Les Chercheurs d’or de l’Afrique australe. Colette en Rhodesia/11


XI

L’assaut du kopje.


Une colonne sombre était sortie de Boulouwayo et se déroulait au bord de l’horizon, pareille à une file de fourmis. Sur son flanc droit, des cavaliers s’étaient détachés pour s’éparpiller en tout sens et fouiller les abords de la vallée suivie par la colonne. On les voyait trotter par pelotons de six, contourner les buissons et bouquets d’arbres, revenir successivement à la colonne, sans doute pour faire leur rapport, puis repartir. Une batterie de six canons de campagne fermait la marche.

Au bout d’une heure, le corps anglais qu’Agrippa Mauvilain, comme son fils, évaluait à trois mille hommes, était arrivé à deux kilomètres environ de la base du kopje. Il s’arrêta derrière un pli de terrain et se donna un quart d’heure de repos. Puis, déployés en ligne d’attaque, les fantassins quittèrent leur abri pour gravir les assises inférieures de la colline. L’artillerie, répartie en deux sections, l’une à droite, l’autre à gauche, avait pris position pour battre les versants est et ouest de la hauteur.

Les Anglais avançaient d’un pas alerte, le fusil à la main, déferlant comme une vague humaine sur l’obstacle qui se dressait devant eux. Soudain, un obus vint en sifflant tomber sur leur centre et éclater à quelques métrés en avant de la ligne d’attaque, sans atteindre personne ; et, presque aussitôt, la détonation remplit les échos de la montagne. Les assaillants n’avaient pas fléchi ; et leur masse poursuivait son mouvement. Mais bientôt elle dut s’arrêter. Des fils de fer barbelés, tendus sur des pieux parmi les herbes, défendaient l’approche d’un fossé de trois mètres de profondeur tracé au pied du kopje. Il fallait arracher les pieux, pour démonter les fils métalliques et en débarrasser le terrain ; opération difficile et compliquée sous le feu roulant qui s’était ouvert, car c’est ce moment même qu’attendaient les défenseurs du kopje.

Tranquillement, à loisir et visant bien derrière l’abri de leurs épaulements, ils tiraient à volonté. Et chaque coup portait, à cette faible distance de cinq ou six cents mètres. Si le feu plongeant avait été plus nourri, il eût en deux minutes balayé la position. Mais il était très lent, intermittent et individuel, au lieu de procéder par salves. C’était sur tout le pourtour de la hauteur, d’étage en étage, une suite de notes claires, espacées de seconde en seconde et partant une à une, presque sans fumée, d’une infinité d’ouvertures étroites. Les Boers, visiblement, ménageaient leurs munitions. Ils ne tiraient pas au hasard, prenaient leur temps, choisissaient leur but. Et ce but était sûrement atteint par des tireurs émérites. Un à un, les hommes tombaient, la tête ou la poitrine trouées, les membres fracassés. Ceux qui en avaient la force se traînaient alors derrière un rocher, un arbre ou un abri quelconque. D’autres restaient à la place même où ils s’étaient abattus : ceux-ci immobiles et déjà raidis, ceux-là secoués de mouvements convulsifs ou exhalant des plaintes qui montaient vainement vers le ciel gris parmi les détonations.

L’artillerie des deux batteries avait ouvert son feu sur le kopje et tirait de minute en minute. L’une, à l’est, cherchait à prendre la tranchée supérieure en enfilade, mais n’arrivait qu’à raser les bords de l’épaulement en enlevant çà et là une motte de terre. L’autre, à l’ouest, tirait à toute volée au-dessus de la position des Boers, mais ses obus, franchissant le camp sans qu’il lui fût possible de mesurer leur trajectoire, allaient éclater à cinq ou six cents métres en arrière des chariots.

Celle-ci pouvait devenir dangereuse, pour peu qu’elle rectifiât son feu. Mauvilain se porta de sa personne vers sa propre artillerie. Il pointa sa pièce d’acier sur la batterie de l’ouest et tira, vérifiant aussitôt à la lorgnette l’effet de ce coup d’essai.

« Trop bas de cent mètres », se dit-il à lui-même, tandis que ses aides rechargeaient la pièce.

Le second coup fut plus heureux. Il porta en plein sur un des canons anglais, brisant l’affût, tuant cinq hommes, en blessant une douzaine. Les chevaux, affolés, ruaient et s’embarrassaient dans leurs traits. Néanmoins, la batterie riposta et cinq nouveaux obus passèrent successivement au-dessus du camp boer. Mais, au quatrième coup de Mauvilain, elle ne donna plus signe de vie.

Il revint alors vers l’est pour aviser à l’autre batterie. La jugeant, après examen, peu dangereuse, ou trop difficile à atteindre, il ne s’en occupa plus et tourna son attention vers le pied du kopje.

Sous le feu qui les décimait, les Anglais tenaient bon, travaillant toujours à arracher les pieux, à démonter les fils barbelés dont les pointes leur déchiraient les chairs et leur ensanglantaient les mains. Avec des peines infinies, ils étaient parvenus à en débarrasser le sol sur une largeur de trente ou quarante mètres, et, par cette brèche, ils allaient passer en force, pour escalader les premiers échelons de la hauteur. Les plus ardents se jetaient déjà dans le fossé.

À ce moment, le feu des Boers devint si rapide et si nourri, et tomba si juste sur la masse humaine qui s’entassait à leurs pieds, qu’elle fléchit et recula. On la vit s’ouvrir et se rompre presque aussi vite qu’elle s’était formée, se replier en arrière pour gagner précipitamment les plis de terrain où elle pouvait trouver un abri.

L’escadron de cavalerie, resté à couvert derrière un bois, en sortit aussitôt pour barrer la plaine en se déployant et ramener ceux qui s’écartaient. Ce mouvement concentrique, effectué avec une grande précision, en même temps qu’il ramassait les fantassins isolés, eut pour effet naturel de rapprocher les cavaliers de la base du kopje, où ils arrivèrent au bout d’un quart d’heure massés presque au complet.

L’occasion parut propice à Mauvilain pour réaliser un projet qui hantait sa pensée depuis le matin. Au cours de son entretien avec Weber, il avait appris que le canon de bois saisi sur le dos de Goliath et transporté dans la tranchée avait pour defaut principal une portée très réduite. Weber avait même insisté sur ce point dans la pensée insidieuse de dégoûter le brave Boer de la prise. Mais Agrippa n’avait tiré qu’une conclusion de l’argument : c’est que le canon de bois devait être utilisé à faible distance. Partagé entre l’envie de s’approprier une arme de plus, si elle était efficace, et l’honnête désir de ne pas attenter à la propriété de ses amis français, si cette propriété n’en valait pas la peine, le paysan madré qu’il était sous sa rude écorce voulait avant tout savoir à quoi s’en tenir. L’escadron anglais se trouvait à trois cents mètres au plus, en contre-bas de la tranchée où le canon de bois avait été mis en batterie. C’était le moment ou jamais d’en faire l’expérience.

Sans prendre la peine d’en demander la permission aux auteurs de la pièce, Agrippa pointa celle-ci sur l’escadron et tira.

Quand il eut porté la lorgnette à ses yeux, pour vérifier l’effet de son coup d’essai, il resta stupéfait de ce qu’il aperçut. L’obus avait éclaté en plein escadron. Dans un rayon de cent mètres autour du point où il était tombé, les cadavres d’hommes et de chevaux jonchaient le sol. Tout autour de ce cercle infernal, les cavaliers se dispersaient au galop, tournant le dos au kopje. Jamais obus n’avait produit effets aussi foudroyants sur les uns, et aussi démoralisants sur les autres…

L’escadron, tout à l’heure si compact, s’était émietté, pour ne pas dire évaporé. Il n’en restait que des morts et, çà et là, quelques fuyards éperdus.

Au milieu d’eux, un seul homme, leur chef sans nul doute, s’efforçant en vain d’arrêter la déroute. Il s’était jeté au-devant de ses cavaliers, essayant de les calmer de la voix et des gestes, appuyant même ses exhortations d’un coup de revolver, mais sans parvenir à se faire écouter.

On le vit alors descendre de cheval, se porter vers la petite vallée où l’infanterie avait cherché un abri et en ressortir avec une poignée d’hommes pour renouveler l’assaut par la trouée faite dans les fils barbelés.

Ici encore, son héroïque effort resta impuissant. De toutes les meurtrières du kopje, la mort jaillissait, s’abattait en grêle sur la petite troupe. Frappé l’un des premiers, il tomba parmi vingt autres. Ceux qui survivaient reculèrent. Et, bientôt, le découragement submergeant tous les cœurs, il n’y eut plus dans la plaine que des vaincus jetant leurs armes et leurs sacs pour hâter vers Boulouwayo une retraite sans dignité.

La batterie de l’ouest était abandonnée. Celle de l’est se tut et ramena ses pièces. Le silence se fit.

L’attaque de Johannskopje avait définitivement échoué.

Du côté des Anglais, les pertes étaient lourdes ; elles se chiffraient par des centaines de morts et de blessés. Par contre, du côté des Boers, pas un homme n’avait été atteint. Et cette circonstance même soulignait le calme singulier qui avait caractérisé la défense. Pas un instant la vie normale ne s’était arrêtée dans le village temporaire qui se nichait au fond du vallon, en arrière de la tranchée. Les ménagères procédaient à leurs occupations habituelles ; les enfants jouaient ; les hommes fumaient leur pipe, en allant de temps à autre, entre deux bouffées de tabac, jeter un coup d’œil à la meurtrière commise à leur garde et faire, à l’occasion, le coup de feu sur un adversaire choisi avec soin.

Il arrivait qu’une jeune fille, venue à la tranchée pour renouveler les munitions de son père ou de son frère, le remplaçait à l’embrasure et se servait du rifle, comme elle aurait donné la main à atteler les bœufs d’un chariot ou à pousser la roue dans une ornière.

Sur ces choses anormales et sur le grondement du canon, planait ainsi une atmosphère de paix et de tranquillité domestique.

Un moment, cette paix tourna à la fête. Sous la haute direction de Cadet, quelques jeunes garçons avaient fabriqué d’herbes et de chiffons un mannequin qu’ils habillèrent d’une veste usée, coiffèrent d’un vieux chapeau et armèrent d’une carabine. Ce fut, dès lors, un amusement de transporter ce simulacre de combattant à la tranchée et de le hisser au-dessus de la crête, bien en vue, tantôt sur un point, tantôt sur un autre. Aussitôt, les balles anglaises de pleuvoir sur la cible qui s’offrait. Le mannequin, frappé à mort, s’abattait au milieu des rires pour reparaître bientôt de l’autre côté du kopje et retrouver la mort qu’il défiait.

De tous les spectateurs qui suivaient avec un ardent intérêt les détails du combat, personne mieux que Gérard Massey n’était capable d’en dégager la philosophie. Récemment arrivé de France, où il avait accompli dans les Vosges ses trois ans de service militaire, il gardait l’âme d’un soldat, et le sentiment profond des responsabilités qui le rappelaient en Afrique australe avait seul pu l’empêcher de suivre la carrière militaire. Les armes à feu, leur construction, leur maniement et leurs effets avaient toujours été pour lui choses du plus vif intérêt. Et voici que les circonstances l’amenaient à voir de très haut — pour ainsi dire à vol d’oiseau — non pas en témoin indifférent, mais, au contraire, en témoin naturellement sympathique à l’une des races belligérantes, un vrai combat entre adversaires également braves, également résolus à vaincre.

Toutes les conclusions personnelles qu’il s’était faites sur la guerre moderne se trouvaient, sous ses yeux, soumises à l’épreuve expérimentale. Bien souvent, il s’était dit que la longue portée des armes adoptées de nos jours par les puissances civilisées devait nécessairement apporter des changements importants dans les conditions générales de la lutte. Les tacticiens d’autrefois s’accordaient à proclamer la supériorité de l’offensive sur la défensive, toutes choses égales d’ailleurs. Voici que les rôles étaient intervertis, par une conséquence logique de l’élargissement progressif de la zone dangereuse que les combattants ont à franchir pour prendre contact. Désormais, une poignée d’hommes bien retranchés peut tenir en respect des forces dix fois supérieures et leur infliger des pertes énormes, les briser ou les démoraliser avant même d’être abordée. Quels exemples en donnaient les Boers !… Ils n’étaient pas deux cents, et ils arrêtaient trois mille hommes. Ils n’avaient pas une éraflure et devant eux la plaine restait jonchée de cadavres !…

Cela, parce qu’ils savaient se garder avec soin, ne pas montrer à l’ennemi la moindre partie de leur personne et, d’autre part, viser à loisir, ménager leurs munitions, ne tirer qu’à coup sûr…

Et quels tireurs incomparables !… quel sang-froid !… quel calme superbe !… Leur adresse était sans rivale à se servir d’un fusil qui portait à douze ou quinze cents mètres. Ils auraient pu frapper à cette distance. Ils préféraient attendre, laisser venir l’ennemi à portée plus sûre encore et ne pas perdre une seule cartouche…

À la vérité, leur petit nombre ne permettait pas les mouvements d’ensemble seuls capables, à l’issue du combat, de couronner et compléter la victoire. À ce moment même, ils laissaient au bas du kopje les canons abandonnés et n’avaient point de cavalerie pour cerner et ramasser leurs adversaires en déroute.

Mais leur exemple même montrait ce que peut, désormais, pour se rendre inexpugnable sur son propre sol, un peuple animé de la résolution farouche de ne pas se laisser entamer. C’est la fin des guerres de conquête entre nations civilisées. Gérard en avait le sentiment profond. Dans son cœur de Français, il remerciait les petits-fils de Français que sont les Boers de la liante leçon de choses par eux donnée à l’univers.