Les Chevaliers (trad. Eugène Talbot)

Pour les autres éditions de ce texte, voir Les Cavaliers.

Traduction par Eugène Talbot.
Théâtre complet d’AristophaneAlphonse LemerreVolume 1 (p. 71-150).



LES CHEVALIERS


(L’AN 425 AVANT J.-C.)




Les Chevaliers sont dirigés contre le démagogue Cléon qui s’était mis à la tête des affaires après la mort de Périclès, et qui, à la suite de son succès de Sphactérie, était devenu l’idole du peuple, personnifié dans la pièce par le bonhomme Dèmos. Le vieillard, circonvenu à la fois par Cléon, transformé en corroyeur, et par le marchand d’andouilles Agoracritos, finit par voir clair dans leur jeu. Cléon est chassé, Agoracritos, faisant amende honorable, sert consciencieusement son maître qui recouvre la jeunesse et la raison.


PERSONNAGES
Dèmosthénès.
Nikias.
Un Marchand d’andouilles, nommé Agorakritos.
Kléôn.
Chœur de Chevaliers.
Dèmos.


La scène se passe devant la maison de Dèmos.



LES CHEVALIERS




DÈMOSTHÉNÈS.

Iattatæax ! Que de malheurs ! Iattatæ ! Que ce Paphlagonien, cette nouvelle peste, avec ses projets, soit confondu par les dieux ! Depuis qu’il s’est glissé dans la maison, il ne cesse de rouer de coups les serviteurs.

NIKIAS.

Malheur, en effet, à ce prince de Paphlagoniens, avec ses calomnies !

DÈMOSTHÉNÈS.

Pauvre malheureux, comment vas-tu ?

NIKIAS.

Mal, comme toi.

DÈMOSTHÉNÈS.

Viens, approche, gémissons de concert sur le mode d’Olympos.

DÈMOSTHÉNÈS et NIKIAS.

Mu, Mu, Mu, Mu, Mu, Mu, Mu, Mu, Mu, Mu, Mu, Mu.

DÈMOSTHÉNÈS.

Pourquoi ces plaintes inutiles ? Ne vaudrait-il pas mieux chercher quelque moyen de salut pour nous et ne pas pleurer davantage ?

NIKIAS.

Mais quel moyen ? Dis-le-moi.

DÈMOSTHÉNÈS.

Dis-le plutôt, afin qu’il n’y ait pas de dispute.

NIKIAS.

Non, par Apollôn ! pas moi. Allons, parle hardiment, puis je te dirai mon avis.

DÈMOSTHÉNÈS.

Que ne me dis-tu plutôt ce qu’il faut que je dise ?

NIKIAS.

Ce courage barbare me manque. Comment m’exprimerais-je en grand style, en style euripidien ?

DÈMOSTHÉNÈS.

Non, non, pas à moi, pas à moi : ne me sers pas un bouquet de cerfeuil, mais trouve un chant de départ de chez notre maître.

NIKIAS.

Eh bien, dis : « Échappons ! » comme cela, tout d’un trait.

DÈMOSTHÉNÈS.

Je le dis : « Échappons ! »

NIKIAS.

Ajoute ensuite le mot : « Nous », au mot : « Échappons ».

DÈMOSTHÉNÈS.

« Nous ! »

NIKIAS.

À merveille ! À présent, comme procédant par légères secousses de la main, dis d’abord : « Échappons, » ensuite : « Nous, » puis : « À la hâte ! »

DÈMOSTHÉNÈS.

« Échappons, échappons-nous, échappons-nous à la hâte ! »

NIKIAS.

Hein ! N’est-ce pas délicieux ?

DÈMOSTHÉNÈS.

Oui, par Zeus ! Si ce n’est que j’ai peur que ce ne soit pour ma peau un mauvais présage.

NIKIAS.

Pourquoi cela ?

DÈMOSTHÉNÈS.

Parce que les plus légères secousses de la main emportent la peau.

NIKIAS.

Ce qu’il y aurait de souverain dans les circonstances présentes, ce serait d’aller tous les deux nous prosterner devant les statues de quelque dieu.

DÈMOSTHÉNÈS.

Quelles statues ? Est-ce que tu crois vraiment qu’il y a des dieux ?

NIKIAS.

Je le crois.

DÈMOSTHÉNÈS.

D’après quel témoignage ?

NIKIAS.

Parce que je suis en haine aux dieux. N’est-ce pas juste ?

DÈMOSTHÉNÈS.

Tu me ranges de ton avis. Mais considérons autre chose. Veux-tu que j’expose l’affaire aux spectateurs ?

NIKIAS.

Ce ne serait pas mal. Seulement, prions-les de nous faire voir clairement, par leur air, s’ils se plaisent à nos paroles et à nos actions.

DÈMOSTHÉNÈS.

Je commence donc. Nous avons un maître, d’humeur brutale, mangeur de fèves, atrabilaire, Dèmos le Pnykien, vieillard morose, un peu sourd. Au commencement de la noumènia, il a acheté un esclave, un corroyeur paphlagonien, coquin fieffé et grand calomniateur. Ce corroyeur paphlagonien, connaissant à fond le caractère du vieux, fait le chien couchant, flatte son maître, le caresse, le choie, le dupe avec des rognures de cuir et des mots comme ceux-ci : « Dèmos, il suffit d’avoir jugé une affaire : va au bain, mange, avale, dévore, reçois trois oboles : veux-tu que je te serve un souper ? » Alors le Paphlagonien fait main-basse sur ce que l’un de nous a préparé et l’offre gracieusement à son maître. L’autre jour, je venais de pétrir à Pylos une galette lakonienne ; par ses roueries et par ses détours il me la subtilise, et il sert comme de lui le mets de ma façon. Il nous éloigne et ne permet pas à un autre de soigner le maître ; mais, armé d’une courroie, debout près de la table, il en écarte les orateurs. Il lui chante des oracles, et le bonhomme sibyllise. Puis, quand il le voit à l’état de brute, il met en œuvre son astuce ; il lance effrontément mensonges et calomnies contre les gens de la maison ; alors nous sommes fouettés, nous ; et le Paphlagonien, courant après les esclaves, demande, menace, escroque en disant : « Voyez Hylas, comme je le fais fouetter ; si vous ne m’obéissez pas, vous êtes morts aujourd’hui. » Nous donnons. Autrement, le vieux nous piétinerait et nous ferait chier huit fois davantage. Hâtons-nous donc, mon bon, de voir maintenant quelle voie à suivre et vers qui.

NIKIAS.

Le mieux, mon bon, c’est notre : « Échappons-nous ! »

DÈMOSTHÉNÈS.

Mais il n’est pas facile de rien cacher au Paphlagonien ; il a l’œil à tout. Une de ses jambes est à Pylos, et l’autre à l’assemblée ; si bien que, ses jambes ainsi écartées, son derrière est en Khaonia, ses mains en Ætolia et son esprit en Klopidia.

NIKIAS.

Le mieux pour nous est donc de mourir. Mais voyons à mourir de la mort la plus héroïque.

DÈMOSTHÉNÈS.

Mais quelle sera cette mort très héroïque ?

NIKIAS.

La plus belle pour nous est de boire du sang de taureau. Une mort comme celle de Thémistoklés n’est pas à dédaigner.

DÈMOSTHÉNÈS.

Oui, par Zeus ! buvons du vin pur à notre Bon Génie, et peut-être trouverons-nous quelque utile dessein.

NIKIAS.

Comment ? Du vin pur ? Tu songes à boire ? Jamais homme ivre a-t-il trouvé quelque utile dessein ?

DÈMOSTHÉNÈS.

Vraiment, mon bon ? Tu es un robinet de sottes paroles. Tu oses accuser le vin de pousser à la démence ? Trouve-moi donc quelque chose de plus pratique que le vin. Vois-tu ? Quand on a bu, on est riche, on fait ses affaires, on gagne ses procès, on est en plein bonheur, on rend service aux amis. Allons, apporte-moi vite une cruche de vin ! Que j’arrose mon esprit pour trouver une idée ingénieuse !

NIKIAS.

Hélas ! Que nous fera ta boisson ?

DÈMOSTHÉNÈS.

Beaucoup de bien. Apporte-la ; moi je vais m’étendre. Une fois ivre, je te débiterai sur tout ce qui nous intéresse un tas de petits conseils, de petites sentences et de petites raisons.

NIKIAS. Il rentre dans la maison et revient avec une cruche.

Quelle chance de n’avoir pas été pris volant ce vin !

DÈMOSTHÉNÈS.

Dis-moi, le Paphlagonien, que fait-il ?

NIKIAS.

Bourré de gâteaux confisqués, le drôle ronfle, cuvant son vin et couché sur des cuirs.

DÈMOSTHÉNÈS.

Eh bien, maintenant, verse-moi un plein verre de vin pur, en manière de libation.

NIKIAS.

Prends et fais une libation au Bon Génie : déguste, déguste la liqueur du Génie de Pramnè.

DÈMOSTHÉNÈS.

Ô Bon Génie, c’est ta volonté et non pas la mienne.

NIKIAS.

Dis, je t’en prie, qu’y a-t-il ?

DÈMOSTHÉNÈS.

Va vite voler les oracles du Paphlagonien endormi, et rapporte-les de la maison.

NIKIAS.

Soit ; mais je crains que ce Bon Génie ne se trouve en être un Mauvais.

DÈMOSTHÉNÈS.

Et maintenant approche-moi la cruche, pour arroser mon esprit et dire quelque parole ingénieuse.

NIKIAS. Il sort un instant et il rentre aussitôt.

Comme il pète, comme il ronfle, le Paphlagonien ! Aussi ne m’a-t-il pas surpris dérobant l’oracle, qu’il garde avec le plus de soin.

DÈMOSTHÉNÈS.

Ô le plus fin des hommes ! Donne, que je lise. Toi, verse-moi à boire sans retard. Voyons ce qu’il y a là dedans. Oh ! les oracles ! Donne, donne-moi vite à boire !

NIKIAS.

Voyons, que dit l’oracle ?

DÈMOSTHÉNÈS.

Verse encore !

NIKIAS.

Est-ce qu’il y a dans l’oracle : « Verse encore ! »

DÈMOSTHÉNÈS.

Ô Bakis !

NIKIAS.

Qu’y a-t-il ?

DÈMOSTHÉNÈS.

À boire ! Vite !

NIKIAS.

Il paraît que Bakis aimait à boire.

DÈMOSTHÉNÈS.

Ah ! maudit Paphlagonien, voilà donc pourquoi tu gardais depuis si longtemps l’oracle qui te concerne, tu avais peur !

NIKIAS.

De quoi ?

DÈMOSTHÉNÈS.

Il est dit là comment il doit finir.

NIKIAS.

Et comment ?

DÈMOSTHÉNÈS.

Comment ? L’oracle annonce clairement que d’abord un marchand d’étoupes doit avoir en main les affaires de la cité.

NIKIAS.

Voilà déjà un marchand ! Et ensuite, dis ?

DÈMOSTHÉNÈS.

Après lui, en second lieu, un marchand de moutons.

NIKIAS.

Cela fait deux marchands. Et que lui advient-il à celui-là ?

DÈMOSTHÉNÈS.

D’être le maître, jusqu’à ce qu’il en arrive un plus scélérat. Alors il périt, et à sa place arrive le marchand de cuirs, le Paphlagonien rapace, braillard, à voix de charlatan.

NIKIAS.

Il faut donc que le marchand de moutons soit exterminé par le marchand de cuirs ?

DÈMOSTHÉNÈS.

Oui, par Zeus !

NIKIAS.

Malheureux que je suis ! Où trouver un autre marchand, un seul ?

DÈMOSTHÉNÈS.

Il en est encore un, qui exerce un métier hors ligne.

NIKIAS.

Dis-moi, je t’en prie, qui est-ce ?

DÈMOSTHÉNÈS.

Tu le veux ?

NIKIAS.

Oui, par Zeus !

DÈMOSTHÉNÈS.

C’est un marchand d’andouilles qui le renversera.

NIKIAS.

Un marchand d’andouilles ! Par Poséidôn ! le beau métier ! Mais, dis-moi, où trouverons-nous cet homme ?

DÈMOSTHÉNÈS.

Cherchons-le.

NIKIAS.

Tiens ! le voici qui, grâce aux dieux, s’avance vers l’Agora.




DÈMOSTHÉNÈS.

Ô bienheureux marchand d’andouilles, viens, viens, mon très cher ; avance, sauveur de la ville et le nôtre.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Qu’est-ce ? Pourquoi m’appelez-vous ?

DÈMOSTHÉNÈS.

Viens ici, afin de savoir quelle chance tu as, quel comble de prospérité.

NIKIAS.

Voyons ; débarrasse-le de son étal, et apprends-lui l’oracle du dieu, quel il est. Moi, je vais avoir l’œil sur le Paphlagonien.

DÈMOSTHÉNÈS.

Allons, toi, dépose d’abord cet attirail, mets-le à terre ; puis adore la terre et les dieux.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Soit : qu’est-ce que c’est ?

DÈMOSTHÉNÈS.

Homme heureux, homme riche ; aujourd’hui rien, demain plus que grand, chef de la bienheureuse Athènes.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Hé ! mon bon, que ne me laisses-tu laver mes tripes et vendre mes andouilles, au lieu de te moquer de moi ?

DÈMOSTHÉNÈS.

Imbécile ! Tes tripes ! Regarde par ici. Vois-tu ces files de peuple ?

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Je les vois.

DÈMOSTHÉNÈS.

Tu seras le maître de tous ces gens-là ; et celui de l’Agora, des ports, de la Pnyx ; tu piétineras sur le Conseil, tu casseras les stratèges, tu les enchaîneras, tu les mettras en prison ; tu feras la débauche dans le Prytanéion.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Moi ?

DÈMOSTHÉNÈS.

Oui, toi. Et tu ne vois pas encore tout. Monte sur cet étal, et jette les yeux sur toutes les îles d’alentour.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Je les vois.

DÈMOSTHÉNÈS.

Eh bien ! Et les entrepôts ? Et les navires marchands ?

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

J’y suis.

DÈMOSTHÉNÈS.

Comment donc ! N’es-tu pas au comble du bonheur ? Maintenant jette l’œil droit du côté de la Karia, et l’œil gauche du côté de la Khalkèdonia.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Effectivement, me voilà fort heureux de loucher !

DÈMOSTHÉNÈS.

Mais non : c’est pour toi que se fait tout ce trafic ; car tu vas devenir, comme le dit cet oracle, un très grand personnage.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Dis-moi, comment moi, un marchand d’andouilles, deviendrai-je un grand personnage ?

DÈMOSTHÉNÈS.

C’est pour cela même que tu deviendras grand, parce que tu es un mauvais drôle, un homme de l’Agora, un impudent.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Je ne me crois pas digne d’un si grand pouvoir.

DÈMOSTHÉNÈS.

Hé ! hé ! pourquoi dis-tu que tu n’en es pas digne ? Tu me parais avoir conscience que tu n’es pas sans mérite. Es-tu fils de gens beaux et bons ?

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

J’en atteste les dieux, je suis de la canaille.

DÈMOSTHÉNÈS.

Quelle heureuse chance ! Comme cela tourne bien pour tes affaires !

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Mais, mon bon je n’ai pas reçu la moindre éducation ; je connais mes lettres, et, chose mauvaise, même assez mal.

DÈMOSTHÉNÈS.

C’est la seule chose qui te fasse du tort, même sue assez mal. La démagogie ne veut pas d’un homme instruit, ni de mœurs honnêtes ; il lui faut un ignorant et un infâme. Mais ne laisse pas échapper ce que les dieux te donnent, d’après leurs oracles.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Que dit donc cet oracle ?

DÈMOSTHÉNÈS.

De par les dieux, il y a de la finesse et de la sagesse dans son tour énigmatique : « Oui, quand l’aigle corroyeur, aux serres crochues, aura saisi dans son bec le dragon stupide, insatiable de sang, ce sera fait de la saumure à l’ail des Paphlagoniens, et la divinité comblera de gloire les tripiers, à moins qu’ils ne préfèrent vendre des andouilles. »

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

En quoi cela me regarde-t-il ? Apprends-le-moi.

DÈMOSTHÉNÈS.

L’aigle corroyeur, c’est ce Paphlagonien.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Que signifie : « Aux serres crochues » ?

DÈMOSTHÉNÈS.

Cela veut dire qu’avec ses mains crochues il enlève et emporte tout.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Et le dragon ?

DÈMOSTHÉNÈS.

C’est ce qu’il y a de plus clair : le dragon est long, le boudin aussi, et boudin et dragon se remplissent de sang. Or, l’oracle dit que l’aigle corroyeur sera dompté par le dragon, si celui-ci ne se laisse pas enjôler par des mots.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Oui, l’oracle me désigne ; mais j’admire comment je serai capable de gouverner Dèmos.

DÈMOSTHÉNÈS.

Tout ce qu’il y a de plus simple. Fais ce que tu fais : brouille toutes les affaires comme tes tripes ; amadoue Dèmos en l’édulcorant par des propos de cuisine : tu as tout ce qui fait un démagogue, voix canaille, nature perverse, langage des halles : tu réunis tout ce qu’il faut pour gouverner. Les oracles sont pour toi, y compris celui de la Pythie. Couronne-toi, fais des libations à la Sottise, et lutte contre notre homme.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Qui sera mon allié ? Car les riches le craignent, et les pauvres en ont peur.

DÈMOSTHÉNÈS.

Mais il y a les Chevaliers, braves gens au nombre de mille, qui l’ont en haine : ils te viendront en aide, et avec eux les citoyens beaux et bons, les spectateurs sensés, moi et le dieu. Ne crains rien : tu ne verras pas ses traits. Pris de peur, aucun artiste n’a voulu faire son masque ; on le reconnaîtra tout de même : le public n’est pas bête.




NIKIAS.

Malheur à moi ! Le Paphlagonien sort.

KLÉÔN.

Non, par les douze dieux, vous n’aurez pas à vous réjouir vous deux qui, depuis longtemps, conspirez contre Dèmos. Que fait là cette coupe de Khalkis ? Pas de doute que vous n’excitiez les Khalkidiens à la révolte. Vous mourrez, vous périrez, couple infâme !

DÈMOSTHÉNÈS.

Hé ! l’homme ! Tu fuis, tu ne restes pas là ? Brave marchand d’andouilles, ne gâte pas nos affaires. Citoyens Chevaliers, accourez : c’est le moment. Hé ! Simôn, Panætios, n’appuyez-vous pas l’aile droite ? Voici nos hommes. Toi, tiens bon, et fais volte-face. La poussière qu’ils soulèvent annonce leur approche. Oui, tiens ferme, repousse l’ennemi et mets-le en fuite.




LE CHŒUR.

Frappe, frappe ce vaurien, ce trouble-rang des Chevaliers, ce concussionnaire, ce gouffre, cette Kharybdis de rapines, ce vaurien, cet archivaurien ! Je me plais à le dire plusieurs fois ; car il est vaurien plusieurs fois par jour. Oui, frappe, poursuis, mets-le aux abois, extermine. Hais-le comme nous le haïssons ; crie à ses trousses ! Prends garde qu’il ne t’échappe, vu qu’il connaît les passes par lesquelles Eukratès s’est sauvé droit dans du son.

KLÉÔN.

Vieillards hèliastes, confrères du triobole, vous que je nourris de mes criailleries, en mêlant le juste et l’injuste, venez à mon aide, je suis battu par des conspirateurs.

LE CHŒUR.

Et c’est justice, puisque tu dévores les fonds publics, avant le partage, que tu tâtes les accusés comme on tâte un figuier, pour voir ceux qui sont encore verts, ou plus ou moins mûrs, et que, si tu en sais un insouciant et bonasse, tu le fais venir de la Khersonèsos, tu le saisis par le milieu du corps, tu lui prends le cou sous ton bras, puis, lui renversant l’épaule en arrière, tu le fais tomber et tu l’avales. Tu guettes aussi, parmi les citoyens, quiconque est d’humeur moutonnière, riche, pas méchant et tremblant devant les affaires.

KLÉÔN.

Vous vous coalisez ? Et moi, citoyens, c’est à cause de vous que je suis battu, parce que j’allais proposer, comme un acte de justice, d’élever dans la ville un monument à votre bravoure.

LE CHŒUR.

Qu’il est donc hâbleur, et souple comme un cuir ! Voyez, il rampe auprès de nous autres vieillards, pour nous friponner ; mais, s’il réussit d’un côté, il échouera de l’autre ; et, s’il se tourne par ici, il s’y cassera la jambe.

KLÉÔN, battu.

Ô ville, ô peuple, voyez par quelles bêtes féroces je suis éventré !

LE CHŒUR.

Tu cries à ton tour, toi qui ne cesses de bouleverser la ville ?

LE MARCHAND D’ANDOUILLES, reparaissant.

Oh ! Moi, par mes cris, je l’aurai bientôt mis en fuite.

LE CHŒUR.

Ah ! si tu cries plus fort que lui, tu es digne de l’hymne triomphal ; mais, si tu le surpasses en impudence, à nous le gâteau au miel.

KLÉÔN.

Je te dénonce cet homme, et je dis qu’il exporte ses sauces pour les trières des Péloponésiens.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Et moi, par Zeus ! je te dénonce cet homme, qui court au Prytanéion le ventre vide, et qui en revient le ventre plein.

DÈMOSTHÉNÈS.

Et, par Zeus ! il en rapporte des mets interdits, pain, viande, poisson ; ce à quoi Périklès n’a jamais été autorisé.

KLÉÔN.

À mort, tout de suite !

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Je crierai trois fois plus fort que toi.

KLÉÔN.

Mes cris domineront tes cris.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Mes beuglements tes beuglements.

KLÉÔN.

Je te dénoncerai, si tu deviens stratège.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Je te résisterai comme un chien.

KLÉÔN.

Je rabattrai tes vanteries.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Je déjouerai tes ruses.

KLÉÔN.

Ose donc me regarder en face.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Et moi aussi j’ai été élevé sur l’Agora.

KLÉÔN.

Je te mettrai en pièces, si tu grognes.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Je te couvrirai de merde, si tu parles.

KLÉÔN.

Je conviens que je suis un voleur. Et toi ?

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Par Hermès Agoréen ! je me parjure, même devant ceux qui m’ont vu.

KLÉÔN.

C’est donc que tu t’attribues à faux le mérite des autres. Je te dénonce aux Prytanes comme possédant des tripes sacrées, qui n’ont pas payé la dîme.

LE CHŒUR.

Infâme, scélérat, braillard, tout le pays est plein de ton impudence, l’assemblée entière, les finances, les greffes, les tribunaux. Agitateur brouillon, tu as rempli toute la cité de désordre, et tu as assourdi notre Athènes de tes cris ; d’une roche élevée tu as l’œil sur les revenus, comme un pêcheur sur des thons.

KLÉÔN.

Je connais cette affaire et où depuis longtemps elle a été ressemelée.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Si tu ne te connaissais pas en ressemelage, moi je n’entendrais rien aux andouilles. C’est toi qui coupais obligeamment le cuir d’un mauvais bœuf, pour le vendre aux paysans, après une préparation frauduleuse, qui le faisait paraître épais. Ils ne l’avaient pas porté un jour, qu’il s’allongeait de deux palmes.

DÈMOSTHÉNÈS.

Par Zeus ! il m’a joué le même tour, si bien que je devins la risée complète de mes voisins et de mes amis : car, avant d’arriver à Pergasè, je nageais dans mes souliers.

LE CHŒUR.

N’as-tu pas, dès le début, étalé ton impudence, qui est l’unique force des orateurs ? Tu la pousses jusqu’à traire les étrangers opulents, toi le chef de l’État. Aussi, à ta vue, le fils de Hippodamos fond-il en larmes. Mais voici un autre homme, bien pire que toi, qui me ravit l’âme ; il t’élimine, il te surpasse, c’est facile à voir, en perversité, en effronterie, en tours de passe-passe. Allons, toi, qui as été élevé à l’école d’où sortent tous les grands hommes, montre donc qu’une éducation sensée ne signifie rien.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Alors, écoutez quel est ce citoyen-là.

KLÉÔN.

Ne me laisseras-tu point parler ?

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Non, de par Zeus ! je suis aussi mauvais que toi.

LE CHŒUR.

S’il ne cède pas à cette raison, dis qu’il est de mauvaise lignée.

KLÉÔN.

Tu ne me laisseras point parler ?

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Non, de par Zeus !

KLÉÔN.

Mais si, de par Zeus !

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Non, par Poséidôn ! Mais qui parlera le premier, c’est ce que je commencerai par débattre.

KLÉÔN.

Oh ! j’en crèverai.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Non, je ne te laisserai pas.

LE CHŒUR.

Laisse-le donc, au nom des dieux, laisse-le crever !

KLÉÔN.

Mais d’où te vient cette hardiesse de me contredire en face ?

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

De ce que je me sens capable de parler et de cuisiner.

KLÉÔN.

De parler ! Ah ! vraiment, s’il te tombait quelque affaire, tu saurais la découper dans le vif et l’accommoder comme il faut ; mais veux-tu savoir ce qu’il me semble que tu as éprouvé ? Ce qui arrive à tout le monde. Si, par hasard, tu as gagné une toute petite cause contre un métêque, durant la nuit, tu t’es mis à marmotter, à te parler à toi-même dans les rues, buvant de l’eau, importunant tes amis ; et tu te figures que tu es capable de parler ? Pauvre fou !

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Et que bois-tu donc, toi, pour que, maintenant, la ville, abasourdie par ton unique bavardage, soit réduite au silence ?

KLÉÔN.

Mais quel homme m’opposerais-tu, à moi ? Aussitôt que j’aurai avalé du thon chaud, et bu par là-dessus une coupe de vin pur, je me moquerai des stratèges de Pylos.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Moi, quand j’aurai englouti une caillette de bœuf et un ventre de truie, et, par là-dessus, bu la sauce, à moi seul, je mettrai à mal les orateurs, et j’épouvanterai Nikias.

DÈMOSTHÉNÈS.

Tes paroles ne me déplaisent point ; mais il y a une chose qui ne me va pas dans ces affaires, c’est que tu es seul à boire la sauce.

KLÉÔN.

Et toi, ce n’est pas en avalant des loups de mer que tu battras les Milésiens.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Mais si je dévore des côtes de bœuf, je rachèterai nos mines.

KLÉÔN.

Et moi, je me ruerai sur le Conseil, et j’y mettrai tout en l’air.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Et moi, je te tripoterai le derrière en guise d’andouilles.

KLÉÔN.

Et moi, je t’empoignerai par les fesses et je te jetterai à la porte la tête en avant.

DÈMOSTHÉNÈS.

Par Poséidôn ! ce ne sera pourtant que quand tu m’y auras jeté.

KLÉÔN.

Comme je te serrerai dans des entraves de bois !

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Je t’accuserai de lâcheté.

KLÉÔN.

Je te taillerai en ronds de cuir.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Je ferai de ta peau un sac à voleur.

KLÉÔN.

Je te clouerai par terre.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Je te couperai en petits morceaux.

KLÉÔN.

Je t’arracherai les paupières.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Je te crèverai le jabot.

DÈMOSTHÉNÈS.

De par Zeus ! nous lui enfoncerons un morceau de bois dans la bouche, comme font les cuisiniers, puis nous lui arracherons la langue et nous examinerons avec soin et hardiment, par sa gorge béante, s’il a de la ladrerie au derrière.

LE CHŒUR.

Il y a donc ici des choses plus chaudes que le feu et des êtres plus impudents que l’impudence de certains discours. L’affaire n’est pas sans importance. Allons, pousse, bouscule, ne fais rien à demi. Tu le tiens à bras-le-corps : s’il mollit, dès le premier choc, tu trouveras en lui un lâche ; je connais, moi, son caractère.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Tel, en effet, il a été toute sa vie ; il n’a semblé être un homme que quand il a moissonné la récolte d’autrui : maintenant les épis qu’il a amenés tout engerbés de là-bas, il les fait sécher et il veut les vendre.

KLÉÔN.

Je ne vous crains pas, tant qu’il y a un Conseil, et que Dèmos radote.

LE CHŒUR.

Il dépasse toute impudence, et il ne change pas de couleur ! Si je ne te hais pas, que je devienne une couverture du lit de Kratinos, et qu’on me donne un rôle dans une tragédie de Morsimos ! Ô toi, qui te poses partout et dans toutes les affaires, pour en tirer profit, comme on voltige sur des fleurs, puisses-tu rendre ton manger aussi vilainement que tu l’as trouvé ! Car alors seulement je chanterai : « Bois, bois à la Bonne Fortune ! » Je crois que le fils d’Ioulios, ce vieux cupide, se réjouirait et chanterait : « Io Pæan ! Bakkhos ! Bakkhos ! »

KLÉÔN.

Par Poséidôn ! vous ne me surpasserez pas en impudence, ou alors que je n’aie jamais place aux sacrifices de Zeus Agoréen !

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Et moi, je jure par les coups de poing que j’ai tant de fois reçus, dès mon enfance, et par les balafres des couteaux, que j’espère l’emporter dans cette lutte ; ou c’est en vain que je suis devenu si gros, nourri de boulettes à la crasse.

KLÉÔN.

De boulettes, comme un chien ! Ô chef-d’œuvre de méchanceté, comment donc un être nourri de la pâture d’un chien ose-t-il combattre contre un Cynocéphale ?

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

De par Zeus ! J’ai fait bien des tours, étant enfant. Entre autres j’attrapais les cuisiniers en leur disant : « Regardez donc, mes enfants. Ne voyez-vous pas ? Voici le renouveau, l’hirondelle ! » Eux de regarder, et moi, pendant ce temps-là, de faire main-basse sur les viandes.

LE CHŒUR.

Ô masse de chair astucieuse, quelle prévoyante sagesse ! Comme le mangeur d’orties, tu faisais ta main, avant le retour des hirondelles.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Et en agissant ainsi, j’échappais aux regards : ou, si quelqu’un me voyait, je cachais la viande entre mes fesses, et je niais au nom des dieux. Aussi un orateur important me voyant agir ainsi : « Un jour, dit-il, cet enfant-là gouvernera le peuple. »

LE CHŒUR.

Il a prédit juste, et rien de clair comme sa conjecture : tu te parjurais, tu volais et tu avais de la viande au derrière.

KLÉÔN.

Moi, je mettrai fin à ton audace, ou plutôt, je crois, à la vôtre. Je fondrai sur toi comme un vent clair et prolongé, bouleversant à la fois la terre et la mer.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Moi, je ferai un paquet de mes andouilles, et puis je m’abandonnerai à un courant favorable, en te souhaitant des ennuis sans fin.

DÈMOSTHÉNÈS.

Et moi, en cas de voie d’eau, je veillerai à la sentine.

KLÉÔN.

Par Dèmètèr ! ce n’est pas impunément que tu auras volé tant de talents aux Athéniens.

LE CHŒUR.

Attention ! Cargue un peu la voile ; ce vent de nord-est va souffler la dénonciation.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Je sais très bien que tu as dix talents tirés de Potidaïa.

KLÉÔN.

Quoi donc ? Veux-tu recevoir un de ces talents pour te taire ?

DÈMOSTHÉNÈS.

Notre homme le prendrait volontiers. Lâche les câbles : le vent est moins fort.

KLÉÔN.

Tu auras à tes trousses quatre procès de cent talents.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Et toi vingt pour désertion, et plus de mille pour vols.

KLÉÔN.

Je dis que tu descends de profanateurs de la Déesse.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Je dis que ton grand-père a été doryphore…

KLÉÔN.

De qui ? Dis.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

De Byrsina, la mère d’Hippias.

KLÉÔN.

Tu es un imposteur.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Et toi un coquin.

LE CHŒUR.

Frappe vigoureusement.

KLÉÔN.

Aïe ! aïe ! les conjurés m’assomment.

LE CHŒUR.

Frappe-le de toute vigueur ; tape sur le ventre à coups de tripes et de boyaux : châtie bien notre homme. O robuste masse de chair et âme généreuse entre toutes, tu apparais comme un sauveur à la cité et à nous les citoyens. Avec quel bonheur tu as daubé notre homme dans tes paroles ! Comment nos louanges égaleraient-elles notre joie ?

KLÉÔN.

Ah ! par Dèmètèr ! je n’ignorais pas qu’on fabriquait ces intrigues, mais j’avais l’œil sur cette charpente et sur cette colle.

LE CHŒUR, au marchand d’andouilles.

Malheur à nous ! Est-ce que tu n’as pas à ton service quelques termes de charronnage ?

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Je sais ce qui se passe à Argos. Sous prétexte de faire des Argiens nos amis, il négocie personnellement avec les Lakédæmoniens. Et je connais, moi, les soufflets de la forge : c’est la question des captifs qu’on bat sur l’enclume.

LE CHŒUR.

Bien, très bien, voilà l’enclume opposée à la colle !

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Il y a là-bas des gens qui battent le fer avec toi ; mais tes présents d’argent et d’or ne pourront m’induire, pas plus que l’envoi de tes amis, à ne pas dénoncer ta conduite aux Athéniens.

KLÉÔN.

Moi, je me rends immédiatement au Conseil révéler toute votre conspiration, vos réunions nocturnes dans la ville : tous vos serments aux Mèdes et à leur Roi sans compter ce que vous avez fourragé en Bœotia.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Combien donc se vend le fourrage chez les Bœotiens ?

KLÉÔN.

Ah ! par Héraklès ! je vais te corroyer.

LE CHŒUR.

Voyons, certes, as-tu de l’esprit et de la résolution ? C’est le moment de le montrer comme le jour où tu cachais, dis-tu, de la viande dans ton derrière. Hâte-toi de courir à la salle du Conseil ; car il va s’y ruer, lui, pour nous calomnier en jetant les hauts cris.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

J’y cours ; mais d’abord je vais déposer ici tout de suite ces tripes et ces couteaux.

DÈMOSTHÉNÈS.

Maintenant, frotte-toi le cou avec cette graisse, afin que tu puisses en faire glisser les calomnies.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

C’est bien dit : on en use ainsi chez les maîtres de gymnastique.

DÈMOSTHÉNÈS.

Maintenant, prends ceci, et avale ! (Il lui donne de l’ail.)

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Pourquoi ?

DÈMOSTHÉNÈS.

Afin, mon cher, que tu te battes mieux, après avoir mangé de l’ail. Et hâte-toi ! Vite !

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Ainsi fais-je.

DÈMOSTHÉNÈS.

N’oublie pas maintenant de mordre, de renverser, de ronger la crête, et ne reviens qu’après lui avoir dévoré le jabot.

LE CHŒUR.

Vas-y donc gaiement : réussis selon mes vœux ; et que Zeus te garde ! Puisses-tu revenir vainqueur vers nous, chargé de couronnes ! Et vous (s’adressant aux spectateurs), prêtez l’oreille à nos anapestes, vous qui, sur les différents genres consacrés aux Muses, avez exercé votre esprit.

PARABASE ou CHŒUR.

Si quelqu’un des vieux auteurs comiques m’eût contraint à monter sur le théâtre pour réciter des vers, il n’y aurait point aisément réussi. Aujourd’hui notre poète en est digne, parce qu’il a les mêmes haines que nous, l’audace de dire ce qui est juste et le courage d’affronter le typhon et la tempête. Il affirme que plusieurs d’entre vous sont venus lui témoigner leur surprise, et lui demander formellement pourquoi il est resté si longtemps sans réclamer un Chœur pour lui : il nous a chargés de vous en dire la raison. Il dit que ses délais ne sont pas un acte de folie ; il croit que l’art de la comédie est le plus difficile de tous : un grand nombre s’y essayent ; très peu réussissent. Il connaît depuis longtemps votre humeur changeante et comment vous délaissez les anciens poètes quand la vieillesse les prend. Il sait ce qui est advenu à Magnès, lorsque ses tempes ont blanchi, lui qui dressa de nombreux trophées en signe de victoire sur ses rivaux. Il vous en fit entendre sur tous les tons, Joueurs de luth, Oiseaux, Lydiens, Moucherons, se barbouillant le visage en vert de Grenouilles, cela n’a servi de rien : il a fini, vieillard, car il n’était plus jeune, par être rejeté à cause de son âge, parce que sa verve moqueuse l’avait abandonné. L’auteur se souvient aussi de Kratinos, qui, dans son cours glorieux, roulait rapide à travers les plaines, dévastant ses bords, entraînant chênes, platanes et rivaux déracinés. On ne pouvait chanter, dans un banquet, que : « Doro à la chaussure de figuier », et : « Auteurs d’hymnes élégants », tant ce poète florissait. Aujourd’hui vous le voyez radoter, et vous n’en avez pas pitié ; les clous d’ambre sont tombés, le ton est faux, et les harmonies discordantes. Vieillard, il se met à errer, comme Konnas, portant une couronne desséchée, mourant de soif, lui qui méritait, pour ses anciennes victoires, de boire dans le Prytanéion et, au lieu de radoter, de s’asseoir au théâtre, tout parfumé, près de Dionysos. Quelles colères, quels sifflets Kratès a supportés de vous, lui qui vous renvoyait régalés, à peu de frais, pétrissant de sa bouche délicate les pensées les plus ingénieuses ! Et cependant il s’est maintenu seul, tantôt essuyant une chute, tantôt n’en éprouvant pas.

Ces craintes retenaient toujours notre poète ; et il disait souvent qu’il faut être rameur, avant de prendre en main le gouvernail ; avoir gardé la proue et observé les vents, avant de diriger soi-même le navire. Pour tous ces motifs, dignes d’un homme réservé, qui ne se lance pas follement dans les niaiseries, soulevez pour lui des flots d’applaudissements, faites bruire sur onze avirons les acclamations glorieuses des Lénæa, afin que le poète s’en aille joyeux, ayant réussi à son gré, et le front rayonnant de bonheur.

Dieu des chevaux, Poséidôn, à qui plaît le hennissement sonore des coursiers aux sabots d’airain, et l’essor des trières salariées aux éperons noirs, et la lutte des jeunes gens sur leurs chars magnifiques et ruineux, viens ici vers nos chœurs, ô souverain au trident d’or, roi des dauphins, dieu du Sounion et du Géræstos, fils de Kronos, ami de Philémôn, et de tous les autres dieux le plus cher aux Athéniens à l’heure présente.

Nous voulons chanter la gloire de nos pères, parce qu’ils furent des hommes dignes de cette terre et du péplos, toujours vainqueurs dans les combats terrestres et navals, honorant leur cité. Jamais aucun d’eux, en voyant les ennemis, ne les a comptés, mais leur cœur était tout prêt à combattre. Si l’un d’eux tombait sur l’épaule, dans une mêlée, il s’essuyait, riait de sa chute, et revenait à la charge. Jamais un stratège, en ces temps-là, n’aurait demandé à Kléænétos le droit d’être nourri. Aujourd’hui, si l’on n’obtient pas la préséance et le droit à la nourriture, on refuse de combattre. Pour nous, nous sommes résolus à défendre gratuitement et avec courage la patrie et les dieux nationaux, et nous ne demanderons que cela seul : si la paix arrive et le terme de nos fatigues, qu’on ne nous refuse pas de laisser croître notre chevelure et de nous brosser la peau avec la strigile.

Ô protectrice de la cité, Pallas, toi, la très sainte, déesse d’un pays puissant par la guerre et par le génie de ses poètes, viens et amène avec toi notre compagne dans les expéditions et dans les batailles, la Victoire, amie de nos Chœurs, et qui lutte dans nos rangs contre les ennemis. Parais donc ici en ce jour ! Il faut, par tous les moyens, procurer à ces hommes la victoire, et plus que jamais aujourd’hui. Ce que nous devons à nos coursiers, nous voulons en faire l’éloge : ils sont dignes de nos louanges : dans beaucoup d’affaires, ils nous ont secondés, incursions et combats. Mais n’admirons pas trop ce qu’ils ont fait sur terre. Disons comme ils se sont bravement lancés sur les barques de transport, munis de tasses militaires, d’ail et d’oignon ; saisissant ensuite les rames comme nous autres mortels, se courbant et s’écriant : « Hippapai ! qui prendra l’aviron ? Plus d’ardeur ! Que faisons-nous ? Ne rameras-tu pas, Samphoras ? » Ils firent une descente à Korinthos : là, les plus jeunes se creusèrent des lits avec leurs sabots et allèrent chercher des couvertures : ils mangèrent des pagures au lieu de l’herbe de Médie, soit à leur sortie de l’eau, soit en les poursuivant au fond de la mer. Aussi Théoros fait-il dire à un crabe de Korinthos : « Il est cruel, ô Poséidôn, que je ne puisse, ni au fond de l’abîme, ni sur terre, ni sur mer, échapper aux Chevaliers ! »




LE CHŒUR, au marchand d’andouilles.

Ô le plus cher et le plus bouillant des hommes, que ton absence nous a donné d’inquiétude ! Mais maintenant puisque tu es revenu sain et sauf, raconte-nous comment la lutte s’est passée.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Qu’y a-t-il autre chose sinon que j’ai été vainqueur au Conseil ?

LE CHŒUR.

C’est donc maintenant qu’il nous convient à tous de pousser des cris. Oui, tu parles bien ; mais tes actes sont encore au-dessus de tes paroles. Voyons, raconte-moi tout en détail. Il me semble que je ferais même une longue route pour t’entendre. Ainsi, excellent homme, parle avec confiance ; nous sommes tous ravis de toi.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Assurément, il est bon d’entendre l’affaire. En sortant d’ici, j’ai suivi notre homme sur les talons ; et lui, à peine entré, fait éclater sa voix comme un tonnerre, se déchaînant contre les Chevaliers, entassant contre eux des montagnes et les traitant de conspirateurs, comme si c’était réel. Le Conseil tout entier, en l’entendant, se laisse gagner par la mauvaise herbe de ses mensonges ; les regards s’aigrissent, les sourcils se froncent. Et moi, voyant le Conseil accueillant ses discours et trompé par ses impostures : « Voyons, m’écrié-je, dieux protecteurs de la Bassesse, de l’Imposture, de la Sottise, de la Friponnerie, de la Bouffonnerie, et toi, Agora, où je fus élevé dès l’enfance, donnez-moi maintenant de l’audace, une langue agile et une voix impudente ! » Pendant que je fais cette prière, un débauché pète à ma droite, et moi je me prosterne ; puis, poussant la barre avec mon derrière, je la fais sauter et, ouvrant une bouche énorme, je m’écrie : « Ô Conseil, j’apporte de bonnes, d’excellentes nouvelles, et c’est à vous d’abord que j’en veux faire part. Car, depuis que la guerre s’est déchaînée sur nous, je n’ai jamais vu les anchois à meilleur marché. » Aussitôt la sérénité se répand sur les visages et l’on me couronne pour ma bonne nouvelle. Alors je continue en leur indiquant le secret d’avoir tout de suite quantité d’anchois pour une obole, qui est d’accaparer les plats chez les fabricants. Ils applaudissent et restent devant moi bouche bée. Soupçonnant la chose, le Paphlagonien, qui sait bien aussi le langage qui plaît le plus au Conseil, émet son avis : « Citoyens, dit-il, je crois bon, pour les heureux événements qui vous sont annoncés, d’immoler cent bœufs à la déesse. » Le Conseil l’écoute de nouveau avec faveur ; et moi, me voyant battu par de la bouse de vache, je porte le nombre à deux cents bœufs ; puis je propose de faire vœu à Agrotera de mille chèvres pour le lendemain, si les anchois ne sont qu’à une obole le cent. Les têtes du Conseil se reportent vers moi. L’autre, entendant ces mots, en est abasourdi et bat la campagne. Alors les prytanes et les archers l’entraînent. Quelques-uns se lèvent et devisent bruyamment au sujet des anchois, tandis que notre homme leur demande en grâce un instant de délai. « Écoutez au moins, dit-il, ce que ait le héraut des Lakédæmoniens : il est venu pour traiter. » Mais tout le monde crie d’une seule voix : « Pour traiter maintenant ? Imbécile ! puisqu’ils savent que les anchois sont chez nous à bon marché, qu’avons-nous besoin de traités ? Que la guerre suive son cours ! » Les Prytanes crient de lever la séance, et chacun de sauter par-dessus les barrières de tous les côtés. Moi, je cours acheter la coriandre et tout ce qu’il y a de ciboules sur l’Agora, puis j’en donne à ceux qui en ont besoin pour assaisonner leurs anchois, le tout gratis, et afin de leur être agréable. Tous m’accablent d’éloges, de caresses, si bien que j’ai dans ma main le Conseil entier pour une obole de coriandre, et me voici.

LE CHŒUR.

Tu as agi dans tout cela comme il faut quand on a pour soi la Fortune. Le fourbe a trouvé un rival mieux pourvu que lui de fourberies, de toutes sortes de ruses, de paroles décevantes. Mais fais en sorte de terminer la lutte à ton avantage, sûr d’avoir en nous des alliés dévoués depuis longtemps.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Voici le Paphlagonien qui s’avance, poussant la vague devant lui, troublant, bouleversant tout, comme pour m’engloutir. Peste de l’effronterie !




KLÉÔN.

Si je ne t’extermine, pour peu qu’il me reste de mes anciens mensonges, que je m’en aille en morceaux !

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Je suis ravi de tes menaces, je ris de tes bouffées de jactance, je danse le mothôn, et je chante cocorico !

KLÉÔN.

Ah ! par Dèmètèr ! si je ne te mange pas, sortant de cette terre, que je meure !

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Si tu ne me manges pas ? Et moi, si je ne t’avale pas, et si, après t’avoir englouti, je ne viens pas à crever !

KLÉÔN.

Je t’étranglerai, j’en jure par la préséance que m’a conférée Pylos !

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Ta préséance ! Quel bonheur pour moi de te voir descendre de ta préséance au dernier rang des spectateurs !

KLÉÔN.

Je te mettrai des entraves de bois, j’en atteste le ciel !

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Quel emportement ! Voyons, que te donnerais-je bien à manger ? Que mangerais-tu avec le plus de plaisir ? Une bourse ?

KLÉÔN.

Je t’arracherai les entrailles avec mes ongles.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Je te rognerai les vivres du Prytanéion.

KLÉÔN.

Je te traînerai devant Dèmos, pour avoir justice de toi.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Moi aussi, je t’y traînerai, et je te dénoncerai encore plus fort.

KLÉÔN.

Mais, misérable, il ne te croit pas ; et moi je m’en ris autant que je le veux.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Tu te figures donc que Dèmos est absolument à toi ?

KLÉÔN.

C’est que je sais de quoi il faut le régaler.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Tu fais comme les nourrices, tu le nourris mal : mâchant les morceaux, tu lui en mets un peu dans la bouche, et tu en dévores les trois quarts.

KLÉÔN.

Par Zeus ! je puis, grâce à mon adresse, dilater ou resserrer Dèmos.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Mon derrière en fait autant.

KLÉÔN.

Ne crois pas, mon bon, te jouer de moi comme dans le Conseil. Allons devant Dèmos !

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Rien n’empêche. Voyons, marche : que rien ne nous arrête.

KLÉÔN.

Ô Dèmos, sors ici.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Par Zeus ! ô mon père, sors ici.

KLÉÔN.

Sors, ô mon petit Dèmos, mon cher ami, sors, afin de voir comme on m’outrage.




DÈMOS.

Quels sont ces braillards ? N’allez-vous pas décamper de ma porte ? Vous m’avez arraché ma branche d’olivier. Qui donc, Paphlagonien, te fait injure ?

KLÉÔN.

C’est à cause de toi que je suis frappé par cet homme et par ces jeunes gens.

DÈMOS.

Pourquoi ?

KLÉÔN.

Parce que je t’aime, Dèmos, et que je suis épris de toi.

DÈMOS, au marchand d’andouilles.

Et toi, au fait, qui es-tu ?

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Son rival. Il y a longtemps que je t’aime et que je veux te faire du bien, ainsi qu’un grand nombre de gens qui sont beaux et bons ; mais nous ne le pouvons pas à cause de cet homme. Car toi tu ressembles aux garçons aimés : tu ne reçois pas les gens beaux et bons, et tu te donnes à des marchands de lanternes, à des savetiers, à des bourreliers, à des corroyeurs.

KLÉÔN.

Je fais du bien à Dèmos.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Et comment, dis-le-moi ?

KLÉÔN.

Supplantant les stratèges qui étaient à Pylos, j’y ai fait voile, et j’en ai ramené les Lakoniens captifs.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Et moi, en me promenant, j’ai enlevé d’une boutique la marmite qu’un autre faisait bouillir.

KLÉÔN.

Toi, cependant, Dèmos, hâte-toi de convoquer l’assemblée, pour décider qui de nous deux t’est le plus dévoué, et pour lui accorder ton amour.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Oui, oui, décide, pourvu que ce ne soit pas sur la Pnyx.

DÈMOS.

Je ne puis siéger dans un autre endroit ; il faut donc, selon la coutume, se rendre à la Pnyx.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Malheureux que je suis, c’est fait de moi. Chez lui, ce vieillard est le plus sensé des hommes ; mais, dès qu’il est assis sur ces bancs de pierre, il est bouche béante, comme s’il attachait des figues par la queue. (La scène change et représente la Pnyx.)




LE CHŒUR.

Et maintenant il te faut lâcher tous les cordages, avoir à ton service une résolution vigoureuse et des paroles sans réplique, pour l’emporter sur lui. Car c’est un homme retors, passant facilement par les pas difficiles. Aussi faut-il te multiplier pour t’élancer sur lui. Seulement, prends garde ; et, avant qu’il fonde sur toi, lève les dauphins et lance ta barque.

KLÉÔN.

Souveraine Athèna, protectrice de la cité, c’est toi que j’invoque. Si auprès du peuple athénien je suis le mieux en posture après Lysiklès, Kynna et Salabakkho, sans rien faire, comme maintenant, je dîne dans le Prytanéion ; si, au contraire, je te hais, et si je ne combats pas, même seul, pour ta défense, que je meure, que je sois scié vif, et que ma peau soit découpée en lanières !

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Et moi, Dèmos, si je ne t’aime et ne te chéris, qu’on me dépèce et qu’on me fasse cuire en petits morceaux ; et, si tu ne crois pas à mes paroles, que je sois râpé dans un hachis avec du fromage, accroché par les testicules et traîné au Kéramique !

KLÉÔN.

Et comment, Dèmos, peut-il y avoir un citoyen qui t’aime plus que moi ? D’abord, tant que je t’ai conseillé, j’ai accru ta richesse publique, tordant ceux-ci, étranglant ceux-là, sollicitant les autres, n’ayant souci d’aucun des particuliers, si je te faisais plaisir.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Il n’y a là, Dèmos, rien de merveilleux ; et moi aussi j’en ferai autant. Volant pour toi le pain des autres, je te le servirai. Mais comment il n’a pour toi ni affection ni bienveillance, je te le prouverai tout d’abord : il ne songe qu’à se chauffer avec ta braise. Car toi, qui as tiré l’épée contre les Mèdes pour sauver le pays à Marathôn, et qui, vainqueur, nous as fourni la matière de grands effets de langue, il n’a nul souci de toi, durement assis sur les pierres, tandis que je t’apporte ce tapis fait par moi. Lève-toi, assois-toi sur ce siège moelleux, afin de ne pas user ce qui t’a servi à Salamis.

DÈMOS.

Homme, qui es-tu ? Ne serais-tu pas quelque descendant de Harmodios ? Ce que tu fais là est vraiment généreux et populaire.

KLÉÔN.

Ce sont là de bien petites attentions pour montrer son dévouement.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Et toi, tu l’as pris avec des appâts bien plus minces.

KLÉÔN.

S’il a jamais paru un homme qui fût un meilleur défenseur de Dèmos et un plus grand ami que moi, je veux y engager ma tête.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Tu l’aimes, toi qui, le voyant habiter dans des tonneaux, des nids de vautours, des tourelles, n’en as pas eu pitié, depuis huit ans, mais l’as tenu enfermé et comprimé. Lorsque Arkheptolémos t’apportait la paix, tu l’as rejetée, chassant de la ville, à coups de pied au derrière, la députation qui proposait la trêve.

KLÉÔN.

C’était pour qu’il commandât à tous les Hellènes, car il est dit dans les oracles qu’il recevra un jour, en Arkadie, trois oboles à titre d’hèliaste, s’il a quelque patience. Et moi, je ne cesserai de le nourrir et de le soigner, cherchant, par le bien ou par le mal, à lui faire avoir son triobole.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Non, par Zeus ! tu ne songeais pas à le rendre maître de l’Arkadie, mais plutôt à rapiner toi-même, et à rançonner les villes. Tu veux que Dèmos, perdu dans la guerre et dans les brouillards des fourberies que tu machines, n’ait pas les yeux sur toi, mais que, pressé par la nécessité, le besoin, l’attente de son salaire, il tende la bouche vers toi. Or, si quelque jour, retournant aux champs vivre en paix, se réconfortant de grains de froment grillés, et revenant au bon moment à ses olives, il reconnaît de quels biens l’a privé ta solde misérable, il viendra, paysan farouche, invoquer un jugement contre toi. Tu le sais ; aussi tu le trompes, et tu le berces de songes sur ton compte.

KLÉÔN.

N’est-ce pas une indignité que tu parles ainsi, et que tu me calomnies devant les Athéniens et devant Dèmos, pour qui j’ai fait beaucoup plus, j’en atteste Dèmètèr, que Thémistoklès, dans l’intérêt de la ville ?

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

« Ô cité d’Argos, entendez-vous ce qu’il dit ? » Toi, t’égaler à Thémistoklès, lui qui, trouvant notre ville opulente, l’a remplie jusqu’aux lèvres, qui, comme surcroît à ses repas, lui a fait un plat du Pirée, et qui, sans retrancher rien du passé, lui a servi de nouveaux poissons. Mais toi, tu n’as cherché qu’à réduire les Athéniens à l’état de pauvre petit peuple, en les murant et en leur chantant des oracles, et tu te mets au-dessus de Thémistoklès ! Lui, il est exilé de sa terre natale, et toi, tu manges les gâteaux d’Akhilleus.

KLÉÔN.

N’est-ce pas dur pour moi, Dèmos, d’entendre de pareilles choses de la bouche de cet homme, parce que je t’aime ?

DÈMOS.

Tais-toi, tais-toi donc, et fais trêve à tes méchancetés. C’est trop, et depuis trop longtemps jusqu’ici, que, sans m’en douter, je suis ta dupe.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

C’est le plus scélérat des hommes, ô mon cher petit Dèmos : il a fait toutes les méchancetés possibles, pendant que tu bâillais ; il coupe à la racine les tiges des concussions, les avale, et puise à deux mains dans les fonds de l’État.

KLÉÔN.

Tu ne vas pas rire : je vais t’accuser, moi, d’avoir volé trente mille drakhmes.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Pourquoi ce bruit de vagues et de rames du plus grand scélérat envers le peuple d’Athènes ? Je prouverai, par Dèmètèr, ou que je meure, que tu as accepté plus de quarante mines de Mitylènè.

LE CHŒUR.

Ô toi, qui sembles un grand bienfaiteur de tous les hommes, je loue ton éloquence. Si tu continues ainsi, tu seras le plus grand des Hellènes ; seul, tu gouverneras la république et tu commanderas aux alliés, tenant en main le trident, à l’aide duquel tu recueilleras d’immenses richesses, dans l’agitation et dans le trouble. Mais ne lâche pas cet homme, puisqu’il t’a donné prise : tu le vaincras facilement avec de tels poumons.

KLÉÔN.

Non, braves gens, la chose n’en est pas là, par Poséidôn ! Car j’ai fait un acte de nature à fermer la bouche à tous mes ennemis, tant qu’il restera un des boucliers de Pylos.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Arrête-toi à ces boucliers : c’est un avantage que tu me donnes. Il ne fallait pas, si tu aimes Dèmos, être assez imprévoyant pour les laisser suspendre avec leurs brassards. Mais c’est là, ô Dèmos, qu’est la finesse. Si tu voulais châtier cet homme, tu ne le pourrais pas. Tu vois, en effet, autour de lui un cortège de jeunes corroyeurs ; près d’eux se tiennent des marchands de miel et de fromages ; cela fait une ligue ; de sorte que, si tu frémis de colère et si tu songes à l’ostracisme, ils enlèveront la nuit les boucliers, et courront s’emparer des greniers.

DÈMOS.

Malheur à moi ! Les brassards y sont ? Scélérat, que de temps tu m’as trompé, dupé !

KLÉÔN.

Mon cher, ne crois pas ce qu’il dit ; ne te figure pas trouver un meilleur ami que moi. Seul, j’ai fait cesser les conspirateurs : aucun complot tramé dans la ville ne m’a échappé, et je me suis mis tout de suite à crier.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Tu as fait comme les pêcheurs d’anguilles : lorsque le lac est calme, ils ne prennent rien ; mais, quand ils remuent la vase en haut et en bas, ils en prennent. Ainsi, tu prends quand tu as troublé la ville. Mais dis-moi une seule chose : toi qui vends tant de cuirs, lui as-tu jamais donné une semelle de soulier, toi qui te dis son ami ?

DÈMOS.

Jamais, par Apollôn !

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Tu le connais donc, et ce qu’il est. Moi, j’ai acheté pour toi cette paire de chaussures, et je te la donne à porter.

DÈMOS.

Je juge que de tous ceux que je connais tu es le meilleur citoyen à l’égard du peuple, le plus bienveillant pour la ville et pour nos orteils.

KLÉÔN.

N’est-il pas dur de voir qu’une paire de souliers ait le pouvoir d’enlever le souvenir de tous mes services ? C’est moi qui ai mis fin à certains accouplements, en biffant Gryttos.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

N’est-il donc pas étrange que tu inspectes les derrières, et que tu mettes fin à ces accouplements ? Peut-être aussi ne les faisais-tu cesser que par envie, de peur que ces gens-là ne devinssent orateurs. Mais, voyant ce pauvre vieillard sans tunique, tu ne l’as jamais jugé digne d’une robe à manches pour l’hiver ; et moi, Dèmos, je te donne celle-ci.

DÈMOS.

Voilà une chose à laquelle Thémistoklès n’a jamais songé ! Cependant, c’est une belle invention que le Pirée ; mais pourtant, elle ne semble pas plus grande que celle de cette robe à manches.

KLÉÔN.

Malheureux que je suis, par quelles singeries tu me supplantes !

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Non pas ; mais je fais comme un buveur pressé d’aller à la selle : je me sers de tes façons d’agir comme de sandales.

KLÉÔN.

Mais tu ne me surpasseras pas en petits soins : je vais revêtir Dèmos de cet habillement ; et toi, gémis, infâme.

DÈMOS.

Pouah ! va-t’en crever aux corbeaux ! Tu pues horriblement le cuir.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Mais c’est à dessein qu’il t’a fourré dans ce vêtement ; il veut que tu étouffes. Et il y a longtemps qu’il trame contre toi. Te rappelles-tu cette tige de silphion, qu’il t’a vendue à si bon compte ?

DÈMOS.

Je m’en souviens.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

C’est lui qui avait eu soin qu’elle tombât à vil prix, afin que chacun en mangeât, et qu’ensuite, dans la Hèliæa, les juges s’empoisonnassent les uns les autres en vessant.

DÈMOS.

Par Poséidôn ! c’est ce que m’a dit un vidangeur.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Et vous, à force de vesser, n’étiez-vous pas devenus tout jaunes ?

DÈMOS.

Par Zeus ! c’était une invention digne de Pyrrhandros !

KLÉÔN.

De quelles bouffonneries, misérable, viens-tu me troubler !

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

La Déesse m’a ordonné de te vaincre en hâbleries.

KLÉÔN.

Mais tu n’y parviendras pas ; car j’ai l’intention, Dèmos, de te servir, sans que tu fasses rien, le plat de ton salaire.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Et moi, je te donne cette petite boîte et ce médicament, pour te frotter les ulcères des jambes.

KLÉÔN.

Moi, j’épilerai tes cheveux blancs et je te rajeunirai.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Tiens, prends cette queue de lièvre pour essuyer tes deux petits yeux.

KLÉÔN.

Quand tu te moucheras, Dèmos, essuie-toi à ma tête.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Non, à la mienne.

KLÉÔN.

Non, à la mienne ! Je te ferai nommer triérarkhe, pour épuiser tes fonds ; tu auras un vieux navire, où il faudra sans cesse des dépenses et des réparations, et je m’arrangerai de manière que tu prennes des voiles pourries.

LE CHŒUR.

Notre homme bout ; cesse, cesse de chauffer ; retire un peu de bois, et écume ses menaces avec ceci. (Il lui présente une cuillère.)

KLÉÔN.

Tu me le paieras cher ; je t’écraserai d’impôts, je m’empresserai de te porter sur la liste des riches.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Moi je ne fais pas de menaces, je te souhaite seulement ceci, c’est que, la poêle chauffant pour frire des sépias, au moment où tu vas proposer ton avis sur les Milésiens, et gagner un talent, si tu réussis, tu te hâtes d’avaler tes sépias pour courir à l’assemblée, et que si, avant de manger, on t’appelle, toi qui veux gagner le talent, tu avales et tu étouffes.

LE CHŒUR.

Très bien, au nom de Zeus, d’Apollôn et de Dèmètèr !

DÈMOS.

Mais il me semble que voilà de tout point un excellent citoyen, tel qu’il n’y en a eu en aucun temps pour la populace à une obole. Et toi, Paphlagonien, qui prétendais m’aimer, tu ne m’as fait manger que de l’ail. Maintenant, rends-moi mon anneau ; tu cesses d’être mon intendant.

KLÉÔN.

Le voici. Mais sache bien que, si tu m’empêches de gouverner, un autre se montrera, qui sera pire que moi.

DÈMOS.

Il n’est pas possible que cet anneau soit le mien : il y a là un autre cachet, à moins que je n’y voie goutte.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Fais voir. Quel était ton cachet ?

DÈMOS.

Une feuille de figuier à la graisse de bœuf.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Ce n’est pas cela.

DÈMOS.

Pas de feuille de figuier ! Qu’est-ce donc ?

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Une mouette, le bec ouvert, haranguant du haut d’une pierre.

DÈMOS.

Ah ! malheureux !

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Quoi donc ?

DÈMOS.

Jette-le vite ; ce n’est pas le mien qu’il tient, mais celui de Kléonymos. Reçois celui-ci de mes mains, et sois mon intendant.

KLÉÔN.

Ne fais pas cela, maître, avant d’avoir entendu mes oracles.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Et les miens aussi.

KLÉÔN.

Si tu l’écoutes, il faut que tu sois son complaisant immonde.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Et si tu l’écoutes, il faut que tu sois à lui jusqu’à ton plan de myrte.

KLÉÔN.

Mes oracles disent que tu dois régner sur toute la contrée, couronné de roses.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Et les miens disent que, vêtu d’une robe de pourpre brodée, une couronne sur la tête, debout sur un char doré, tu poursuivras Sminkythè et son maître.

DÈMOS.

Va me chercher tes oracles, afin que celui-ci les entende.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Volontiers.

DÈMOS.

Et toi les tiens.

KLÉÔN.

J’y cours.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Par Zeus ! j’y cours aussi : rien n’empêche.

LE CHŒUR.

La plus agréable clarté du jour luira sur les présents et sur les absents, si Kléôn est perdu comme il doit l’être. Cependant j’ai entendu certains vieillards des plus quinteux soutenir sur le Digma cette controverse que, si cet homme n’était pas devenu si grand dans l’État, il n’y aurait pas deux ustensiles nécessaires, le pilon et la cuillère à pot. J’admire aussi son éducation porcine : car les enfants, qui sont allés à l’école avec lui, disent qu’il ne peut jamais monter sa lyre que sur le mode dorique, et qu’il ne veut pas en apprendre d’autre. Aussi le kithariste en colère lui enjoignit de sortir, disant : « Ce garçon est incapable d’apprendre un autre genre d’harmonie que le dorodokite. »




KLÉÔN.

Voilà, regarde, et je ne les apporte pas tous.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Je crois que je vais faire sous moi, et je ne les apporte pas tous.

DÈMOS.

Qu’est-ce que cela ?

KLÉÔN.

Les oracles.

DÈMOS.

Tous ?

KLÉÔN.

Cela t’étonne, mais, par Zeus ! j’en ai encore une cassette toute pleine.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Et moi, l’étage supérieur et deux chambres.

DÈMOS.

Voyons, de qui sont donc ces oracles ?

KLÉÔN.

Les miens sont de Bakis.

DÈMOS.

Et les tiens, de qui ?

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

De Glanis, frère aîné de Bakis.

DÈMOS.

Et sur quel sujet ?

KLÉÔN.

Sur Athènes, Pylos, toi, moi, et toutes les affaires.

DÈMOS.

Et les tiens, sur quel sujet ?

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Sur Athènes, les lentilles, les Lakédæmoniens, les maquereaux nouveaux, les mauvais mesureurs de grain sur l’Agora, toi, moi : qu’il t’en cuise entre les jambes !

DÈMOS.

Allons, lisez-les-moi, et surtout celui qui me fait tant de plaisir, où il est dit que je serai un aigle dans les nuages.

KLÉÔN.

Écoute donc, et prête-moi ton attention. « Comprends, enfant d’Érekhteus, le sens des oracles qu’Apollôn fait entendre de son sanctuaire, au moyen des trépieds vénérés. Il t’ordonne de garder « le chien sacré, aux dents aiguës, qui, aboyant et hurlant pour ta défense, t’assurera un salaire ; et, s’il ne le fait pas, il est mort. La haine fait croasser de nombreux geais contre lui. »

DÈMOS.

Par Dèmètèr ! je ne sais pas ce qu’il dit. Quel rapport y a-t-il entre Érekhtheus, des geais et un chien ?

KLÉÔN.

Moi, je suis le chien, puisque j’aboie pour ta défense. Or, Phœbos te recommande de garder le chien.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

L’oracle ne dit pas cela, mais ce chien-ci ronge les oracles, comme tes portes. Moi je sais au juste ce qui a rapport à ce chien.

DÈMOS.

Dis tout de suite ; mais il faut d’abord que je prenne une pierre, pour que cet oracle ne me morde pas entre les jambes.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

« Comprends, enfant d’Érekhtheus, que ce chien Kerbéros est un asservisseur d’hommes : te caressant de la queue, quand tu dînes, il guette tes plats pour les dévorer, pour peu que tu détournes la tête ; pénétrant furtivement dans la cuisine, durant la nuit, en vrai chien, il léchera les plats et les îles. »

DÈMOS.

Par Poséidôn ! ceci est bien meilleur, ô Glanis !

KLÉÔN.

Mon ami, écoute, et puis tu jugeras : « Il est une femme ; elle enfantera, dans Athènes la sainte, un lion qui défendra Dèmos contre des nuées de moucherons, comme il défendrait ses lionceaux. Garde-le, en élevant un mur de bois et des tours de fer. » Comprends-tu ce qu’il te dit ?

DÈMOS.

Pas du tout, par Apollôn !

KLÉÔN.

Le Dieu te dit clairement de me garder. Car c’est moi qui suis le lion.

DÈMOS.

Comment, à mon insu, es-tu devenu un Antilion ?

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Il y a quelque chose dans les oracles qu’il prend soin de te cacher : c’est à propos du mur de fer et de bois, dans lequel Loxias t’enjoint de le garder.

DÈMOS.

Comment le Dieu dit-il cela ?

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Il t’enjoint de l’attacher à un bois percé de cinq trous.

DÈMOS.

Il me semble que c’est ainsi que l’oracle s’accomplit.

KLÉÔN.

N’en crois rien ; ce sont des corneilles envieuses qui croassent. Aime plutôt l’épervier, te souvenant, dans ton cœur, qu’il t’a amené enchaînés des coracins lakédæmoniens.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Le Paphlagonien était ivre quand il affronta ce danger. Enfant étourdi de Kékrops, que vois-tu de si grand dans cette action ? Une femme portera un fardeau, si un homme l’aide à le charger ; mais il n’ira pas au combat : il irait sous lui, s’il allait combattre.

KLÉÔN.

Remarque cette « Pylos devant Pylos », comme dit l’oracle : « Pylos est devant Pylos. »

DÈMOS.

Que veut dire : « Devant Pylos » ?

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Il dit qu’on empilera toutes les baignoires d’un bain.

DÈMOS.

Et moi, je ne me baignerai pas aujourd’hui.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Sans doute, puisqu’il a empilé nos baignoires. Mais voici, au sujet de la flotte, un oracle auquel il faut que tu prêtes attention tout à fait.

DÈMOS.

J’y suis. Lis-nous donc d’abord comment on paiera la solde à mes matelots.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

« Fils d’Ægeus, méfie-toi du chien-renard, crains qu’il ne te trompe ; il est sournois, agile, astucieux, rusé, fin matois. » Sais-tu qui est-ce ?

DÈMOS.

Oui, c’est Philostratos qui est le chien-renard.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Ce n’est pas cela ; mais notre homme demande à chaque instant des vaisseaux légers pour aller recueillir de l’argent. Loxias te défend de les donner.

DÈMOS.

Et comment une trière est-elle chien-renard ?

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Comment ? Parce qu’une trière et un chien sont rapides.

DÈMOS.

Comment un renard s’ajoute-t-il à un chien ?

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

L’oracle compare les soldats à des renardeaux, parce qu’ils mangent les raisins dans les vignes.

DÈMOS.

Soit : et la solde de ces renardeaux, où la prendre ?

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Moi, je la fournirai, et cela dans trois jours. Mais écoute encore cet oracle, par lequel le fils de Lèto t’ordonne d’éviter Kyllènè de peur d’être trompé.

DÈMOS.

Quelle Kyllènè ?

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Il désigne justement par Kyllènè la main de cet homme, car celui-ci dit toujours : « Jette dans Kyllè ! »

KLÉÔN.

La désignation n’est pas juste. Phœbos désigne justement par le mot Kyllènè la main de Diopithès. Mais j’ai là un oracle ailé, qui dit : « Tu deviendras aigle et roi de toute la terre. »

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Et moi j’en ai un qui dit : « Tu seras souverain de la terre et de la Mer Rouge ; tu rendras la justice dans Ekbatana, en léchant de bons mets saupoudrés. »

KLÉÔN.

Mais moi j’ai eu un songe, et j’ai vu la Déesse elle-même verser sur Dèmos des coupes de richesse et de santé.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Moi aussi, j’ai vu la Déesse elle-même descendre de l’Acropole, une chouette perchée sur son casque ; d’un large vase, elle versait sur ta tête de l’ambroisie, et sur celle de cet homme de la saumure à l’ail.

DÈMOS.

Iou ! Iou ! Personne n’est plus sensé que Glanis ; et maintenant je me confierai à toi pour guider ma vieillesse et refaire mon éducation.

KLÉÔN.

Pas encore, je t’en conjure ; attends un peu : je te promets de te procurer de l’orge pour ta vie de chaque jour.

DÈMOS.

Non, je ne supporte pas qu’on me parle d’orge. Maintes fois j’ai été trompé par toi et par Théophanès.

KLÉÔN.

Eh bien, je te procurerai de la farine d’orge toute préparée.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Et moi des galettes toutes cuites et du poisson grillé : tu n’auras qu’à manger.

DÈMOS.

Accomplissez maintenant ce que vous devez faire. À celui de vous deux qui aura le plus d’égards pour moi je remettrai les rênes de la Pnyx.

KLÉÔN.

J’y cours le premier.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Non pas, ce sera moi.




LE CHŒUR.

Ô Dèmos, tu as une belle souveraineté ; tous les hommes te craignent comme un tyran ; mais tu es facile à mener par les petits soins, et tu te plais à être dupe, la bouche toujours béante devant celui qui parle, et alors ta présence d’esprit déménage.

DÈMOS.

C’est vous qui n’avez pas d’esprit sous vos chevelures, quand vous me croyez en démence. Je joue à dessein le rôle de niais. J’aime à boire tout le jour, et à prendre pour chef un voleur que je nourris ; puis, quand il est bien plein, je le saisis et je l’écrase.

LE CHŒUR.

Tu as raison d’agir ainsi, s’il est vrai que tu as, comme tu le dis, cette prudence excessive de conduite ; si tu les engraisses exprès dans la Pnyx comme des victimes publiques, et qu’ensuite, quand il t’arrive de manquer de vivres, tu prends le plus gros d’entre eux, tu l’immoles et tu le manges !

DÈMOS.

Voyez quelle est mon adresse à les circonvenir, quand ils se croient assez fins pour m’attraper. Je les observe attentivement, sans paraître rien voir, pendant qu’ils volent ; puis, quand ils m’ont volé, je les contrains à rendre gorge, en insinuant une sonde.




KLÉÔN.

Va-t’en à la malheure !

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Vas-y toi-même, infâme !

KLÉÔN.

Ô Dèmos, il y a je ne sais combien de temps que je suis assis là, tout prêt et voulant te faire du bien.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Moi, il y a dix fois longtemps, douze fois longtemps, mille fois longtemps, et encore plus longtemps, longtemps, longtemps.

DÈMOS.

Et moi, qui attends depuis trente mille fois longtemps, je vous maudis tous les deux depuis encore plus longtemps, longtemps, longtemps.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Sais-tu ce que tu as à faire ?

DÈMOS.

Si je ne le sais, tu me le diras, toi.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Lâche-nous hors de la barrière, moi et cet homme, afin de concourir à qui te fera du bien.

DÈMOS.

C’est ce qu’il faut faire. Éloignez-vous !

KLÉÔN.

Voilà.

DÈMOS.

Partez !

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Je ne me laisse pas devancer.

DÈMOS.

Certes, je vais recevoir aujourd’hui un grand bonheur de ces deux adorateurs, ou bien, par Zeus ! je ferai le difficile.

KLÉÔN.

Vois-tu ? Je suis le premier à t’apporter un siège.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Oui, mais pas une table, et c’est moi le premier.

KLÉÔN.

Regarde, je t’apporte cette galette pétrie avec mes orges de Pylos.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Et moi des morceaux de pain morcelés par la main d’ivoire de la Déesse.

DÈMOS.

Oh ! comme tu as un grand doigt, vénérable Déesse !

KLÉÔN.

Et moi, voici de la purée de pois, d’aussi bonne couleur que belle : elle a été pilée par Pallas, protectrice du combat de Pylos.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Ô Dèmos, la Déesse veille attentivement sur toi ; et, en ce moment, elle étend au-dessus de ta tête une marmite pleine de bouillon.

DÈMOS.

Penses-tu que nous habiterions encore cette ville, si elle n’avait pas manifestement étendu sur nous cette marmite ?

KLÉÔN.

Voici des poissons qui te sont offerts par l’Épouvante des armées.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

La Fille du Dieu redoutable t’envoie cette viande cuite dans son jus, avec ce plat de tripes, de caillette, de gras-double.

DÈMOS.

Elle a bien fait de se ressouvenir du péplos.

KLÉÔN.

La Déesse à la redoutable aigrette t’invite à manger de cette galette longue, afin que nous fassions bien allonger nos vaisseaux.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Prends également ceci maintenant.

DÈMOS.

Et que ferai-je de ces intestins ?

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

C’est à propos que la Déesse t’envoie de quoi garnir l’intérieur des trières : car elle veille attentivement sur notre flotte. Bois aussi ce mélange de trois parties d’eau contre deux de vin.

DÈMOS.

Qu’il est donc bon, par Zeus ! Comme il porte bien ses trois parties d’eau.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Tritogénéia elle-même a mêlé cette triple mesure.

KLÉÔN.

Reçois de moi cette tranche de galette grasse.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Et de moi ce gâteau tout entier.

KLÉÔN.

Mais tu n’as pas où prendre un civet de lièvre à donner ; moi je l’ai.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Malheur à moi ! Où trouver un civet ? Ô mon esprit, invente maintenant quelque farce.

KLÉÔN.

Le vois-tu, pauvre malheureux ?

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Je n’en ai cure. Voici des gens qui viennent à moi.

KLÉÔN.

Qui sont-ils ?

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Des envoyés qui ont des sacs d’argent.

KLÉÔN.

Où donc ? où donc ?

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Mais qu’est-ce que cela te fait ? Ne laisseras-tu pas les étrangers tranquilles ? Ô mon petit Dèmos, vois-tu le civet que je t’apporte ?

KLÉÔN.

Malheur à moi ! Tu m’as indignement volé.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Par Poséidôn ! et toi les habitants de Pylos !

DÈMOS.

Dis-moi, je t’en prie ; comment tu as imaginé de faire ce vol ?

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

L’inspiration est de la Déesse, le vol de moi.

KLÉÔN.

Mais j’ai eu de la peine pour attraper ce lièvre.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Et moi pour le rôtir.

DÈMOS., à Kléôn.

Va-t’en : je ne sais de gré qu’à celui qui me l’a servi.

KLÉÔN.

Hélas ! malheureux que je suis ! Être surpassé en impudence !

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Ne décides-tu pas, Dèmos, lequel de nous deux a le mieux servi toi et ton ventre ?

DÈMOS.

Par quel moyen prouverai-je aux spectateurs que j’ai bien choisi entre vous deux ?

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Je te le dirai. Va, sans rien dire, prendre ma corbeille ; fouilles-y, et ensuite dans celle du Paphlagonien : de la sorte tu jugeras bien.

DÈMOS.

Eh bien, qu’y a-t-il dans la tienne ?

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Tu ne vois donc pas, mon petit papa, qu’elle est vide ? Je t’ai tout apporté.

DÈMOS.

Voilà une corbeille dévouée à Dèmos.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Visite maintenant ici celle du Paphlagonien. Vois-tu ?

DÈMOS.

Bon Dieu, comme elle est pleine de bonnes choses ! Quelle ampleur de gâteau il s’était réservée ! Et à moi il donnait cette toute petite rognure.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

C’est pourtant ce qu’il t’a toujours fait : il te donnait très peu de ce qu’il prenait, et il en gardait pour lui la meilleure part.

DÈMOS.

Misérable ! Tu volais, et tu me trompais ! Et moi, je t’ai tressé des couronnes et donné des présents.

KLÉÔN.

Je volais pour le bien de l’État.

DÈMOS.

Dépose à l’instant cette couronne, pour que je la mette au front de l’homme que voici.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Dépose-la vite, gibier à étrivières.

KLÉÔN.

Non certes ; j’ai par devers moi un oracle Pythique, désignant celui-là seul par qui je dois être vaincu.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Et c’est mon nom qu’il indique : c’est par trop clair.

KLÉÔN.

Mais je veux te convaincre avec preuve si tu as le moindre rapport avec les paroles du Dieu. Tout enfant, à l’école de quel maître allais-tu ?

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

C’est dans les cuisines que j’ai été formé à coups de poing.

KLÉÔN.

Que dis-tu ? Ah ! cet oracle s’adapte à mon idée ! Bien ; et chez le maître de palestre quel exercice apprenais-tu ?

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

À voler, à me parjurer, à regarder en face la partie adverse.

KLÉÔN.

Ô Phœbos Apollôn Lykios, que me réserves-tu ? Quel métier as-tu fait, devenu homme ?

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Vendre des andouilles, et m’accoupler.

KLÉÔN.

Malheureux que je suis ! C’est fait de moi ! Légère est l’espérance qui me soutient. Mais, dis-moi, est-ce en effet sur l’Agora que tu vendais tes andouilles, ou bien aux portes ?

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Aux portes, où se fait le commerce des salaisons.

KLÉÔN.

Ô ciel ! l’oracle du Dieu est accompli. Roulez-moi infortuné dans ma demeure. Chère couronne, adieu, disparais ; c’est à regret que je te quitte ; un autre va te prendre et te garder. Il n’est pas plus voleur, mais il est plus chanceux.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Zeus Hellènios, à toi cette victoire !

LE CHŒUR.

Salut, beau vainqueur ; souviens-toi que je t’ai fait ce que tu es, un homme ! Je t’en demande une faible récompense, c’est d’être pour toi Phanos, greffier du tribunal.

DÈMOS., au marchand d’andouilles.

Dis-moi quel est ton nom ?

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Agorakritos, car j’ai été nourri sur l’Agora, au milieu des procès.

DÈMOS.

Je me remets donc aux mains d’Agorakritos, et je lui livre ce Paphlagonien.

LE MARCHAND D’ANDOUILLES.

Et moi, Dèmos, j’emploierai mon zèle à te bien servir, de telle sorte que tu avoueras n’avoir jamais vu d’homme plus dévoué à la ville des Gobe-mouches.




LE CHŒUR.

Quoi de plus beau, à notre début ou à notre fin, que de chanter les entraîneurs des coursiers rapides, sans chagriner, de gaieté de cœur, Lysistratos, ou Théomantis sans foyer. Celui-ci, cher Apollôn, à tout jamais pauvre, fond en larmes, en embrassant ton carquois dans le temple pythique, pour ne pas mourir de faim.

Injurier les méchants n’est point chose odieuse, mais honorable aux yeux des bons, quand on s’en acquitte bien. Si l’homme, qui doit entendre nombre de traits méchants, était connu, je ne mentionnerais pas le nom d’un ami. Maintenant, pour ce qui est d’Arignotos, il n’est personne qui ne le connaisse, à moins d’ignorer le blanc ou le nome orthien. Or, il a un frère qui ne l’est guère par les mœurs, l’infâme Ariphradès, qui veut être ce qu’il est. Il n’est pas seulement pervers, mais il y raffine. Il salit sa langue des plus honteux plaisirs, léchant la hideuse rosée des lupanars, souillant sa barbe, caressant les pustules, versifiant à la façon de Polymnestos, et vivant avec Œnikhos. Quiconque ne prendra pas cet homme en horreur, ne boira jamais dans la même coupe que nous.

Souvent, durant la nuit, je me suis pris à réfléchir, et je me suis demandé alors pourquoi Kléônymos mange si gloutonnement. On dit que, quand il se repaît aux dépens des gens riches, il ne sort plus de la huche. Ils en arrivent à le supplier : « Allez-vous-en, seigneur, nous embrassons vos genoux ; entrez et ménagez notre table. »

On dit que les trières se sont formées en Conseil, et que l’une d’elles, la plus âgée, a dit aux autres : « N’avez-vous pas entendu, mes sœurs, ce qui se passe dans la ville ? On dit qu’on demande cent de nous contre la Khalkèdonia : c’est ce mauvais citoyen, l’aigre Hyperbolos. » Cette proposition leur paraît affreuse, intolérable. L’une d’elles, qui n’a pas encore eu commerce avec les hommes : « Nous préserve le ciel ! dit-elle. Jamais il ne sera mon pilote, ou, s’il le faut, que je sois rongée par les vers et que je vieillisse au port ! Non, Nauphantè, fille de Nauson, j’en atteste les dieux, aussi vrai que je suis faite de planches de pin et charpentée de bois, si ce projet agrée aux Athéniens, je suis d’avis d’aller stationner au Thèséion, ou devant le temple des Vénérables Déesses. Ainsi nous ne le verrions pas devenir notre stratège et insulter notre ville : qu’il navigue seul du côté des corbeaux, s’il veut, et que les chaloupes, où il vendait des lanternes, le portent à la mer ! »




AGORAKRITOS.

Silence, une clef à la bouche, trêve à l’audition des témoins, clôture des tribunaux qui sont les délices de cette ville, et, en réjouissance de nos prospérités nouvelles, Pæan au théâtre !

LE CHŒUR.

Ô toi, flambeau d’Athènes, la ville sacrée, et protecteur des îles, quelle bonne nouvelle viens-tu nous apporter, afin que nous parfumions les rues du fumet des victimes ?

AGORAKRITOS.

Je vous ai recuit Dèmos, et de laid je l’ai fait beau.

LE CHŒUR.

Et où est-il maintenant, ô merveilleux inventeur de métamorphose ?

AGORAKRITOS.

Couronné de violettes, il habite la vieille Athènes.

LE CHŒUR.

Comment le verrons-nous ? Quel est son costume ? Qu’est-il devenu ?

AGORAKRITOS.

Tel que jadis il vivait avec Aristidès et Miltiadès. Vous l’allez voir. On entend le bruit de l’ouverture des Propylæa. Saluez de vos cris de joie l’antique Athènes, la merveilleuse, la glorifiée, où séjourne l’illustre Dèmos.

LE CHŒUR.

Cité brillante et couronnée de violettes, Athènes, digne d’envie, montre-moi le monarque de la Hellas et de cette contrée.

AGORAKRITOS.

Voyez ; c’est lui qui porte la cigale, dans tout l’éclat du costume antique, ne sentant plus la coquille à voter, mais la paix, et parfumé de myrrhe.

LE CHŒUR.

Salut, ô roi des Hellènes : nous nous réjouissons tous avec toi. Ton sort est digne de cette cité et du trophée de Marathôn.

DÈMOS.

Ô le plus chéri des hommes, viens ici, Agorakritos ; que de bien tu m’as fait, en me recuisant !

AGORAKRITOS.

Moi ? Mais, mon pauvre ami, tu ne sais pas ce que tu étais alors, ni ce que tu faisais ; sans quoi, tu me croirais un dieu.

DÈMOS.

Que faisais-je donc en ce temps-là ? dis-le-moi ; et quel étais-je ?

AGORAKRITOS.

Et d’abord, dès que quelqu’un disait dans l’assemblée : « Dèmos, je suis épris de toi ; seul, je t’aime, je veille à tes intérêts, et j’y pourvois » quand on usait de cet exorde, tu te redressais et tu portais la tête haute.

DÈMOS.

Moi ?

AGORAKRITOS.

Et puis, après t’avoir dupé de la sorte, il s’en allait.

DÈMOS.

Que dis-tu ? Ils me faisaient cela, et je ne m’en apercevais pas ?

AGORAKRITOS.

Mais oui, par Zeus ! tes oreilles s’ouvraient comme une ombrelle et se fermaient ensuite.

DÈMOS.

J’étais devenu si stupide et si vieux ?

AGORAKRITOS.

Oui, par Zeus ! Si deux orateurs prenaient la parole, l’un pour la construction de grands navires, l’autre pour le salaire des juges, celui qui parlait du salaire s’en allait triomphant de l’orateur des trières. Mais pourquoi baisses-tu la tête et ne restes-tu pas en place ?

DÈMOS.

J’ai honte de mes fautes passées.

AGORAKRITOS.

Mais tu n’en es pas responsable, n’en aie point de souci, ce sont les gens qui te trompaient de la sorte. Maintenant, dis-moi, si quelque harangueur impudent se met à parler ainsi : « Juges, vous n’aurez pas d’orges, si vous ne condamnez cet accusé, » que feras-tu, dis, à ce harangueur ?

DÈMOS.

Je le soulèverai en l’air, et je le lancerai dans le Barathron, après lui avoir attaché au cou Hyperbolos.

AGORAKRITOS.

Voilà qui est juste, et tu parles en homme sensé. Pour le reste, voyons quels sont tes projets politiques, dis-les.

DÈMOS.

D’abord, toutes les fois qu’on fera rentrer de grands navires, je paierai la somme intégrale aux matelots.

AGORAKRITOS.

Par là tu feras plaisir à bien des derrières usés.

DÈMOS.

Ensuite nul hoplite, inscrit sur un registre, ne sera, par faveur, porté sur un autre, mais il demeurera inscrit comme tout d’abord.

AGORAKRITOS.

Voilà qui mord le bouclier de Kléonymos.

DÈMOS.

Nul imberbe ne haranguera dans l’Agora.

AGORAKRITOS.

Où harangueront donc Klisthénès et Stratôn ?

DÈMOS.

Je parle de ces efféminés qui vivent dans les parfumeries, et qui, de leurs sièges, babillent ainsi : « L’habile homme que Phæax ! Il a eu l’adresse de ne pas mourir ! C’est un dialecticien pressant, serrant ses conclusions, sentencieux, clair, émouvant, dominant puissamment le tumulte. »

AGORAKRITOS.

Est-ce que tu ne joues pas du doigt avec cette gent babillarde ?

DÈMOS.

Non, de par Zeus ! mais je les forcerai tous d’aller à la chasse et de mettre fin à leurs décrets.

AGORAKRITOS.

En ce cas, je te donne ce pliant et ce jeune garçon bien monté, qui te le portera ou, si bon te semble, te servira de pliant.

DÈMOS.

Quel bonheur pour moi de recouvrer mon ancien état !

AGORAKRITOS.

C’est ce que tu pourras dire quand je t’aurai livré les trêves de trente ans : « Ô Trêves, paraissez au plus vite ! »

DÈMOS.

Ô Zeus vénéré, comme elles sont belles ! Au nom des dieux, est-il permis de les trentanniser ? Où les as-tu prises, en réalité ?

AGORAKRITOS.

C’était le Paphlagonien qui les tenait cachées dans sa maison, afin que tu ne les prisses pas. Maintenant, moi, je te les donne, pour que tu les emmènes à la campagne.

DÈMOS.

Et ce Paphlagonien, qui a fait tout cela, quel châtiment lui infligeras-tu ?

AGORAKRITOS.

Pas bien terrible ; il exercera mon métier : établi seul devant les portes, il vendra pour andouilles un mélange de chien et d’âne, luttera d’outrages, dans son ivresse, avec des prostituées, et boira l’eau sale des baignoires.

DÈMOS.

C’est une bonne invention et digne de ce qu’il mérite, que ces assauts de cris avec des prostituées et des baigneurs. Pour toi, en récompense de tes services, je t’invite au Prytanéion, sur le siège occupé par ce poison. Suis-moi, vêtu de cette robe couleur de grenouille. Quant à lui, qu’on l’emmène à l’endroit où il doit faire son métier, bien en vue de ceux qu’il outrageait, c’est-à-dire des étrangers !