Les Chercheurs d’or de l’Afrique australe. Colette en Rhodesia/17


XVII

Fumée.


Les positions de l’ennemi, reconnues à la lorgnette du haut de la tour, indiquaient chez son chef un véritable instinct stratégique ; ses trois divisions occupaient, en effet, au nord, à l’est et au sud, les seules voies d’accès de la forteresse phénicienne. L’une se trouvait sur la piste de Boulouwayo, l’autre sur le chemin septentrional ; celle du centre sur la colline des Pétunias, vers Masseydorp. Sans cordon d’investissement régulier, sans travaux de siège, Benoni bloquait donc en réalité ses adversaires. Toute tentative de départ, sur l’une des trois routes devait inévitablement avoir pour effet d’appeler et de concentrer sur ce point toutes les forces assiégeantes. Repoussées une première fois, elle se reformeraient fatalement pour harceler le convoi, le harasser d’attaques incessantes. Avec des femmes et une enfant à emmener, on ne pouvait pas songer un seul instant à réaliser une telle entreprise.

D’autre part, attendre, rester investis derrière les épaisses murailles de la forteresse, c’était la certitude d’épuiser rapidement les provisions de bouche, d’en arriver bientôt à la famine et cela sans espoir de secours, sans possibilité aucune d’une issue favorable à cette situation tragique.

C’est ce que M. Massey et Gérard et tous les autres avec eux voyaient bien clairement.

C’est là ce que Benoni comprenait aussi, car deux jours ne s’étaient pas écoulés dans cette observation réciproque quand un mouvement se produisit du côté des assiégeants.

Une petite troupe, portant un chiffon blanc au bout d’une perche, s’était détachée de la colline des Pétunias et montait vers la tour. S’agissait-il de parlementer ?

M. Massey voulut vérifier le fait. Après avoir donné l’ordre de tenir toutes les armes prêtes et de ne point se fier aux manœuvres de ces gens sans aveu, il descendit sur la terrasse inférieure, attacha son mouchoir au bout d’une canne, et, l’agitant dans les airs, marqua par ce signe qu’il consentait à entrer en pourparlers.

On vit alors la troupe noire s’avancer jusqu’au pied de la tour, disparaître derrière le talus, puis remonter et enfin arriver sur la terrasse même, après s’être augmentée d’une unité.

C’était le précieux Benoni en personne qui, ayant trouvé inutile d’exposer sa peau sans caution, avait jugé prudent d’envoyer en avant-garde quelques bons lurons qui n’y regardaient pas de si près, mais qui, une fois en possession de la parole des Massey, n’avait plus aucune hésitation à se risquer, et sachant de longue date que la loyauté de ses ennemis le garantissait de tout danger, s’avançait indomptable, le fez sur l’oreille, l’œil insolent et la parole gouailleuse.

« Très noble et très puissant seigneur, commença-t-il d’un ton emphatique (s’adressant à M. Massey qui s’était avancé jusqu’au parapet de la terrasse pour l’écouter et pour lui répondre), très honoré maître de cette noble tour abandonnée, de tant de greniers dévastés, de Masseydorp et autres lieux, c’est d’une âme déchirée que je vous vois en si triste condition ! Vous, fait pour le trône ! Vous, justicier et législateur, tombé avec tous les vôtres dans une vile souricière !… Ah ! croyez-moi, à tout cœur bien placé ce spectacle arracherait des larmes !… »

Du coin de son œil faux, le Levantin surveillait le visage de son interlocuteur, espérant y surprendre les signes de désespoir dont avait soif son âme basse ; mais la physionomie deM. Massey était demeurée impassible, et le petit groupe placé un peu en arrière de lui semblait discourir avec animation, sans plus s’occuper du sieur Benoni que s’il n’eût pas existé.

Ce mépris silencieux était justement ce qui pouvait le mieux piquer l’amour-propre du vaniteux parlementaire et, saisi d’un accès de rage soudain, il s’interrompit au milieu d’une période mielleuse pour crier brutalement : « Voici mon ultimatum, et je n’en rabattrai pas ceci (en faisant claquer un ongle noir sur une dent plus noire encore) : 1o, on va me livrer les deux cents sacs de poudre qui sont restés dans le souterrain : je connais la place, je connais le nombre, inutile de vouloir me tromper ! 2o, on me livrera l’éléphant ; j’ai besoin de cette brute pour transporter les sacs (et pour d’autres raisons, marmotta-t-il dans sa barbe) ; 3o, on me livrera également tous les chevaux disponibles pour ledit transport !… À ces conditions, je me retire avec ma troupe. J’ai dit ! »

Sans hâte et sans même honorer d’un regard le Levantin, M. Massey quitta le parapet où il appuyait le coude négligemment, et, allant et venant sur la terrasse, il échangea quelques paroles avec les siens ; cinq minutes plus tard il faisait face de nouveau à Benoni.

« Or ça, ricana celui-ci triomphant déjà, la délibération n’a pas été longue !… Il paraît que nous en sommes à notre dernière croûte de pain ?… les belles dames n’ont pas envie de faire connaissance avec viande de cheval ?…

— Voici ma réponse, dit M. Massey, esquissant le geste d’un homme qui chasse quelque insecte répugnant. Nous repoussons avec mépris chacune de vos conditions et nous vous ordonnons de vous retirer sans délai. Nous avons répondu à votre signal par un signal de paix ; votre peau nous est donc sacrée pendant tout le temps qui vous est nécessaire pour la retraite. Je vous donne un quart d’heure : si dans quinze minutes, vous n’avez pas purgé ces lieux de votre présence, je fais feu sur vous sans miséricorde : n’espérez pas de merci… Vous savez qu’on peut compter sur ma parole. »

La stupeur, la rage, l’incrédulité, le désappointement, tous les sentiments enfiellés et venimeux se disputèrent un moment la face abjecte de maître Benoni ; après quoi, obéissant à la fatalité, il tourna sur ses talons, suivi de ses acolytes et, sans tarder, se mit hors de vue, derrière la colline fleurie des Pétunias, où une partie de ses forces était établie.

Par une alliance d’idées toute naturelle, ce mouvement même apporta à Gérard le principe de la solution tant cherchée. « C’est à la poudre qu’ils en veulent… Il faut leur en donner, de la poudre K !… » dit-il à son frère.

Et tout de suite il indiqua le plan stratégique qui venait de se faire jour dans son esprit.

La colline des Pétunias se trouvait précisément sur le trajet de la galerie souterraine utilisée par M. Weber en guise de laboratoire et d’arsenal. Concentrer la poudre K sous cette position centrale des assiégeants, y amener, s’il était possible, toutes les forces de l’ennemi par une attaque simultanée sur les deux ailes ; puis les faire sauter — tel était le plan… Il ne s’agissait plus que d’en régler l’exécution.

Adopté d’enthousiasme par tous les assiégés, il fut aussitôt mûrement développé. Gérard commença par procéder avec soin au repérage de la galerie souterraine, de manière à déterminer le point précis qui correspondait à la colline. Tous les sacs de poudre K, déterrés un à un, y furent successivement transportés par Weber et lui, puis rangés de manière à remplir toute la largeur du souterrain. Ce fut l’affaire d’une journée de travail acharné.

On agita alors la question de savoir comment l’explosion serait provoquée. Le procédé le plus simple paraissait être celui d’une longue mèche partant de la tour pour aller transmettre le feu à l’amas des sacs de poudre. Mais les éléments dont disposaient les assiégés pour la fabrication de cette mèche n’étaient pas des plus sûrs. Elle pouvait s’éteindre, ou tout au moins brûler lentement, en laissant incertaine la minute même de l’explosion. On devait craindre aussi que la poudre K n’eût subi un commencement de décomposition spontanée, de nature à laisser des doutes sur son mode d’action sous l’influence de la chaleur. Si elle allait, au moment critique, brûler au lieu d’exploser !… Il ne fallait pas risquer une telle déconvenue ; au contraire, en provoquant l’explosion par une commotion des couches d’air ambiantes, elle était aussi certaine que facile, le défaut même de la poudre K étant sa sensibilité excessive aux ondes atmosphériques.

Il fut donc arrêté qu’on s’en tiendrait à ce procédé.

Weber se chargea de disposer à l’entrée du souterrain, du côté de la tour, un amas de cartouches qui devaient, sous l’action d’un marteau obéissant à la détente d’un ressort, déterminer, en écrasant une capsule, la plus retentissante détonation. Ce travail remplit encore douze heures.

Quand tous les préparatifs furent achevés, Il n’y avait plus qu’à régler l’ordre d’attaque.

La garnison se divisa en deux sections : la première, composée de M. Massey, Martial Hardouin, Le Guen, Colette et Martine, allait opérer sur la position nord des assiégeants, en la prenant à revers par l’ouest. La seconde, formée de Gérard, Henri, lady Théodora, Lina et son père, avait pour objectif le groupe des assiégeants du sud, qu’elle devait également attaquer par l’ouest. Lord Fairfleld, transporté dans un fauteuil à l’entrée du souterrain, était constitué gardien de l’appareil détonant, tandis que Mme Massey restait à la garde de Tottie, endormie dans son berceau. L’heure de l’attaque était fixée à minuit.

La soirée se passa gaiement à attendre le moment décisif. Comme il arrive dans les crises tragiques et sous l’influence de la surexcitation nerveuse que fait naitre le péril, chacun mettait une aigrette à sa bravoure. On riait en vérifiant avec soin l’état des armes et des ceintures à cartouches ; on riait en se lestant d’un doigt de vin et d’un biscuit pour les fatigues du combat.

L’heure approchait. Mme Massey serra ses enfants sur son sein ; les deux troupes échangèrent une dernière poignée de main et la division des forces s’opéra : l’une descendant le fossé par la droite et l’autre par la gauche, pour s’en aller silencieusement « espérer » le signal de la double attaque, selon le mot de Le Guen. M. Massey devait le donner par un coup de feu quand il jugerait que la troupe de Gérard était au poste convenu.

À minuit précis, ce signal était lancé et les deux petites bandes de tirailleurs, qui avaient eu le temps de prendre un repos de vingt minutes, au terme de leur marche, s’avancèrent sur les positions ennemies en tirant aussi vite que le permettaient les fusils à magasin. Ce feu continu devait nécessairement produire sur les troupes ignorantes que commandait Benoni, surprises en plein sommeil, l’effet démoralisant d’une armée de secours très supérieure en nombre, entrant subitement en scène pour les refouler vers la tour phénicienne, c’est-à-dire sous les balles des assiégés.

Les tireurs évitaient, d’ailleurs, de se montrer. Fidèles à l’excellente tactique qu’ils avaient vu pratiquer par les Boers, ils s’abritaient derrière tous les accidents de terrain, arbres, rochers ou buissons, et rampaient sur le sol pour passer de l’un à l’autre. Les dames, qui formaient une fraction si importante de l’effectif, n’étaient pas moins adroites que les hommes à ce jeu qui les amusait.

Aussi la ruse eut-elle un plein succès. Ni au nord, ni au sud, les indigènes ne soupçonnèrent un instant par quel nombre infime d’adversaires ils se trouvaient attaqués. Pour mieux dire, dès les premières décharges, ils furent pris de panique.

Les balles sifflaient dans la nuit, frappant de part et d’autre une masse indécise et grouillante. Et aussitôt, ce fut dans chaque camp un tumulte indescriptible : des cris, des pleurs, des imprécations, — le désordre lamentable et fou d’un troupeau de buffles frappé par un ennemi invisible. Un seul fait s’imposait par sa brutale évidence à ces cerveaux encore embrumés de sommeil : c’est que les coups venaient de l’ouest, en se rapprochant de minute en minute, d’où la conclusion instinctive et quasi mécanique qu’il fallait se jeter vers l’est pour les éviter…

C’est ce que fit d’abord le camp du nord, en s’élançant d’une fuite éperdue vers la colline des Pétunias. Le camp du sud semblait plus indécis et flottant. On entendait, dans les ténèbres, une voix qui tentait de rassurer et de rallier quelques hommes pour faire front à l’attaque. Mais, soudain, cette attaque se trouva renforcée d’un secours inattendu, quelque chose d’énorme accourait dans l’ombre, ébranlant le sol d’un galop formidable, se jetant sur les traces de Colette, puis la dépassant pour se jeter d’un élan furieux sur ses ennemis.

C’était Goliath, venant spontanément renouveler les exploits historiques des éléphants carthaginois au temps d’Hamilcar. Sous le ciel gris et sans lune, on vit alors un spectacle terrible et fantastique dans son imprécision de rêve : Goliath, écumant de rage, la trompe relevée, les défenses en bataille, abordait le camp du sud, y tombait comme la foudre, le culbutait et le piétinait en mêlant ses hurlements à ceux de ses victimes. Chaque pas de ses lourds pieds broyait un ennemi. Chaque coup de son épieu d’ivoire défonçait une poitrine. D’autres, saisis par la trompe puissante, étaient aussitôt rejetés comme des boulets vivants sur la foule épouvantée et l’écrasaient en s’écrasant eux-mêmes… Ce fut l’affaire d’un instant. Dans un temps incroyablement court, il avait fait place nette et les noirs s’enfuyaient vers l’est, laissant sur le terrain trente ou quarante cadavres. Alors, avec une sorte de hennissement victorieux. Goliath huma l’air et parut se disposer foncer sur le dernier refuge des assiégeants. C’est ce qu’il ne fallait pas. Pour l’empêcher, Colette n’eut qu’un mot à dire :

« Ici, Goliath ! » fit-elle de sa douce voix, en sortant du fourré.

Et aussitôt le mastodonte, docile comme un épagneul, accourut à cet appel.

« Nous rentrons à la tour ! » reprit Colette, en s’asseyant, comme elle l’avait fait tant de fois, sur l’une des glorieuses défenses.

La petite troupe, en regagnant la terrasse de la forteresse phénicienne, y retrouva l’autre section des tirailleurs, qui remontait de son côté, victorieuse comme elle. On ne perdit pas de temps à se congratuler. Personne n’avait reçu la moindre égratignure, sinon aux ronces du chemin, — c'était l’essentiel. Maintenant, il s’agissait d’aviser au dénouement du drame qui venait de se jouer en deux actes. L’ennemi, obéissant à l’impulsion brutale qui lui était donnée, avait cherché un refuge derrière la colline des Pétunias. Il restait à l’anéantir d’un seul coup…

Et ce n’est pas, certes, sans un serrement de cœur que les assiégés, songeant à ce qui se préparait pour le salut commun, acceptaient la pensée de cette exécution en masse. Parmi ces êtres humains qu’ils allaient tout à l’heure faire passer de vie à trépas, ils ne connaissaient que Benoni, et Benoni ne valait guère qu’on donnât un soupir à sa disparition… N’importe ! au moment d’agir et de mener son œuvre à terme, Gérard eut à surmonter un mouvement d’hésitation…

Un coup d’œil à sa mère aveugle, penchée avec Colette et Lina sur le berceau de l’enfant endormi, suffit à dissiper son scrupule. Eh ! quoi ! ces êtres chéris, en qui il avait mis toute sa tendresse, n’étaient-ils pas menacés, par Benoni et sa horde, de périr par la faim ?… Ah ! périssent cent mille Benonis, s’il le faut, pour sauver ces vies précieuses !…

La résolution est prise. Gérard fait signe à Weber.Ensemble, ils se dirigent vers l’entrée de l’atelier souterrain.

Lord Fairfield, allongé sur son fauteuil de rotin, y monte sa garde silencieuse, en fumant, la carabine à magasin appuyée au mur, près de lui. Sous sa main, la corde pend, qu’il suffit de tirer pour provoquer la détente du ressort, la chute du marteau sur la capsule. Gérard prend la corde et la tire.

La détonation de cent cartouches éclatant à la fois répond instantanément à ce geste, pour aller, d’écho en écho, se répèter sourdement dans la galerie souterraine.

Elle a huit cents mètres de long. Quelques secondes vont s’écouler avant que les ondes sonores se soient propagées jusqu’à l’amas de sacs. Gérard et Weber ont prévu ce délai. Il en profitent pour enlever le fauteuil du blessé, et, chargés de ce fardeau, regagnent promptement la terrasse

Comme ils y arrivent, la terre gronde sous leurs pieds. Une violente secousse agite sur sa base la vieille tour cyclopéenne. Puis, au loin, une trombe de feu jaillit du sol ; une explosion formidable illumine le ciel, tonne en cataclysme. À la place où se dressait la colline des Pétunias, un volcan s’est ouvert. La poudre K vient de sauter.