Les Chercheurs d’or de l’Afrique australe. Colette en Rhodesia/08



VIII

Sur le sentier de la guerre.


Vers cinq heures du soir, Colette laissa le piano où elle répétait les airs préférés de sa mère, et, faisant signe à Lina, qui brodait silencieusement près d’elle, de ne pas quitter le salon, elle se disposa à aller au-devant des promeneurs, car il y avait déjà quelque temps qu’elle sentait comme une oppression, un malaise indéfinissable, un désir redoublé de presser dans ses bras sa chère petite fille. Mme Massey, qui paraissait sommeiller, se souleva brusquement aussitôt que les notes cessèrent de vibrer :

« Qu’y a-t-il ? fit-elle d’un ton de somnambule. Est-ce Tottie qui rentre ? Vite, qu’elle vienne !… que je voie son visage de chérubin.

— Non, maman, dit Colette revenant à elle pour l’embrasser tendrement et affectant de ne pas comprendre l’appréhension cachée sous ces paroles. Tottie n’est pas encore revenue ; mais j’avais hâte comme vous de revoir sa petite frimousse et je me disposais à aller à sa rencontre. Vous permettez que je vous quitte un moment, Lina et vous ?

— Oui, oui, dirent ensemble les deux dames. Allez vite, Colette ; va vite, ma fille !… »

À peine fut-elle sortie que Mme Massey attira sur son épaule la tête de Lina, et, éclatant en pleurs :

« Oh ! ma fille ! ma chère petite fille… j’ai le cœur gros !… j’ai le cœur plein de craintes…

— Que craignez-vous, mère chérie ? dit Lina, brave et tendre. Vous qui m’avez tant réconfortée ; vous qui avez remplacé la mère que j’ai perdue si jeune ; qui avez calmé toutes mes terreurs d’enfant, dites-moi les vôtres, je les partagerai ; peut-être saurai-je les dissiper… Et puis nous les épargnerons à Colette, elle qui a déjà tant de responsabilités à soutenir ; nous parlerons ensemble de vos appréhensions et cela les adoucira… Que redoutez-vous, maman ?… Dites-le à votre petite Lina…

— Aujourd’hui, ma chère fille, dit Mme Massey avec effort, mes terreurs sont si noires, si nombreuses, si pesantes, que je saurais à peine par où commencer pour les exprimer. Plutôt faudrait-il me demander : « Y a-t-il un malheur que vous ne craigniez point ?… » Et je crois bien que la réponse serait négative. Oh ! Lina ! il est un désastre, en tout cas, qui n’est plus à craindre, car il m’a atteinte irrémédiablement. Je perds la vue, ma fille, il n’y a plus d’illusion à se faire… Comprends-tu, Lina, l’horreur de ce mot : aveugle ? Sais-tu ce qu’il comporte de désolation, d’amertume, de dépendance, d’isolement ?…

— Oh ! mère ! mère !… s’écria impétueusement la jeune fille, la pressant dans ses bras, couvrant de baisers le beau visage pâle, les cheveux blancs, les tristes yeux voilés ; ne parlez pas ainsi !… Je vous ai demandé de tout me dire ; je suis prête à regarder en face avec vous, pour les combattre, tous les noirs fantômes qui hantent votre cher cœur ; mais je ne veux pas vous laisser dire que vous pourriez être isolée au milieu de nous, ou qu’il vous serait amer de devoir accepter nos soins. Examinons courageusement le malheur que vous craignez. Admettons qu’il est irrévocable, que vous soyez menacée, non pas d’une obscurité momentanée, mais de la perte complète de la vue. Eh bien, maman, pouvez-vous dire, osez-vous dire qu’avec tous les yeux qui vous entourent, qui seront trop heureux, trop honorés de vous servir à toute heure, vous n’y verrez pas aussi clair que le mortel le mieux doué sous ce rapport ? N’est-ce pas un bonheur de se sentir pratiquement aimé à chaque instant de son existence ? Et s’il fallait, comme vous le craignez, que vous vous en remettiez à vos filles de tous les menus soins que vous-même leur avez rendus tant de fois, croyez-vous que ce ne sera pas pour elles un privilège de pouvoir vous prouver à toutes les minutes de la vie que vous leur êtes chère, précieuse, sacrée ? Dites, maman, vous le croyez, que votre petite Lina serait heureuse, heureuse de vous servir de guide, de soutien, de servante, vous à qui elle doit tant !… qui vous aime si chèrement !…

— Je le crois, ma fille ! je le crois !… » dit Mme Massey passant à plusieurs reprises sa main amaigrie sur la tête blonde appuyée à son épaule.

Puis, après un moment :

« Tu m’as réconfortée, Lina ; c’est un soulagement d’exprimer sa peine… et surtout de la verser dans un cœur comme le tien. Oui, tu as raison : on n’a pas le droit de se plaindre d’un malheur comme celui qui m’atteint lorsque de telles consolations peuvent l’adoucir… Plût au ciel qu’il n’y eut que cela à craindre !…

— Vous pensez, cela va sans dire, aux dangers qui menacent tous ceux que nous aimons, dit Lina, luttant bravement contre les larmes qui montaient à ses propres yeux à l’idée de ces dangers. Mais rappelez-vous ce qu’ils nous ont tant recommandé tous : « Pas de mélancolie ! pas de transes inutiles ! tâchez de vous garder fortes et gaies ; que nous ne soyons pas assiégés, là-bas, par l’image déprimante de femmes qui tremblent et se désolent en vain au foyer ! Donnez-nous l’assurance, par votre parole et par vos lettres, que vous savez être héroïques dans la limite qui vous est permise, et nous-mêmes nous nous sentirons dix fois plus forts pour faire notre devoir, pour braver les dangers de l’adversité ! » Ne pas tâcher de leur obéir à la lettre, ce serait un peu trahir la confiance qu’ils ont mise en nous.

— Tu as raison, entièrement raison, ma Lina, si frêle et si souffreteuse quand je t’ai vue pour la première fois !… Qui l’eût dit, que tu cachais, sous cette fragile enveloppe, un cœur de Bradamante ? fit Mme Massey, tandis qu’un bon sourire rasséréné venait éclairer ses traits.

— Avais-je un cœur ou quoi que ce soit qui m’appartînt en propre, petite épave insignifiante et ballottée que j’étais alors ?… Si je suis, comme vous dites, une Bradamante, c’est vous qui en êtes responsables, vous tous qui m’avez appris à endurer, à lutter, à ne jamais désespérer… Que ne dois-je pas à Colette, à Gérard ?… »

Elle s’arrêta, et toutes deux demeurèrent un instant songeuses.

« Oui, reprit Mme Massey comme si elles eussent pensé ensemble, je dis avec toi que tu dois beaucoup à mon fils ; mais j’ajoute que je te trouve de tous points digne de lui. Et c’est du fond du cœur que je vous bénirai le jour où viendra votre union…

— Mais, maman !… protesta Lina confuse, je ne sais !… je ne pensais pas !… il ne m’a jamais dit !…

— Quoi, ma fille, voudrais-tu dissimuler avec moi ? ou est-il possible que je me sois trompée en vous croyant tacitement engagés pour la vie ? Je ne t’en disais rien, mais je croyais que nous nous entendions. Plus d’une fois, je t’assure, mon mari et moi nous avons fait pour vous deux des projets d’avenir…

— Vraiment ?… s’écria Lina ingénument fière. M. Massey m’accepterait pour sa bru ? Oh ! maman, ajouta-t-elle avec un beau rire mêlé de larmes, me trouverez-vous bien impertinente si je vous dis que je me sens gonflée d’orgueil à me savoir élue par lui, tandis que venant de vous cet honneur ne me donne que de la joie ?

— Je ne te trouve pas impertinente ; ou bien j’aime cette impertinence. Elle me prouve que tu sens la valeur de celui qui est le chef ici, dit Mme Massey d’une voix où l’on sentait le respect, la vénération la plus profonde. J’ai une absolue confiance en son jugement, et s’il t’adopte pour sa fille, c’est que tu en es digne : je ne sais pas une louange au-dessus de celle-là…

— Nous voilà d’accord tous les trois, reprit Lina avec un mélange d’espièglerie et d’inquiétude. C’est fort bien ! Mais ne vous semble-t-il pas, maman, que nous disposons un peu bien cavalièrement de… du principal intéressé ? Qui nous dit que Gérard souscrira à ces projets ?…

— Gérard ! fit Mme Massey à son tour malicieuse. Je n’ai pas prononcé son nom. Qu’est-ce qui te fait croire que je ne parlais pas de Henry ?

— Oh ! je suis parfaitement sure que Henry ne songe nullement à m’épouser, prononça Lina sans hésitation.

— Tu vois bien, petite masque ! Oserais-tu me soutenir en face la même chose de ton Gérard ?… Mais d’ailleurs, ma mignonne, je ne veux pas qu’il y ait entre vous de malentendu. Gérard compte demander ta main à ton excellent père à son retour de Prétoria et c’est appuyé de notre plus joyeuse, notre plus complète adhésion qu’il fera cette démarche.

— Mère !… dit Lina, prenant la main de Mme Massey et la baisant avec amour et respect. Que vous êtes bonne ! Combien vous avez l’art de rehausser même les plus hautes faveurs par la manière de les conférer. Qui suis-je, pauvre petite enfant sans importance, pour être accueillie si généreusement par des personnes telles que vous ?

— Tu es ma consolation et ma joie…

— Eh bien, reprit Lina avec résolution, faisons un pacte. J’accepte tout de vous, mais il me faut une promesse : c’est que, désormais, vous vous reposerez sur moi ; que vous me permettrez de porter le fardeau de vos fatigues, de vos douleurs, des infirmités possibles… que jamais vous ne me tairez vos peines ou ne craindrez d’user de mes yeux, de mes mains, de mon temps !… que vous me laisserez agir, penser, peiner, souffrir à votre place…

— Chère petite !… dit Mme Massey, j’accepte à mon tour ce que tu appelles ton pacte ; mais est-il nouveau entre nous ? Quelle mère est plus bénie que moi ? Où existe-t-il deux filles plus dévouées, plus exquises que les miennes ? Quant au repos de cœur que tu voudrais me voir savourer, est-il jamais possible à qui possède de véritables affections ? Je me suis certainement apaisée depuis que je t’ai parlé de la grande épreuve qui m’attend, parce qu’elle m’est personnelle et que de celle-là ta généreuse sympathie peut, en effet, en alléger le poids. Mais comment ferai-je pour ne pas craindre à chaque minute pour ceux que j’aime ?… »

À ce moment, Colette parut sur le seuil, le visage bouleversé et comme vieilli soudain. Prise d’inquiétude, Lina allait lui demander si elle se sentait souffrante, lorsque la jeune femme mit un doigt sur ses lèvres et, se dominant pour ne laisser rien percer de son angoisse, dit de sa voix ordinaire :

« Lina, ma mignonne, pourrais-tu venir un instant à l’office ? On a besoin de toi. »

Mme Massey, qui tournait le dos à la porte, ne soupçonna pas le regard que venaient d’échanger ses deux filles, tandis que Lina traversait rapidement le salon et, après lui avoir mis un tendre baiser sur le front, la laissait à sa rêverie apaisée.

Sans dire un mot, Colette prit la main de la jeune fille aussitôt que la porte fut fermée et, l’entraînant rapidement, la fit entrer à l’office où se trouvait Martine, le visage consterné.

« Lina !… Lina !… Lina !… balbutia la pauvre Colette, incapable d’articuler autre chose et soudain éclatant en larmes.

— Qu’y a-t-il donc, au nom du ciel ?… Tottie ?…

— Oui… oui… Tottie… haleta la jeune mère : perdue… disparue… enlevée… je ne sais… »

Les sanglots lui coupèrent la parole.

« Voici, expliqua Martine. Elle était inquiète de ne pas les voir rentrer à l’heure dite et elle a voulu aller au-devant d’eux avec Le Guen… En route, elle rencontra M. Hardouin qui revenait seul, très étonné de n’avoir pas été averti de leur départ et inquiet d’apprendre qu’ils ne sont pas à la maison… On retourne à la terrasse de la Tour, à l’atelier souterrain… Personne !… Puis, dans la direction opposée à celle de Massey-Dorp, un chemin où certainement Goliath n’était point passé depuis trois mois, des traces toutes fraîches de ses pieds, accompagnées de plusieurs empreintes de semelles d’hommes, parmi lesquelles la forme, que Le Guen reconnaîtrait entre mille, des chaussures de M. Weber…

— Eh bien !… s’écria Lina qui avait écouté frémissante, domptant héroïquement la voix personnelle qui criait vers son père depuis le premier mot d’alarme ; eh bien ! puisque papa est avec elle, qu’avons-nous à craindre ?… Ne sais-tu pas, Colette, qu’il l’aime comme un vrai grand-père et qu’il donnerait cent fois sa vie plutôt que de laisser tomber un cheveu de la chère petite tête ?…

— Je sais… je sais… gémit la pauvre mère. Je ne doute pas de lui… Tout au contraire, je crains pour lui, aussi… Quel est le sens de ce qui nous arrive ? Dans quel guet-apens sont-ils tombés ?… Jamais, jamais, quoi qu’on imagine pour me rassurer, je ne croirai une seconde que M. Weber m’aurait infligé de gaieté de cœur l’épouvantable angoisse où je suis… qu’on ne me dise pas (arrêtant Lina et Martine qui voulaient parler)… qu’on n’essaie pas de me persuader que des intérêts de science, de défense, d’armement, que sais-je ? ou une distraction quelconque pourraient à cette heure avoir volontairement porté les pas de ton père dans la direction opposée à Massey-Dorp ! Ce serait du temps perdu. Je le connais ! Jamais ses distractions n’ont fait tort à son cœur, et il n’est pas de science qui passe dans sa tête avant ma Tottie. S’il a marché dans le chemin où Le Guen dit reconnaître sa trace, c’est qu’il y a été obligé !… Quelle force a donc pu ainsi le détourner de nous ?… Et Goliath ?… Comment est-on parvenu à l’écarter de la ligne droite celui-là ?… Qui a pu avoir raison de sa formidable résistance, de son inébranlable fidélité ? Si mes yeux me disaient que Goliath néglige ou abandonne ma fillette, je mettrais en doute le témoignage de mes yeux… Et comment, si une force vraiment irrésistible a triomphé de son dévouement, comment se fait-il que je ne trouve pas le sol jonché de membres déchirés, trempé de sang, encombré de morts ? Quelle est cette énigme, ce cauchemar ?… À qui appartiennent ces traces de pas étrangers accompagnant les leurs que nous avons relevées pendant une demi-lieue pour les perdre, hélas ! bientôt, dans le sentier rempli de feuilles ? On n’en distingue que quatre… Deux personnes seulement auraient alors suffi à vaincre et à convaincre des amis, des fidèles comme les nôtres !… Impossible !… ou bien c’étaient des démons, des magiciens… quel sortilège ont-ils donc employé !… »

La jeune femme se prit la tête à deux mains et demeura un instant à regarder fixement l’affreux problème.

« J’y suis !… cria-t-elle soudain d’une voix vibrante, l’exaltation cédant tout à coup devant le faible rayon de lumière qui venait de luire dans les ténèbres… J’y suis ! répéta-t-elle. On a trouvé moyen de s’emparer de Tottie et, par là, paralysé toute défense, toutes représailles de Goliath. Bien plus, on l’a fait suivre comme un chien… humble, soumis et prudent à cause de sa chère Tottie. Je vous dis que je le vois… Pauvre Goliath !… Sois sûre, Lina, que ton père a suivi pour la même raison.

— Ah ! Colette !… s’écria Lina, ne parlons pas de ce qui peut être arrivé à mon père… c’est l’inconnu !… Une seule chose est sûre : c’est qu’il a fait et fera tout ce que peut un grand cœur !… Parlons seulement des mesures à prendre… »

À ce moment, Martial Hardouin entrait suivi de Le Guen.

« Les chevaux sont sellés. Nous allons nous mettre en chasse sur le chemin du Sud, dit le père.

— Je vous accompagne !… Je ne vous quitte pas ! s’écria passionnément Colette. Croyez-vous que je pourrais supporter une anxiété pareille ?… Lina, tu garderas maman avec Martine… »

Comme elle disait ces mots, Mme Masseyparut dans l’encadrement de la porte. Soit qu’elle eût entendu un mot inquiétant, soit que l’instinct de sa tendresse l’eût avertie, elle interrogeait sa fille par son attitude même, par toute sa physionomie terrifiée.

Il fallut lui dire la navrante vérité, — celle qu’on soupçonnait, qu’on voulait éclaircir. Et aussitôt, d’un ton décisif et qui n’admettait pas de réplique :

« Partons à l’instant !… Partons tous !… prononça-t-elle. L’attente serait trop cruelle à ceux qui resteraient ici… Et puis, je ne veux plus… je ne veux plus me séparer de vous !… Tout, plutôt que cela !… Allons !… ce ne sont pas les poneys qui manquent… qu’on en selle autant qu’il faut !… Et Phanor !… où est Phanor ?… Il nous guidera, le bon chien !… qu’on l’amène !… qu’on lui fasse flairer un ruban de Tottie. Il nous maintiendra sur sa trace… »

Personne ne trouva un mot à objecter. Chacun comprit qu’une telle volonté devait être obéie.

En quelques minutes, tout était prêt : les chevaux sellés, les armes choisies, les vivres entassés par Martine dans un sac de cuir qu’elle emportait en croupe, Phanor avait pris le vent et bondissait en aboyant devant la troupe, qui partit au grand trot sur le chemin du Sud.