Providence. Je n’en veux d’autre preuve que cette pituite désagréable qui fait incessamment couler mon nez, me désolant et m’incitant à blasphémer les néants divins.


arrien

Esclave que tu es ! pourquoi la Providence t’a-t-elle donné des mains ? N’es-tu même pas capable de te moucher ?


porcus

Il vaudrait tout de même mieux qu’il n’y eût point de pituite dans le monde.


arrien

Et ne vaudrait-il pas mieux te moucher que d’accuser la Providence ?


serenus

C’est un grand malheur qu’il existe des Porcus, et des Fluctus, et des Petit Carnéade. Non seulement ils font la philosophie ridicule aux yeux du vulgaire. Mais encore ils ne peuvent toucher un argument sans le rendre inepte. Midas, le roi aux longues oreilles, transformait en or ce qu’il touchait. Ce riche aux oreilles longues transforme en boue l’or qu’il touche.


arrien

L’or n’est que de la boue en puissance. Il est lourd des voluptés, des bassesses et des crimes d’hier. Il est gros des débauches, des avilissements et des forfaits de demain. Et n’importe quel homme, le sage excepté, est un accoucheur qui fait enfanter à l’or tous les miasmes, toutes les fièvres, toutes les pestes.


serenus

Nous sommes d’accord, Arrien, quoique ton âpreté me paraisse puérile. Mais tes paroles manquent d’à propos et ne répondent point à ce que je disais. Je lamentais qu’un argument solide et riche devînt aux mains d’un imbécile je ne sais quelle pauvreté sordide et informe. Je m’irritais parce que la vérité traduite par Porcus est un bruit ridicule, comme un vers de l’Iliade qu’un âne essaierait de braire. Ce nigaud, avec sa pituite, t’a permis de le railler ; et tu crois maintenant avoir triomphé d’Épicure et démontré la Providence. Tu te trompes, Arrien. Une victoire matérielle sur un Thersite n’offre aucune gloire ; non plus une victoire philosophique sur un Porcus. César lui-même, le risible vainqueur des Cattes, n’organise pas un triomphe quand il a tué une mouche.


arrien

Que veux-tu dire ?


serenus

La pituite de Porcus est un petit désagrément ridicule. Mais pourquoi le mal existe-t-il ? S’il y a une Providence toute bonne et toute puissante, pourquoi le bien ne règne-t-il pas ? Pourquoi les maladies ? pourquoi la mort ? pourquoi les crimes ?


arrien

Dieu n’est pas tout puissant. Mais il lutte contre la matière comme le sage lutte contre son corps.


serenus

Ton Dieu, s’il existe, aime mieux les bons que les méchants. Pourquoi voyons-nous les méchants plus heureux que les bons ?


épictète

Ô Serenus, si Épicure t’entendait, il te renierait pour son disciple. Quelle conception basse tu te fais du bonheur en ce moment !


serenus

Épicure ne me renierait point. Car le bonheur dont jouit le sage est l’œuvre du sage. Mais les biens extérieurs, qui seuls dépendent de tes dieux, pourquoi les donnent-ils aux méchants plutôt qu’aux bons ? Voilà le partage inexplicable, si on admet une Providence. Il est mieux de croire que toutes choses vont au hasard. Mais les méchants ont plus de richesses parce qu’ils ne songent qu’aux richesses et parce que, aucun scrupule et aucune pudeur ne retenant leurs mains, ils en prennent plus que les autres.


épictète

Les choses indifférentes dont tu parles vont en effet au hasard.


serenus

Alors à quoi sert ta Providence ?


épictète

Ô présomptueux ! Tu exiges que mes dieux soient moins sages que toi ; et les choses indifférentes que nous méprisons, tu veux que la Providence, semblable au vulgaire, les tienne en estime.


serenus

Je n’ai pas besoin de la Providence pour être sage. Et, d’après toi, elle se désintéresse du partage des richesses, des dignités et des voluptés. Elle laisse le hasard donner à l’infâme Domitien non seulement les trésors et l’empire mais aussi un corps plus beau et plus sain que celui d’Épictète. En un mot, c’est mon Dieu, le Hasard, qui règle les choses extérieures, et la volonté de chacun de nous règle les choses intérieures. Il me semble que j’ai le droit de te demander quel domaine reste à ta Providence et à quoi elle peut bien servir.


épictète

Ingrat ! Pour que tu sois sage, il faut d’abord que tu sois, et que tu sois doué de raison. Tu n’es pas ton œuvre à toi-même, et non plus tes facultés. Est-ce toi qui as fait les couleurs ou qui t’es donné des yeux capables de les voir et de les distinguer ? Es-tu l’auteur de la lumière et des formes, ou est-ce toi qui as rendu le spectateur capable de voir le spectacle ? Admire et adore les merveilleuses correspondances de l’homme à l’univers… Ingrat ! Serena est belle, et tu as des yeux pour jouir de sa beauté. Cette rencontre ne te semble-t-elle pas providentielle ? Le hasard talonnant et maladroit, ou plutôt indifférent, t’aurait laissé aveugle comme un fragment de ténèbres qui marche ou bien il aurait groupé en laideurs folles les atomes qui composent toutes les femmes. Compare les rochers où le hasard ébaucha grossièrement des formes monstrueuses avec les statues dont l’harmonie est l’œuvre d’un sculpteur. La Minerve de Phidias, même si tu ignorais son origine, ne te paraîtrait point l’ouvrage du hasard. Mais tu prends Serena et tu prends le monde pour les travaux de l’ouvrier aux mille mains contradictoires et aveugles.


serenus

Tu ne crois pas à un Dieu extérieur au monde. Comment peux-tu parler d’œuvre et d’ouvrier ?


épictète

Je dis de même que tu es l’ouvrier de ta sagesse, quelle qu’elle soit. C’est par le dedans que se font les plus belles œuvres, le sage et le monde.


serenus

Ainsi ta Providence fait tout. Quel ouvrier occupé…


épictète

Pas plus occupé que ton hasard.


serenus

Mon hasard est un dieu heureux et qui fait tout sans s’occuper de rien.


épictète

Ce n’est pas ainsi que les harmonies s’obtiennent. Ton hasard est incapable de faire un vers d’Homère, et tu veux qu’il ait fait Homère ?


serenus

Et cette Providence, qui règle tout, apparemment connaît tout, jusqu’aux moindres coudes de mes actions, jusqu’aux derniers replis de mes pensées ?..


épictète

Sans doute.


serenus

Ô Épictète, on est heureux et malheureux de disputer avec toi. On est heureux car tu dis souvent des choses aussi belles qu’Épicure lui-même. On est malheureux, parce qu’il y a dans la plupart de tes erreurs une noblesse qui empêche de les combattre avec la vigueur nécessaire. Quand, par un hasard extraordinaire, ton opinion se trouve à la fois sans vérité et sans beauté, on éprouve je ne sais quel étonnement qui paralyse. On aurait peut-être besoin de rire. Mais on respecte trop le père et on n’ose couvrir de risées la fille absurde. Mais on sourit, attristé, en se disant : « Voilà pourtant une fille d’Épictète ! » Et on hésite à s’avouer qu’elle est laide et qu’elle est folle.


épictète

Tu vois que je suis boiteux, que je suis vieux, que je suis laid. Je ne suis pas assez injuste pour me fâcher si on me dit ces vérités ou toute autre vérité. Donc, si quelqu’une de mes pensées te paraît boiteuse et faible comme moi, ne doute pas de le dire. Tu te dois et tu me dois d’être sincère.


serenus

Je rirais donc, ô Épictète, si un autre voulait me persuader que toutes les actions humaines sont vues par la divinité sans qu’une seule lui échappe. Car les hommes sont innombrables sur la terre et chacun d’eux s’agite beaucoup : on ne saurait voir tant de choses à la fois.


épictète

Ris sans te gêner, mon Serenus. Tu ne me blesseras point. Et tu auras raison de rire, toi qui ne veux pas comprendre que toutes les choses du monde ont entre elles une liaison.


serenus

Quand même je t’accorderais pour un instant ce lien universel, quel avantage en tirerais-tu contre moi ?


épictète

Je te ferais avouer que les choses terrestres sont régies par les choses célestes.


serenus

Comment me le ferais-tu avouer ?


épictète

Vois, te dirais-je, comme toutes les choses de la nature arrivent dans les temps marqués, comme chaque saison vient fidèlement à son heure. À l’approche et à la retraite du soleil, quand la lune croît ou décroit, la face de la nature change. Puis donc que toutes les choses de ce monde et nos corps même sont si liés et si unis avec le tout, comment peux-tu imaginer que notre âme, bien plus divine que cet univers visible, en soit seule détachée et qu’elle ne soit pas unie et liée avec la divinité qui l’a créée ?


serenus

Mais comment peut-on voir en même temps toutes ces choses si différentes et si éloignées ?


épictète

Combien d’opérations différentes ton esprit et le mien, qui ont des bornes si étroites, ne font-ils point ? Ton esprit embrasse les choses divines et les choses humaines ; il raisonne, il divise, il juge, il consent, il nie. Combien d’images différentes, combien d’idées contraires ne renferme-t-il pas ? Quand tu me réponds, ton esprit contient tout ensemble ta pensée et la mienne… Le soleil éclaire en même temps une grande partie du monde. Et celui qui a fait le soleil n’éclairera pas la terre entière ?


serenus

Mais mon esprit ne fait ses opérations que successivement et considère les objets l’un après l’autre.


épictète

Peut-être. Mais qui t’a dit que ton esprit fût aussi étendu que la divinité même ? Considère pourtant combien d’objets ton œil embrasse à la fois. Tout ce qui est devant toi jusqu’à l’horizon, tu le vois en cet instant. Et quelque chose pourrait se dérober à celui qui a fait ton œil si petit et ton regard si grand. Juges-en toi-même.


serenus

N’importe. Il est impossible de comprendre qu’on puisse voir à la fois autant de choses que tu en montres à ta divinité. L’esprit est accablé par cette pensée. Or quand une pensée accable l’esprit, elle est fausse.


épictète

Regarderons-nous comme fausses toutes les pensées qui accablent l’esprit de Porcus ?


serenus

Tu railles, Épictète.


épictète

Alors quel est l’esprit que nous choisirons ? Quelle balance déclarerons-nous capable de porter et de peser toute la vérité ?


serenus

Prends garde, Épictète. Tu vas réjouir Fluctus.


épictète

Ne crains rien, Serenus. Mais ne regarde plus comme une opposition invincible de la raison ce qui n’est qu’un caprice et une faiblesse de l’imagination.


serenus

Pourtant…


épictète

Pour moi qui sais et qui aime l’harmonie de l’univers, ce qui serait vraiment incompréhensible, c’est que la divinité ne connût pas tout à la fois. Si tu enfouis une statue de Phidias, en laissant la tête découverte, un sculpteur te dira la taille de la statue. Et peut-être il devinera sa pose, quel dieu elle représente, quels attributs porte sa main. Car il sait que dans une statue le tout est en rapport avec chacune des parties. Mais le monde est mieux ordonné qu’une statue de Phidias et Dieu est plus intelligent que le sculpteur qui nous expliquerait ces choses. Le moindre détail nécessite l’univers et, regardé par des yeux assez pénétrants, le contient. Dans ce ruisseau dont tes doigts toucheraient le fond sans que ton coude soit mouillé, tu te vois et tu me vois et tu vois se balancer la grâce des grands arbres du bosquet. Dans la parole que tu prononces, dans le geste que tu fais ou dans la pensée douteuse qui ne parvient pas à se formuler en toi, Dieu voit l’univers s’étaler dans toute son étendue, se prolonger dans toute sa durée. Et dans n’importe quel point de l’univers, dans n’importe quelle minute, même ancienne ou lointainement future, Dieu entend le son assuré de ta parole, ou le chuchotis de ta pensée hésitante, ou le frôlement du geste que tu fais sans le savoir toi-même.