Les Chemins de fer et les douanes en Suisse

G. Bonnet, de Genève
Les Chemins de fer et les douanes en Suisse
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 13 (p. 1147-1163).

LES CHEMINS DE FER


ET


LES DOUANES EN SUISSE.




I. Rapport sur l’Établissement de chemins de fer en Suisse, par MM. R. Stephenson et Swinburne. — II. Rapport au département des travaux publics touchant l’influence probable des chemins de fer sur l’agriculture, l’industrie et les petits métiers, par M. John Coindet.




Il y a plus de deux ans déjà, — en décembre 1849, — l’assemblée fédérale de la Suisse, à Berne, ordonna une enquête sur « la possibilité d’établir un réseau de chemins de fer dans les cantons, et sur la meilleure direction à donner aux principales lignes au point de vue des besoins de la circulation, de l’industrie et de la défense du pays. » Bien avant 1849, des études intéressantes avaient été faites sur cette question par des ingénieurs suisses. Dès 1838, M. Fraisse, ingénieur du canton de Vaud, avait publié un excellent mémoire où il proposait et motivait un chemin de fer entre le lac de Genève et le lac d’Yverdun. Après la détermination prise en décembre 1849, le gouvernement suisse appela le célèbre ingénieur anglais Robert Stephenson et M. Swinburne pour les charger de l’enquête ordonnée par l’assemblée fédérale. Il n’était pas possible de mieux choisir : le rapport qu’ils adressèrent au gouvernement, en octobre 1850, montre avec quel soin ils ont étudié la question, et comment, oubliant avec une parfaite abnégation les colossales entreprises qui ont fait la réputation de M. Stephenson, ils sont entrés dans l’esprit qui doit présider aux travaux d’utilité publique chez une nation dont le revenu et le crédit sont, pour ainsi dire, encore à créer.

On pouvait craindre que l’homme qui a conçu et exécuté le merveilleux pont le Britannia ne se laissât séduire par l’idée, assurément fort poéfique, de faire franchir les Alpes à la locomotive, ou d’en traverser la crête par des souterrains s’ouvrant, d’un côté, sur les plaines de la Lombardie, de l’autre, sur la vallée du Jura. De pareilles rêveries n’ont été que trop complaisamment accueillies par des ingénieurs dont le mérite cependant est incontestable, et l’étrange projet d’établir un chemin de fer sur le Grimsel, l’une des sommités les plus élevées et les plus ardues des Alpes, avait fini par être pris au sérieux ailleurs encore qu’en Suisse. L’an dernier même, des gouvernemens allemands et italiens avaient envoyé des agens fort habiles étudier sur les lieux les difficultés de cette extravagante et gigantesque opération, auprès de laquelle le fameux tunnel du Mont-Cenis, de 12,000 mètres de long, n’eût été qu’un jeu d’enfans. M. Stephenson est heureusement doué, comme ingénieur, d’un esprit essentiellement pratique. Assurer à la Suisse, avec le moins de frais possible, tous les avantages d’un réseau de chemins de fer, telle a été l’idée dominante qui l’a dirigé dans son enquête. La nature a prodigué à la Suisse de précieuses ressources, comme pour l’indemniser des difficultés qu’un sol montagneux oppose, sur une vaste portion de son territoire, au transport des voyageurs et des marchandises : c’est à tirer parti de ces ressources naturelles que M. Stephenson s’est surtout appliqué. En se servant des cours d’eau et des lacs, il réduit, par exemple, à 46 kilomètres et demi la communication par voie ferrée de Soleure à Genève. La distance totale entre les deux villes est de 137 kilomètres : les 90 autres kilomètres seraient laissés à la navigation à vapeur, qui serait établie sur le lac Léman entre Genève et Morges ; d’Yverdun à Neuchâtel, et de ce dernier point à Soleure, le lac de Neuchâtel, la Thiele et l Aar seraient aussi utilisés comme voies navigables par le bateau à vapeur. L’ensemble du réseau représenterait une grande croix dont la tige, partant de Genève, atteindrait Romanshorn et Rorschach, sur les bords du lac de Constance ; les bras s’étendraient de Bâle à Lucerne : Olten serait le point de réunion. Quelques lignes moins considérables compléteraient ce système. Ainsi un court embranchement sur Ouchy mettrait Lausanne en rapport avec le tronc principal à Morges ; Berne et même Thoune communiqueraient avec Lyss, Winterthour avec Schaffouse, Coire avec Rorschach, Lugano et Bellinzona avec Locarno.

Si l’on envisage ce projet, non plus au point de vue des intérêts particuliers de la Suisse, mais comme se rattachant au système général des rail-ways dans les pays voisins, on remarquera que le réseau de M. Stephenson et Swinburne offre à Gênes (et aussi à Marseille, si jamais la France revient à l’idée de relier Lyon à la Suisse) l’avantage d’une communication non interrompue avec Bâle, où aboutissent les chemins de fer du Rhin, et avec les rives du lac de Constance, où se terminent ceux du Wurtemberg et de la Bavière. La ligne transversale de Bâle à Lucerne, et de là, par bateau à vapeur, jusqu’à Fluelen, conduit la circulation au pied du Saint-Gothard. Enfin la ligne de Coire à Rorschach, avec embranchement sur Zurich, par Wallenstadt, offre les mêmes avantages pour le Luckmanier et le Splugen. La France, le Piémont, la Lombardie et l’Allemagne ne verront plus dans la Suisse une contrée sans issue, une barrière qu’il faut éviter à tout prix, parce qu’elle rompt et intercepte les relations commerciales. Il y a toutefois un inconvénient dans le système des ingénieurs anglais : c’est que le réseau projeté s’arrêtera des deux côtés au pied des montagnes ; le passage des Alpes devra donc se faire par les voitures ordinaires. Il est regrettable assurément qu’on n’ait pu trouver un autre moyen de franchir cette double barrière ; mais, si même la locomotive pouvait jamais se lancer avec sécurité sur des pentes qu’elle doit éviter aujourd’hui comme trop rapides, il faut reconnaître qu’elle rencontrerait dans le climat des Alpes, pendant cinq ou six mois d’hiver, des obstacles plus redoutables encore que les aspérités du terrain. Personne n’ignore que l’un des dangers les plus grands et les plus fréquens dans les Alpes durant la mauvaise saison, c’est l’accumulation subite des neiges, que la tourmente rassemble sur des points qui paraissaient libres quelques instans auparavant. Le télégraphe électrique ne serait lui-même qu’une imparfaite garantie de sécurité sur un chemin de fer pratiqué à travers ces montagnes. On a parlé de couvrir la voie ferrée ; en théorie, la chose est possible, mais quelle dépense ce blindage ne nécessiterait-il pas, si on voulait faire cette couverture à l’épreuve des avalanches de neige, de glaces et de rochers ! Le Grimsel lui-même peut être vaincu à force de millions : il n’y a pas d’obstacles dont l’argent ne vienne à bout ; mais, dans les entreprises de l’industrie ou du commerce, la condition vitale est que la dépense soit en rapport avec le revenu.

Le réseau tracé par MM. Stephenson et Swinburne n’offre de grandes difficultés que sur la ligne de Bâle à Olten : là seulement l’art des ingénieurs rencontre ces obstacles que l’imagination évoque lorsqu’on parle de chemins de fer en Suisse ; mais partout ailleurs, du lac Léman au lac de Constance, la pente n’excède pas 1 pour 100, sauf entre Zurich et Frauenfeld, où, en quelques endroits, elle est de 1 trois dixièmes pour 100. Le sol est même si peu défavorable, comparé à d’autres contrées, que, d’après les études préliminaires de MM. Stephenson et Swinburne, le kilomètre paraît ne devoir coûter en moyenne, y compris le matériel et les expropriations, que 157,000 fr. pour une voie simple, 176,000 fr. pour une double voie. En voici le détail :


Moyenne pour une seule voie. Soit pour cent Moyenne pour une voie double Soit pour cent
Acquisitions de terrains 13,500 fr 8,6 16,000 fr 9,1
Terrassemens et ouvrages d’art 56,500 36,0 73,000 41,5
Voie proprement dite 47,000 29,9 47,000 26,7
Stations, maisons de garde, clôtures 12,000 7,7 12,000 6,8
Matériel mouvant et fixe 20,500 13,0 20,500 11,6
Frais d’administration 7,500 4,8 7,500 4,3
Totaux 157,000 fr 100 176,000 fr 100

Contrairement à ce qui s’est fait en France, où l’on a dépensé des sommes énormes pour réduire les pentes plus qu’il n’était vraisemblablement nécessaire, et où les travaux d’art ont le caractère monumental qui convient à une grande nation, M. Stephenson recommande à la Suisse de ne pas trop éviter les pentes fortes partout où elles diminueront les ouvrages d’art, d’adopter pour ceux-ci le style le plus simple et de se contenter d’une seule voie, parce qu’avec l’emploi des télégraphes électriques sur des lignes où la circulation sera toujours facile à régler et très inférieure à ce qu’elle est aux approches des grands centres de population, tels que Paris et Londres, il est inutile de faire la dépense d’une voie double.

Plusieurs tracés ont été proposés pour la ligne de Bâle à Olten, la seule, nous l’avons dit, qui présente de sérieuses difficultés. Celui que M. Stephenson recommande traverse le Hauenstein, l’une des plus hautes sommités du Jura. De Liestall jusqu’aux bords de l’Aar, sur une longueur de 22 kilomètres et demi, le tracé n’offre de surface horizontale qu’en deux endroits de 250 mètres de longueur chacun, plates-formes factices où doivent être établies les gares pour le service d’un plan incliné. La pente varie de 8 à 35 pour 1,000 ; il y a un tunnel d’une longueur de 2,400 mètres, avec inclinaison de 25 pour 1,000, et la descente, depuis la sortie immédiate du tunnel jusque dans la plaine de l’Aar, atteint, dans toute son étendue de 2,200 mètres, le maximum de la pente, soit 35 pour 1,000. Cette difficulté, insurmontable par les moyens ordinaires, disparaît dans le projet de M. Stephenson par l’application d’un mécanisme fixe qui reposerait sur l’emploi de l’eau. De cette manière, suivant lui, on peut obtenir sans danger une grande économie.

Dans l’esprit, dit-il, des personnes qui ont pu juger en Angleterre et en Amérique[1] de l’emploi considérable qu’on y fait des appareils fixes, il ne saurait s’élever aucun doute sur la convenance d’utiliser pour les chemins de fer de la Suisse les forces naturelles et peu dispendieuses qu’offrent les chutes d’eau. L’économie, la facilité de l’usage, l’efficacité et la sûreté des moyens, quand l’emploi en est judicieux, tout tend à démontrer l’utilité et le prix de cette puissance pour établir des chemins de fer dans des contrées montagneuses.

« Dans la plus grande partie du système proposé à la Suisse, la direction des lignes coïncide avec celle des principales vallées ; mais il y a quelques exceptions, et, à l’approche de la région des Alpes, il n’y a plus de probabilité que les locomotives puissent servir ; seuls, les appareils fixes peuvent être employés pour franchir ces croupes élevées. Le passage du Jura offre aussi une occasion favorable de tirer parti de la puissance des cours d’eau qu’on a sous la main.

« Les préjugés soulèveront sans doute bien des objections contre cette opinion, objections basées principalement sur la crainte vague de l’inconnu : on dira que le moyen est nouveau, dangereux, sujet à des retards, et qu’il n’a pas été mis à l’épreuve. Ces objections sont sans fondement. S’il est vrai que les cours d’eau n’ont pas été, très généralement employés pour un pareil service, il existe cependant des exemples de cet emploi. Quant au danger supposé, les preuves ne manquent pas pour établir que l’usage des plans inclinés et des câbles n’a pas amené une plus grande proportion d’accidens qu’aucun autre système. Ce qui est certain, c’est que, dans tous les cas où l’eau peut être employée convenablement, ce moyen de transport laisse tous les autres derrière lui, au point de vue de l’économie.

Les avantages de cette application des forces de l’eau, soit comme agent indépendant, soit comme auxiliaire de la locomotive, ne se bornent donc pas à une diminution dans les frais d’exploitation ; ils réduisent aussi d’une manière très sensible les dépenses de construction. Ce raisonnement est appuyé d’un exemple, celui du plan incliné appelé le Lickey, sur le chemin de fer de Birmingham à Glocester. La longueur du Lickey est de 3,250 mètres, et la pente de 27 pour 1,000. De puissantes locomotives font le service de chevaux de renfort pour franchir la montée, et opèrent avec un succès incontestable ; mais, d’après des calculs approximatifs, il résulte que, tandis que sur tout le reste de la ligne a la dépense est de 91 centimes (par kilomètre), elle est sur le plan incliné de 3 fr. 12 c. au moins, dépense trop considérable pour que ce moyen soit employé sur une certaine étendue.

L’expérience a prouvé que les locomotives les plus puissantes ne produisent aucun résultat au-delà de la traction de leur propre poids sur une pente de 45 pour 1,000, qu’elles entraînent environ 21 tonnes (de 1,000 kilog.), si la pente est seulement de 25 pour 1,000, tandis qu’elles remorquent 300 tonnes avec la même dépense de force, si le plan est horizontal. Aucun résultat fructueux ne peut donc être obtenu de la locomotive sur une inclinaison approchant 25 pour 1,000. En pareil cas, la lutte entre la locomotive et l’appareil fixe est tout simplement une question de dépense ; il ne s’agit que de choisir la force auxiliaire qui offre le plus de succès et d’économie.

« Pour les trains légers qui servent au transport des voyageurs, dit le rapport de MM. Stephenson et Swinburne, la locomotive sera préférée ; mais, pour des convois lourds et considérables, l’appareil fixe offre de plus grands avantages. Il est impossible de préciser ici le point où ces deux systèmes deviennent l’équivalent l’un de l’autre, parce que l’équilibre dépend ici de la nature des transports, de l’inclinaison des pentes, de la longueur de la section sur laquelle la force auxiliaire doit être employée, du prix du combustible, du taux des salaires. » Tous ces élémens, qui compliquent la question, disparaissent cependant lorsqu’il ne s’agit que de l’emploi d’une force hydraulique, surtout là où l’on peut se la procurer facilement et à bon marché. En Suisse, ce cas est fréquent ; il se présente particulièrement au passage du Hauenstein, où l’on a de l’eau sous la main en grande abondance. L’eau en pareil cas remplacera cette force auxiliaire à laquelle on a recours, sous la forme de locomotive ou d’appareil fixe à vapeur, pour surmonter, sur d’autres chemins de fer, des rampes trop raides. La seule différence apparente est qu’en se servant de l’eau, l’emploi d’un câble est d’une nécessité inévitable ; pour quelques personnes, c’est une grande objection au point de vue de la sûreté. L’objection cependant est plus spécieuse que réelle, car rien de plus simple que les moyens en usage pour parer d’une manière efficace aux chances d’un accident. Voici comment M. Stephenson propose d’établir le service d’un plan incliné.

« Le mode le plus économique adopté pour la construction des plans inclinés est celui-ci : trois rails à la partie supérieure et deux rails à l’inférieure, laissant au milieu une portion à double voie qui permet aux trains de se croiser. Les aiguilles inférieures sont dépassées d’abord par le train ascendant, qui, les trouvant dans la position où il les a laissées à sa précédente descente, rentre dans la même voie qu’il a déjà parcourue. Le convoi descendant déplace les aiguilles, et au trajet suivant devient à son tour convoi ascendant ; il est donc inutile d’entretenir sur ce point un aiguilleur. La partie inférieure du plan incliné peut aussi être pourvue de trois rails, comme la moitié supérieure ; de cette manière ou n’a pas besoin d’aiguilles, et le câble n’en fonctionne que mieux.

« Pour desservir ce système au moyen de l’eau, il suffit de petits convois supplémentaires de wagons à réservoir qu’on annexe à chaque convoi montant ou descendant, chaque wagon à réservoir pouvant contenir huit mètres cubes d’eau environ ; ces trains supplémentaires restent constamment attachés à l’extrémité du câble. Le train supérieur des wagons à réservoir chargés d’eau reste sur la principale ligne (que nous supposons être à voie simple), au sommet du plan incliné. Le train inférieur des wagons à réservoir reste dans une gare au pied du plan. À l’arrivée du convoi qui doit gravir le plan incliné, ce convoi passe à l’extrémité de la gare, par-dessus le câble, qui est placé dans une encoche pratiquée à cet effet dans le rail. On met en mouvement les wagons remplis d’eau qui sont au sommet du plan par une légère impulsion, et en retirant les coins qui retiennent les roues. Les wagons à réservoir vide, qui sont au bas du plan, tirés par le câble, sortent de la gare derrière le convoi nouvellement arrivé, qui se trouve ainsi poussé par eux au sommet du plan, sans qu’il soit nécessaire de l’attacher en aucune manière. Une fois au sommet, la locomotive qui fonctionne pendant tout le trajet continue immédiatement sa route en entraînant le convoi, laissant sur la ligne les wagons vides, qu’il faut de nouveau remplir d’eau, si le prochain convoi qu’on attend est aussi un convoi ascendant. S’il ne l’est pas, les réservoirs supérieurs restent vides. Une partie de l’eau peut être laissée dans les wagons inférieurs, pour modérer la vitesse de la descente du convoi, et économiser l’eau, si elle est rare.

« Lorsque le convoi descendant est près du pied du plan incliné, sa marche est légèrement ralentie au moyen des freins ; les wagons à réservoir entrent par leur vitesse acquise dans la gare ; les aiguilles sont changées, le câble est placé dans l’encoche, et le train continue sa course.

« Pour desservir ainsi un convoi de voyageurs, les wagons à réservoir doivent être pourvus de bons freins et avoir une roue à rochet avec chien fixé à l’essieu, agissant exactement comme un cric ordinaire. Le huit de cet appareil est d’empêcher le train ascendant de rouler en arrière, si le câble venait à casser. Pour le train descendant, il va sans dire que le chien est renversé, et ce sont les hommes accompagnant les wagons à réservoir qui règlent la vitesse au moyen des freins.

« Ce service sera mieux compris par un exemple. Supposons un convoi arrivé au pied d’une série de plans inclinés : il dépasse les wagons à réservoir qui sont dans la gare ; ceux-ci le suivent en le poussant au sommet du plan et sont accompagnés de deux hommes ; ils croisent au milieu le train descendant des wagons à eau, accompagné aussi de deux hommes. Arrivé au sommet du plan incliné, le convoi laisse derrière lui les wagons à réservoir, dépasse ceux du second plan incliné comme il l’a fait au précédent, emmenant les deux hommes des wagons vides qui vont monter.

« Ainsi tous les hommes ont changé de place ; le devoir de chaque couple est de vider les derniers wagons-réservoirs descendus et de remplir les autres. En s’y prenant convenablement, la même eau peut servir à plusieurs plans. De fait, le même convoi supplémentaire de wagons à réservoir pourrait passer d’un plan à un autre, ce qui serait une économie de capital ; mais, pour les convois de passagers, il vaut mieux que chaque train de wagons à réservoir reste constamment attaché à son câble, afin d’éviter les risques et les retards qu’il y a à attacher et à détacher un pareil convoi chaque fois qu’un plan incliné doit être franchi.

« Le personnel nécessaire pour desservir une série de plans inclinés est donc de deux hommes au pied du plan inférieur. Entre les passages des convois, ces hommes sont employés à l’entretien du chemin de fer et à réparer et graisser les machines.

« Il est bon de rappeler que l’on doit toujours connaître le poids du convoi qui va monter, pour savoir quelle est la quantité d’eau qu’il faut verser dans les wagons à réservoir. »

Si jamais on entreprend de passer les Alpes au moyen des chemins de fer, ce ne pourra être que par une succession de plans inclinés ; autrement il faudrait revenir à l’idée de tunnels de plusieurs lieues de longueur, dont on ne saurait calculer à l’avance toutes les conditions ni prévoir tous les résultats.

On voit que le système proposé par M. Stephenson pour la manœuvre des plans inclinés consiste à faire descendre les convois par le moyen de la pesanteur, et à les faire remonter par le secours de wagons-réservoirs qu’on remplit d’eau, au sommet de chaque plan incliné, pour leur donner plus de poids, et qui, étant ainsi devenus fort lourds, déterminent par leur descente le mouvement ascendant du convoi de marchandises ou de voyageurs qui est au bas. Une fois au bas du plan, les wagons-réservoirs sont vidés de l’eau qu’ils contiennent, et alors on a peu de peine à les faire remorquer eux-mêmes en même temps que le premier convoi ascendant qui se présente. C’est une application ingénieuse du principe de ce qu’on nomme les plans inclinés automoteurs qui sont en usage sur des chemins de fer destinés à l’exploitation des mines de houille, et sur lesquels les convois descendans chargés de houille remorquent les convois ascendans qui se composent de wagons vides ; il existe un exemple admirable de ces plans automoteurs sur le territoire des mines de la Grand’Combe, où M. Bourdaloue les a adaptés aux besoins du service avec un succès rare et une grande économie. L’application même que projette M. Stephenson pour la Suisse a déjà la sanction de l’expérience. Il y a près de vingt ans que M. Monture Robinson l’a mise en usage aux États-Unis sur les plans inclinés du chemin de fer de Pottsville à Sunbury en Pensylvanie, dont les pentes, avons-nous dit, vont jusqu’à 30 pour 100. On peut voir la description minutieuse des mécanismes établis par cet ingénieur éminent, ainsi que celle de la manœuvre, dans le texte et l’atlas de l’Histoire des voies de communication aux États-Unis, par M. Michel Chevalier. On y trouvera de plus le plan d’un appareil très simple, très économique et très efficace, dont M. Moncure Robinson a muni chacun des plans inclinés afin de modérer la vitesse de tout convoi descendant pesamment chargé. C’est un régulateur qui a exactement le même principe que celui qui est placé, dans toutes les cuisines, sur les tourne-broches ; seulement, au chemin de fer de Pottsville à Sunbury, il est sur de vastes dimensions, et les bras sont entièrement en planches de sapin au lieu de fer.

Ce n’est pas seulement par l’emploi judicieux des plans inclinés, c’est aussi par le concours heureusement organisé de la navigation à vapeur et du chemin de fer, que le projet de M. Stephenson révèle un esprit sagement préoccupé de l’économie et de la simplicité des moyens d’exécution. De Genève à Morges, d’Yverdun à Soleure, de Zurich à Wallenstadt, c’est le bateau à vapeur qui remplace la locomotive. La vitesse ne sera pas tout-à-fait aussi grande ; de Genève à 14 Morges, distance de 37 kilomètres, le bateau à vapeur mettra dix-huit ou vingt minutes de plus que ne le ferait la locomotive sur le chemin de fer, infériorité dont on pourrait tenir compte, s’il s’agissait d’une circulation aussi active que celle qui existe entre Liverpool et Manchester, mais sans importance pour quelque point que ce soit de la Suisse. Lorsqu’on connaît l’immense valeur des propriétés de luxe qui embellissent les bords du lac Léman de Genève à Morges, et qu’on la compare aux faibles ressources financières de la Suisse, on ne peut qu’applaudir à un projet qui épargne à l’état des expropriations ruineuses, s’il les paie à leur juste valeur, ou spoliatrices, s’il ne peut suffisamment indemniser les propriétaires.

La plus sérieuse objection qu’ait soulevée cette combinaison de M. Stephenson, ce sont les retards et les frais de transbordement occasionnés par ces changemens de voie. Pour y remédier, cet ingénieur propose l’emploi de longs bateaux à vapeur construits de manière à recevoir quinze ou vingt wagons, qui, au débarquement, passent directement sur les rails du chemin de fer avec leur chargement, et vice versa, ainsi que cela se pratique avec la plus grande facilité sur l’un des chemins les plus fréquentés de l’Écosse, celui d’Édimbourg à Perth. Ce chemin traverse ainsi un bras de mer, large de plus de 7 milles, ouvert aux grandes marées et aux énormes vagues de la mer du Nord. La vitesse moyenne du bateau est de 10 milles à l’heure ; le chargement et le débarquement ne prennent pas plus de dix ou douze minutes. Ce mode a réussi au-delà des espérances de l’ingénieur, et, malgré la situation de ce passage exposé aux mouvemens de la mer, malgré les rudes coups du vent d’est qui y règne au printemps, le service n’a été interrompu qu’un seul jour dans le cours d’une année.

Tout le réseau des chemins de fer prêts à être livrés à la circulation avec leur matériel roulant et fixe, construits à simple voie sur une étendue d’environ 650 kilomètres, ne coûtera que 102 millions, selon l’évaluation du département des travaux publics de la confédération suisse. À supposer que la dépense s’élevât à 130 millions, ainsi que le pensent quelques personnes compétentes en ces matières, la somme serait encore faible, comparée aux avantages qu’elle procurerait à la Suisse. Un exemple nous suffira entre mille pour montrer ce que la Suisse peut gagner à l’établissement du nouveau mode de circulation : nous l’empruntons à un rapport présenté par M. Coindet, de Genève, au département des travaux publics de la confédération. — Le canton de Vaud produit des vins que les consommateurs de la Suisse allemande préfèrent à ceux de l’Alsace, non-seulement pour le goût, mais parce qu’ils se conservent mieux. Au prix actuel des transports en Suisse, le vin vaudois paie, pour être rendu à Zurich, 32 francs 50 cent. par char[2] de plus que le vin d’Alsace, et en général la valeur du char ne dépasse guère 100 francs de France. L’exportation annuelle des vins vaudois est en moyenne de 23,000 chars, qui valent environ 2 millions et demi de francs, et les frais de voiture s’élèvent à un peu plus de onze cent mille francs ! Il n’y a pas de pays où le prix des transports soit aussi exorbitant qu’en Suisse, pas même l’Angleterre. Or la même quantité de vin parcourant les mêmes distances, mais par chemin de fer, coûterait moins de 400,000 francs, et on aurait, outre cette économie de 700,000 francs sur une valeur de 2 millions et demi (presque un tiers), les avantages de la promptitude du transport et de la bonne conservation des vins, qui ne seraient exposés ni aux fraudes ni aux inconvéniens d’une longue route par le froid ou la chaleur.

Nous choisissons à dessein cet exemple parmi les moindres intérêts de la Suisse. Pour elle, la production du vin dans le canton de Vaud est d’une importance secondaire ; mais si, pour un seul des vingt-deux états confédérés et sur une seule branche de son commerce, l’économie réalisée par les chemins de fer égale déjà le sixième de l’intérêt du capital absorbé par le réseau tout entier, il est facile de concevoir que les profits indirects résultant pour toute la nation de l’établissement du réseau dépasseront de beaucoup le revenu direct de l’entreprise elle-même.

Chargé par le gouvernement de faire une enquête sur l’influence que les chemins de fer pourront exercer sur l’agriculture en Suisse, M. Coindet a reconnu que l’établissement des principales lignes qui aboutissent aux frontières de la confédération a eu déjà pour effet l’abaissement du prix des céréales en Suisse. C’est un fait considérable et qui est d’un intérêt si marqué pour la France, que nous croyons devoir noter ici quelques-uns des résultats de l’enquête de M. Coindet. Cette enquête a établi que, depuis quelques années, les agriculteurs suisses se plaignent du bas prix des céréales. Tout récemment encore plusieurs districts ont donné à leurs députés le mandat de solliciter de l’assemblée fédérale une augmentation des droits d’entrée sur ces denrées. « C’est chercher le remède, dit M. Coindet, là où il ne saurait exister. » La confédération ne peut pas imposer à toute la Suisse une élévation dans le prix du pain pour assurer une mieux-value à quelques cantons agricoles. Cette mesure serait trop contraire aux intérêts de l’industrie. Et même, à supposer que les cantons se trouvassent encore, comme sous l’ancien régime, libres de mettre à leur gré des droits sur l’importation des produits étrangers, il est certain que, si les gouvernemens cantonaux apportaient à l’examen de ces questions une parfaite indépendance et des lumières que ne possède pas la masse des agriculteurs, ils n’adopteraient pas une mesure que repousse une saine économie politique, et que condamne l’exemple de l’Angleterre, si intéressée dans cette même question et si expérimentée dans cet ordre de faits.

Si le bas prix des céréales est un désavantage pour l’agriculteur, d’un autre côté c’est un bénéfice pour la masse de la population ; l’agriculteur lui-même en retire une foule de compensations qui, pour être indirectes, n’en sont pas moins réelles. Tout se règle sur le prix du pain : le salaire de la journée, les gages à l’année, la main-d’œuvre, et cette multitude de petites dépenses journalières qui sont les principales au bout de l’an. Personne ne nie que, si le produit de la récolte non-seulement ne rembourse pas l’agriculteur de ses avances, mais aussi ne le paie pas de ses peines, c’est un état de choses auquel il faut remédier ; alors la question est celle-ci : le mal est-il accidentel ou permanent ? Si deux ou trois années d’une abondance inusitée déprécient les prix à ce point que le producteur soit en perte réelle, on conçoit que l’état prenne des mesures pour empêcher la concurrence des produits étrangers d’accroître une souffrance temporaire ; mais, si le bas prix est l’état habituel et par conséquent normal, des mesures prohibitives ou seulement une augmentation des droits d’entrée ne feraient qu’empirer le mal : elles créeraient pour le pays une existence factice en assurant aux agriculteurs le privilège exclusif et abusif de nourrir la population à un prix plus élevé que ne l’établirait la liberté du commerce ; ce serait lui préparer de grands désastres, car cette existence factice ne peut se maintenir éternellement, et le jour où elle cesse, les intérêts qui se sont développés sous l’abri de droits protecteurs périssent comme des plantes élevées en serre chaude tout à coup exposées au rude contact de l’air.

Depuis long-temps les cultivateurs suisses se plaignent de ne pas retirer de la culture du blé un bénéfice suffisant, et leurs plaintes sont plus vives que jamais, parce que deux récoltes abondantes ont encombré les greniers et les granges. Tout en admettant qu’il y a de l’exagération dans ces craintes, cependant il faut reconnaître que cet état de choses n’est plus accidentel, et qu’il tend à devenir permanent ; je crois même pouvoir dire que, pour quiconque en a recherché les causes avec soin, il est évident que le malaise doit empirer. En aucun autre pays de l’Europe, l’agriculteur, c’est-à-dire le paysan qui cultive lui-même ses terres, n’a une vie matérielle comparable pour le bien-être à celle des populations rurales dans la plus grande partie de la Suisse. C’est une dépense qu’il faut porter en ligne de compte. En second lieu, les propriétés y sont extrêmement morcelées ; sauf un petit nombre d’exceptions, nulle part l’agriculture n’est pratiquée en grand ; elle n’a à sa disposition ni les moyens économiques, ni les procédés de la science, ni les instrumens perfectionnés des grandes exploitations ; le prix de revient en est d’autant plus élevé. Enfin le paysan porte lui-même au marché le surplus de sa récolte et ne réussit pas toujours à la vendre dès la première fois ; c’est encore une dépense de temps et même d’argent. Et, par exemple, d’où vient que les farines de France abondent actuellement sur le marché de Genève, tandis qu’un canton limitrophe, celui de Vaud, est encombré de ses propres produits ? Comment se fait-il que l’agriculture française puisse envoyer sur un marché suisse vendre avec bénéfice les mêmes produits que le cultivateur suisse ne peut céder au même prix sans y perdre ? Dans les pays voisins de la Suisse, la Bourgogne, la Franche-Comté, la Souabe, l’agriculture se fait très en grand ; elle est plus savante, plus perfectionnée, et par cela même plus économique et plus productive. L’importance de la récolte fait de l’agriculteur un négociant qui étudie les marchés, qui expédie au loin, en un mot qui est placé dans une position très supérieure à celle de la plupart des paysans de la Suisse pour tirer le meilleur parti possible des circonstances comme producteur et comme vendeur.

Les chemins de fer qui sillonnent l’Allemagne, et qui commencent aussi à former en France un assez vaste réseau, offrent, pour le transport des céréales et des farines, des facilités qui s’accroîtront encore. Dans un temps très court et avec des frais considérablement réduits et dont le chiffre est connu d’avance jusqu’au dernier centime, on peut dès à présent envoyer d’une extrémité de l’Allemagne à l’autre une masse de blé qui arrive sur le marché à jour fixe. Déjà l’importation annuelle du blé en Suisse par le port de Rorschach ; sur le lac de Constance, s’élève à plus de cinq cent mille quintaux, et cette quantité s’accroîtra, en raison des facilités offertes par les chemins de fer tout récemment terminés ou près de l’être, jusqu’à ce que les prix se soient nivelés dans toute l’étendue des pays soumis à la même influence. En 1846, il fallut en France se servir du canal de Bourgogne pour faire arriver en Suisse les farines américaines achetées au Havre ; le trajet nécessita de cinquante à soixante jours. Le transport des blés venant de Marseille entraîna des frais très considérables, le manque d’eau dans le Rhône ayant entravé la navigation. Aujourd’hui il ne faut plus que vingt ou vingt-cinq jours pour que les envois, non pas du Havre, mais de New-York arrivent en Suisse, grace aux steamers transatlantiques et aux chemins de fer qui unissent le Havre à Dijon. Dans trois ans, les communications de Marseille à Lyon, peut-être jusqu’à Genève, n’exigeront pas plus de un à deux jours.

Il y a un autre fait dont la Suisse doit tenir grand compte pour apprécier l’influence que peuvent exercer les chemins de fer sur son agriculture. Depuis quelques années, les États-Unis d’Amérique entrent pour une part notable dans l’approvisionnement des principaux marchés en Europe, où ils envoient, non pas leurs blés, mais leurs farines, aussitôt que les prix s’élèvent au-dessus de la moyenne. Dans l’année de disette 1846, les États-Unis ont fourni des ressources considérables pour l’alimentation de l’Europe ; d’énormes quantités de farine furent importées en Suisse ; une seule maison en répartit dans le canton de Vaud 6,000 barils, et, quoique achetées dans un moment de disette, ces farines donnèrent encore de gros profits. Ce commerce semble, au premier moment, devoir être tout-à-fait accidentel ; en y réfléchissant mieux, on est porté à croire qu’il s’établira sur des bases de plus en plus solides, parce que l’accroissement de la production et le développement des moyens de transport mettent les États-Unis dans la nécessité d’exporter leurs produits, et leur permettent de les céder à des prix comparativement bas.

Tout semble d’ailleurs favoriser ces progrès incessans du commerce des céréales américaines. L’émigration en Amérique, si nombreuse dans ces dix dernières années, s’est surtout portée vers l’ouest, — le climat et le sol ont encouragé la culture des céréales ; mais les communications, lentes et dispendieuses, ne permettaient guère d’expédier au loin les produits : or un immense réseau de chemins de fer, déjà en partie livrés à la circulation, sera entièrement terminé l’an prochain sur une étendue de 1,100 milles, et mettra en rapport direct Saint-Louis du Mississipi et New-York, de sorte que, pour une faible dépense, les farines venant de plus de 400 lieues de l’intérieur des terres seront amenées sur la côte au navire qui les emportera en Europe. L’homme est un ouvrier intelligent, mais son esprit ne suffit pas toujours à embrasser la portée de l’œuvre qu’il accomplit. En défrichant les solitudes de l’Amérique ou les steppes des bords de la mer Noire, en multipliant les voies de communication et décuplant leur rapidité, il n’a pas prévu toutes les conséquences de ces changemens, ni la grandeur de leurs résultats. Le pauvre émigrant suisse qui a abandonné ses montagnes pour les plaines du Mississipi, en se reposant le soir de son pénible labeur, ne se doute guère que le produit de son travail va troubler l’économie industrielle de ces vallées dont le souvenir le poursuit. Il en est ainsi cependant. Les perfectionnemens de l’agriculture, l’accroissement des défrichemens dans des contrées jusqu’alors désertes et la création des chemins de fer opèrent dans l’économie sociale une révolution dont l’Europe commence seulement à ressentir les premiers effets.

Il n’est pas au pouvoir de la confédération helvétique d’arrêter ou de prévenir les conséquences d’un changement dont les causes sont en dehors d’elle-même. D’ailleurs l’industrie suisse voit avec plaisir un ordre de choses qui doit maintenir la vie à bon marché, elle en a besoin pour soutenir la concurrence au dedans et au dehors. L’agriculture subit, comme l’industrie, comme toutes choses en ce monde, les révolutions qu’amène le déplacement des intérêts. Il y a cinquante ans, la Suisse occidentale possédait des manufactures de toiles peintes dont le commerce s’étendait jusqu’en Asie ; qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Rien. Faute d’avoir su reconnaître le signe des temps, que de fortunes se sont perdues ou ont été compromises dans une lutte de plus en plus désastreuse ! La sagesse veut qu’on s’y prenne à temps pour parer à ces changemens qui s’opèrent par la force des choses, lentement, mais irrésistiblement ; on évite ainsi les misères d’un long dépérissement contre lequel on lutterait en vain. Et qu’on ne s’y méprenne pas, jamais il n’y aura eu de changemens aussi complets, aussi prompts, aussi universels que ceux qui doivent résulter de l’introduction de la vapeur dans l’économie sociale, surtout de la création des chemins de fer. Les frais de transport sont si considérablement réduits, les moyens si immenses et la rapidité si grande, qu’on peut dire que, d’une extrémité de l’Europe à l’autre, il n’y a aucun marché qui ne soit désormais accessible à toutes les productions. Sauf les obstacles qu’opposent les douanes ou que ferait naître la guerre, le prix des denrées de première nécessité doit donc prendre, en Europe, le niveau qu’il ne prenait autrefois que dans une seule et même province.

Sans doute ces changemens ne s’accompliront pas sans oscillations, et il serait ridicule d’affirmer dès aujourd’hui que la culture des céréales n’est plus possible dans aucune partie de la Suisse. Nous signalons seulement une tendance très visible, et dont les effets se feront de plus en plus sentir. En ce moment, les importations des États-Unis sont nulles : au Havre, il n’est entré en deux ans, 1849 et 1850, que trente-six barils de farine ; mais, dans les quatre années précédentes, l’importation dans ce port a été de :


3,036 barils en 1845
55,750 en 1846
555,546 en 1847
2,030 en 1848[3].

À Marseille, les blés d’Odessa ont suivi à peu près la même progression. Du rapprochement de ces chiffres, on peut conclure qu’aussitôt qu’une hausse un peu forte se déclarera sur les céréales, on verra les États-Unis multiplier leurs envois comme en 1846 et 1847.

Les questions que soulève l’établissement des chemins de fer dans ses rapports avec l’industrie agricole commencent, il faut le reconnaître, à préoccuper les agriculteurs suisses ; l’importation des blés de la Souabe produit dans les cantons de l’est, et jusqu’au centre de la confédération, des résultats analogues à ceux que le transport des blés américains, facilité par les chemins de fer français, tend à développer dans la Suisse romande. Dans les cantons de l’est comme dans ceux qui touchent à la France, on parle des modifications ou plutôt des transformations qu’il faudra faire subir à l’agriculture d’ici à une époque très prochaine, et pourtant, qu’on ne l’oublie pas, les deux dernières récoltes ont été abondantes.

Le canton de Vaud produit des céréales en plus grande quantité que ne l’exige sa propre consommation, car, bien que son exportation ne soit pas considérable, cependant il fournit ordinairement une certaine quantité de blé aux pays qui l’avoisinent, notamment au Valais et à Neuchâtel, sans parler des approvisionnemens de pain et de farine qu’emportent avec eux les paysans savoisiens qui fréquentent ses marchés. Nous avons entendu plus d’un propriétaire vaudois, fort en état de porter un jugement sur l’ensemble des besoins et des productions de son pays, exprimer l’opinion que le canton de Vaud sera très prochainement contraint de modifier son agriculture : au lieu d’être en première ligne avec l’industrie viticole, la culture des céréales ne fournira plus que l’appoint des besoins du canton, et les champs se transformeront en prairies.

Que les chemins de fer dont M. Stephenson a tracé le réseau se fassent ou ne se fassent pas, la transformation que l’agriculture suisse pressent elle-même peut être regardée comme inévitable. Les plaintes de l’agriculteur ne proviennent point de ce que, les besoins de la population ayant diminué, la quantité de la consommation est tombée au-dessous de celle de la production. C’est tout le contraire qui arrive. Pour peu qu’on pénètre dans les détails de la vie domestique des agriculteurs de la Suisse romande, on ne peut méconnaître que l’aisance ne soit en progrès dans la plupart des ménages ; les besoins et la consommation n’ont donc pas diminué, tant s’en faut, et, si les produits ne rapportent pas suffisamment à l’agriculteur, c’est que le prix de revient est trop élevé, qu’il ne peut plus soutenir la libre concurrence avec les produits étrangers. Que le cultivateur vaudois, par exemple, compare ce que produisaient ses terres au commencement de ce siècle à ce qu’elles produisent de nos jours, ce qu’était alors son économie domestique, et ce que sont aujourd’hui ses besoins et ses dépenses : — il reconnaîtra sans aucun doute que les causes du malaise dont il se plaint sont celles qui viennent d’être indiquées.

Si l’on cherche maintenant à déterminer quelle sera la nature de cette transformation à laquelle l’agriculture suisse doit se préparer, on est conduit à croire que ses produits prendront un caractère plus industriel. L’agriculture consultera les besoins des manufactures plutôt que ceux des marchés de denrées, désormais alimentés par l’étranger. Déjà, à la recommandation du président de la classe d’agriculture de Genève, on a commencé dans plusieurs cantons des essais en grand de la culture de la garance. La chaleur n’est point nécessaire au succès de cette culture. La Silésie produit annuellement vingt mille quintaux métriques de garance, la Hollande quarante mille, l’Alsace vingt mille, le royaume de Naples quinze mille, etc. On le voit, le climat est, bien moins que la nature du sol, la condition essentielle à la réussite de la garance. Si le palud d’Avignon en fournit de si riches récoltes, c’est que la culture de cette plante y est favorisée par un sol d’alluvion, profond, marécageux, et que dominent des collines de sulfate de chaux. Les mêmes qualités de terrain se retrouvent également dans les cantons du Valais, de Vaud et de Berne.

L’industrie de la production de la soie prendra aussi probablement une extension nouvelle en Suisse. Ce n’est pas le mûrier qui lui a fait défaut jusqu’à présent : ce sont les mœurs des pays séricicoles ; on a élevé des vers à soie par curiosité, par mode, par manière de passe-temps, mais nulle part on n’en a fait une affaire sérieuse, quoique les produits suisses obtiennent à Lyon les meilleurs prix. Il faut de longues années pour introduire de nouvelles habitudes dans les campagnes ; la nécessité abrégera peut-être cet apprentissage, favorisé par l’impulsion très grande que les malheurs de la France en 1848 ont donnée à la fabrication des rubans et des étoffes de soie en Suisse : tout ce que Lyon et Saint-Étienne perdirent à cette époque, Zurich et Bâle l’ont gagné.

Les conséquences de cette transformation de son industrie agricole imposeront à la Suisse un changement notable dans les rapports commerciaux de la confédération avec les états qui l’avoisinent, surtout avec la France. La position actuelle de la république helvétique autorise plus qu’on ne le croit peut-être en Europe cette direction nouvelle donnée à sa politique commerciale. Au milieu des troubles de 1845, il s’est accompli en Suisse un fait qui n’a guère été remarqué que par les populations des cantons. La Suisse était une confédération d’états, elle est devenue une république unitaire : armée, commerce, postes ; monnaies, chemins de fer, rapports diplomatiques, douanes, tout est devenu fédéral, c’est-à-dire que sur ces points la souveraineté cantonale a été abolie ; elle a passé tout entière à l’assemblée fédérale. Jusqu’en 1848, la Suisse a prospéré sous le régime de la plus entière liberté du commerce ; un seul exemple suffit pour le prouver : ses filatures de coton ont atteint à une perfection égale en tous points aux plus beaux résultats de l’industrie anglaise, et leur nombre s’accroît toujours. Sous l’ancien pacte, la souveraineté cantonale était le principe dominant ; ce principe assurait non-seulement la neutralité politique de la Suisse, mais aussi (et pour le moins autant) sa neutralité commerciale, toute alliance en dehors du pacte étant quasi-impossible entre vingt-deux petits états différant entre eux par les intérêts, les lois et la langue. Aussi, lorsque la France, entrant de plus en plus dans les voies du système protecteur, eut fermé ses marchés aux importations de la Suisse, l’idée de répondre par des prohibitions aux mesures commerciales de la France, se fit jour à la diète. Autrefois les fromages suisses entraient en France sans payer aucun droit ; sous l’empire, ils payèrent 6 francs par quintal métrique ; en 1820, ce fut 15 francs ; actuellement, c’est 20 francs[4]. En 1806, le bétail payait par tête 3 francs pour les bœufs gras, 1 franc pour les vaches ; en 1822, les droits furent élevés à 50 francs pour les boeufs, et 25 fr. pour les vaches. Les pailles fines tressées paient 5 fr. 50 cent. par kilogramme, c’est-à-dire cent fois plus que les pailles grossières. Toutes les remontrances de la Suisse auprès du gouvernement français étant restées sans succès, treize cantons conclurent entre eux, en 1822, un concordat qui frappa de droits d’entrée plus ou moins élevés les importations de la France ; mais neuf cantons s’étaient refusés à cette alliance, et parmi eux se trouvaient quelques-uns des cantons qui forment la frontière du côté de la France : le concordat ne fut plus qu’une lettre morte. Bon gré, mal gré, la liberté du commerce continua à exister en Suisse. La France et toutes les autres puissances purent prendre, sans craindre de représailles, les mesures les plus contraires à l’industrie et au commerce de la république helvétique.

Le pacte de 1848 a totalement changé cet état de choses. Si les faits de 1822 se reproduisaient de nos jours, non-seulement une majorité d’un seul canton, mais une majorité d’une seule voix dans l’assemblée fédérale contraindrait tout le reste de la Suisse à entrer dans un seul et même système. Une des premières mesures qui ont suivi l’abolition de l’ancien pacte a été l’établissement des douanes, déguisées sous le nom de péages transportés à la frontière ; mais le système des péages est si véritablement un système de douanes, qu’il suffit maintenant d’un simple trait de plume, d’un simple changement de chiffre dans les tarifs pour jeter du jour au lendemain toute la confédération dans l’alliance commerciale de la France ou de l’Allemagne, de l’Autriche ou de l’Italie. Cette nouvelle organisation excite un profond mécontentement dans les populations des cantons-frontières. Cependant, comme elle est la base du nouvel ordre de choses politique qui ne pourrait se maintenir si le produit des douanes venait à lui manquer, comme cette organisation répond d’ailleurs aux vœux des cantons industriels qui tentèrent, en 1822, de faire adopter des mesures de prohibition contre la France, — il n’est pas à présumer que la confédération y renonce ; au contraire, il faut s’attendre à ce qu’elle cherche une compensation aux inconvéniens du nouveau système dans les avantages que pourront lui procurer des traités de commerce.

Quand l’établissement des chemins de fer aura opéré en Suisse la transformation des intérêts agricoles, c’est en France que plusieurs des principaux cantons devront chercher de nouveaux débouchés. Quelques chiffres tirés du rapport de M. Coindet prouvent que ces cantons ont droit à une réciprocité que la Suisse n’a pas encore obtenue. Au point de vue de la consommation, la Suisse est, à l’égard de la France, le troisième état dans le monde commercial. Elle reçoit pour 35 à 36 millions de produits français et ne vend à la France que pour 16 à 17 millions des siens.

En 1840, les importations générales de la France en Suisse ont été de :


Fr.
40,597,297 produits naturels
50,255,142 objets manufacturés
90,852,439

Les importations générales de la Suisse en France ont été de :


Fr.
23,399,836 matières premières nécessaires à l’industrie,
2,554,717 objets de consommation naturels,
44,104,509 objets manufacturés
70,059,062

Mais dans ces deux tableaux, si l’on prend seulement les objets provenant du pays qui exporte, les sommes s’établissent ainsi :


fr.
La France a importé de ses produits en Suisse pour 35,658,733
La Suisse a importé de ses produits en France pour 16,924,051
Différence en faveur de la France 18,734,682

La France fournit à la Suisse près du double de ce qu’elle en reçoit. Il y a plus : dans les importations de la France, les marchandises fabriquées sont dans la proportion de 86 pour cent de la somme totale ; dans les exportations de la Suisse, ces marchandises n’entrent que dans la mesure de 40 pour cent. Or, est-il besoin de le dire ? sur les objets manufacturés, les bénéfices sont beaucoup plus considérables que sur les produits naturels. Cette différence si défavorable à la Suisse est encore aggravée par l’effet des douanes françaises c’est ainsi que dans une même année on voit la Suisse exporter en France pour 1,300,000 francs de peaux brutes et recevoir de la France pour 800,000 francs de cuir ouvré. La Suisse n’aurait-elle pas eu plus de profit, si ces peaux avaient été travaillées chez elle ? Mais la douane française admet à bas prix les peaux brutes comme matière dont elle a besoin, et frappe de droits équivalens à une prohibition le cuir ouvré, parce qu’elle ne veut pas de concurrence chez elle pour une marchandise dont elle prétend cependant fournir les marchés de la Suisse.

Et qu’on ne croie pas, jugeant des intérêts commerciaux par le chiffre comparé des populations, que la Suisse soit pour la France un débouché de minime valeur. La Suisse, qui n’a que deux millions et demi d’habitans, est de beaucoup l’état le plus important dans le commerce que la France fait par terre. En 1840, le commerce de la France, importation et exportation, s’est résumé ainsi :


millions
avec la Suisse 161
la Belgique 125
les États Sardes 105
l’Allemagne 98
l’Espagne 72
la Prusse 18
la Hollande 3

Si nous prenons le tableau général du commerce français par terre et par mer, la position de la Suisse vis-à-vis de la France n’est guère moins importante : trois états maritimes seulement prennent rang avant elle, l’Union de l’Amérique du Nord, la Grande-Bretagne et la Sardaigne,


millions
Les États-Unis 312
L’Angleterre 270
La Sardaigne, 174
La Suisse 161
L’Espagne 147

Puis viennent la Belgique, l’Allemagne, la Russie, les Pays-Bas, la Toscane, les villes anséatiques, le Brésil, la Turquie, etc.

En résumé, le projet de M. Stephenson et Swinburne pour l’établissement d’un réseau de chemins de fer dans les cantons démontre, contrairement à l’opinion généralement reçue, qu’il est possible et même facile de construire ces nouvelles voies avec économie et utilité dans les directions principales que suit la circulation en Suisse jusqu’au pied des Alpes. Le rapport présenté par M. Coindet au département des travaux publics de la confédération reprend, au point de vue des intérêts commerciaux de la Suisse, la question traitée par les ingénieurs anglais au point de vue de l’exécution matérielle. Il est évident désormais que, par suite de l’établissement des chemins de fer, les rapports entre la confédération helvétique et les états qui l’avoisinent devront subir des modifications importantes ; il est évident aussi que, pour introduire ces modifications dans sa politique commerciale, la Suisse dispose, grace à ses institutions unitaires, de moyens qu’elle ne possédait pas avant 1848. Il y a là en germe toute une situation nouvelle à laquelle le commerce européen, le commerce français surtout, doit se préparer.


G. BONNET

de Genève.

  1. C’est en Amérique surtout qu’on peut voir des plans inclinés desservis par des machines fixes, au lieu de rampes desservies par des locomotives, sur des lignes de fer dont quelques-unes sont très importantes et figurent parmi les artères commerciales du pays. M. Michel Chevalier, dans son Histoire et description des voies de communication aux États-Unis, a particulièrement décrit les appareils fixes et les accessoires des plans inclinés du chemin de fer du Portage, qui fait partie de la grande ligne de Philadelphie à l’Ohio, et du chemin de fer de Sunbury à Pottsville. Sur le premier, les plans inclinés, au nombre de dix, ont une pente de 8 à 10 pour 100 ; sur le second, un fort habile ingénieur, M. Moncure Robinson, n’a pas craint d’aller jusqu’à 30 pour 100.On conçoit quelle facilité il en résulte pour franchir à peu de frais une région montagneuse.
  2. Le char est de 6 hectolitres et 69 litres.
  3. L’auteur du Rapport s’exagère peut-être la quantité de céréales ou de farines que les États-Unis peuvent fournir à l’Europe en temps ordinaire. C’est surtout dans le cas de mauvaises récoltes en Europe que l’Amérique peut avec avantage y envoyer des blés ou des farines. L’agriculture américaine prend une part plus régulière à l’alimentation de l’Europe par l’envoi de viandes salées ou conservées, de beurre salé et de fromage. Ce sont des articles que l’on expédie en notable quantité maintenant en Angleterre, au grand avantage de la population anglaise, qui est ainsi mieux nourrie.
  4. Depuis 1822, le droit est de 16 fr. 50 cent. sur le poids brut, ce qui équivaut à 20 francs.