Les Chemins de fer italiens
Revue des Deux Mondes3e période, tome 64 (p. 373-417).
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LES
CHEMINS DE FER ITALIENS

II.[1]
L’ENQUÊTE PARLEMENTAIRE ET LES NOUVELLES CONVENTIONS.

La commission d’enquête instituée en exécution de la loi du 8 juillet 1878 fut composée de quinze membres : six furent élus par le sénat et six par la chambre des députés, les trois derniers furent désignés par le ministre des travaux publics. Elle se réunit dès le 19 août, à Rome, pour arrêter l’ordre de ses travaux. Comme la loi spécifiait que l’enquête serait publique, la commission décida de se transporter successivement dans les principales villes du royaume et d’y tenir des séances publiques, afin de connaître et, en même temps, d’éclairer l’opinion. Pour servir de base à ses travaux et de guide aux personnes qui voudraient prendre part à l’enquête, elle commença par rédiger un questionnaire dont quatre mille exemplaires furent distribués gratuitement et qui fut mis en vente à très bas prix, afin de le rendre accessible à toutes les bourses. Ce questionnaire fut adressé aux chefs de service des ministères, aux administrations de chemins de fer, aux chambres de commerce, aux journaux, à toutes les personnes réputées compétentes sur les questions économiques et commerciales, et avis fut donné par la voie de la presse que quiconque en exprimerait le désir serait admis à déposer devant la commission ou à lui adresser un mémoire écrit.

Le questionnaire était divisé en onze chapitres ; il embrassait toutes les questions qui peuvent être soulevées à propos des chemins de fer, à savoir : l’organisation et l’administration des compagnies, le matériel fixe et roulant, le transport des voyageurs et des marchandises, les dépenses d’exploitation et d’entretien, les tarifs, le contrôle du gouvernement, l’exploitation des chemins de fer de l’état, par l’industrie privée et par l’état lui-même en Piémont et dans la Haute-Italie, l’examen des conventions proposées par les cabinets Minghetti et Depretis, enfin les observations générales, théoriques et pratiques, auxquelles peut donner lieu l’administration des chemins de fer. Un questionnaire spécial, divisé en cinq chapitres, fut consacré au rôle des voies ferrées en temps de guerre, à l’utilisation du matériel roulant par l’armée, aux règlemens à établir pour assurer et accélérer la mobilisation, enfin à la formation et à l’instruction d’un personnel militaire.

Un questionnaire aussi étendu provoqua un nombre considérable de réponses écrites et même imprimées. La commission recueillit, en outre, des renseignemens très détaillés sur l’organisation des chemins de fer dans divers pays étrangers, particulièrement en France, en Angleterre, en Hollande, en Belgique et en Allemagne, afin de pouvoir comparer les résultats que donnent, en Europe, l’exploitation par l’industrie privée et l’exploitation par l’état. Enfin elle se transporta successivement dans vingt-six villes d’Italie, de Sicile, et de Sardaigne et tint soixante-quinze séances publiques, et, en outre, quatorze séances secrètes, consacrées à l’examen de questions délicates et qui touchaient à des intérêts privés. Les procès-verbaux des séances publiques étaient immédiatement livrés à l’impression et distribués comme l’avait été le questionnaire lui-même, afin de provoquer les rectifications et les contradictions. Quand la commission eut clos l’enquête, elle consacra cinquante-trois séances privées à en discuter les résultats et à formuler ses conclusions.

Les procès-verbaux des séances publiques ont été réunis : ils ne forment pas moins de trois gros volumes in-4o. Comme le nombre des témoins entendus est fort grand et que les mêmes questions ont été envisagées très diversement par eux, il eût été fort malaisé et fort long de rechercher dans ces procès-verbaux les opinions exprimées sur les points principaux de l’enquête : les documens écrits et imprimés, recueillis par la commission, formaient.également une masse considérable au milieu de laquelle il eût été impossible de se retrouver sans une perte de temps notable ; le président, M. le sénateur Brioschi, s’imposa la tâche de résumer méthodiquement, en suivant l’ordre même du questionnaire, les dépositions orales et les réponses écrites que la commission avait reçues. Ce travail, merveille de patience, d’ordre et de clarté, permet de connaître immédiatement toutes les opinions formulées sur chacune des cent cinquante-huit questions dont le questionnaire se composait. Malgré l’incontestable talent de condensation dont M. Brioschi a fait preuve, ce résumé, avec les documens officiels et les tableaux statistiques qu’il n’a pas été possible d’analyser, ne remplit pas moins de 1,656 pages divisées en trois gros volumes in-4o, comme le recueil des procès-verbaux. Enfin le rapport général, confié à M. Genala, aujourd’hui ministre des travaux publics, forme un septième volume in-4o. Ces chiffres suffisent à faire connaître avec quelle diligence et quel dévoûment la commission a poursuivi son œuvre et quel travail ses membres se sont imposé. Néanmoins elle a mené sa tâche avec une remarquable rapidité, car le 31 mars 1881, le ministre des travaux publics déposait sur le bureau de la chambre les sept volumes imprimés qui contenaient les résultats de l’enquête. Enfin, ce qui n’est pas moins à l’honneur de la commission, les dépenses de l’enquête, y compris les frais de déplacement, la rémunération du personnel employé et les impressions, ont été couvertes en totalité par un crédit de 138,131 francs. C’est un exemple qu’on ne saurait trop recommander aux commissions parlementaires de tous les pays.

Le rapport très bien ordonné de M. Genala est un modèle d’exposition lucide et impartiale. Cet important travail et le résumé de M. Brioschi, avec lequel il est loin de faire double emploi, sont une mine inépuisable de renseignemens précieux sur toutes les questions qui touchent aux chemins de fer, non-seulement en Italie, mais dans le reste de l’Europe. La législation des différens pays, les divers systèmes adoptés pour la traction, pour l’entretien, pour l’affermage de certains services, les méthodes suivies pour déterminer avec précision la part de chaque nature de dépense dans l’ensemble des frais d’exploitation, les formules dans lesquelles ces calculs compliqués se résument, tous ces points, qui sont du plus haut intérêt pour les ingénieurs et pour les administrations de chemins de fer, ont été examinés méticuleusement. On nous permettra de laisser de côté, non-seulement les formules algébriques et les diagrammes, mais encore toutes les questions techniques, et de nous attacher uniquement aux questions d’un intérêt général. La première de ces questions, par son importance, par les débats auxquels elle a donné lieu chez toutes les nations, par les discussions très vives qu’elle soulève encore en Italie, en France, et en Angleterre, est incontestablement le choix du mode d’exploitation. L’état doit-il exploiter lui-même les chemins de fer ? Doit-il en remettre l’exploitation à l’industrie privée ? L’exploitation des chemins de fer doit-elle être considérée comme un service public qui incombe au gouvernement, ou comme une entreprise commerciale abaisser aux particuliers ? Cette question a été vivement débattue dans l’enquête italienne : au sein de la commission, elle a fait l’objet d’une discussion approfondie qui a occupé plusieurs séances.

L’exploitation par l’état rencontrait des défenseurs ardens parmi les hommes politiques qui considèrent une forte centralisation comme indispensable à l’affermissement de l’unité, italienne, dans les fonctionnaires du ministère des travaux publics, et dans le corps des ingénieurs. Ces derniers supportaient impatiemment les critiques adressées à un système qui remettait entre leurs mains un service aussi important et leur fournissait, outre des places lucratives, l’occasion de déployer leurs talens administratifs. Elle a été défendue dans l’enquête par le commandeur Bona, qui avait dirigé l’exploitation des chemins de fer piémontais jusqu’à leur cession à la société de la Haute-Italie, par MM. Allievi et Scalia, par les chambres de commerce de Messine, Caserte, Vicence, Trévise et Brescia et de nombreux témoins. La majorité des chambres de commerce s’est prononcée en faveur de l’exploitation par l’industrie privée ; la chambre de commerce de Milan particulièrement s’est montrée fort hostile à toute ingérence de la bureaucratie dans le domaine du commerce et de l’industrie. Enfin la même cause a trouvé un défenseur habile et convaincu dans M. Peruzzi, qui a vivement critiqué la parcimonie et l’injustice dont les pouvoirs publics avaient plusieurs fois fait preuve à l’égard des compagnies dont ils avaient sollicité le concours.

Le premier argument en faveur de l’exploitation par l’état est puisé dans l’importance du rôle que les voies ferrées jouent au sein de nos sociétés modernes, où la facilité, la rapidité et le bon marché des transports sont devenus indispensables au développement de tous les élémens de richesse et de travail. La bonne ou mauvaise administration des chemins de fer peut exercer une influence décisive sur la prospérité d’une nation en favorisant ou en arrêtant l’essor de son industrie, en mettant en valeur ou en laissant sans emploi ses richesses naturelles. L’état, qui a charge de veiller au bien général, peut-il laisser passer en d’autres mains que les siennes des instrumens aussi puissans ? Avec ses ports nombreux, avec ses vallées fertiles, avec ses produits variés, l’Italie possède de précieux élémens de richesse ; mais ils ont besoin d’être fécondés : l’agriculture est arriérée, le commerce est timide, l’industrie ne fait que de naître. Dans quel pays est-il plus nécessaire que l’exploitation des voies ferrées soit en harmonie avec les légitimes exigences de ces grands intérêts ? À ces raisons s’ajoutent encore les considérations politiques. Si, malgré la pénurie des finances, le gouvernement s’est imposé de lourds sacrifices pour construire ou faire construire les chemins de fer, c’est parce qu’ils étaient indispensables pour relier entre elles les diverses parties de la monarchie et cimenter l’unité nationale. Enfin l’expérience des dernières guerres a démontré qu’ils étaient un puissant instrument d’attaque et de défense. On peut donc dire que l’exploitation des chemins de fer est une des fonctions naturelles de l’état tel que nous le comprenons aujourd’hui, et qu’à titre de représentant et de protecteur des intérêts de tous, il ne doit pas s’en dessaisir.

En outre, les chemins de fer constituent un monopole de fait. A la différence de l’industrie, ils n’ont pas devant eux le frein de la concurrence. S’ils ont parfois à lutter contre d’autres voies ferrées, contre la navigation sur les fleuves ou les canaux, ou contre la navigation maritime, il en résulte bientôt ou la ruine des compétiteurs les plus faibles ou un accord aux dépens du public. On a vu, aux États-Unis et en Angleterre, la concurrence disparaître, le monopole devenir absolu, et le commerce et l’industrie tomber à la merci des compagnies, qui, par leurs tarifs et leurs règlemens, pouvaient favoriser ou ruiner certains centres de production ou de consommation. Il en résulte des irrégularités et des pertes sans nombre pour les particuliers et un préjudice général pour l’ensemble de la nation. On n’a point le droit de demander aux compagnies de faire passer les intérêts généraux avant ceux de leurs actionnaires. Elles poursuivent un but commercial, qui est de retirer un produit des capitaux considérables qu’elles ont engagés dans ces grandes entreprises ; elles ont le devoir de satisfaire aux engagemens qu’elles ont contractés vis-à-vis de leurs prêteurs et d’assurer une rémunération aux fonds qu’elles ont fournis directement. On ne peut donc ni exiger ni attendre d’elles des sacrifices sans compensation.

L’état, au contraire, ne fera jamais de l’exploitation des chemins de fer une spéculation. Ce n’est pas un bénéfice qu’il cherche, c’est un service public qu’il assure, et il pourvoirait à l’exploitation quand même elle devrait se traduire par une perte, comme il arrive sur les lignes sardes et siciliennes. Si donc l’état exploitait lui-même, il ne s’inspirerait que de l’intérêt général. Il pousserait de toutes ses forces et à tout prix au développement du trafic, parce qu’il se préoccuperait de l’avenir autant que du présent et qu’il saurait tenir compte, non-seulement des profits directs, mais aussi du profit indirect qui résulterait pour lui de l’accroissement de la richesse nationale, et, comme il n’aurait intérêt à favoriser personne, il prendrait pour règle l’égalité dans les tarifs et dans les conditions de transport. On pourrait donc attendre de lui l’abaissement du prix des transports et la disparition de tous les tarifs spéciaux, différentiels et de retour, qui servent les uns et nuisent aux autres. Maître absolu d’abaisser ou d’élever les tarifs, il userait de ce pouvoir pour détruire les effets préjudiciables que les législations étrangères pourraient avoir pour l’industrie nationale.

Un autre argument était tiré des conditions défectueuses des lignes italiennes, de la médiocrité de leurs installations, de l’insuffisance de leur matériel roulant. Si elles devenaient partie intégrante du patrimoine national, disait-on, l’état veillerait avec soin à ce qu’elles fussent bien entretenues, il accroîtrait le nombre des voies, il agrandirait les bâtimens et aurait soin de les pourvoir de l’outillage le plus complet et le plus parfait, enfin il mettrait le matériel roulant au niveau des besoins de la circulation. Plus préoccupé d’assurer un bon service que de retirer un profit de son exploitation, il multiplierait les trains, il en accroîtrait la vitesse, il supprimerait les transbordemens, causes si fréquentes de retard pour les voyageurs et de détérioration pour les marchandises. Les procès qui en résultent seraient donc moins nombreux, et on pourrait compter sur un règlement plus prompt des indemnités dont le bien fondé serait reconnu.

L’état introduirait dans l’exploitation des chemins de fer l’uniformité, la régularité, la discipline et la probité que l’on ne conteste point aux administrations publiques. On remédierait aux inconvéniens de la centralisation en divisant le territoire en un certain nombre de régions et en établissant, par exemple, à Milan, à Florence, à Naples, des directeurs-généraux investis de pouvoirs étendus et pouvant trancher les questions d’importance secondaire sans qu’il fût nécessaire de recourir au ministre. Avec une bonne organisation, l’exploitation, concentrée dans les mains de l’état, ne serait pas plus coûteuse que l’exploitation par les compagnies qui auraient chacune des frais généraux à supporter. On faisait remarquer encore que l’état avait dû subventionner toutes les compagnies, qu’il avait été contraint plusieurs fois de venir à leur secours soit par des prêts et des avances, soit par des remaniemens des contrats de concession ; que toutes les mauvaises chances de l’exploitation étaient toujours retombées sur lui et qu’il était indifférent pour lui de les affronter directement ou d’en subir le contre-coup. Les compagnies italiennes n’avaient fait preuve, dans le passé, ni d’assez de puissance ni d’assez de crédit pour qu’on ne fût pas autorisé à appréhender dans l’avenir le retour de semblables défaillances. Si l’état demeurait exposé à devoir faire inopinément des sacrifices pour prévenir l’interruption d’un grand service public, n’y avait-il pas dans cette éventualité une cause de perturbations budgétaires aussi regrettables que l’incertitude qui pourrait exister sur les recettes et les dépenses de l’exploitation du réseau national ?

Le contrôle du parlement et la surveillance de la presse suffisaient, dans un pays libre et qui se gouverne lui-même, à prévenir les inconvéniens politiques qui pourraient résulter du droit de nommer à des milliers d’emplois. Si la disposition d’un personnel aussi nombreux peut devenir entre les mains des détenteurs du pouvoir un puissant moyen d’influence, n’a-t-on pas également à redouter que les compagnies mettent leur autorité et leur crédit au service d’un parti ? L’état est déjà chargé des postes et des télégraphes ; il conduit ces deux services à la satisfaction du parlement et du public : pourquoi l’exploitation des chemins de fer serait-elle moins bien dirigée et donnerait-elle lieu à des abus qui ne se sont pas révélés ailleurs ? L’exploitation des chemins de fer piémontais par l’état n’a produit que de bons résultats, et si l’exploitation des chemins de la Haute-Italie, depuis leur transfert au ministère des travaux publics, a laissé à désirer, cela tient surtout à l’incertitude qui plane encore sur la décision des pouvoirs publics et qui paralyse l’activité et l’initiative des ingénieurs placés à la tête de ce service. La Belgique et l’Allemagne n’offrent-elles pas d’ailleurs des exemples d’exploitations conduites avec succès par les gouvernemens ? Le réseau de l’état belge s’élevait, en 1879, à 2,663 kilomètres, et à la même époque, en Allemagne, 24,263 kilomètres sur 33,302 étaient exploités par les divers gouvernemens. On invoquait même l’essai fait en France comme une preuve que, dans notre pays, la question n’était pas définitivement tranchée en faveur de l’industrie privée.

Il semblait enfin que les considérations stratégiques dussent dicter la décision des pouvoirs publics. L’Italie, qui, à cause de l’étendue de ses côtes, offre tant de points vulnérables à un ennemi puissant sur mer, devait se préoccuper par-dessus tout de sa sécurité. Entre les mains de l’état, les chemins de fer seraient organisés de manière à répondre à toutes les exigences de l’administration militaire. Les gares, les quais d’embarquement, les voies, le matériel roulant recevraient les dispositions les plus conformes aux besoins de l’armée, et la mobilisation des forces nationales serait singulièrement facilitée, surtout dans les cas imprévus, par le fait que le personnel tout entier relèverait d’une seule autorité et recevrait directement les ordres et les instructions du gouvernement.

Tels sont, en substance, les argumens que les partisans de l’exploitation par l’état firent valoir dans l’enquête. Quelques-uns d’entre eux, pour répondre aux objections qui leur étaient adressées, soumirent à la commission des plans pour la réorganisation du ministère des travaux publics et une série de changemens à introduire dans la législation, afin de rendre l’administration des chemins de fer indépendante des vicissitudes de la politique. L’analyse de ces propositions serait sans intérêt ; passons donc aux raisons invoquées en faveur de la remise des chemins de fer à l’industrie privée.

Il est, tout d’abord, un point sur lequel la commission se trouva unanime dès le début de son examen. Elle s’accorda à repousser l’idée que l’exploitation des voies ferrées fût une fonction de l’état. Si grande que soit l’importance économique, politique et militaire des voies ferrées, si précieuses que celles-ci soient pour l’Italie, où elles remédient aux défauts de la configuration du territoire, il n’en résulte point que l’état ait le droit et l’obligation d’assumer l’exploitation des chemins de fer, comme il a l’obligation et le droit de rendre la justice, de pourvoir à la tranquillité intérieure et à la sécurité du pays, en un mot, d’exercer les droits et de remplir les devoirs inhérens à sa souveraineté. L’assimilation qu’on voudrait établir entre ces fonctions légitimes de l’état et l’exploitation des chemins de fer n’est exacte ni scientifiquement ni pratiquement. Elle repose sur une conception erronée de l’état et de son rôle ; elle découle des théories socialistes qui se sont développées hors de l’Italie, qui rapportent tout à l’autorité de l’état et qui tendent à faire revivre sous une forme nouvelle l’ancien absolutisme dont les sociétés modernes ont eu tant de peine à s’affranchir. Se refusant à entrer dans une discussion purement théorique, la commission décida que la question des chemins de fer ne pouvait être posée de cette façon, et qu’elle-même en devait chercher la solution, non dans une conception abstraite, mais dans un examen impartial du caractère réel de l’exploitation des voies ferrées, des résultats de l’expérience, et des conditions présentes de l’état italien. Le rapport de M. Genala envisage successivement ces trois points en condensant les argumens et les faits recueillis dans l’enquête.


I

Quel caractère la loi reconnaît-elle à un exploitant de chemins de fer ? Elle le considère comme un commerçant et l’assujettit au code de commerce. L’exploitation d’une voie ferrée se résout, effectivement, en une multitude de faits qui ont, tous, pour origine ou pour but une opération commerciale ou industrielle. Elle n’est donc, au point de vue économique, comme au point de vue légal, que l’exercice d’une industrie. Elle est, à la vérité, la plus grande industrie de transport, et, par suite de son importance et de son étendue, elle touche de très près à l’intérêt public ; enfin elle a, jusqu’à un certain point, le caractère d’un monopole, tant à raison de l’intervention nécessaire des pouvoirs publics dans l’établissement de tout chemin de fer, que des difficultés matérielles et financières à surmonter pour créer une ligne parallèle à un chemin déjà existant ; mais ce monopole est moins absolu qu’il ne le paraît ou qu’on ne le suppose. Pour les petites distances, les routes ordinaires et les tramways, qui prennent une grande extension en Italie, font concurrence aux chemins de fer ; pour les longs parcours et les marchandises encombrantes, ce sont les canaux et la navigation maritime. Non-seulement les services maritimes établis dans l’Adriatique et dans la Méditerranée disputent les transports aux voies ferrées, mais deux chemins de fer peuvent se faire concurrence, sans être parallèles, s’ils aboutissent l’un et l’autre à deux grands ports en rivalité pour le commerce avec l’étranger.

Il est incontestable, néanmoins, que la concurrence ne peut pas produire dans l’exploitation des chemins de fer des effets aussi certains et aussi prompts que dans les autres industries : c’est ce qui explique et justifie l’intervention de l’état, qui ne peut laisser une entière liberté d’action à des entreprises où des intérêts si importans et si nombreux sont engagés ; l’état s’est réservé le droit de concéder les voies ferrées et de les surveiller, et, en ce faisant, il exerce la même prérogative souveraine en vertu de laquelle il réglemente la propriété, les successions, les contrats, la liberté de la parole et la liberté de la presse. Le crédit, dont l’influence se fait sentir irrésistiblement sur tous les intérêts publics et privés, a une autre importance que l’industrie des transports ; il est soumis aux règles imposées par l’état, sans que celui-ci ait besoin de se faire banquier. Il n’est donc pas nécessaire que l’état prenne entre ses mains l’exploitation des chemins de fer, il suffit qu’il exerce sur elle une surveillance assez efficace pour prévenir les abus du monopole et protéger les intérêts qui pourraient en souffrir. Or, le contrôle de l’état sur les chemins de fer est doublement assuré : d’abord, par les lois générales qui régissent la matière, et, en second lieu, par les conventions conclues avec les compagnies. Le gouvernement arrête les conditions des concessions, il fixe les tracés, il détermine les règles à observer dans la construction, il a la police de l’exploitation et il est maître des tarifs ; ce n’est point en ajoutant encore à des droits aussi étendus qu’on remédierait aux inconvéniens dont le public se plaint. Entre les mains de l’industrie, l’exploitation est un monopole surveillé et tempéré par l’action incessante des pouvoirs publics ; dans les mains de l’état, elle deviendrait un monopole sans contrôle et sans contrepoids.

La plupart des commerçans et des industriels qui, dans l’enquête, se sont prononcés pour l’exploitation par l’état, l’ont fait sous l’empire d’une idée fausse : à savoir qu’on peut attendre de l’état des facilités et des services gratuits ou presque gratuits qu’on ne saurait demander à l’industrie privée. Beaucoup se figuraient que le gouvernement pourrait abaisser indéfiniment les tarifs ; quelques-uns allaient jusqu’à croire que, renonçant à amortir le capital employé dans la construction, et mettant l’entretien des voies ferrées à la charge du budget, il pourrait réduire la rémunération des transports au strict remboursement de la dépense brute. L’idée qu’on puisse demander à l’état autre chose que l’accomplissement des devoirs inhérens à la souveraineté et qu’on puisse attendre de lui qu’il favorise ou serve des intérêts particuliers aux dépens de la communauté a été combattue, avec une grande abondance d’argumens, par M. Carbone-Grio. Le rapporteur de la commission n’a pas pris moins de peine pour la réfuter. Il fait observer que si un abaissement de tarif peut avoir pour conséquence d’ajouter aux élémens de trafic déjà existans ou de donner naissance à des transports que les prix antérieurs rendaient impossibles, l’initiative en peut être attendue de l’industrie privée aussi bien que de l’état : elle est même plus probable de la part de l’industrie, qui est stimulée par un intérêt direct, et dont l’attention est plus éveillée sur ce qui peut favoriser le développement des recettes. L’industrie des chemins de fer ne peut faire exception, sur ce point, parmi les industries, dont aucune n’hésite à faire des avances et des sacrifices si elle croit que l’avenir lui en apportera la compensation. Les sociétés italiennes n’ont pas dérogé à cette loi. La Société de la Haute-Italie, à peine en possession du réseau piémontais, s’est empressée de réduire les tarifs appliqués jusque-là par le gouvernement. La Société des chemins méridionaux a pris l’initiative d’une réduction considérable des tarifs inscrits dans son cahier des charges. La Société des chemins romains elle-même a diminué le prix des transports autant que le lui permettaient les entraves apportées au développement de son trafic par les crises politiques et financières. Il résulte d’un curieux tableau dressé par M. Carbone-Grio que les tarifs italiens, pour la petite vitesse, sont inférieurs à ceux de toutes les nations européennes, à l’exception de la France et de la Belgique ; encore la Belgique ne doit-elle l’avantage dont elle jouit qu’à l’existence de nombreux tarifs spéciaux, dits de transit et de concurrence, On ne peut donc attendre de l’état qu’il fasse mieux que l’industrie privée.

Des abaissemens de tarif qui auraient pour unique objet de favoriser un produit incapable de supporter un pris de transport rémunérateur, et qui se traduiraient par une perte sur les dépenses d’exploitation, constitueraient une iniquité à l’égard des contribuables, puisque cette perte devrait être couverte par un prélèvement sur le produit des impôts. Il n’est pas moins étrange d’attendre que l’état renonce à amortir le capital consacré par lui à la construction ou au rachat des chemins de fer et qu’il prenne pour base des tarifa le simple remboursement des frais de traction. les transports sont un service rendu, et les frais en doivent être à la charge de ceux qui en profitent, qui voyagent pour leurs affaires ou pour leur agrément, qui expédient ou reçoivent des marchandises. Mettre à la charge du budget les intérêts et l’amortissement du capital énorme absorbé par l’établissement des chemins de fer et les dépenses nécessaires à leur entretien, ce serait grever la communauté tout entière pour l’avantage d’un petit nombre. Si l’on recule devant une pareille injustice, si l’on admet que les perceptions opérées sur les transports doivent couvrir la totalité de la dépense effectuée, sur quoi se fondent-on pour espérer que l’état pourra se contenter de tarifs moins élevés que l’industrie privée ?

D’ailleurs, il est à peine besoin de faire observer que si, par des considérations politiques ou économiques, on croyait devoir laisser à la charge du budget, par conséquent de la masse des contribuables, et sans chercher à en recouvrer aucune partie, le fardeau des intérêts et de l’amortissement du capital représenté par les chemins de fer, il ne s’ensuivrait pas, nécessairement, que l’exploitation dût demeurer entre les mains de l’état. Les bases des conventions à conclure avec les compagnies devraient seulement être modifiées de façon à ne point rendre inutile le sacrifice imposé à la communauté. Avant d’ajouter au fardeau de la dette publique les milliards absorbés dans la construction des voies ferrées, l’état aurait un moyen moins héroïque et moins dispendieux de provoquer un abaissement des tarifs : ce serait de commencer par renoncer aux trois prélèvemens qu’il opère, à son profit, sous la forme du droit de 2 pour 100 sur le produit de la petite vitesse, du droit de 13 pour 100 sur les voyageurs et les transports à grande vitesse, et du timbre de 0 fr. 05 sur les billets des voyageurs et des bagages. Loin que l’état songe à réduire ainsi ses recettes, il est sans cesse sollicité par le public et par les chambres de s’imposer de nouvelles dépenses en accordant des subventions ou des garanties d’intérêt pour la construction d’un second ou d’un troisième réseau. L’état serait plutôt tenté de se créer un supplément de revenu à l’aide des chemins de fer, et il importe essentiellement que l’industrie des transports ne puisse être transformée en un instrument de fiscalité. Confier l’exploitation à l’état, c’est rendre celui-ci maître absolu des tarifs, et c’est exposer le pays à l’un ou à l’autre de ces deux inconvéniens. Ou le gouvernement, cédant aux sollicitations de certains intérêts, abaissera les tarifs au-dessous de la juste mesure, et il devra couvrir les pertes de son exploitation par un prélèvement sur les recettes du budget, c’est-à-dire par une aggravation de l’impôt ; ou, dans un cas de gêne financière, pour échapper à l’impopularité qui s’attache à l’établissement de toute contribution nouvelle, il essaiera de combler le déficit au moyen d’un remaniement des tarifs. Le monopole des transports se traduira, comme tous les autres monopoles gouvernementaux, par un accroissement constant des charges imposées au public. La sécurité des opérations commerciales, qui est étroitement liée à la stabilité des tarifs, trouve, au contraire, des garanties sérieuses dans la résistance que les compagnies ne manqueraient pas d’opposer soit à des élévations de tarifs qui compromettraient leur trafic, soit à des abaissemens irrationnels qui détruiraient leurs recettes. Le monopole de l’état ne serait pas non plus sans inconvéniens pour les consommateurs : le gouvernement serait sans cesse sollicité de modifier ou de supprimer les tarifs internationaux qui permettent à certains produits étrangers de pénétrer au cœur du pays et de faire concurrence à la production indigène, et souvent il lui serait impossible de résister à la pression des intérêts coalisés.

Ces intérêts, lorsqu’ils ne poursuivent que des satisfactions légitimes, ont-ils moins à attendre des compagnies que de l’état ? Le croire serait supposer que des hommes d’affaires, obligés d’assurer une rémunération à leurs capitaux, se méprendraient étrangement sur la direction à donner à leur entreprise. La vérité est que, par déférence pour le gouvernement, qui s’est réservé l’approbation des horaires et la fixation du nombre des trains, les compagnies s’imposent parfois des sacrifices fort onéreux. Ainsi, la Compagnie des chemins méridionaux a dû établir entre Pescara et Ancône un train direct qui, en 1878, a transporté par jour un quart de voyageur en première classe, un voyageur de deuxième classe et trois quarts de voyageur de troisième classe, pour une dépense quotidienne de traction qui s’élevait à 800 francs. Quelle commission du budget, si un pareil fait lui apparaissait dans l’examen des comptes d’exploitation présentés par un ministre des travaux publics, en tolérerait la prolongation et permettrait à une petite localité de puiser ainsi à pleines mains dans la bourse des contribuables ? Combien de faits semblables pourraient être cités par nos compagnies françaises ! La grande majorité des lignes du Paris-Lyon-Méditerranée, et surtout de l’Ouest, ne couvrent pas leurs frais d’exploitation, auxquels il est subvenu par un prélèvement sur les recettes du petit nombre des lignes productives. En France, comme en Italie, le gouvernement, désintéressé dans le résultat final, et obéissant parfois à des raisons politiques, le plus souvent à de simples considérations électorales, ne s’inquiète point de la compensation que les compagnies ont à établir entre les charges et les recettes des diverses lignes, et leur impose des trains et des arrêts sans avoir égard à l’accroissement de frais que sa décision peut entraîner. Remettez l’exploitation à l’état, et le devoir de la commission du budget sera d’examiner en détail les comptes de chaque ligne pour ramener autant que possible l’équilibre entre la recette et la dépense en supprimant tous les frais qui ne seront pas justifiés par une utilité incontestable. La conséquence d’un pareil examen, fait avec quelque conscience et quelque impartialité, serait une réduction notable du service sur toutes les lignes où il n’existerait pas des élémens de trafic suffisans. Les compagnies ne demandent pas ces réductions de service, par esprit de conciliation, et parce qu’elles escomptent le développement graduel des recettes, qui ne manque jamais de se produire au bout d’une période d’attente ; mais le devoir interdirait au ministre des finances et au parlement des concessions semblables, qui équivaudraient à l’établissement d’une taxe dans l’intérêt et au profit d’un petit nombre de contribuables. Les intérêts locaux n’auraient donc point à s’applaudir du transfert de l’exploitation aux mains du gouvernement.

L’argument sur lequel il a été insisté le plus fréquemment et avec le plus de force dans l’enquête, est l’infériorité inévitable et constatée de tout gouvernement vis-à-vis des particuliers en tout ce qui touche à l’industrie et au commerce. Le gouvernement, a-t-on dit, est un très médiocre fabricant et un commerçant plus malhabile encore. Il construit plus lentement et plus coûteusement que l’industrie privée : plus lentement, parce que ses ingénieurs n’ont aucun avantage à économiser les pertes d’intérêts qui résultent de la prolongation des travaux et n’en tiennent aucun compte ; plus coûteusement, parce que l’exécution luxueuse d’un ouvrage d’art peut faire la réputation de celui qui en est chargé et devenir pour lui un titre à l’avancement, et puis parce que l’état n’a pas la même liberté d’action que l’industrie pour les marchés à passer et pour les matériaux à acquérir. Il est enfermé dans les limites du budget et astreint à suivre des règles obligatoires. Il ne peut profiter des fluctuations du marché pour acquérir d’avance et à bon compte des rails, des traverses, des accessoires, pour l’achat desquels il n’a point été ouvert de crédit. Les mêmes inconvéniens sont bien plus sensibles encore en matière d’exploitation. On a cité, dans l’enquête, l’exemple de l’administration des chemins de fer toscans, qui, en faisant à propos des achats considérables de charbon de terre, réussit à se soustraire au contre-coup de la hausse de plus de 20 pour 100 qui se produisit, en 1854, dans le prix de ce combustible à la suite de l’envoi des flottes alliées dans la Mer-Noire. Contraint de se renfermer dans les limites de son budget, un ministre des travaux publics ne pourrait agir de même ; les achats de prévoyance lui sont interdits. Quant au trafic, en quoi son développement importerait-il à des fonctionnaires sur l’avenir desquels il n’exercerait aucune influence, et qui, encadrés dans une hiérarchie, attendraient leur avancement ou de leur ancienneté ou de l’influence de leurs protecteurs ? Les compagnies, au contraire, énergiquement stimulées par l’intérêt, se tiennent aux aguets de tout ce qui peut accroître leur trafic, ne reculent pas devant des expériences, devant l’octroi de rabais ou de facilités nouvelles pour tenter les expéditeurs, et récompensent généreusement ceux de leurs agens qui savent découvrir où faire naître de nouveaux élémens de transport.

La plupart des déposans n’entrevoyaient donc pas sans appréhension le remplacement d’hommes d’affaires expérimentés, facilement accessibles, avec lesquels il est toujours possible de négocier et de transiger, par une bureaucratie revêche, appliquant inexorablement des règles inflexibles. En vain faisait-on valoir que le service des postes et des télégraphes donne lieu à peu de plaintes : on répondait qu’il s’agit là d’un simple service de transmission dont la ponctualité est la seule obligation, qui est invariable de sa nature, et qui n’a aucun caractère commercial. L’exploitation des chemins de fer se fait dans des conditions autrement compliquées et donne journellement naissance à une multitude de questions à débattre entre le transporteur et les expéditeurs. Il est indispensable que ces questions soient tranchées avec une promptitude qu’il est impossible d’attendre d’une administration publique esclave du formalisme officiel et qui n’a aucun intérêt à abréger les lenteurs de sa procédure. Ceux qui croiraient remédier à ce grave inconvénient en créant des directions sur divers points du territoire sont victimes d’une illusion ; ces directions seraient astreintes à suivre un code de règlemens uniformes et n’auraient aucune latitude d’appréciation. Il est, d’ailleurs, de l’essence de toute bureaucratie que l’autorité centrale attire toutes les affaires à elle, se réserve le droit de prononcer en toutes les matières d’importance et ne laisse à ses agens extérieurs d’autre mission que d’exécuter les décisions rendues par elle. Plus le ministre des travaux publics sera actif et énergique et plus il tiendra à tout voir par ses yeux, et plus petite, par conséquent, sera la liberté d’action laissée aux agens secondaires de l’exploitation. Ce n’est pas une moindre illusion que d’attendre de l’état une solution plus prompte et plus favorable des litiges provoqués par des avaries ou par des retards dans le transport. Les agens du gouvernement appréhenderont toujours d’engager leur responsabilité en accueillant trop facilement une réclamation ou en se prêtant à une transaction. Comme les frais de justice ne les concernent pas et sont de peu d’importance pour le gouvernement, ils renverront tous les litiges, toutes les réclamations, même les mieux fondées, à la décision des tribunaux. Les procès se multiplieront donc avec l’exploitation par l’état, et il en coûtera aux particuliers plus de temps, plus d’argent, et plus de démarches pour obtenir justice. A l’appui des appréhensions qui ont été exprimées devant elle, la commission cite l’exemple de la Belgique et invoque le témoignage d’un député belge, M. Lehardy de Beaulieu, qui a dit, dans son rapport sur le budget des travaux publics pour 1881 : « L’état, exploitant des chemins de fer, a voulu et veut encore se soustraire à cette obligation de droit commun (l’article du code de commerce qui rend le voiturier responsable de la marchandise). Il a invoqué tous les prétextes pour s’en dégager. Il fait lui-même, sans le concours de la législature ni des intéressés, des règlemens et des tarifs qui mettent tous les risques à la charge du public, sauf certaines indemnités dérisoires et qu’il ne paie pas toujours de bonne grâce sans essayer de s’y soustraire. » Après un témoignage aussi accablant, est-il nécessaire de rappeler que, lorsque les chambres de commerce françaises se sont prononcées presque unanimement contre le rachat des chemins de fer et leur exploitation par le gouvernement, les argumens sur lesquels elles ont insisté avec le plus de force ont été la suppression qui en résulterait de tout contrôle effectif sur l’administration des voies ferrées et l’impossibilité où les particuliers se trouveraient d’obtenir justice contre les agens de l’exploitation, transformés en fonctionnaires publics ?

Entre les mains des compagnies l’exploitation revêt un caractère exclusivement commercial. On recherche dans les agens les aptitudes spéciales au service dont ils doivent être chargés ; on ne considère point qu’un examen théorique ou un brevet d’ingénieur rend le même homme capable indifféremment de diriger la traction, l’entretien, ou les ateliers, de passer des marchés, d’acquérir le matériel ou le combustible, d’établir les tarifs et de se mettre en relation avec les commerçans et les expéditeurs. Les agens sont employés dans les services où les connaissances dont ils font preuve peuvent être le plus utiles ; ils sont promus et récompensés suivant leur capacité et leur zèle sans qu’aucune barrière fasse obstacle à leur avancement. Si l’exploitation était remise à l’état, les nominations et les promotions devraient se faire conformément aux règles suivies dans les administrations publiques. Importance excessive attachée aux examens, prédominance des droits de l’ancienneté, sans égard aux aptitudes exceptionnelles et aux services rendus, destruction de toute initiative, de toute émulation, de tout intérêt à bien faire, indifférence au progrès des recettes et somnolence habituelle, telles seraient promptement les conséquences d’une organisation officielle à laquelle manquerait l’aiguillon de l’intérêt personnel. La compagnie de la Haute-Italie avait formé un personnel excellent qui a fait ses preuves d’intelligence, d’énergie et de dévouaient : à peine les Chemins lombards et vénitiens sont-ils passés dans les mains de l’état que ce même personnel a contracté tous les défauts que l’on reproche aux administrations publiques et a donné lieu à des plaintes nombreuses. Moins payés et moins surveillés que les employés des compagnies, les fonctionnaires publics produisent moins de travail utile : il faut en augmenter le nombre et la dépense est accrue. C’est ce qui est arrivé en Belgique après la reprise des chemins de fer et en Angleterre après le rachat des télégraphes ; l’Italie n’échapperait point à cette loi générale qui fait qu’une administration publique est moins diligente et plus dispendieuse qu’une administration privée.

Beaucoup de déposans et la commission elle-même ne se sont pas montrés moins préoccupés des inconvéniens politiques que pourrait avoir l’exploitation par l’état. La disposition d’un grand nombre de places et surtout d’une multitude de petits emplois pour lesquels il serait impossible d’imposer des conditions sérieuses, mettrait aux mains du gouvernement le moyen d’exercer une influence considérable sur les élections. Le ministère pourrait disposer en faveur de ses amis de la monnaie électorale la plus recherchée : le choix des cantonniers, des aiguilleurs, des graisseurs serait dicté par l’intérêt des candidatures amies et les employés des chemins de fer seraient transformés en une armée d’agens électoraux au service des partisans du ministère. En revanche, quel ministre inquiet sur le sort du cabinet se hasarderait à refuser à un député influent, et surtout à un groupe de députés, la promotion d’un protégé, le déplacement d’un ingénieur, l’agrandissement d’une gare, la création d’un atelier, l’établissement de trains rapides ou de trains supplémentaires, quelque détriment qui en dût résulter pour le service public ou pour les finances ? Il serait puéril de parler ici du contrôle exercé par la presse et par le parlement. Où sont les députés qui blâmeraient et chercheraient à supprimer des abus dont ils seraient les premiers à profiter ? On peut juger de l’audace et de la puissance des appétits locaux par ce qui se passe en France pour les fournitures administratives. Il y a quelques mois, le ministre de l’intérieur, M. Waldeck-Rousseau, a été très vivement pris à partie par les journaux de Rennes, qui lui reprochaient d’avoir fait attribuer aux ouvriers cordonniers de Nantes, dans les fournitures destinées à un corps d’armée, une part plus considérable qu’aux ouvriers de Rennes. Un manifeste menaçant, signé par un grand nombre de ces derniers, a mis le ministre délinquant en demeure de tenir la balance plus égale entre sa ville natale et la ville qui l’envoie siéger à la chambre. Le maintien, à Besançon, d’un atelier d’habillement travaillant pour le compte de l’état n’a-t-il pas été, vers le même temps, l’occasion d’un autre scandale politique ? En présence de pareils faits, on ne saurait taxer d’excessives les appréhensions exprimées en Italie au sujet de l’usage que le gouvernement pourrait faire du pouvoir qui lui serait attribué sur le personnel et sur l’exploitation des chemins de fer.

Nous ne voyons point qu’on ait signalé dans l’enquête le danger qui serait le plus à redouter et qui serait plus grave encore que les facilités offertes à la corruption électorale. Le rapport de la commission se Rome à dire sommairement : « Tour à tour, l’administration envahirait la politique et la politique envahirait l’administration, et ce serait toujours au détriment de l’une et de l’autre. » Les intérêts qui sont touchés par les questions de transport sont trop nombreux et trop puissans pour que l’idée de les coaliser et de s’en faire un instrument ne vînt pas promptement à l’esprit des ambitieux. L’abaissement des tarifs figurerait bien vite dans les programmes électoraux sans qu’on prît souci de l’atteinte qui serait portée aux recettes publiques. Les partis renchériraient les uns sur les autres : après les marchandises, ce seraient les voyageurs qu’on voudrait favoriser et qui sait si le droit au transport gratuit ne finirait par figurer sur les manifestes socialistes à côté du droit au travail ? Déjà, en Belgique, un ministère a voulu fonder sa popularité sur un nouveau système de tarification dont la décroissance des recettes et les embarras du trésor ont déterminé l’abandon. Ne voyons-nous pas en France une campagne entreprise contre les avantages de commodité et de rapidité pour lesquels les voyageurs de 1re classe paient cependant un prix fort élevé ? et des efforts ne sont-ils pas faits pour assurer à certaines catégories de fonctionnaires, dont l’appui électoral est fort recherché t des conditions exceptionnelles ? Le gouvernement appuie le plus souvent des demandes dont il n’a pas à supporter Les conséquences financières ; mais il serait incapable d’y résister si la décision dépendait de lui seul ; et le déficit deviendrait bientôt la condition normale de l’exploitation.

L’exploitation par l’état recèlera toujours un danger pour les finances. On se plaint déjà, en Italie, de l’incertitude qui résulte pour le budget de l’impossibilité de prévoir exactement l’importance des sommes à payer aux compagnies dont les subventions varient suivant le rendement kilométrique. Une incertitude bien plus grande résulterait de la difficulté d’évaluer avec précision des dépenses sur lesquelles le prix du combustible, l’usure du matériel, les accidens peuvent exercer une influence notable, et des recettes qui ressentent le fâcheux contre-coup de la stagnation des affaires, du mauvais temps et de la médiocrité des récoltes, il n’y a, du reste, rien à ajouter à cet égard à ce qu’a dit M. Lehardy de Beaulieu dans son rapport, sur le budget des travaux publics pour 1881. La citation est un peu longue, mais elle est d’un intérêt capital, car elle montre, prises sur le fait, les conséquences de l’exploitation des chemins de fer belges, et la commission d’enquête y a attaché avec raison une grande importance :

« Le budget du ministère des travaux publics, dit M. Lehardy de Beaulieu, ne ressemble que par quelques points à ceux des autres ministères. Ceux-ci sont établis sur des bases à peu près fixes, fondés sur des lois ou des règlemens peu variables de leur nature et sur lesquelles la volonté du ministre ou de l’administration ne peut avoir qu’une action éloignée, car elle doit avoir obtenu, dans la plupart des cas, une double sanction des chambres : l’une approuvant le principe de la dépense et son organisation, l’autre le chiffre et la distribution du crédit. Il en résulte que l’on peut prévoir la dépense des divers ministères, et, par suite, en dresser le budget assez longtemps d’avance : c’est pour cette raison que la loi de comptabilité a pu prescrire le dépôt, dix mois avant l’exercice, des budgets des ministères tels qu’ils existaient en 1834… » Mais il ne peut plus en être ainsi depuis qu’à la partie administrative du ministère des travaux publics s’est jointe une exploitation commerciale qui prend chaque jour des développemens plus considérables et dont les progrès, comme les temps d’arrêt et de recul, sont absolument indépendans de la volonté, de l’action, ou de la prévision du ministre ou de son administration. C’est ce que l’expérience de chaque année vient démontrer d’une façon qui ne peut plus laisser place au doute. « Chaque année, en effet, le budget des travaux publics est déposé, au vœu de la loi, dix mois avant l’ouverture de l’exercice, et bien qu’il ne soit jamais discuté, amendé et voté que dans le cours de l’exercice auquel il s’applique et que, par conséquent, les faits qui peuvent modifier les dépenses soient en cours de développement, il arrive rarement que l’on n’ait pas besoin, dans la session suivante, de modifier les crédits votés, de les compléter ou de les augmenter, et, parfois même, de légaliser ceux qui n’avaient pas été prévus ou inscrits au budget… Il résulte de ce fait de l’instabilité des dépenses du département des travaux publics, combinée avec l’incertitude des recettes auxquelles il donne lieu, que le budget peut toujours devenir, au moment où l’on s’y attend le moins, une cause de perturbation pour l’équilibre qui doit nécessairement exister, dans tout état bien administré, entre les recettes et les dépenses. C’est qu’on se trouve ici, non plus comme pour les autres budgets, en présence de dépenses faciles à prévoir et à supputer d’avance avec exactitude, mais devant une véritable exploitation industrielle, soumise à toutes les fluctuations de la situation économique de la nation et du marché universel. Aussi, la plupart des budgets de l’exploitation des chemins de fer ont-ils été soumis à des remaniemens pendant le cours de l’exercice même et à des aggravations plus grandes encore après leur clôture. C’est pour cette raison que l’on peut dire qu’en dépit des libellés et de la loi de comptabilité, tous les articles d’à budget des chemins de fer sont élastiques et sont fréquemment dépassés. »

Il n’y a rien à ajouter à cette démonstration tirée d’un rapport fait à la chambre des représentans de Belgique, au nom de la commission du budget, par un ami du ministère. Elle eût été absolument complète si le rapporteur, au lieu de garder un silence indulgent sur les fautes de son parti, eût rappelé que certaines expériences aventureuses en matière de tarifs avaient détruit l’équilibre non-seulement du budget spécial des travaux publics, mais du budget général qui se trouva en déficit de plusieurs millions.

La question la plus importante n’a point encore été abordée. Des deux modes d’exploitation, lequel est le moins dispendieux ? Lequel, à égalité de services rendus, nécessite le moins de dépenses, et, par conséquent, se prête le mieux à l’application de tarifs modérés. Quelques-unes des considérations qui précèdent conduisent à penser que l’exploitation par l’état doit être plus coûteuse que l’exploitation par l’industrie privée. C’est la conclusion à laquelle était arrivée, en France, la commission chargée par le sénat de faire une enquête sur les voies et moyens à employer pour achever le réseau des chemins de fer d’intérêt général. Le rapporteur de cette commission, M. Foucher de Careil, écrivait, le 24 mai 1878 : « En Italie comme en Allemagne, en Autriche-Hongrie comme en Belgique, l’exploitation par l’état a toujours été plus coûteuse. Nous croyons que, sur ce point, la lumière est faite et que l’enquête de la commission et les tableaux comparatifs que nous devons au ministère des travaux publics ne permettent pas le plus léger doute. » La commission italienne a voulu, à son tour, entrer dans le détail des faits et des chiffres. Elle a pris pour termes de comparaison les résultats de l’exploitation de la Haute-Italie en 1874 et 1875, les deux dernières années de son existence indépendante, et ceux du réseau de l’état belge dans ces deux mêmes années. Par une série de calculs que nous ne saurions reproduire, elle établit que la compagnie italienne a exploité à raison de 55 pour 100 de la recette brute et l’état belge à raison de 66 pour 100. Ainsi, bien que le réseau belge desserve une population plus dense, qu’il ait des parcours moins étendus, des lignes plus productives, que le combustible et le fer soient en Belgique à des prix beaucoup moins élevés qu’en Italie, le gouvernement belge, pour obtenir la même recette, dépensait de 11 à 12 pour 100 de plus que la société de la Haute Italie. Étendant ses recherches aux autres états européens, l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie, le Danemark, la Suède et la Norvège, la Suisse, la commission a dressé un tableau duquel il résulte que la moyenne des dépenses d’exploitation est de 61 pour 100 de la recette brute pour les chemins exploités par les gouvernemens et seulement de 52 pour 100 pour les chemins exploités par l’industrie privée. C’est en Prusse que l’écart est le moindre : il est seulement de 6 pour 100, parce que beaucoup de petites lignes, concédées à des compagnies locales, ont à souffrir des détournemens de trafic pratiqués par l’administration des chemins de fer de l’état. Sur cette question des dépenses d’exploitation, le rapport de la commission italienne arrive donc à des conclusions aussi affirmatives que le rapport de la commission sénatoriale française.

Il ne reste donc plus à examiner qu’un seul ordre de considérations : l’intérêt de la défense nationale exige-t-il que l’exploitation des chemins de fer demeure entre les mains de l’état ? On a avancé, à ce propos, que dans la guerre de 1870 la France aurait tiré un meilleur parti de ses chemins de fer s’ils avaient appartenu au gouvernement. Le rapport italien fait observer qu’on a tort de s’en prendre aux compagnies : celles-ci, dit-il, avaient des ligues en parfait état d’entretien, un matériel roulant incomparable, un personnel nombreux, expérimenté et fortement discipliné ; et ce personnel, pendant toute la guerre, n’a cessé de donner des preuves d’intelligence, de courage et de dévoûment ; ce qui a manqué à la France, c’est une bonne organisation des transports militaires. Il n’existait, à cet égard, aucun plan, aucun règlement, aucune instruction, et l’administration de la guerre s’est trouvée prise complètement au dépourvu. Il lui a été impossible d’organiser en face de l’ennemi, et sous le coup de désastres terribles, un service qui exigeait des études et une longue préparation. Il n’est rien, en matière de transports, que les compagnies ne puissent faire aussi rapidement et aussi bien que le gouvernement. Dans la guerre de 1866, la Société de la Haute-Italie, malgré la situation délicate dans laquelle elle était placée, a montré un zèle et un dévoûment qui lui ont valu de la part du ministre de la guerre des éloges mérités. L’essentiel est que l’administration militaire ait des ordres de service bien étudiés et un personnel préparé de longue main à la mission qu’il aura à remplir, enfin que ses droits en temps de guerre soient inscrits dans la loi. Si l’exécution des ordres du ministre de la guerre est assurée, qu’importe que les agens d’exécution aient ou non un brevet de fonctionnaire ? La sécurité de l’état n’impose donc point l’obligation de remettre au gouvernement l’exploitation des chemins de fer et de créer un précédent dangereux au point de vue économique. En effet, on pourrait arriver, par les mêmes argumens, à revendiquer pour l’état la construction du matériel roulant, les services de navigation, l’exploitation des mines de fer et de charbon, la fabrication des armes et autres branches d’industrie qui seraient enlevées à l’activité nationale pour être livrées à la routine de quelque bureaucratie.

Aussi, la première partie du rapport de la commission se termine-t-elle par la déclaration suivante : « Les raisons invoquées de part et d’autre ont été mûrement pesées par la commission, laquelle, dans une séance spéciale, les quinze membres dont elle se compose étant tous présens, a décidé à l’unanimité qu’il est préférable que l’exploitation des chemins de fer soit confiée à l’industrie privée. »


II

L’étude approfondie à laquelle la commission d’enquête s’était livrée l’avait donc conduite à rejeter l’exploitation par le gouvernement, comme le parlement l’avait déjà fait. Mais comment et dans quelles conditions se ferait l’exploitation par l’industrie privée ? La commission paraît avoir été frappée des avantages du système introduit en France par les conventions de 1859 entre l’état et les six grandes compagnies. Ce système lui semble avoir heureusement concilié tous les intérêts : ceux du public, ceux des actionnaires, et ceux du gouvernement. Elle exprime donc une préférence très marquée pour la réunion dans les mêmes mains de la propriété et de l’exploitation des voies ferrées en n’attribuant au gouvernement que la surveillance et le contrôle de l’exploitation ; mais elle ne dissimule pas que cette conclusion est toute platonique. Comment appliquer ce système en Italie, où le gouvernement a déjà racheté les réseaux de la Haute-Italie et des chemins romains, et conclu une convention pour le rachat des chemins méridionaux ? Il semble inévitable de s’incliner devant les faits accomplis, et la commission a donc recherché, conformément au mandat qu’elle avait reçu, à déterminer les conditions d’un contrat d’exploitation. Elle en avait deux modèles sous les yeux dans les projets de convention que nous avons analysés : la convention Minghetti-Spaventa, qui était un contrat de régie intéressée pour le compte de l’état, et la convention Depretis, qui était un affermage. La commission écarta immédiatement la combinaison de la régie intéressée. Tout en rendant justice au soin minutieux avec lequel avaient été établis les calculs qui servaient de base au projet de MM. Minghetti et Spaventa, la commission faisait observer qu’il était extrêmement difficile, sinon impossible, de déterminer des unités de prix assez rapprochées de la vérité pour servir à asseoir un contrat.

En ramenant au kilomètre les frais de toute nature auxquels l’exploitation donne lieu, on arrive à des unités de prix extrêmement faibles : si insignifiante que puisse paraître une erreur d’une fraction de centime, comme elle serait multipliée par un nombre immense d’unités et se répéterait plusieurs millions de fois, elle se traduirait, en dernier résultat, par une somme considérable et par un grave préjudice pour l’état ou pour l’exploitant. cette décomposition de toutes les dépenses afin de les ramener à l’unité kilométrique est une étude très intéressante pour les hommes du métier, mais elle a trop le caractère d’un jeu d’arithmétique pour être susceptible de recevoir une application commerciale. Un autre défaut, reproché par la commission au projet Minghetti-Spaventa, était de ne pas offrir de garanties suffisantes du bon entretien des voies ferrées ni de la sollicitude à apporter au développement du trafic. L’exploitant serait nécessairement indifférent au bon ou mauvais état de lignes dont il ne serait pas propriétaire. La perspective d’une économie problématique à obtenir sur les frais de traction par une amélioration ou un renouvellement de la voie ne le déterminerait pas à s’imposer la dépense certaine qu’entraînerait un achat de rails. De même pour le trafic ; l’appréhension d’un manque à gagner résultant de l’insuffisance du matériel roulant ne déciderait pas davantage l’exploitant à des acquisitions coûteuses, qu’il serait d’autant plus tenté d’ajourner que le terme de son contrat serait plus proche. La constitution, au moyen de prélèvemens sur les recettes, d’un fonds de réserve applicable à la réfection des voies et à l’accroissement du matériel roulant était le seul point du projet Minghetti-Spaventa auquel la commission accordât une approbation complète.

Le projet de M. Depretis, qui stipulait une redevance en argent avait, aux yeux de la commission, l’avantage précieux de fournir une base précise aux évaluations budgétaires, mais cet avantage était, en partie, détruit par la clause qui faisait varier le fermage en plus ou en moins, suivant les oscillations du cours des charbons ; il donnait prise aux mêmes critiques que le projet Minghetti-Spaventa en ce qui concernait l’entretien des lignes. L’exploitant devait être tenté d’augmenter la proportion du produit net par des économies sur les frais d’entretien, et cette tentation serait d’autant plus forte chez lui que les travaux extraordinaires, les grosses réparations, l’agrandissement des gares, et les acquisitions de matériel roulant demeuraient à la charge du gouvernement. Avant d’être portée au compte d’exploitation ou imputée sur la redevance, toute dépense commencerait par donner lieu à une vive contestation. Il était donc nécessaire de déterminer d’une façon plus précise les relations entre l’état et les sociétés. Enfin, la période de vingt années, adoptée comme durée du fermage, était trop courte pour que l’exploitant s’imposât des avances dont il ne pouvait espérer que le temps lui apportât la compensation.

Ces critiques font pressentir les conclusions formulées par la commission. Elle a émis l’avis que les réseaux de la Sicile et de la Sardaine, à raison de leur position insulaire, fussent laissés en dehors du projet de loi à intervenir. Elle a donné son approbation à la division des lignes continentales en deux réseaux, et à la répartition proposée par M. Depretis. Quant aux conventions à conclure, la commission estime qu’on doit, dans leur préparation, s’inspirer des trois considérations suivantes : mettre à profit l’expérience déjà faite en Italie et les enseignemens de la pratique des autres pays pour arriver à la forme de contrat la plus claire et la plus simple ; réduire autant que possible les risques à assumer par l’état et faire, au besoin, abandon d’avantages plus apparens que réels qui ne sauraient être une compensation de ces risques ; enfin éliminer les causes de contestations entre les deux parties contractantes en soumettant à des règles précises les points les plus susceptibles de faire naître des litiges semblables à ceux dont le passé a donné trop d’exemples.

Sanctionnant un des points les plus importans du projet de M. Depretis, la commission a posé en principe que les sociétés devraient être propriétaires du matériel roulant et de tout le mobilier des lignes : elles seraient donc tenues d’acquérir au prix d’expertise le matériel roulant appartenant à l’état, et l’entretien leur en incomberait exclusivement. Il en serait de même de toutes les dépenses quelconques de l’exploitation : frais de la traction, frais du service commercial, frais de surveillance, entretien de la voie et du matériel fixe, entretien des bâtimens et de leurs dépendances. Ne devaient pas être considérés comme dépenses d’entretien, les agrandissemens, les établissemens nouveaux, les travaux résultant de cas de force majeure. Une des principales critiques adressées aux projets de conventions était de ne pas déterminer avec assez de précision les dépenses qui devaient demeurer à la charge de l’état, et d’ouvrir ainsi la porte à de continuels conflits. La commission reconnaissait que certaines dépenses ne pouvaient pas être rangées parmi les frais d’exploitation : elle ne voulait pas, néanmoins, qu’elles fussent supportées par l’état ; elle demandait, pour prévenir toute contestation, qu’il y fût pourvu comme à toutes les dépenses litigieuses, au moyen de prélèvemens sur la recette brute. Elle proposait donc l’institution de quatre fonds de réserve ou de renouvellement.

Le premier, A, alimenté par le prélèvement d’un tantième pour 100 sur le produit brut total, serait consacré à l’augmentation du matériel roulant, le matériel acquis devenant la propriété de l’exploitant, et le reliquat du fonds devant appartenir à celui-ci à l’expiration de son bail. Le second fonds, B, serait constitué en vue de pourvoir au renouvellement de la voie et de ses dépendances par un prélèvement proportionnel à la longueur des voies simples ou doubles livrées à l’exploitation. Un troisième prélèvement, également proportionnel à la longueur des lignes, alimenterait le fonds C, destiné à l’agrandissement des gares, à l’extension des voies d’évitement, des quais et des bâtimens. Lorsque ces deux fonds B et C auraient atteint un chiffre déterminé, les prélèvemens seraient suspendus : les reliquats, en fin de bail, reviendraient à l’état. Enfin, comme les lignes nouvelles couvrent rarement leurs frais d’exploitation pendant les premières années et que les intérêts de l’état et de l’exploitant pourraient se trouver en conflit, il serait opéré sur le surplus du produit brut un nouveau prélèvement d’un tantième, destiné à constituer un fonds d’assurance D, destiné à indemniser l’exploitant des pertes que donnerait l’exploitation de nouvelles lignes. La dépense d’exploitation que comporterait une ligne nouvelle serait déterminée par l’acte de concession ; et tant que la recette brute demeurerait au-dessous du chiffre ainsi déterminé, la différence serait comblée par une imputation sur ce fonds spécial. Passant à la répartition du produit brut, après les quatre prélèvemens qui viennent d’être indiqués, la commission d’enquête déclare qu’il doit couvrir les dépenses d’exploitation et, en outre, les intérêts et l’amortissement du capital des sociétés exploitantes, et qu’il doit, en second lieu et dans la mesure du possible, rapporter à l’état l’intérêt et l’amortissement des capitaux employés à la construction ou au rachat des lignes qui sont devenues sa propriété. Ce double but a paru à la commission ne pouvoir être plus sûrement atteint qu’au moyen d’une coparticipation. Elle repousse donc l’idée d’un fermage ou d’une redevance fixe ; mais pour mettre le budget à l’abri de toute éventualité défavorable, elle demande que les conventions déterminent un minimum au-dessous duquel la part de l’état dans le produit brut ne pourra descendre. Elle condamne absolument la stipulation du projet Depretis relative au prix du combustible et toute clause qui pourrait porter atteinte au revenu que l’état doit retirer des chemins de fer. La portion du produit brut excédant la part de l’état appartiendra à l’exploitant : néanmoins, si le résultat définitif de l’exploitation après le service des intérêts et de l’amortissement du capital de l’entreprise permet encore la distribution d’un dividende, l’état aura également droit d’en revendiquer une part.

Ce système de participation semble faire équitablement la part de tous les intérêts ; mais il est plus séduisant que pratique. La commission s’est soustraite à la tâche la plus difficile, qui était de déterminer la quotité des nombreux prélèvemens à opérer sur le produit brut. Ou ces prélèvemens seront faibles, et les fonds qu’ils alimenteront ne fourniront que des ressources insuffisantes pour les dépenses auxquelles ils auront à pourvoir ; ou les prélèvemens auront une certaine importance, et le produit net sera affaibli d’autant. Or, il ne faut pas oublier que c’est le produit net qui peut seul rémunérer le capital de l’entreprise et fournir une ressource au budget de l’état. S’il a pu convenir à la commission, pour la commodité d’un exposé théorique, de prendre pour base de ses raisonnemens le produit brut, les hommes d’affaires ne se préoccuperont jamais que du rapport entre le produit brut et le produit net, et ce rapport peut varier considérablement suivant les charges et les prélèvemens que l’on impose. Or ces charges et ces prélèvemens demeurent indéterminés dans les recommandations de la commission. Il est douteux qu’un contrat qui renfermerait autant d’inconnues exerçât une séduction bien puissante sur les capitaux, et nous serions surpris qu’un ministre des finances ne préférât pas un fermage fixe et bien assuré aux éventualités d’une participation.

Les tarifs et l’influence qu’ils peuvent exercer sur les relations commerciales et sur le sort de certaines industries ont inspiré à la commission une longue dissertation. C’est une satisfaction qu’elle devait aux nombreux déposans qui étaient venus exprimer dans l’enquête, au sujet des tarifs, les plaintes et les appréhensions les plus diverses. Les uns repoussaient les tarifs internationaux, qui, en réduisant notablement le coût des transports à grande distance, permettent aux produits étrangers d’arriver jusqu’au cœur de la Péninsule ; d’autres redoutaient la concurrence que Marseille pourrait faire à Gênes et Trieste à Venise, grâce à l’établissement de tarifs de transit : tous s’accordaient à demander que le gouvernement se réservât une véritable omnipotence sur les tarifs, c’est-à-dire sur la partie essentiellement commerciale de toute exploitation. La commission a compris qu’aucune convention ne serait possible avec une disposition qui mettrait les recettes de l’exploitant à la merci d’un gouvernement soumis lui-même aux influences locales et à la pression parlementaire. Elle a donc demandé l’insertion dans les conventions d’un tarif général et de la procédure à suivre pour l’établissement des tarifs spéciaux. Les maxima du tarif général ne pourraient être dépassés qu’en vertu d’une convention nouvelle et, par conséquent, qu’avec l’autorisation du parlement. Les sociétés exploitantes pourraient toujours proposer au gouvernement et appliquer avec son approbation des réductions sur le tarif normal. Si le gouvernement estime, dans des cas spéciaux, que l’intérêt du pays exige certaines réductions sur le tarif normal, il pourra toujours les imposer aux sociétés exploitantes, mais à ses risques et périls. En effet, lorsque les sociétés déclareront ne pas accepter les conséquences de ces réductions, il sera tenu un compte spécial des résultats de leur application : l’état supportera les pertes et recueillera les bénéfices s’il y a lieu. Cette disposition est un emprunt au projet de M. Depretis. Enfin, pour servir de guide au gouvernement dans toutes les questions qui peuvent être soulevées à propos des tarifs, il serait institué, auprès du ministre des travaux publics, un conseil des tarifs, composé de hauts fonctionnaires et de notabilités commerciales et industrielles.

Quant à l’organisation du service, la commission a donné son approbation aux règles proposées dans la convention Depretis pour déterminer le nombre et la vitesse des trains, ainsi que les modifications à opérer suivant l’importance du trafic. Elle a émis seulement le vœu que ces règles fussent rendues aussi précises et aussi équitables que possible afin de concilier l’intérêt de l’exposant, qui serait lésé par l’établissement de trains improductifs, et l’intérêt public, qui aurait à souffrir d’un service insuffisant. Il est évident qu’en exprimant ce désir et en demandant des règles qui aient un caractère contractuel, la commission a voulu par prudence et par équité fournir aux futurs exploitans des moyens, de défense contre les exigences déraisonnables des populations et contre la pusillanimité des ministres, trop enclins à y déférer.

La commission a adopté également les conditions que le projet Depretis imposait pour la constitution des sociétés d’exploitation. Mais, comme il est indispensable, si l’on veut que les sociétés ne reculent pas devant des avances et des immobilisations de fonds, qu’elles aient devant elles un avenir suffisant, la commission demande que les soixante années de la concession soient divisées en deux périodes de trente années, au lieu de trois périodes de vingt ans. Enfin, s’inspirant des mêmes principes politiques qui lui ont fait repousser l’exploitation par l’état et, conséquemment, en vue de soustraire les sociétés exploitantes à une ingérence trop directe et trop fréquente des ministres et des personnages parlementaires, la commission a émis l’avis que le siège des sociétés et de leurs directions générales ne puisse pas être établi dans la capitale. La commission déclare, du reste, qu’elle s’est proposé pour but de simplifier et de restreindre autant que possible l’intervention du gouvernement dans une entreprise qui doit conserver par-dessus tout un caractère commercial. Le gouvernement n’aurait pointa s’immiscer dans les comptes des compagnies, puisque sa participation serait établie sur le produit brut ; et quant à la part du produit net qu’il aurait à réclamer si les dividendes des sociétés dépassaient un chiffre déterminé, il lui suffirait d’user, comme intéressé, du droit qui appartient aux conseils de surveillance et même aux simples actionnaires de vérifier la régularité des comptes.


III

Après avoir déterminé les principes généraux dont le gouvernement devait s’inspirer dans la rédaction des conventions, la commission a cru devoir se faire l’organe des plaintes nombreuses qui s’étaient produites dans l’enquête sur certains détails de service et indiquer les améliorations à opérer. Elle a signalé l’éclairage défectueux des voitures et l’insuffisance du chauffage. Elle n’a point formulé, cependant, de recommandations spéciales, à cause de la question de dépense ; elle s’est bornée à demander que l’emploi des bouillotes fût étendu aux voitures de seconde classe. Quant à l’adoption des freins continus, si essentiels pour la sécurité des voyageurs, les représentans des chemins méridionaux et des chemins romains ont soutenu que ces freins n’étaient applicables que sur les trains à grande vitesse, dont la composition ne varie pas entre le point de départ et le point d’arrivée ; trains qui sont l’exception en Italie, et ils se sont, en outre, retranchés derrière la dépense considérable que l’emploi de ces freins entraînerait. La commission s’est également arrêtée devant cette considération, se bornant à émettre le vœu qu’un progrès réalisé dans toutes les exploitations européennes pût, un jour, être introduit en Italie. Elle a insisté au contraire avec beaucoup de force sur la nécessité d’augmenter le matériel roulant, faisant ainsi écho au grief le plus fréquemment exprimé par le commerce italien et par tous ses représentans. Le mal est grand, en effet. Il résulte d’un tableau dressé par les soins de la commission et présentant la proportion du matériel roulant employé, en 1878, sur les trois réseaux italiens et sur onze des réseaux européens, que si l’on se borne à comparer le nombre des véhicules par rapport à la recette brute réalisée, le matériel italien ne serait pas trop au-dessous des proportions usitées dans les autres pays ; mais ce serait là une indication trompeuse : la véritable conclusion à en tirer serait que le trafic est moins abondant et moins productif sur les lignes italiennes. Les choses changent d’aspect si l’on compare le nombre des véhicules, par rapport au nombre des kilomètres exploités ; et c’est là le point capital. Plus un réseau comprend de lignes d’une grande longueur, et plus il a besoin d’un matériel roulant considérable, parce que les véhicules vont s’éparpillant de gare en gare et mettent plus de temps à revenir au point de départ. Tel est particulièrement le cas de la Compagnie des chemins méridionaux, qui n’a presque point de lignes à petit parcours et qui éprouve de sérieuses difficultés à ramener à ses gares terminales de Reggio, Otrante, et Bologne les véhicules nécessaires à l’organisation de ses trains. Les compagnies italiennes ne se tirent d’embarras qu’en multipliant les transbordemens. Le tableau dressé par la commission prouve que, pour ne pas demeurer trop au-dessous des proportions usitées sur les autres réseaux européens, les trois réseaux italiens auraient dû augmenter de 25 à 30 pour 100 le nombre de leurs voitures à voyageurs ; la Haute-Italie aurait dû accroître de 50 pour 100 le nombre de ses locomotives ; et les deux autres auraient dû doubler le nombre des leurs ; enfin, le nombre des wagons à marchandises aurait dû être doublé sur les lignes de la Haute-Italie et triplé sur les deux autres réseaux. L’explication de cette insuffisance de matériel est fort simple ; du jour où la question du rachat a été soulevée, les compagnies ont cessé toute acquisition de matériel, se bornant à remplacer les véhicules absolument hors d’usage et impossibles à réparer.

Depuis 1878, la situation n’a fait qu’empirer, car le gouvernement italien s’est trouvé, faute de fonds, hors d’état d’ajouter au matériel roulant des lignes qu’il exploite et l’usure doit être très considérable à raison du nombre presque incroyable de kilomètres que chaque véhicule parcourt chaque année, ainsi que le constate un autre tableau dressé par la commission. Aussi, le public se plaint-il du délabrement de ce matériel, qu’on n’a point le temps de remettre en bon état. Le développement constant du trafic a pour conséquence de le rendre de plus en plus insuffisant et un concert de plaintes s’élève régulièrement chaque année aux époques de la moisson et de la vendange, lorsqu’il devient impossible aux agriculteurs d’expédier leurs produits. Au mois de septembre dernier, un journal de Milan jetait un cri de détresse et de colère à la fois sur l’encombrement des gares de Lombardie, où les produits s’entassaient sans qu’il fût possible aux expéditeurs d’obtenir des wagons. Quelques semaines plus tard, le 10 octobre, un avis officiel affiché dans les gares de la Haute-Italie prévenait le public que le service des transports était suspendu, hormis pour les raisins et les autres denrées susceptibles de détérioration. Les journaux italiens jetèrent feu et flammes contre le gouvernement et contre l’administration des chemins de fer, puis cette colère tomba peu à peu et s’éteignit pour renaître au prochain et inévitable encombrement des lignes.

Bien que les voyageurs soient le principal élément des recettes sur les lignes italiennes, ils ne sont pas plus favorisés que les marchandises. Les voitures de première classe des chemins méridionaux sont les seules qui offrent quelque confortable ; sur les autres réseaux, elles sont incommodes, mal entretenues et il semble que l’extérieur n’en soit lavé, que les coussins n’en soient brossés et battus qu’à l’occasion des voyages officiels. Les voitures de seconde et de troisième classes sont des fourmilières de punaises et d’insectes ; ce petit monde y est-il un produit spontané ou une importation, le résultat est le même. Aucun avertissement utile n’est donné aux voyageurs ; aussi faut-il avoir l’œil et l’oreille au guet et se faire renseigner exactement sur les transbordemens, qui sont fréquens. Pour aller de Pise à Florence par Lucques, il faut monter dans le train qui va de Pise à Bologne et qui a des voitures spéciales pour les voyageurs à destination de Florence ; mais ces voitures sont détachées du train à Pistoïa et laissées sur la voie ; les voyageurs doivent descendre et monter quelques minutes plus tard dans le train qui vient de Bologne et va à Florence. Aucun avis n’est donné, et cet avis serait d’autant plus nécessaire que ce changement a lieu à une heure avancée de la soirée. Nous avons vu une trentaine de braves gens qui étaient demeurés paisiblement dans deux wagons de seconde classe et qui auraient pu y rester jusqu’à cinq heures du matin, sans un retard du train de Bologne, qui leur permit de mettre à profit un avertissement charitable.

Les retards sont, du reste, la règle sur les lignes italiennes. Cela tient à ce que la presque totalité des lignes sont à voie unique et à ce qu’il n’a pas été donné, par économie, un développement suffisant aux croisemens et aux voies d’évitement. Une voie unique peut suffire, même à un trafic assez considérable, mais sur les lignes de peu d’étendue ; sur des lignes aussi longues que la plupart des lignes de la Péninsule, le moindre accident, un arrêt trop prolongé, déterminent un retard qui se reproduit de gare en gare en s’aggravant. Aussi dit-on communément à Rome, qu’il n’y a que le roi et le ministre des travaux publics qui soient à peu près sûrs d’arriver à l’heure. Le train qui devrait être le plus exact, le train-poste qui apporte à Rome les correspondances d’Angleterre et de France, arrive, en moyenne, cinq jours par semaine avec des retards de trois et quatre heures et quelquefois davantage. Qu’on juge par là des retards qui se produisent sur les autres lignes. Au mois d’octobre dernier, un voyageur en pénitence dans une gare de Lombardie parcourut, pour occuper ce loisir forcé, le registre destiné à recevoir les plaintes. Il y lut, non sans quelque surprise, et il s’empressa de copier et de communiquer à un journal une réclamation des plus vives contre l’inexactitude constante des trains sur les lignes lombardes. Cette plainte était signée : Valsecchi, député. Mais le plaignant n’est pas seulement député, il est directeur général de l’exploitation, et c’était sa propre administration qu’il incriminait. Nous laissons à penser si cet incident fit du bruit et si les journaux s’en égayèrent. M. Valsecchi avait-il cédé à un mouvement de mauvaise humeur ? Avait-il voulu faire savoir au personnel placé sous ses ordres que ses occupations législatives ne l’empêchaient pas d’avoir l’œil sur les irrégularités du service ? Avait-il voulu seulement constater sa propre impuissance à obtenir quelque exactitude ? C’est ce que n’a point expliqué suffisamment une lettre fort embarrassée que le directeur-général, député et plaignant, adressa à un journal de Milan.

Une source constante d’ennuis pour ceux qui voyagent en Italie est la législation sur les bagages. Il n’est accordé aucun transport gratuit. Les bagages sont assimilés aux marchandises transportées à grande vitesse et supportent comme celles-ci une surtaxe de 13 pour 100 au profit de l’état, plus le timbre d’enregistrement. On prendrait aisément son parti de ce surcroît de dépense si le. service était organisé convenablement et surveillé ; mais il n’en est rien. Le nombre des facteurs est insuffisant, et il ne semble pas qu’on exige de ces hommes, comme le font les compagnies françaises, un minimum de taille et la preuve d’une force physique en rapport avec leur emploi. Beaucoup sont petits et d’apparence chétive : soit maladresse, soit faiblesse, il leur arrive souvent de laisser échapper des malles même d’un poids médiocre, et la fréquence de ces accidens explique pourquoi l’on voit dans les gares italiennes tant de malles revêtues d’un véritable blindage qui leur permet de braver les chutes les plus dangereuses, la gare de Naples est peut-être la seule où le personnel inférieur ait une tenue à peu près convenable. C’est en parlementant avec les facchini et seulement à prix d’argent qu’on obtient d’eux qu’ils veuillent bien présenter vos bagages à l’enregistrement. La pesée a lieu au jugé, et le poids du même colis varie sensiblement d’une gare à l’autre. Si on veut partir de nuit ou de grand matin, on ne saurait s’y prendre trop à l’avance ; car le plus souvent il faudra éveiller le préposé aux bagages, qui se vengera de l’interruption de son repos par toutes les difficultés dont il pourra s’aviser, et ne cessera de pommeler qu’avec des bagages on pourrait bien faire choix d’une autre heure pour partir. Les mêmes ennuis et les mêmes exactions vous attendent à l’arrivée si, d’avance, vous n’avez fait choix d’un hôtel dont le représentant prend votre place ; mais gardez-vous, dans tous les cas, de rien laisser à la gare, car on ne peut attendre de probité d’un personnel aussi mal payé, et l’on met journellement en état d’arrestation des employés inculpés d’avoir fracturé et pillé les malles et les caisses confiées à leur garde.

Nombre de gens essaient de se soustraire à tous ces ennuis aux dépens de leurs compagnons de voyage. L’administration, qui ne permet pas qu’on garde avec soi la valise la plus portative si elle est en bois ou en cuir garni de clous, tolère l’introduction dans les voitures des colis les plus volumineux dès qu’ils n’ont point le caractère d’une malle ou d’une caisse. On abuse de cette tolérance peu raisonnée. Les Anglais encombrent d’une collection de sacs gigantesques, sous le poids desquels ils plient, les compartimens déjà trop étroits où l’air respirable ne tarde pas à manquer. Les Italiens, race économe, asphyxieraient tous leurs voisins plutôt que de payer un centime à leur gouvernement en sus du prix de leur place. Nous avons vu un paysan entrer bravement dans un wagon avec un matelas enveloppé d’une toile. Comment s’est-il accommodé avec ses voisins ? C’est là un mystère difficile à pénétrer ; car on restreint autant que possible de nombre des voitures et on y entasse les voyageurs avec une inexorable rigueur.

Le personnel supérieur ne laisse rien à désirer, hormis sous le rapport du formalisme bureaucratique. Ce formalisme, qui contraste avec l’expansion et la vivacité du caractère italien, fait comprendre les appréhensions exprimées dans l’enquête au sujet de la transformation de tous les employés des chemins de fer en fonctionnaires investis de l’infaillibilité administrative. Il est impossible d’être moins communicatif et de témoigner moins d’empressement pour le service du public, que cette administration dirigée, cependant, par des hommes d’un incontestable mérite. Il y a trois ans, dans les premiers jours de mai, un éboulement considérable se produisit sur la ligne de Turin à Modane, à l’entrée du tunnel de La Gombetta, entre les stations de Chiomonte et de Salbertrand, immédiatement après le passage du train qui venait de Modane. La direction générale de Turin, avisée aussitôt, se contenta de faire afficher dans la gare, au-dessus du guichet où se délivrent les billets, que les trains dans la direction de Modane ne partiraient pas. Le lendemain, on annonça avec le même laconisme que ces trains iraient seulement jusqu’à Suse. Les hôtels de Turin regorgeaient de gens qui revenaient d’assister à l’ouverture de l’exposition de Milan et qui s’en retournaient en France ou en Suisse. Impossible pour eux d’obtenir le moindre renseignement sur la cause de cette brusque interruption du service ni sur sa durée. On ne sut rien de l’accident que par les journaux de Milan et par les récits de quelques voyageurs, venant de France, qui avaient franchi à pied la distance qui sépare Salbertrand de Chiomonte. L’administration italienne savait à quoi s’en tenir sur l’importance de l’éboulement ; il nécessita des travaux qui durèrent plus de deux mois. Il n’y avait donc pas à se faire illusion sur la nécessité d’établir un service de transbordement : on en avait les élémens sous la main, à Suse, dans les chaises de poste et les chevaux qui font franchir aux touristes le Mont-Cenis. L’administration française des Briançonnaises, dont les diligences, conduites par d’excellons chevaux de montagne, viennent à Salbertrand, à tous les trains, n’aurait pas demandé mieux que d’envoyer ses voitures jusqu’à Chiomonte. La plus petite compagnie française d’intérêt local eût, en quelques heures, pourvu à ces détails. L’administration italienne eut besoin de quatre jours : elle négocia avec l’entreprise des tramways de Turin, mais trouvant ses prétentions trop élevées, elle traita avec l’entreprise des omnibus de San-Pier d’Arena à Gênes, dont elle transporta laborieusement sur ses rails les chevaux, les conducteurs et l’ignoble matériel. Grâce à cette sordide lésinerie, les communications entre la France et l’Italie demeurèrent suspendues pendant quatre jours : encore cette administration économe ne voulut-elle s’engager à assurer le transport que de trente-six voyageurs par train : les autres devaient se tirer d’affaire comme ils pourraient.

Si nous sommes entrés dans ces détails, qu’il serait aisé de multiplier, c’est pour montrer que la commission d’enquête n’a point péché par excès de sévérité à l’égard de l’administration des chemins de fer, depuis qu’elle est passée aux mains des ingénieurs de l’état. Ceux qui assumeront le fardeau de cette exploitation trouveront le champ des améliorations indispensables plus étendu que la commission ne l’a indiqué.


IV

M. Genala terminait son rapport en exprimant au nom de la commission d’enquête « les vœux les plus pressans pour que le gouvernement et le parlement donnassent sans retard aux chemins de fer italiens l’organisation définitive que le pays désire et attend depuis longtemps. » On put croire, un instant, que l’accomplissement de ces vœux serait très prochain. Le rapport fut déposé sur le bureau de la chambre le 31 mars 1881. À ce moment, une crise ministérielle éclatait : M. Cairoli quittait la présidence du conseil des ministres et avait pour successeur M. Depretis, l’auteur des projets de convention de 1877. Le portefeuille des travaux publics demeurait entre les mains de M. Baccarini, qui avait fait partie de la commission d’enquête et s’était associé à ses votes les plus importans. M. Depretis annonçait hautement l’intention d’écarter les questions qui avaient divisé la gauche parlementaire et d’inaugurer une politique d’affaires et de progrès matériel. Son appui le plus résolu était acquis à M. Baccarini, et il semblait que celui-ci fût tenu d’honneur de profiter de circonstances aussi favorables pour faire passer dans le domaine des faits le résultat des études aux-. quelles il avait pris part. Il fit voter, à la date du 23 juillet 1881, une loi qui avait pour objet de modifier les conventions avec la Société des chemins méridionaux et d’en effacer la clause relative à l’échelle mobile : la totalité de la subvention kilométrique était acquise à la société dans tous les cas ; seulement, au-dessus de 15,000 francs, le produit brut kilométrique devait, à l’avenir, être partagé entre la société et l’état, à raison de 60 pour 100 pour la première et de 40 pour 100 pour le second. La nécessité de mettre immédiatement fin à une situation anormale et injuste fut la seule raison invoquée pour donner le pas à une mesure de détail sur l’importante réforme que le pays attendait. Dès la fin de mars 1880, le gouvernement avait invité les trois grandes administrations de chemins de fer à se concerter, en vue de l’élaboration d’un système de tarification unique à substituer aux tarifs en vigueur depuis 1860. C’était une œuvre difficile et de longue haleine, car l’administration des travaux publics estimait impossible de séparer des tarifs proprement dits les règlemens relatifs aux conditions des transports. C’était en réalité, toute la législation des chemins de fer qui était à refondre. Il fallait d’abord la mettre d’accord avec les prescriptions du nouveau code de commerce, qui avait apporté des modifications importantes au régime antérieur. Le ministre voulut, en outre, qu’on attendît le résultat de la conférence internationale des chemins de fer qui se réunit à Berne, en octobre 1881. Le temps s’écoula pendant que les bureaux ministériels se livraient à ce travail de compilation ; des élections générales vinrent ensuite distraire l’attention du gouvernement ; et ce fut seulement le 18 janvier 1883 que M. Baccarini présenta à la chambre le projet dont les élémens étaient réunis depuis près de deux années. Le ministre ne soumettait aucune convention à l’approbation parlementaire, il se bornait à présenter ce qu’il appelait une loi de principe. Il faisait valoir en faveur de cette manière d’agir que conclure une convention avec une compagnie, c’était enchaîner la liberté du parlement, qui ne pouvait modifier les clauses du contrat sans s’exposer à. voir les contractans retirer leur consentement et rendre vaine l’œuvre commencée. M. Baccarini demandait l’autorisation de traiter de l’exploitation des chemins de fer à des conditions spécifiées dans les dix-neuf articles du projet de loi, et emportant obligation de se conformer à un cahier des charges et aux tarifs annexés au projet. Les conditions de l’affermage étant ainsi déterminées à l’avance par le parlement, le gouvernement entrerait en négociations avec les capitalistes qui lui avaient fait des ouvertures, et les conventions qu’il conclurait avec eux ne deviendraient définitives qu’en vertu d’une approbation par les chambres.

M. Baccarini n’avait guère fait que transformer en articles de loi la plupart des recommandations de la commission d’enquête. Il y apportait de très légers changemens : ainsi, il ne croyait pas devoir mettre les compagnies d’exploitation en dehors des règles du code de commerce, qui accorde aux sociétés industrielles la faculté d’émettre des obligations pour un capital égal à leur capital versé, Il divisait en trois périodes de vingt années la durée du fermage. Il accordait aux sociétés le droit de faire entrer des étrangers dans leur conseil d’administration jusqu’à concurrence du cinquième du nombre total, sous la seule réserve que ces administrateurs étrangers auraient un domicile fixe en Italie ; mais, en même temps, il réclamait pour le gouvernement le droit de nommer directement le quart des administrateurs. Il imposait, en outre, aux sociétés l’obligation de déplacer ou de renvoyer sans délai tout employé ou tout agent de l’exploitation dont le gouvernement demanderait le déplacement ou le renvoi, « soit dans l’intérêt du service, soit pour des motifs d’ordre public… » La conséquence d’un droit aussi exorbitant était de mettre tous les employés des chemins de fer à la merci des influences politiques et de leur retirer toute liberté d’opinion.

La mise en discussion de ce projet de loi semblait d’autant plus urgente que le gouvernement était acculé à une échéance très rapprochée. En modifiant les conventions avec la société des chemins méridionaux, le gouvernement avait demandé à cette Société de prolonger de deux ans le délai qui lui était accordé pour réaliser le traité de rachat, conclu depuis plusieurs années, et ce nouveau délai expirait le 30 juin 1883. Il n’y avait donc pas de temps à perdre ; mais l’auteur de la loi semblait fort refroidi pour son œuvre.

M. Baccarini avait-il, à la longue, subi l’influence de ses bureaux, fort désireux de voir l’exploitation demeurer entre les mains du gouvernement ? Était-il intimidé par la polémique ardente et peut-être intéressée que les journaux de l’opposition dirigeaient contre les personnages financiers qu’on s’attendait à voir à la tête des futures sociétés ? Toujours est-il que le ministre des travaux publics ne témoignait aucun empressement à faire voter une loi à laquelle tout autre aurait été désireux d’attacher son nom. Un journal de Milan publia même, par une indiscrétion peut-être souhaitée, une lettre écrite par M. Baccarini à des ingénieurs de cette ville et dans laquelle le ministre déclarait n’avoir présenté la loi qu’à contrecœur, en sacrifiant ses idées personnelles aux exigences de la discipline ministérielle. Or la remise des chemins de fer à l’industrie privée figurait en tête du programme avec lequel M. Depretis et la gauche étaient arrivés aux affaires en 1876 ; elle avait été inscrite de nouveau dans le programme du cabinet formé en 1881. M. Depretis était donc irrévocablement engagé, et l’attitude prise par M. Baccarini dans cette question des chemins de fer, venant s’ajouter à d’autres dissentimens manifestés par les ministres du commerce et de la justice, détermina une crise ministérielle. Le président du conseil mit ses trois collègues en demeure de se conformer rigoureusement au programme adopté par le cabinet tout entier, deux ans auparavant, ou de se retirer. Tous les trois dominèrent leur démission. Le ministère fut reconstitué au bout de quelques jours ; et ce fut le rapporteur de la commission d’enquête, M. Genala, qui prit le portefeuille des travaux publics.

On était arrivé à la dernière semaine de mai. Dès le 10 de ce mois, à l’ouverture de la crise ministérielle. M. Depretis avait demandé à la Société des chemins méridionaux une nouvelle prorogation, jusqu’au 30 juin 1884, du délai dans lequel devrait s’effectuer le rachat de ses lignes. Les exigences des statuts me permirent pas de réunir l’assemblée générale des actionnaires avant le 19 juin ; et par 943 voix contre 220, cette assemblée repoussa, au scrutin secret, la demande du gouvernement, en se fondant sur ce qu’une nouvelle prorogation préjudicierait aux droits d’une certaine catégorie d’actionnaires et pourrait être entachée de nullité. L’assemblée adopta à l’unanimité, aussitôt après ce vote, une résolution par laquelle elle autorisait le conseil d’administration à déclarer, au nom de la société que « celle-ci, composée d’Italiens, était fermement résolue à seconder les intentions du gouvernement au sujet de l’organisation des chemins de fer de la façon qu’il jugera la plus avantageuse à l’industrie et au commerce ; à se prêter à tout ce qui peut concilier avec la situation du trésor public les intérêts généraux du pays et les intérêts particuliers de la société. » Malgré ce correctif, le vote de l’assemblée générale fut envisagé comme un coup fatal porté à la loi, parce qu’on avait toujours considéré jusque-là le rachat de tous les chemins de fer comme un préliminaire indispensable à leur mise en régie.

Il n’en était rien. Ni M. Depretis ni son nouveau collègue ne perdirent courage. Ils ne retirèrent point la loi, bien qu’ils reconnussent la nécessité de la remanier, et ils la firent mettre à l’ordre du jour des bureaux de la chambre, au sein desquels elle fut l’objet d’une discussion approfondie. À ce moment, les polémiques de la presse se réveillèrent plus ardentes et plus passionnées que jamais. La défiance et l’ignorance qui en est la mère sont des défauts inhérens à la démocratie : les hommes qui se meuvent dans un cercle étroit et n’obtiennent au prix de grands efforts personnels que de médiocres résultats sont enclins à croire que l’improbité est le ressort des grandes affaires et que les fortunes qui s’élèvent au-dessus de la moyenne ne se peuvent acquérir qu’au détriment de la nation. Comme les capitaux ne se groupent guère qu’autour de personnages connus, dont la situation personnelle et le renom d’habileté peuvent inspirer confiance, les sociétés financières, si honorables que soit leur composition, si droite que soit leur gestion, ne sont considérées que comme des instrumens au service de ce qu’on appelle volontiers les loups cerviers de la finance. Dans toutes les combinaisons qui s’étaient produites depuis six années, il avait été admis que le réseau adriatique devait être dévolu à la Société des chemins méridionaux qui en exploitait déjà les lignes principales, et qu’on ne renouvellerait pas la faute, commise à l’égard de la Société de la Haute-Italie, de briser une organisation éprouvée et de détruire une puissante agrégation de capitaux pour se jeter dans l’inconnu. Or il était notoire qu’une grande partie des actions de la Société des chemins méridionaux était la propriété du comte Bastogi et des capitalistes florentins qu’il avait groupés autour de lui. On savait, d’autre part, que pour la constitution de la société destinée à exploiter le réseau méditerranéen, des ouvertures avaient été faites au gouvernement par un groupe de capitalistes piémontais et milanais, à la tête desquels étaient MM. Balduino, Bellinzaghi, Allievi et Fontana. Tous ces noms devinrent le point de mire des attaques les plus insensées : MM. Bastogi et Balduino auraient été des chefs de bandits, à la façon de Cartouche et de Mandrin, qu’ils n’auraient pas été l’objet d’accusations plus violentes et d’appellations plus grossières : tous deux avaient acheté le gouvernement et se préparaient à dévaliser le commerce et l’industrie, qu’on allait mettre à leur merci. Le pays tout entier serait la proie d’une poignée de spéculateurs sans vergogne. Aux passions envieuses se joignaient les rivalités locales et les intrigues politiques. Pourquoi, demandaient certains journaux, une aussi importante entreprise est-elle réservée comme par privilège aux capitalistes piémontais et florentins ? De quel droit les autres régions sont-elles déshéritées de toute part dans cette grande affaire ? Quel est le titre de Turin et de Florence à toutes les faveurs, tandis qu’on ne fait lien pour aucune des anciennes capitales, condamnées à déchoir de plus en plus ? Pour d’autres journaux, M. Balduino n’était qu’un homme de paille, derrière lequel se dissimulaient des capitalistes étrangers en quête d’un nouveau champ d’exploitation. Au mois de septembre, M. de Rothschild, dans une excursion en Italie, rendit visite au président du conseil, en villégiature à Stradella. Plus de doute, le puissant financier était allé porter le dernier coup à la probité chancelante du vieux libéral, et il lui avait acheté à beaux deniers comptans le droit de dépouiller la malheureuse Italie. Toutes ces attaques étaient vues sans déplaisir, si même elles n’étaient encouragées par les pentarques, c’est-à-dire par les cinq personnages de la gauche qui, à Naples, dans un banquet politique à grand fracas, avaient déclaré la guerre à M. Depretis, et qu’on accusait d’être prêts à se coaliser avec les partisans de l’exploitation par l’état, afin de renverser le ministère. Le mot d’ordre de la presse d’opposition, bien fait pour frapper les masses, était de répéter sans cesse : Si d’habiles gens sont désireux de se charger de l’exploitation des chemins de fer, c’est que cette exploitation sera lucrative, pourquoi n’en pas réserver les bénéfices au gouvernement, c’est-à-dire à la nation ?

La commission d’enquête avait prévu cette animosité contre les sociétés à former : en retraçant l’histoire des compagnies italiennes, elle avait constaté que la cause réelle de leurs embarras et de leur chute avait toujours été l’impossibilité d’obtenir du parlement, dominé par un esprit de mesquinerie et d’envie, des conditions équitables et même l’exécution loyale des engagemens pris vis-à-vis d’elles. Son rapporteur avait, en son nom, jeté un cri d’alarme, recommandant qu’on ne s’exposât pas à briser le ressort puissant de l’association, en condamnant d’avance à mort les sociétés qu’il serait nécessaire de constituer, et qu’on s’inspirât de l’exemple du reste de l’Europe, où 120,000 kilomètres sur 150,000 sont entre les mains de l’industrie privée.

Après avoir tenu un pareil langage, M. Genala n’était pas homme à se laisser ébranler par les clameurs de la presse, par les intrigues des bureaux ministériels, ou par les manœuvres de l’opposition parlementaire. D’ailleurs, la nécessité d’une solution était devenue urgente. Depuis que la commission d’enquête s’était réunie pour la première fois, diverses conventions de rachat avaient été conclues par le gouvernement en vue de faire rentrer dans le domaine de l’état diverses lignes concédées soit à des particuliers, soit à des provinces ; il fallait régler définitivement le sort de ces lignes ; 1,200 kilomètres de lignes nouvelles avaient été construits et n’étaient exploités qu’en vertu d’arrangemens provisoires ; d’autres lignes étaient en construction ; et cependant les provinces et les villes ne trouvaient pas qu’une impulsion suffisante fût donnée aux travaux : toutes s’autorisaient de la loi de 1879, qui avait classé près de 4,000 kilomètres, pour qu’on ouvrit des chantiers sur les lignes qui les intéressaient. Loin d’être en situation d’entreprendre des travaux neufs, le gouvernement n’avait même pas l’argent nécessaire pour pourvoir aux réparations les plus urgentes sur les lignes anciennement construites. Sur quelques lignes, les rails étaient rongés au point de compromettre la sécurité des voyageurs ; sur d’autres, les bâtimens délabrés menaçaient ruine ; le matériel roulant arrivait à un état de dépérissement honteux. Les devis dressés par les ingénieurs s’élevaient à plus de 100 millions, et chaque jour de retard ajoutait au chiffre et à l’urgence des dépenses à faire. Or le ministre des finances, qui avait dû accorder au ministre de la guerre toutes les augmentations de crédits compatibles avec le maintien de l’équilibre budgétaire, déclarait n’avoir pas un centime à donner aux travaux publics. Il ne repoussait pas moins résolument tout projet d’emprunt. Après la conclusion de l’emprunt de 644 millions, contracté pour mettre fin au cours forcé, M. Magliani avait déclaré au parlement que le grand livre de la dette italienne était fermé, et il entendait tenir cet engagement. Aussi bien, il n’y pouvait manquer sans compromettre l’œuvre qu’il avait entreprise. L’équilibre du budget était encore précaire ; le retrait du papier-monnaie ne s’opérait qu’avec lenteur ; le moindre affaiblissement du crédit public suffirait à faire sortir de la circulation une partie du numéraire et l’Italie se trouverait ramenée au régime du cours forcé. D’accord avec le président du conseil, le ministre des finances voyait dans l’aliénation du matériel des chemins de fer l’unique moyen de se procurer les millions dont le gouvernement avait le plus urgent besoin, et il demandait qu’on soulageât le budget général du fardeau que l’exploitation faisait peser sur lui. Le ministère était unanime à reconnaître que le règlement de la question des chemins de fer ne pouvait être différé davantage.

Bien que la majorité de la chambre se fût montrée favorable au projet présenté par M. Baccarini, les observations qui avaient été formulées dans la discussion des bureaux firent reconnaître à M. Genala la nécessité de remanier l’œuvre de son prédécesseur afin d’y rallier le plus possible de suffrages. Il eut, à cet effet, pendant l’hiver de 1883, de fréquentes conférences avec la commission élue dans les bureaux ; et, au mois de janvier dernier, il soumit à cette commission un projet modifié qu’elle approuva à l’unanimité. Fort de ce vote approbatif, M. Genala se remit à l’œuvre pour achever sa tâche. Le ministre et la commission avaient pris l’engagement d’honneur de ne point révéler les résolutions arrêtées : le secret fut fidèlement gardé, au moins vis-à-vis de la presse, car les journaux ne trouvèrent à enregistrer que quelques entrevues du ministre avec M. Bastogi et M. Balduino et des entretiens beaucoup plus fréquens avec les directeurs des trois services d’exploitation, M. Borgnini pour les chemins méridionaux, M. Bertina pour l’ancien réseau des chemins romains, et M. Massa pour l’ancien réseau de la Haute-Italie. Ce mystère, qui intrigua fort le public, cessa à la reprise des travaux parlementaires après les vacances de Pâques. M. Baccarini, comme on l’a vu, s’était borné à présenter une loi de principe, se réservant de chercher ensuite des concessionnaires, et de revenir devant le parlement avec des conventions dont l’examen aurait permis de tout remettre en question. D’accord avec la commission parlementaire, M. Genala estima qu’il fallait essayer de tout terminer en une seule fois et il résolut de présenter simultanément, d’une part deux conventions identiques, comprenant un cahier des charges, un code de règlemens et un ensemble de tarifs et, d’autre part un projet de loi approuvant ces deux conventions et réglant l’emploi des sommes mises à la disposition de l’état. Après avoir arrêté de concert avec la commission l’économie générale des conventions à conclure et les modifications à introduire dans les règlemens et les tarifs, il se mit en rapport avec les futurs concessionnaires pour rédiger les conventions définitives. Si le secret avait été jugé nécessaire, c’était pour que les influences parlementaires, les prétentions locales et les exigences des intérêts particuliers ne vinssent pas se jeter à la traverse d’une œuvre aussi délicate et essayer d’en détruire l’harmonie. Les deux conventions furent signées le 23 avril, et elles furent déposées toutes les deux, sur le bureau de la chambre, avec le projet de loi qui les approuvait, le 5 mai 1884.

La première confie à la Société des chemins méridionaux l’exploitation du réseau adriatique. M. Genala a tourné d’une façon aussi simple qu’ingénieuse la difficulté qui résultait de l’échec définitif du projet de rachat. Il considère que les stipulations de la loi de concession se décomposent en deux catégories distinctes, dont l’une vise la construction des lignes et l’autre leur exploitation. La société demeure propriétaire des lignes qu’elle a construites et, par voie de conséquence, elle conserve la redevance kilométrique qui lui a été attribuée comme subvention pour leur construction, à laquelle elle a pourvu par ses propres ressources ; mais, au point de vue de l’exploitation, ces mêmes lignes entrent dans le réseau adriatique : elles seront exploitées aux mêmes conditions que le reste de ce réseau et non plus aux conditions particulières spécifiées dans les lois de 1862, de 1865 et du 23 juillet 1881. La seule critique qu’on puisse adresser à cette combinaison, c’est qu’elle est très favorable aux intérêts de la Société des chemins méridionaux, mais cet avantage n’est que la compensation des sacrifices qui lui sont imposés par la prise en charge de lignes improductives.

Les signataires de la seconde convention, relative au réseau méditerranéen, ont été le prince Marc-Antoine Borghèse, le comte Bellinzaghi, et les présidons ou directeurs de la Banque générale, de la Banque de Turin, de la Banque d’escompte et des soies de Turin, de la Banque de Naples et de la Banque subalpine de Milan. On voit que le cabinet a espéré désarmer les rivalités locales, en faisant participer à cette entreprise les établissemens de crédit des anciennes capitales. Un article commun aux deux conventions a été inspiré par la même pensée : il impose aux deux sociétés l’obligation de créer plusieurs directions générales, assurant ainsi à un certain nombre de villes la présence d’un état-major bien rétribué et d’un nombreux personnel.

Les conventions sont conclues pour soixante ans, mais avec faculté réciproque de résiliation à la trentième année, moyennant un préavis de deux ans. M. Genala est revenu à la division de la concession en deux périodes, comme l’avait demandé la commission d’enquête. Les deux sociétés sont tenues d’acquérir le matériel roulant et les approvisionnemens existans sur les lignes dont elles prennent l’exploitation. La Compagnie de la Méditerranée devra, de ce chef, verser au trésor une somme de 135 millions et la Compagnie de l’Adriatique une somme de 115 millions. Ces deux sommes sont acquises à l’état ; si, après l’expertise du matériel, elles se trouvent supérieures à la valeur constatée, le surplus demeurera entre les mains du gouvernement, jusqu’à l’expiration du contrat, à titre de cautionnement. Si l’expertise donne, au contraire, un chiffre supérieur aux sommes prévues, les sociétés devront verser l’excédent au trésor et en espèces. Le gouvernement est donc assuré de se procurer, par la vente du matériel, une ressource d’au moins 250 millions. Cette somme doit être employée, jusqu’à concurrence de 133 millions, à la remise en état des lignes, à la réfection des voies, et aux réparations jugées indispensables. Ces travaux seront exécutés par les compagnies pour le compte de l’état et devront être achevés dans l’espace de quatre années. Les 117 millions demeurés libres seront consacrés à la construction de lignes nouvelles et à l’acquisition d’un grand établissement fondé aux Granili pour la construction du matériel des chemins de fer et que le gouvernement veut préserver d’une déconfiture imminente.

Les deux sociétés s’obligent, en outre, à construire pour le compte de l’état soit en régie, soit à forfait, les lignes classées par la loi du 29 juillet 1879, dans l’ordre que le gouvernement indiquera et conformément aux plans approuvés par lui. Le gouvernement pourra exiger que la Société de la Méditerranée consacre à ces constructions nouvelles 50 millions par an et la Société de l’Adriatique 40 millions. L’une et l’autre se procureront les fonds nécessaires par l’émission d’obligations 3 pour 100, remboursables en quatre-vingt-dix ans, dont l’état garantira les intérêts et l’amortissement. Ces lignes nouvelles seront exploitées pour le compte du gouvernement à raison d’une redevance fixe de 3,000 francs par kilomètre et de la moitié de la recette brute jusqu’à ce que cette recette atteigne le chiffre de 15,000 francs par kilomètre : elles seront alors incorporées dans le réseau et exploitées aux risques de la compagnie.

Le projet de M. Genala transforme donc les deux compagnies d’exploitation en de véritables instrumens de trésorerie ; ce sont elles qui ont mission de trouver l’argent nécessaire aux constructions ; le gouvernement se réserve le droit de fixer les dates et le mode des émissions, et de les faire lui-même, s’il le juge opportun ; si les circonstances ne sont pas favorables à une émission, les compagnies doivent se procurer elles-mêmes les fonds nécessaires à la continuation des travaux et en faire l’avance, moyennant un intérêt et des époques, de remboursement à régler entre elles et le trésor. Le gouvernement ne prend donc que la charge de l’intérêt et de l’amortissement des titres à créer, et il est évident que, dans la pensée du ministre des finances et de M. Genala, la participation de l’état dans le produit des chemins de fer couvrira cette charge, qui ne s’accroîtra qu’à raison d’une dépense maxima de 90 millions ; par an et dont la progression pourra toujours être retardée par un ralentissement des travaux de construction. On espère que le prudent croissant des anciennes lignes permettra d’emprunter graduellement, sous forme d’obligations, le capital nécessaire à la, construction des lignes secondaires sans qu’il soit besoin de créer de nouvelles rentes. Ce n’est, sans aucun doute, que substituer un emprunt indirect à un emprunt direct : cette substitution n’en est pas moins avantageuse aux finances italiennes, parce que le crédit d’un état se mesure au cours de ses fonds publics, et c’est la création continuelle de nouveaux titres qui a causé la longue dépréciation de la rente italienne.

Il ne suffisait pas d’alléger pour le budget la charge des constructions nouvelles, si imprudemment imposée à l’état par la loi de 1879, monument de corruption électorale ; il fallait pourvoir aux dépenses inévitables sur les anciennes lignes, même après l’exécution des travaux de réfection. Ces dépenses incombaient à l’état, puisque celui-ci retenait la propriété des lignes et ne pouvait se soustraire aux obligations de tout propriétaire. Pour les empêcher de tomber à la charge du trésor, on demande encore au produit des lignes elles-mêmes le moyen d’y faire face. Tel est l’objet réel des trois fonds de réserve dont la commission d’enquête avait recommandé l’institution et que M. Genala propose d’établir. On opérera donc sur la recette brute un prélèvement annuel de 200 francs par kilomètre pour les réparations nécessitées par des cas de force majeure ; un second prélèvement de 150 francs par kilomètre de voie simple et de 250 francs par kilomètre de voie double pour le renouvellement des rails et de leurs accessoires métalliques ; enfin un prélèvement de 1 1/4 pour 100 pour le remplacement du matériel roulant, mis hors d’usage. L’entretien ordinaire du matériel roulant est considéré comme incombant à l’exploitant, en sa qualité de propriétaire, et fait partie des charges de l’exploitation. Mais l’augmentation du trafic ne peut manquer de nécessiter la multiplication des voies, l’agrandissement des gares et de leur installation, l’accroissement du matériel fixe, toutes dépenses qui, en d’autres pays, sont portées au compte de premier établissement. Pour pourvoir à ces dépenses et à l’acquisition du matériel roulant nécessaire à l’exploitation des lignes nouvelles, M. Genala propose destituer une caisse des accroissemens patrimoniaux ; cette caisse se procurera des fonds par l’émission d’obligations au service et à l’amortissement desquelles elle fera face à l’aide1 de divers prélèvement institués en sa faveur.

On voit que le but poursuivi avec persistance par le ministre a été de mettre le budget général à l’abri de toute demande de crédit du chef de l’exploitation ou de l’entretien des chemins de fer ; il reste à indiquer comment se répartira la recette brute. Prenant pour bases les résultats acquis à ce jour, M. Genala fixe à 116 millions pour le réseau méditerranéen, et à 100 millions pour le réseau adriatique, le minimum de la recette brute annuelle : c’est ce qu’il appelle le produit initial. Sur ce produit, 10 pour 100 seront appliqués : 1° à faire face aux prélèvemens institués pour alimenter les trois fonds de réserve ; 2° à servir aux sociétés exploitantes, en compensation de l’usure de leur matériel, une indemnité fixée à 7,820,000 francs pour la Société de la Méditerranée et à 6,660,000 fr. pour la Société de l’Adriatique : le surplus de ces 10 pour 100 reviendra à la caisse des accroissemens patrimoniaux. La société exploitante retiendra 62 1/2 pour 100 pour se couvrir de toutes les dépenses mises à sa charge, et le surplus, soit 27 1/2 pour 100, appartiendra à l’état. Il ne sera tenu aucun compte des variations dans le prix du combustible et du fer, qui devaient faire varier en plus ou en moins le fermage stipulé par les conventions de 1877. Bien qu’aucun chiffre ne soit indiqué comme montant du fermage, il est à peine besoin de faire remarquer que, le minimum initial de la recette brute étant déterminé, le calcul le plus simple donne la somme que le ministre des finances peut, en toute sécurité, inscrire aux recettes du budget : cette somme augmentera graduellement par le progrès constant des recettes, qui n’a jamais été inférieur à 4 pour 100 depuis plusieurs années. Jusqu’à ce que cette augmentation atteigne 50 millions, l’excédent sur la recette brute initiale sera dévolu à raison de 15 pour 100 à la caisse des accroissemens patrimoniaux, de 1/2 pour 100 à chacune des réserves destinées au renouvellement de la voie et du matériel, de 56 pour 100 à la société exploitante et de 28 pour 100 à l’état. Quand l’augmentation dans le produit brut dépassera 50 millions, la part de l’exploitant dans ce surcroît de produit sera réduite de 56 à 50 pour 100, et 6 pour 100 seront appliqués aux réductions de tarifs que le gouvernement indiquera. M. Genala conserve la clause qui attribue à Tétât la moitié de tout dividende à répartir entre les actionnaires au-dessus d’un intérêt de 7 1/2 pour 100, sans déduction de l’impôt sur les revenus mobiliers, c’est-à-dire, en réalité, au-dessus d’un intérêt de 6.75 pour 100. Ce sont là des conditions bien dures, si l’on considère tous les risques à courir.

M. Genala fait remarquer, dans son exposé, que l’Italie pourra revendiquer l’honneur d’être la première nation qui ait établi l’uniformité des tarifs dans toute l’étendue de son territoire. Non-seulement des tarifs identiques sont imposés aux deux sociétés exploitantes, mais, pour le calcul des distances, les deux réseaux devront être considérés comme n’en faisant qu’un seul. Il est fait une large application des tarifs décroissans, mais avec le correctif de la division en zones, comme en Belgique. Le gouvernement aura le droit de décréter des réductions de tarifs sur les denrées alimentaires en temps de disette et sans compensation ; mais lorsque les réductions imposées auront pour but de faciliter l’exportation de certaines marchandises, l’exploitant devra être indemnisé des pertes qui en résulteraient pour lui. Les sociétés auront la faculté de faire des réductions à titre d’essais, mais elles ne pourront rétablir les anciens prix qu’après une année révolue. Des règles nouvelles et plus favorables pour le public sont établies relativement aux billets d’aller et retour, aux voyages circulaires et aux abonnemens, dont les prix seront les mêmes que ceux des compagnies françaises ; enfin la taxe sur les voyageurs sera réduite de 13 à 2 pour 100 pour les trains de banlieue et autres trains à courte distance, qui ont pour clientèle les ouvriers et les paysans. Quant à la répartition des marchandises en huit classes, à la tarification générale et à l’établissement de nombreux tarifs spéciaux, M. Genala a adopté le résultat des études faites sous l’administration de son prédécesseur. Ces tarifs, aussi bien que les règlemens de service et le cahier des charges tout entier, fourniront aux hommes spéciaux le sujet d’intéressantes comparaisons qui ne sauraient trouver ici leur place.

Il nous paraît superflu d’indiquer en quoi le projet de M. Genala diffère des conventions élaborées par M. Depretis, bien qu’à première vue on soit plus frappé des analogies que des dissemblances. Ce projet a sur celui de M. Baccarini l’avantage de résoudre du même coup toutes les questions qui peuvent être soulevées au sujet des chemins de fer. Il règle la construction et l’exploitation des lignes nouvelles en même temps que l’exploitation des lignes anciennes. Il assure la réfection de ces dernières et il fournit immédiatement au gouvernement 117 millions pour les travaux neufs, en attendant que les compagnies puissent se mettre à l’œuvre. Enfin il procure au budget une recette minima de 58 millions, destinée à s’accroître progressivement, et qui permettra au gouvernement d’emprunter, car l’intermédiaire des compagnies, à mesure de l’avancement des travaux, les 2 milliards environ auxquels on évalue la dépense de construction des lignes classées par la loi de 1879. Les avantages du projet pour le gouvernement ne sont pas discutables ; mais le ministre ne dispense-t-il pas aux compagnies d’une main trop parcimonieuse, les profits du présent et les espérances de l’avenir ? La perspective d’un revenu élevé peut seule attirer les capitaux vers une entreprise aléatoire ; cette perspective n’est-elle pas interdite aux futures compagnies par le soin avec lequel le gouvernement se fait la part du lion ? Le trafic se développera certainement : les tableaux, dressés avec autant d’intelligence que d’exactitude par les soins de la direction générale de la statistique italienne, ne laissent aucun doute à cet égard ; mais l’accroissement de la recette brute proviendra des lignes nouvelles aussi bien que des lignes anciennes ; la plupart de ces lignes nouvelles seront des raccourcis ; elles joueront, par rapport aux lignes anciennes, auxquelles elles se souderont par les deux bouts, le rôle du troisième côté du triangle par rapport aux deux autres ; elle déplaceront le trafic et réduiront les distances sur lesquelles les taxes seront perçues ; elles n’exerceront donc pas une action favorable sur la recette nette, unique source de bénéfices pour les compagnies. Le gouvernement n’en réclamera pas moins la part qu’il s’est attribuée, comme si à toute augmentation du produit brut correspondait une augmentation proportionnelle du produit net.

Le projet de M. Genala sera attaqué, d’un côté par les partisans de l’exploitation par l’état, et de l’autre par le groupe des pentarques, c’est-à-dire des dissidens de la gauche, qui prétendent que le gouvernement ne doit pas seulement affermer les chemins de fer, qu’il doit les mettre en vente, mais qui négligent d’indiquer où se trouveraient les acquéreurs et les milliards pour payer une pareille acquisition. Malgré la coalition probable de ces deux sortes d’adversaires, l’adoption du projet nous semble imposée au parlement italien par les besoins du trésor public. Si les travaux de réfection jugés indispensables et urgens s’élèvent déjà à 133 millions, à quel chiffre monteront-ils si l’on tarde à arrêter la dégradation des lignes ? D’où viendraient les ressources nécessaires à ces travaux et aux nouvelles constructions, sinon d’une succession d’emprunts qui ruineraient pour longtemps le crédit renaissant de l’Italie ? L’adoption du projet de M. Genala ne laisserait subsister qu’une difficulté dont on ne peut se dissimuler la gravité : à des conditions aussi peu libérales, trouvera-t-on des actionnaires et des capitaux ?


CUCHEVAL-CLARIGNY.

  1. Voyez la Revue du 1er juillet.