Les Chiens de paille/Préface

PRÉFACE


J’ai écrit ce petit livre au printemps 1943. Comme ses parties extérieures étaient faites de l’actualité la plus éphémère, la plus insidieuse, qui se trouvait être celle de 1942, avant les débuts véritables de la guerre civile, j’ai voulu le laisser dormir longtemps pour voir si les actualités suivantes n’allaient le tuer sinon dans ses œuvres vives que je croyais à l’abri, du moins dans ces dehors qui en se fanant et en retombant sur les œuvres vives pourraient les étouffer.

Mais je me suis rappelé que tout livre est lié au moment où il a été fait et qu’il ne peut prendre vie que dans ce moment. Ensuite, peu importe que certains de ses éléments vieillissent, ils vieillissent avec toute la vie. Et ce vieillissement lent et insensible permet à la substance la plus profonde, s’il en est une, de transparaître à la lumière.

J’ai constaté, en relisant cette brève fable, à quel point moi qui suis devenu depuis plus de dix ans un homme d’opinion tranchée, je suis resté sensible à l’existence des autres. Oh certes, quelque chose d’essentiel m’échappe en eux, surtout quand, dépassant eux et moi et le monde des opinions pour m’efforcer dans un autre monde, je jette en arrière sur eux comme sur moi un regard plus dédaigneux que charitable ; mais enfin je ne les ignore pas tout à fait. Cela m’autorise à prendre dans des doigts qui se prétendent d’artiste encore après l’avoir été de polémiste ces questions déchirantes comme des lames de couteaux : je m’y blesse autant que j’y blesse les autres.

Je suis resté un artiste, et je le suis même devenu davantage en m’assurant par ailleurs dans mes préférences passionnées. Quel est celui de nos maîtres du passé qui n’a pas été à ses heures un homme d’emportement ? Même les sectateurs de l’art pour l’art prenaient encore parti, en osant se détacher de la société.

Un artiste est, tour à tour, détaché, et attaché, riche et pauvre : il fait sa richesse de demain de sa pauvreté d’hier et réparait plus secret dans un roman après une campagne dans les journaux.

D’avoir attendu au moins quelques mois me permet de donner ce livre en toute présence d’esprit comme un document irrémédiable qui porte l’horrible palpitation d’un moment, il fera crier, il me fait crier. Combien de lignes je voudrais déjà modifier. Mais impossible.

J’ai cru aussi que ce livre ne pourrait pas « passer ». Et pourtant il « passe », on le laisse passer. Sans doute comprend-on que le meilleur argument pour intéresser, à la défense européenne, c’est de montrer tout ce qu’elle contient d’angoisse.

Un écrivain, qui est un socialiste européen, qui dénonce l’invasion et ta destruction de l’Europe. a écrit cette brève histoire en même temps que ses articles de combat. Il n’a pas craint de montrer tous les doutes, toutes les réticences, toutes tes langueurs, tous les regrets dont il étouffe l’intime sédition au fond de sa poitrine.

Cela a été principalement incarné et réduit dans un personnage, Constant, qui représente assez bien je crois une des tendances existant chez les intellectuels d’aujourd’hui en France. Constant n’est pas l’auteur. Un personnage n’est jamais l’auteur : un personnage n’est jamais qu’une partie de l’auteur.

Avril 1944.