Les Chercheurs d’or de l’Afrique australe. Colette en Rhodesia/04



IV

La poudre parle.


Lord Fairfield avait été vivement frappé de la lueur que le passage d’Agrippa Mauvilain venait de jeter, dans son esprit, sur les véritables intentions des Boers. Convaincu jusqu’alors que les fermiers du Transvaal, de l’Orange et de la Rhodesia n’oseraient jamais engager la lutte contre la Grande-Bretagne et attendraient, en tout cas, que celle-ci fut venue les attaquer chez eux, — il ouvrait subitement les yeux à la réalité et voyait le mouvement de résistance se dessiner, s’affirmer par des signes évidents, avant même que les troupes anglaises destinées à l’étouffer eussent quitté les garnisons du Royaume-Uni.

Cette notion nouvelle lui fit souhaiter d’abréger son séjour à Massey-Dorp et de se rendre au plus vite à Kimberley, par Boulouwayo, afin de faire part aux chefs de l’occupation anglaise des indices qu’il venait de recueillir.

Dès le lendemain, il s’en ouvrit à ses hôtes. Ceux-ci n’eurent point de peine à entrer dans ses vues, et, comme il était invraisemblable que la guerre, si elle éclatait réellement, put jamais s’étendre jusqu’au nord du Zambèze. M. Massey et Gérard arrêtèrent leurs dispositions pour accompagner lady Théodora, son mari et son frère jusqu’à la capitale des diamants.

De son côté, Brandevin voulut être du voyage. Le docteur Lhomond aurait volontiers, lui aussi, pris le chemin du sud ; mais Nicole n’était pas encore en état d’affronter les fatigues de la route. Il fut donc convenu qu’il suivrait ses amis avec la jeune malade aussitôt qu’elle serait sur pied.

Les choses ainsi réglées, le départ s’effectua. Puis, après deux semaines, Nicole se trouvant complètement rétablie, le docteur Lhomond la fit monter à cheval et ils prirent le chemin de Prétoria, où les parents attendaient leur fille.

Mme Massey, Colette, Lina et Martine, avec la petite Tottie, restaient ainsi à la tête de la ferme, sous la garde de M. Weber, de Martial Hardouin et de Le Guen.

Les choses reprirent leur cours normal. Une vingtaine de jours s’écoulèrent dans une paix profonde. Et alors, un messager indigène, qui voyageait à pied, apporta la première lettre de M. Massey, datée de Prétoria.

En arrivant à Kimberley, il avait trouvé le dictateur Cecil Rhodes trop occupé de ses préparatifs militaires pour qu’il fût possible de l’entretenir utilement d’affaires subordonnées désormais à l’issue même de la guerre imminente. De toutes parts les Boers se mettaient en mouvement et convergeaient en masse vers Prétoria. Leurs journaux conseillaient de ne pas attendre l’invasion britannique et de la prévenir, au contraire, en franchissant la frontière pour investir les places du Natal et de la colonie du Cap. Kimberley pouvait être d’un moment à l’autre séparé du monde. Les choses y revêtaient un aspect si menaçant, que lord Fairfield avait accepté le commandement du régiment de cavalerie de Cecil Rhodes. M. Higgins lui-même, en qualité de chef élu d’un bataillon de volontaires de la Cité de Londres, en route pour l’Afrique australe, préludait à ses devoirs futurs en s’exerçant tous les matins au maniement d’armes, sous la direction d’un ex-caporal de l’armée régulière. Lady Theodora installait un hôpital militaire…

Quant à M. Massey, il s’était décidé à partir avec Gérard pour Prétoria, à la fois pour ne pas se trouver pris dans Kimberley si la ville était investie par les Boers, pour rejoindre son fils aîné Henri et pour aviser aux mesures qu’il pouvait être utile d’adopter dans l’intérêt commun de sa famille.

À Prétoria, il avait trouvé Henri en bonne santé et très occupé à outiller sa fonderie de canons pour le gouvernement du président Krüger. Sur ces entrefaites, le docteur Lhomond était arrivé à bon port, avec Nicole, qui avait aussitôt rejoint ses parents au camp de Maversneck. Jugeant les ambulances boers insuffisantes et mal organisées, l’excellent homme s’était immédiatement mis à la tête d’un corps de volontaires de la Croix-Rouge. Il désirait vivement y enrôler Gérard et M. Massey lui-même. Peut-être se décideraient-ils à suivre son exemple et à se consacrer au service des blessés, mais ils voulaient, avant d’adopter ce parti, attendre que la guerre fût déclarée, — elle ne l’était pas encore, — et surtout être certains que Mme Massey, Colette et Lina ne désapprouvaient pas cette résolution. C’est sur quoi ils désiraient avoir une réponse précise.

En fait d’autres nouvelles, ils n’en avaient qu’une digne d’être signalée : Brandevin venait d’être engagé par Cecil Rhodes comme chef de l’intendance anglaise à Kimberley. L’administration britannique s’était rappelé à propos qu’en 1855 l’armée anglaise serait morte d’inanition en Crimée sans le fameux cuisinier français Soyer, qui organisa si brillamment son ravitaillement. Elle avait fait un pont d’or au digne Marseillais, pour qu’il se chargeât d’approvisionner les troupes de la reine Victoria, et Brandevin avait accepté ses offres. Il était désormais préposé au roastbeef et au pudding des Habits-Rouges, — ou pour mieux dire des habits « couleur de terre », puisque l’uniforme des troupes anglaises en campagne allait prendre la teinte brune, dite teinte kakki.

Le messager indigène devait rapporter à Prétoria la réponse attendue par M. Massey. Cette réponse, Colette s’empressa de l’écrire sous la dictée de sa mère.

Non seulement personne, à Massey-Dorp. ne s’étonnait de voir le père et le fils se dévouer avec le docteur Lhomond à une œuvre d’humanité ; mais ceux et celles qui étaient restés au foyer avaient, eux aussi, le vif désir de suivre un si haut exemple. Pour plus d’une raison, cela pouvait devenir nécessaire.

Depuis que le chef était absent, les choses ne marchaient pas à Massey-Dorp aussi bien qu’on aurait pu le désirer. Un à un, tous les serviteurs noirs disparaissaient. Le bruit courait qu’on les engageait en masse tant à Prétoria qu’à kimberley, pour les services de transport. Leur amour du changement n’était pas à l’épreuve de la tentation ; ils partaient sans tambour ni trompette. Il devenait très douteux que les récoltes ou vendanges, une fois mûres, pussent être faites et rentrées. Dans ces conjonctures, était-il bien nécessaire d’attendre à Massey-Dorp qu’elles pourrissent sur place ? Colette, son mari et sa mère ne le pensaient pas, estimant, au contraire, avec M. Weber et Lina, avec Martine et Le Guen, que le plus sage serait d’aller à Prétoria se mettre tous à la disposition de la Croix-Rouge.

Ce que Colette n’ajoutait point, afin de ne pas inquiéter son père et ses frères, c’est que les serviteurs noirs n’avaient pas tous disparu sans esprit de retour. Un certain nombre d’entre eux semblaient s’être formés en bandes pour revenir à la vie sauvage en commettant toutes sortes de déprédations, détournant les troupeaux et enlevant les bêtes de somme. Quel était leur but et pour quelle cause prenaient-ils parti ? Nul n’aurait pu le dire. L’approche de la guerre exerçait sur leurs imaginations une influence dissolvante et les grisait, pour ainsi parler. Ils semblaient prêts à toutes les mauvaises besognes et paraissaient assez fréquemment en troupes, d’ailleurs sans autres armes que des massues ou des sagaies, aux abords des habitations isolées.

Aussi Massey-Dorp avait-il maintenant l’habitude, jusqu’alors sans exemple, de tenir la nuit portes et fenêtres closes. Et, sur le conseil de Martial Hardouin, M. Weber s’était décidé à transporter son canon sur la pelouse, où il était en batterie, avec une douzaine d’obus empilés sous l’affût.

Tout cela, on ne le disait pas à M. Massey, parce que, en réalité, personne encore ne s’en était sérieusement préoccupé. Et pourtant, le péril devenait déjà plus grave que ne le soupçonnaient les habitants de Massey-Dorp.

Il devait leur être révélé par un petit homme maigre et pâle, à la face sillonnée d’une balafre, qui se présenta à la porte du jardin et que Le Guen reconnut au premier coup d’œil. C’était un certain Bernier, uitlander, c’est-à-dire étranger venu d’Europe pour s’établir en Afrique australe, ex-habitant des Massey-fields au temps où l’on accourait y chercher de l’or. M. Massey en personne lui avait sauvé la vie dans une circonstance mémorable, et Bernier en était resté reconnaissant : brave homme, au demeurant, et presque un héros, en son genre. Introduit par Le Guen, il conta qu’en exerçant à travers le Veldt sa profession de colporteur, il avait appris d’étranges choses :

« Et, d’abord, savez-vous ce que sont devenus la plupart de vos serviteurs noirs ? demanda-t-il. Ils sont formés en bande, à trois lieues d’ici, sous le commandement d’un gredin nommé Benoni, un homme des Échelles du Levant, celui-là même qui, jadis, avait comploté ma mort et qui fut expulsé des Massey-fields pour tentative de meurtre, vol et recel… Ce scélérat s’est établi dans une ferme abandonnée et y vend de l’eau-de-vie aussi exécrable que lui-même. Il attire les vagabonds et les ensorcèle avec son tord-boyaux ou les enrôle, les uns disent pour le compte des Anglais, les autres pour le compte du Transvaal… Je croirais plutôt pour son propre compte, et contre vous. Car il n’est question chez lui, après boire, que des incalculables richesses entassées à Massey-Dorp… On se raconte que vous avez en réserve tout l’or extrait du fameux filon, que vous êtes sans méfiance et sans armes, sauf un canon en bois, exposé sur la pelouse pour épouvanter les naïfs ; qu’il n’y a rien ici que des femmes, ou peu s’en faut, et qu’une demi-douzaine de gaillards résolus peuvent s’emparer, quand ils le voudront, de vos greniers d’abondance… de la cave, surtout !… Car la cave joue un grand rôle dans ces imaginations…

— Ils sont nombreux ?

— Quatre ou cinq cents au bas mot, sinon plus. »

Bernier donnait des détails qui ne permettaient pas le doute. On lui fit, cela va sans dire, l’accueil que méritait un avis aussi précieux ; on le pria de surveiller les mouvements du mécréant et d’en informer la petite colonie, si ces mouvements devenaient inquiétants. Que pouvait-on de plus, à deux cents kilomètres de toute ville, dans un pays entièrement désert, que les fermiers avaient abandonné l’un après l’autre à cent lieues à la ronde, sans doute pour s’en aller au Transvaal se ranger sous le drapeau de l’indépendance, — et qui d’ailleurs, même en temps normal, était dénué de toute force publique. À qui s’adresser pour obtenir aide et protection ?…

On ne pouvait compter que sur soi-même. C’est ce que Mme Massey et Colette comprirent dès le premier moment.

Loin de se laisser abattre par le péril, elles se félicitaient de le connaître. Elles sentaient leur courage s’élever à la hauteur des circonstances et ne songeaient plus qu’à tout préparer pour la défense.

Autour d’elles, chacun s’enflammait d’une ardeur égale.

M. Hardouin et Le Guen barricadaient portes et fenêtres avec tout ce qui pouvait servir à cet usage. Martine annonçait hautement qu’elle tenait son fourneau et ses chaudières prêts pour arroser d’huile bouillante quiconque aurait l’audace de vouloir forcer l’entrée de sa cuisine. M. Weber passait les armes en revue, préparait les munitions et ne dissimulait pas la satisfaction professionnelle qu’il éprouvait à la pensée d’expérimenter les effets de son explosif sur des brigands authentiques.

Trois jours s’écoulèrent dans ces préparatifs de siège. Une tranchée de deux mètres avait été creusée par Le Guen au pied de la véranda, pour abriter le canon derrière un épaulement de terre. Les ouvertures de la maison ne laissaient plus entrer le jour que par une meurtrière ménagée pour le tir. Chacun avait choisi son poste de combat et, la nuit, les trois hommes se relayaient pour faire des rondes avec le bon chien Phanor et monter la garde.

Sur ces entrefaites, Bernier reparut un matin. La bande de Benoni, forte de cinq à six cents hommes, était en marche et s’avançait contre Massey-Dorp. Elle comptait surprendre la famille le soir même, à l’heure du dîner…

Et de fait, vers le coucher du soleil, l’avant-garde se montra. C’était une troupe de cinquante à soixante indigènes armés de flèches ou de sagaies, qui longeaient la rivière au bas de la pelouse ; elle s’arrêta et parut attendre le gros de l’armée.

Bientôt, de nouvelles bandes prirent position autour de la villa, dans les bouquets d’arbres et derrière les plis de terrain.

L’aspect des choses montrait suffisamment que Massey-Dorp était sur ses gardes et prêt à se défendre, et cette attitude se trouvait probablement peu conforme à l’attente des assiégeants, car on les voyait, les uns après les autres, s’arrêter, tenir conseil, s’accroupir en cercle pour délibérer.

Soudain, un homme vêtu d’un vieux complet à carreaux et coiffé d’un fez parut au milieu d’eux ; il était arme d’une carabine et accompagné d’un jeune Arabe de quinze à seize ans. C’était Benoni. Il fut aussitôt entouré d’une foule bruyante et qui semblait lui reprocher l’inexactitude de ses informations. Il la calmait du geste et probablement aussi de la parole. Les protestations cessèrent. Sans doute il expliquait que le silence de Massey-Dorp montrait l’inanité de ses moyens de défense : les habitants étaient peu nombreux et hors d’état de résister à des forces supérieures ; il fallait attaquer sur l’heure et s’emparer des richesses amoncelées dans la maison des blancs…

Ce discours ranima l’ardeur de l’armée noire. Des acclamations retentirent. Quelques-uns des plus pressés s’élancèrent vers la villa en poussant des hurlements féroces.

Deux coups de feu partis des fenêtres et tirés, l’un par Colette, l’autre par son mari, les arrêtèrent net. Ils tournèrent sur leurs talons et s’abritèrent précipitamment derrière un massif de magnolias.

Mais ce fut pour combiner un mouvement d’ensemble. Se formant sur deux colonnes, l’armée assiégeante envahit la pelouse en proférant des cris et se porta vers la maison. Elle arrivait au pas de course, en masses profondes.

Le moment était venu pour M. Weber de mettre sa pièce à l’épreuve. La braquant rapidement sur la colonne de gauche et presque sans viser, il toucha le déclic de la détente. Une détonation formidable éveilla les échos de la vallée. L’obus partit en sifflant, s’abattit sur la horde grouillante et explosa…

Déjà la culasse était ouverte par Le Guen, un second obus placé dans le canon, qui pivotait sur son axe et tonnait sur la colonne de droite…

M. Weber lui-même fut stupéfait de ce qu’il vit alors. De part et d’autre, dans un rayon d’action de cent mètres au tour du point où chaque obus était tombé, des cadavres jonchaient le gazon de la pelouse. Il y en avait quatre-vingt-seize, — tous déjà raidis par la mort et comme foudroyés… Quant au reste des deux colonnes, il avait disparu dans une fuite éperdue.

La poudre K venait de parler sans réplique.