Les Chemins de fer et l’Etat - Les Conventions

Les Chemins de fer et l’Etat - Les Conventions
Revue des Deux Mondes3e période, tome 60 (p. 410-435).
LES
CHEMINS DE FER ET L’ÉTAT

LES CONVENTIONS.

La question des chemins de fer est à la veille de recevoir une solution. Les conventions passées avec les compagnies pour l’exécution du troisième réseau ont été approuvées par la chambre des députés. Le sénat ne refusera point sa sanction aux projets qui lui arrivent, préparés par de longues négociations entre le gouvernement et les compagnies, ainsi que par les débats approfondis de la chambre. L’opinion publique est impatiente de voir la fin des incertitudes et des difficultés qui se prolongeaient au détriment du crédit public et privé, du commerce et de toutes les branches de travail.

Bien que la question des chemins de fer, après tant d’écrits et de discours, doive être aujourd’hui très connue, il ne semblera peut-être pas inutile de marquer avec précision l’origine, le caractère et la portée financière et pratique de ces nouvelles conventions, qui sont appelées à prendre date dans l’histoire déjà si complexe de nos voies ferrées. Les débats qui ont eu lieu à la chambre des députés méritent d’ailleurs que l’attention s’y arrête. Ils ont fourni aux divers systèmes politiques et économiques, en matière de chemins de fer, l’occasion de se produire et de se combattre; ils ont eu l’ampleur que comportait la gravité du sujet et l’intérêt supérieur qui s’attache à l’étude d’un grand service public. Pourquoi ne pas ajouter que l’attaque comme la défense des conventions a été parfaitement servie par le talent des orateurs et que le souvenir de cette discussion très difficile, hérissée de chiffres et de détails, honore le parlement? Il nous suffira donc, après avoir rappelé les termes des conventions, de résumer les débats de la chambre, d’en reproduire aussi fidèlement que possible la physionomie et les incidens pour obtenir une idée exacte des opinions et des sentimens qui doivent, pendant une période plus ou moins longue, diriger l’action des pouvoirs publics à l’égard des chemins de fer.


I.

La discussion du budget extraordinaire de 1883 avait démontré que la situation financière ne permettait pas de continuer, au compte de l’état, et à coups d’emprunts, les chemins de fer tracés dans le plan de M. de Freycinet. D’un autre côté, il semblait impossible de ne point poursuivre l’œuvre commencée. Indépendamment des considérations électorales, qui devaient être d’un grand poids, l’intérêt politique commandait d’assurer l’exécution de ces vastes projets qui avaient été présentés et acclamés comme une sorte de manifestation républicaine. Aussi la chambre des députés, modifiant l’attitude qu’elle avait gardée jusqu’alors, se vit-elle amenée par la force des choses à reconnaître la nécessité de faire appel au concours des compagnies et de traiter avec elles pour le troisième réseau, dans des conditions analogues à celles qui avaient procuré au pays l’organisation du second réseau. Nous avons, dans une précédente étude[1], exposé cette situation, par suite de laquelle la question des chemins de fer était devenue, avant tout, une question de budget réclamant une décision immédiate.

Le ministère des travaux publics, chargé des négociations, ne devait pas être pris au dépourvu, car l’entente avec les compagnies était conforme à sa doctrine et à ses traditions; tous les ministres qui, depuis 1870, s’étaient succédé dans la direction de ce département, républicains ou non, avocats ou ingénieurs, avaient conclu à la pratique du système adopté sous l’empire pour l’extension des voies ferrées, et, s’il n’avait pas été donné suite aux conventions préparées en 1880 et en 1882 avec la compagnie d’Orléans, l’étude et la présentation de ces projets attestaient que le gouvernement, après avoir passé en revue toutes les combinaisons, était revenu au point de départ et demeurait persuadé que, pour l’exécution des nouvelles lignes, le concours des compagnies était indispensable. — De même, les conseils d’administration des compagnies, observant avec soin les mouvemens d’opinion qui se produisaient dans le monde parlementaire et financier, avaient dû se préoccuper de la création du troisième réseau et, prévoyant les différentes éventualités, se tenir prêts soit à défendre les intérêts dont ils avaient la garde contre les menaces de concurrence ou même de dépossession, soit à négocier en vue d’arrangemens amiables. — Le gouvernement et les compagnies se trouvaient donc en mesure d’ouvrir sans retard les négociations prévues et même indiquées au cours de la discussion du budget extraordinaire de 1883, et l’on était, de part et d’autre, également désireux de s’entendre. Toutefois ces bonnes dispositions ne supprimaient pas les difficultés à résoudre. Si la majorité de la chambre s’était résignée à ce que le gouvernement traitât avec les compagnies, elle avait réservé certains points sur lesquels sa volonté paraissait devoir être inflexible; elle s’était prononcée à l’avance contre toute atteinte portée au droit de rachat ; et elle avait annoncé la résolution de transférer, ou plutôt, suivant sa doctrine, de restituer au gouvernement le droit absolu de régler les tarifs. Cette question des tarifs, jointe au nombre et à la complication des clauses financières qui étaient à débattre, aurait pu, en d’autres circonstances, compromettre le succès des négociations; mais les parties intéressées avaient tant de hâte d’en finir qu’elles se rencontrèrent promptement dans la voie des transactions et des compensations équitables. Dès le 11 juin 1883, le ministre des travaux publics, M. Raynal, fut en mesure de présenter à la chambre les projets de loi relatifs aux conventions passées avec les compagnies de Lyon, du Nord, de l’Est et du Midi. La convention avec la compagnie d’Orléans fut déposée quelques jours plus tard, et la convention avec la compagnie de l’Ouest, le 17 juillet.

Le but à atteindre au moyen de ces traités était double : premièrement, il s’agissait d’assurer l’exécution du troisième réseau en répartissant les lignes entre les six compagnies et le réseau du chemin de fer de l’état dont on voulait conserver et améliorer la configuration ; en second lieu, il fallait organiser un mécanisme financier, qui, mettant les ressources des compagnies au service du trésor et la garantie de l’état au service des compagnies, permît d’achever aussi promptement que possible des travaux très considérables et de supporter les déficits de l’exploitation des nouvelles lignes, sans qu’il en résultât une charge excessive pour les budgets futurs et sans que la prospérité des compagnies fût compromise. — C’était bien là, dans ses traits généraux, le système qui avait été appliqué pour la construction du deuxième réseau ; mais l’entreprise devait être en 1883 beaucoup plus complexe qu’elle ne l’avait été en 1859 ; car on allait d’un seul coup attribuer ou imposer à des compagnies, qui déjà paraissaient surchargées, la concession de plusieurs milliers de kilomètres; l’intérêt politique commandait de procéder immédiatement à cette répartition de travaux, et, au point de vue financier, il était aussi aisé de prévoir que difficile de calculer les pertes annuelles de l’exploitation si démesurément agrandie. Quelques chiffres sont ici nécessaires, afin d’indiquer avec précision l’état de nos voies ferrées à la veille des traités.

Au 31 décembre 1882, le réseau des chemins de fer d’intérêt général, pour la France continentale, se composait de 40,782 kilomètres, ainsi répartis :


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Chemins de fer concédés aux six grandes compagnies 23,040 kilomètres.
Chemins de fer concédés aux compagnies secondaires et de ceinture 1,293 «
Réseau de l’état 2,622 »
Chemins de fer non concédés 13,827 »
Total 40,782 kilomètres.


Sur ce chiffre, 26,330 kilomètres étaient en exploitation et 5,650 en construction ; 4,551 kilomètres étaient déclarés d’utilité publique, mais non encore commencés; 4,251 attendaient encore la déclaration d’utilité publique.

Les six grandes compagnies étaient sur le point de terminer la totalité des lignes qui leur avaient été concédées; sur 23,040 kilomètres de concession, elles en exploitaient 21,194 ; il ne leur restait à achever que 1,846 kilomètres, dont les trois quarts étaient en construction. De même pour le réseau concédé aux compagnies secondaires, pour les lignes de ceinture et pour le réseau de l’état : sur les 3,915 kilomètres formant le total de ce qui leur était attribué, 3,193 étaient en exploitation ; le reste, en construction ou à la veille d’être entrepris.

Il n’en était ainsi pas de la catégorie des chemins de fer non concédés, lesquels se composaient de 13,827 kilomètres, dont voici le détail : ¬¬¬

Lignes comprises dans les lois des 16 et 31 décembre 1875 2,795 kilomètres.
Lignes comprises dans la loi du 17 juillet 1879 (Projet Freycinet) 8,823 »
Lignes décrétées par des lois spéciales 297 »
Lignes rachetées ou reprises par l’état 782 »
Anciennes lignes d’intérêt local incorporées dans le réseau d’intérêt général 1,130 »
Total 13,827 kilomètres.


Sur ce total, 1,926 kilomètres étaient en exploitation à la fin de 1882 ; 3,633 en construction. Le surplus (8,268 kilomètres) n’avait encore reçu aucun commencement d’exécution[2].

Il résulte de cet exposé que, si les compagnies étaient arrivées, ou à peu près, au terme des travaux de construction pour les concessions dentelles étaient chargées, l’état, qui, depuis 1875, avait décrété 13,827 kilomètres de lignes nouvelles sans les concéder en même temps à l’industrie privée, n’avait encore pu mettre en exploitation que 1,926 kilomètres. Il lui restait près de 11,000 kilomètres à construire. Par des procédés de trésorerie, par des émissions de rentes amortissables, il avait pu entamer la construction de 3,633 kilomètres ; mais déjà, pour ces travaux entrepris sur cent cinquante lignes différentes, les crédits commençaient à lui faire défaut, et comme il avait à pourvoir en même temps à d’autres dépenses très considérables pour les ports, pour les canaux, pour les écoles, etc., il lui devenait absolument impossible de continuer le troisième réseau. Ajoutons que, pour les lignes ou plutôt pour les sections de lignes qu’il avait construites, il avait dû organiser un régime provisoire d’exploitation en attendant qu’une résolution fût prise non-seulement sur les nouvelles lignes, mais encore sur l’ensemble des voies ferrées. Ce régime provisoire avait le double défaut d’être onéreux pour le trésor et de laisser les grandes compagnies sous la menace d’un rachat général, situation qui risquait de compromettre leur crédit et qui était contraire à tout progrès dans le service de l’exploitation.

L’état était donc très intéressé à recourir, comme par le passé, aux ressources de l’industrie privée ; il y était même obligé sous peine de laisser tomber en faillite les engagemens parlementaires. Cette nécessité n’était contestée que par les théoriciens du rachat, mais ceux-ci commençaient à se faire moins écouter, depuis que la détresse financière était mieux connue, et le gouvernement pouvait compter que la chambre accepterait ce qu’elle avait repoussé pendant la période de prospérité apparente, c’est-à-dire le concordat avec les grandes compagnies. Celles-ci, avec leur organisation solide, étaient seules capables de concourir à l’établissement du troisième réseau, et comme on voulait procéder vite et sûrement, les esprits pratiques ne devaient point s’arrêter à l’examen de diverses propositions, qui consistaient à créer des compagnies nouvelles, locales ou régionales, afin de ne pas augmenter le domaine, l’influence, le monopole des anciennes compagnies.

Après avoir recherché quelle était, dans cette grosse affaire, le rôle du gouvernement, quel était l’intérêt de l’état, il convient d’examiner la situation, le rôle, et l’intérêt des compagnies, au moment où les négociations allaient s’ouvrir. Tout d’abord leurs représentans devaient saisir avec empressement l’occasion de clore, au moins pour un temps, cette importune polémique du rachat qui depuis cinq ans remettait sans cesse leur existence en question. S’ils savaient que le droit de l’état inscrit à cet égard dans les cahiers des charges ne pouvait pas être abandonné, ils espéraient se précautionner contre l’exercice de ce droit par des dispositions qui attiraient pour effet de désarmer dans l’avenir les partisans du rachat en rendant cette opération plus difficile. En second lieu, puisque l’état faisait appel à leur concours, les administrateurs des compagnies pouvaient demander que la condition de leurs entreprises, au point de vue des revenus annuels et des dividendes à distribuer, ne fût pas affectée d’une manière sensible par le nouvel ordre de choses, et que le service rendu au trésor ne risquât point de déprécier les capitaux anciennement engagés. Cette exigence légitime donnait aux compagnies une grande force pour défendre la propriété de leurs tarifs, c’est-à-dire l’unique gage de leurs recettes, et pour obtenir l’extension des garanties financières qui avaient été appliquées à la constitution du second réseau. Jusqu’alors l’état n’avait cautionné que le capital d’emprunt, les obligations; du moment que, par de nouveaux contrats, les compagnies allaient être surchargées de travaux et de services reconnus très onéreux, il devait paraître équitable que le revenu des actions fût également protégé, dans une certaine mesure, contre la menace de réductions trop fortes et trop brusques. Enfin, il y avait intérêt pour les compagnies à resserrer les liens de solidarité qui existent depuis vingt-cinq années entre elles et l’état, à s’associer plus étroitement avec le trésor et avec l’administration publique, à conjurer ainsi la concurrence, les conflits de toute sorte, et à se prémunir, avec un tel soutien, contre les attaques, souvent inconsidérées, mais toujours périlleuses, qui s’acharnent, en France plus qu’ailleurs, sur les grandes entreprises.

Telles étaient les raisons d’ordre supérieur qui devaient inspirer les résolutions des conseils d’administration. Les traités destinés à réaliser l’accord pouvaient, quant aux clauses principales, être rédigés à peu près dans les mêmes termes ; mais il y avait à tenir compte de la situation particulière des différentes compagnies pour fixer la part de concours qui pouvait être obtenue de chacune d’elles; car elles ne se trouvaient pas dans des conditions égales de prospérité et de ressources. Les compagnies du Nord et de Lyon avaient pourvu à l’insuffisance des recettes sur leur deuxième réseau par le simple effet du déversoir, et elles n’avaient pas eu besoin de recourir à la garantie d’intérêt stipulée dans les conventions de 1859. Les autres compagnies avaient, au contraire, fait appel à cette garantie, et, au 31 décembre 1881, elles devaient, de ce chef, à l’état, une somme de 657 millions (capital et intérêts). Parmi ces dernières, le Midi, l’Orléans et même l’Est commençaient à opérer des remboursemens annuels, grâce à l’amélioration progressive de leur deuxième réseau, tandis que l’Ouest demeurait encore obligé de réclamer le secours de la garantie, et d’accroître chaque année le chiffre de sa dette envers le trésor. Ces situations si diverses comportaient des différences dans les calculs qui devaient s’appliquer à chaque convention.

Les articles des traités sont expliqués avec les détails nécessaires dans les documens présentés à la chambre par le ministre des travaux publics, M. Raynal, ainsi que dans les rapports rédigés, au nom de la commission parlementaire, par M. Rouvier. Il suffit de résumer ici les dispositions essentielles.

La concession de 10,000 kilomètres environ, appartenant aux lignes classées depuis 1875, est répartie entre les six compagnies, qui auront à se procurer successivement, par l’émission d’obligations, les sommes nécessaires pour l’achèvement du troisième réseau dans un délai maximum de dix ans. Les compagnies contribuent à la dépense à raison de 50,000 francs par kilomètre, soit 25,000 francs pour les travaux de superstructure et 25,000 fr. pour la fourniture du matériel roulant ; le surplus, évalué à 200,000 francs par kilomètre, demeurera à la charge de l’état et sera remboursé aux compagnies au moyen d’annuités représentant l’intérêt et l’amortissement du capital obtenu par l’émission des obligations. Celles des compagnies qui sont actuellement débitrices du trésor au compte de la garantie d’intérêt devront appliquer au remboursement de ces avances les premiers capitaux qu’elles se procureront pour les travaux, de telle sorte que le trésor n’aura à leur payer d’annuité qu’à partir du moment où, sa créance sur les compagnies étant éteinte, il commencera à devenir à son four débiteur des compagnies. En vertu de dispositions particulières, la compagnie du Nord fournira, comme fonds du concours non remboursable, une somme de 90 millions, et la compagnie d’Orléans, une somme de 50 millions, pour des rétrocessions de lignes ou pour des travaux dont elles supporteront seules la dépense. Ainsi se trouve résolu le problème de la construction. Le capital de plus de 2 milliards est procuré par les compagnies; l’état n’aura plus à payer que des annuités, dont le chiffre sera peu élevé pendant les prochains exercices, parce que les premiers capitaux employés à la construction seront appliqués à l’extinction de la dette des compagnies (dette ramenée par l’escompte à 550 millions), et que, par suite, ils ne comporteront ni intérêt ni amortissement à la charge du trésor.

Pour ce qui concerne l’exploitation, les compagnies sont chargées d’y pourvoir. Mais, durant la période de construction et jusqu’à l’achèvement du troisième réseau, les insuffisances de recettes pour les lignes nouvelles seront portées au compte de premier établissement, c’est-à-dire ajoutées aux dépenses de capital que les compagnies paient avec leurs emprunts remboursables par l’état au moyen d’annuités. L’imputation de ce déficit sur le compte de premier établissement délivre les compagnies d’une charge immédiate qu’il n’aurait pas été juste de leur imposer et permet au trésor de ne rembourser que par annuités une dépense qui eût lourdement grevé les prochains budgets. A l’expiration de la période de construction, c’est-à-dire après un délai moyen de dix ans, les insuffisances de l’exploitation seront supportées exclusivement par les compagnies.

La distinction précédemment établie pour la comptabilité entre le premier et le deuxième réseau des chemins de fer est supprimée. Si l’on avait dû persévérer dans la pratique de ce système, qui a, d’ailleurs, donné lieu à de nombreuses critiques, il aurait fallu établir un compte spécial pour le troisième réseau et accroître ainsi les complications existantes. Il y aura désormais, pour l’ensemble des lignes de chaque compagnie, un compte unique de recettes et de dépenses, et l’alea considérable que doit y introduire l’exploitation des nouvelles lignes sera mitigé, au profit des compagnies, par l’adoption d’un chiffre de dividende qui sera prélevé, concurremment avec les autres dépenses, sur les produits de chaque année, avant que s’exerce l’ancien droit de partage des bénéfices qui est stipulé au profit du trésor. Ce chiffre, qui diffère selon les compagnies, a été calculé de manière à réserver à chacune d’elles un dividende à peu près égal aux dividendes moyens de la dernière période. Par compensation et en échange du dividende réservé, sinon garanti, le partage éventuel des bénéfices s’opérera non plus par moitié, mais dans la proportion des deux tiers au profit de l’état et d’un tiers au profit des compagnies.

Rien n’est changé aux règles anciennes en matière de tarif; mais les compagnies s’engagent formellement à réduire les prix de la grande vitesse en proportion des dégrèvemens que, de son côté, l’état consentirait sur les taxes et surtaxes qui frappent cette catégorie de transports, et elles sont disposées à re viser, par une classification uniforme et plus simple, les tarifs des marchandises, lesquels demeurent soumis à l’homologation du ministre des travaux publics, formalité que l’on annonce devoir être plus attentive ou plus stricte que par le passé.

Quant au droit de rachat, il demeure intact entre les mains de l’état, qui conserve également la faculté de concéder de nouvelles lignes à d’autres compagnies. Les traités confirment, à cet égard, les clauses insérées dans les anciens cahiers des charges, en les complétant par des dispositions qui se rapportent à l’évaluation des lignes dont la mise en exploitation remonterait à moins de quinze ans et au remboursement des dépenses, dites complémentaires, exécutées sur chaque réseau avec l’approbation du gouvernement.

Il est nécessaire de se reporter au texte même des conventions pour en saisir tous les détails. Le nombre et la difficulté des questions à résoudre feront excuser ce qu’il peut y avoir d’incomplet dans le résumé qui précède. Au surplus, le récit de la discussion qui s’est engagée devant la chambre nous permettra de combler les lacunes et d’éclaircir les points qui seraient demeurés obscurs. Les débats parlementaires fournissent nécessairement le meilleur commentaire des nouveaux contrats,


II.

La chambre avait décidé que l’examen des projets de loi relatifs aux conventions serait renvoyé à la commission du régime général des chemins de fer, contrairement à l’avis de plusieurs membres, qui demandaient que l’on observât les règles habituelles de la procédure parlementaire par l’examen préalable dans les bureaux, qui auraient élu une commission spéciale. Cette question de forme, débattue lors de la présentation des projets, n’était pas sans importance. La commission du régime général des chemins de fer était en fonctions depuis plus d’un an; elle avait été instituée pour examiner au fur et à mesure les nombreux projets de classement qui se rattachaient à l’exécution du troisième réseau, et elle semblait ainsi chargée de préparer toutes les décisions intéressant les voies ferrées. On pouvait cependant ne pas étendre sa compétence à l’étude de ces nouvelles conventions, qui n’avaient pas été prévues dans le programme de ses travaux. Il était à craindre, d’après les dispositions connues de la plupart de ses membres, qu’elle ne se montrât systématiquement hostile à l’égard de combinaisons qui avaient pour effet d’augmenter le périmètre attribué aux grandes compagnies. Une commission spéciale eût offert peut-être de meilleures garanties d’impartialité, avec un mandat donné par les bureaux sous l’inspiration des intérêts politiques et financiers du moment. Mais il y avait urgence; la commission du régime général des chemins de fer pouvait procéder plus rapidement à l’étude des projets de loi présentés par le gouvernement; elle comptait d’ailleurs parmi ses membres les députés les plus expérimentés et les plus autorisés. Ces motifs décidèrent la chambre (séance du 11 juin 1883). La commission se mit sans retard à l’œuvre; le 10 juillet, M. Rouvier déposa le rapport concluant à l’approbation des conventions passées avec les compagnies de Lyon, du Nord, d’Orléans, du Midi et de l’Est, et, dans la séance du 12, le ministre des travaux publics demanda que l’ouverture de la discussion générale fût fixée au 16 juillet.

Un débat prolongé s’engagea sur cette fixation de date. Le ministre, M. Raynal, fit observer que l’établissement du budget extraordinaire dépendait de la décision qui serait prise au sujet des conventions et que les délibérations de la chambre, éclairées par le rapport de la commission, devaient être ouvertes immédiatement si l’on voulait aboutir en temps utile, car il fallait, avant la fin de l’année, obtenir le vote du sénat et la sanction des assemblées générales d’actionnaires. Le ministre des finances, M. Tirard, s’associait à ces déclarations. De son côté, M. Allain-Targé demandait à connaître au préalable le projet de budget extraordinaire, afin de juger s’il était vraiment nécessaire de voter les conventions et d’enchaîner pendant soixante-quinze ans la question des chemins de fer pour obtenir l’équilibre financier : suivant lui, le langage des ministres était de nature à nuire au crédit de l’état. Il lui semblait, en outre, et non sans raison, malgré les précédens invoqués par M. Raynal, que, pour des contrats d’une importance aussi exceptionnelle, le vote final, la sanction définitive ne devait pas appartenir à des assemblées d’actionnaires. Un autre membre de la commission, M. Papon, déclarait que toutes les questions n’avaient pas été complètement élucidées, que les documens distribués à la chambre étaient insuffisans, et qu’il convenait, à tous égards, de ne point fixer à une date aussi rapprochée le jour de la discussion. — Ce fut une escarmouche qui ne manqua ni d’animation, ni même d’aigreur, et par laquelle les adversaires des conventions commencèrent à se compter. Au vote, 111 voix seulement se prononcèrent pour l’ajournement, et 385 pour la discussion prochaine demandée par les ministres. Dès ce moment, après l’échec de la première manœuvre d’opposition parlementaire, il était certain que le gouvernement et les conventions auraient gain de cause.

La discussion s’ouvrit donc le 16 juillet, et elle remplit quatorze séances pour ne se terminer que le 2 août, dernier jour de la session. Elle fut jusqu’au bout des plus ardentes. Les projets de loi eurent pour adversaires MM. Madier de Montjau, Allain-Targé, Wilson, de La Porte, Lesguillier, Waddington, Lockroy, Camille Pelletan, Jean David, Sourigues, Achard, etc., les uns s’attaquant au principe même des conventions, les autres critiquant telle ou telle de leurs clauses, ou proposant des amendemens qui en auraient plus ou moins altéré le caractère. Ils furent défendus par MM. Loubet, George Graux, Léon Renault, Lebaudy, par le rapporteur, M. Bouvier, et par les membres du gouvernement, M. Raynal, ministre des travaux publics, M. Baïhaut, sous-secrétaire d’état, et M. Tirard, ministre des finances. Décrire ce long débat en reproduisant les opinions successivement exprimées par chacun des orateurs, ce serait nous exposer à de fréquentes redites; il est préférable de classer avec ordre les argumens et de mettre en relief les questions qui ont arrêté plus particulièrement l’attention de la chambre.

En première ligne nous voyons apparaître l’argument tiré du droit souverain de l’état, droit inconciliable avec le régime des concessions et avec le maintien des grandes compagnies. Ce fut M. Madier de Montjau qui, au nom de ses collègues de l’extrême gauche, se chargea de soutenir cette thèse prétendue démocratique dans une allocution violente où éclatait à chaque phrase la déclamation que le sujet comporte. Retraçant à sa façon l’histoire des chemins de fer, il évoqua, comme il est d’usage, le spectre de la féodalité, les seigneurs, les vassaux, les serfs, la ploutocratie nourrie et engraissée par la substance du peuple, « et conduisant la démocratie à l’abattoir. » Cette éloquence à la Cassandre obtint, d’après le compte-rendu, de vifs applaudissemens, mais elle ne pouvait avoir la prétention d’entraîner les votes. La cause était entendue avant que l’orateur radical eût parlé. Cette salve oratoire, tirée en l’honneur du principe, avait fait plus de bruit qu’elle n’avait causé dédommages dans les rangs adverses, et cependant M. Madier de Montjau ne s’était privé d’aucun moyen pour atteindre directement quelques-uns de ses contradicteurs. Il avait devant lui d’anciens adversaires des compagnies devenus les défenseurs, les patrons volontaires des conventions, M. Raynal, M. Baïhaut, et bien d’autres. Il mit une insistance vraiment cruelle à opposer au ministre des travaux publics les paroles mêmes que celui-ci prononçait tout récemment encore au conseil général de la Gironde pour revendiquer les droits imprescriptibles de l’état, pour blâmer l’administration des compagnies et pour réclamer le rachat des chemins de fer. Comment M. Raynal s’était-il métamorphosé à ce point? Comment, plus dévoué que Decius, avait-il jeté sa foi dans le gouffre? Et M. Madier de Montjau, qui, à tort peut-être, n’a jamais varié, se plaisait à étaler sur la tribune les variations de M. Raynal. C’était de bonne guerre, mais l’argument ad hominem ne prouvait rien dans la cause. M. Raynal n’eut pas besoin de désavouer les opinions qu’il avait exprimées antérieurement sur la question de principe; il déclara même que, si l’on était encore en 1838, c’est-à-dire au début de l’ère des chemins de fer, il croirait devoir maintenir aux mains de l’état la construction et l’exploitation des grandes lignes ; il aurait, en 1838, voté avec Lamartine contre le système des compagnies recommandé par Arago, — et ce dernier était bien, pourtant, un démocrate. — Mais comment revenir sur une décision, sur une œuvre qui compte près de cinquante ans de durée? comment détruire tout d’un coup un état de choses que le temps et les lois successives ont si fortement établi ? Chargé d’assurer la construction de plusieurs milliers de kilomètres, le ministre des travaux publics devait rechercher avant tout le moyen d’accomplir cette tâche en tenant compte des circonstances ainsi que des ressources disponibles. Si M. Raynal en était venu à signer les conventions, lui, partisan si absolu des droits de l’état, n’était-ce point la preuve que cette combinaison s’imposait? Peut-être encore l’ancien conseiller général de la Gironde, devenu ministre, connaissant mieux, par conséquent, tous les détails de la question des chemins de fer, s’était-il dégagé des préventions que lui inspirait le régime des compagnies. Quelques-uns de ses prédécesseurs au département des travaux publics s’étaient abandonnés à cette conversion sincère, que l’on ne saurait taxer d’apostasie. En politique, presque tous les opposans, quand ils arrivent ministres, sont plus ou moins apostats; dans les affaires, l’étude plus complète des dossiers, des faits, et des hommes rectifie bien des jugemens, dissipe les préventions et modifie souvent les convictions qui semblaient les plus robustes. En tous cas, les épigrammes lancées par M. Madier de Montjau contre les variations de M. Raynal n’eurent pas plus de succès que ses tirades contre la ploutocratie. Quant au droit souverain de l’état, c’est une théorie autoritaire, une doctrine de l’ancien régime. Il se peut que, par une étrange contradiction, les gouvernans de notre démocratie tentent de l’introduire de nouveau dans nos lois politiques, à leur profit, tant que l’état leur appartient; mais ils échoueraient à coup sûr, s’ils voulaient imposer la doctrine pour la gestion des capitaux et des intérêts. A la tyrannie de l’état ceux-ci préfèrent les statuts et les règles des associations, petites ou grandes, où l’individu agit et se défend.

Après M. Madier de Montjau, d’autres orateurs furent amenés, dans le cours de la discussion, à soutenir que l’état devait conserver le troisième réseau et racheter les anciennes concessions, non point en vue d’une théorie politique ou sociale, mais dans un intérêt économique ou stratégique. Ils citèrent la Belgique, l’Italie, l’Allemagne, où l’état est propriétaire de la plus grande partie des voies ferrées. Ces exemples prouvent, en effet, que les chemins de fer peuvent être régis comme un service public, au compte du budget national et avec des tarifs de transports fixés administrativement. Il n’y a pas de contestation sur ce point. La question est de savoir pourquoi ce régime s’est établi dans les pays où il existe, s’il est préférable, dans la pratique, au régime contraire, et si les intéressés désirent qu’il soit maintenu. MM. Loubet et George Graux ont reproduit, dans leurs discours, des informations qui étaient de nature à éclairer la chambre sur les conditions spéciales et sur les résultats des systèmes d’exploitation usités en Belgique et en Allemagne. Le système français leur paraît préférable. Et, d’ailleurs, ainsi que le déclarait le ministre des travaux publics, il s’agit de voir si, après que l’on s’est engagé dans une route avec un cortège d’une dizaine de milliards, on peut rebrousser chemin et reprendre une autre voie comme si l’on était au début de la course. Le rachat général des chemins de fer ne serait pas autre chose. On est dominé par les faits accomplis. Si l’on s’était trompé à l’origine, l’erreur serait irréparable aujourd’hui. Il ne reste qu’à tirer du système primitivement adopté tous les avantages qu’il peut donner, et ces avantages sont, en vérité, très appréciables, puisqu’ils facilitent la construction du troisième réseau.

Le rachat général des chemins de fer paraissant devoir être repoussé par la grande majorité de la chambre, les adversaires des conventions se rabattirent sur le rachat partiel et ils prirent pour objectif la compagnie d’Orléans. La proposition fut soutenue avec beaucoup de vigueur par MM. Allain-Targé et Wilson. En 1877, M. Allain-Targé avait fait rejeter un premier traité passé avec la compagnie d’Orléans sous le ministère de M. Christophle, et son nom demeure attaché à l’amendement qui avait clos ce long débat parlementaire. M. Wilson avait, à peu près vers la même date, rédigé un rapport étendu et très remarqué, concluant au rachat de la compagnie. Ces précèdent, qui attestaient leur autorité et leur compétence, assignaient donc aux deux orateurs un rôle considérable dans la discussion de 1883. L’un et l’autre voulaient qu’il y eût un réseau d’état qui pût servir de type et de modèle pour se livrer aux expériences utiles, donner le signal des réformes, stimuler, par son initiative, les autres compagnies, et fournir à l’état un personnel capable de contrôler plus sûrement le service général des chemins de fer. Ce réseau d’état existe, il est vrai, depuis que le gouvernement a racheté les lignes des Charentes et de la Vendée, mais il se trouve réduit à des proportions trop restreintes, il est mal tracé, mal d’limité, et, quoiqu’il ait, au dire de MM. Allain-Targé et Wilson, rendu de grands services, il est impossible d’y organiser convenablement l’École normale ou supérieure des chemins de fer à l’usage des autres compagnies. Que l’on rachète la concession de la compagnie d’Orléans pour joindre ses lignes à celles qui ont été déjà rachetées des compagnies de la Vendée et des Charentes, le problème sera résolu ; on aura constitué un véritable réseau d’état, complet, puissant, productif et utile. — A la suite de cet argument, les auteurs de la proposition faisaient observer qu’en donnant à l’état une part sérieuse dans l’exploitation des chemins de fer, en le substituant à l’une des six compagnies, on aurait l’avantage d’introduire ses représentans dans le concert ou le syndicat de ces grandes associations et de neutraliser au profit du public les combinaisons du monopole.

M. Raynal et le rapporteur, M. Rouvier, exposèrent habilement les objections qui ne leur permettaient pas d’accepter le rachat partiel, appliqué soit à la compagnie d’Orléans, soit à toute autre compagnie. Pour le rôle de haut enseignement que l’on avait en vue, il ne leur paraissait pas utile d’agrandir à ce point le réseau d’état, il suffisait de rectifier sa configuration et ses limites actuelles ; ce à quoi il avait été pourvu par diverses clauses insérées dans les conventions de l’Ouest et de l’Orléans. Ils ne s’arrêtaient pas davantage à l’idée de faire entrer l’état dans le syndicat des compagnies : ce qui les touchait par-dessus tout, c’était la question financière. Il faudrait d’abord payer la concession, puis, lorsque les lignes de l’Orléans auraient été élevées à la dignité de réseau d’état, le budget annuel serait exposé à subir une diminution de recettes, conséquence inévitable de réformes entreprises au compte du trésor sur un champ aussi étendu. — A nos yeux, la raison dominante (et nous n’apercevons pas qu’elle ait été produite dans la discussion), c’est qu’il est nécessaire, pour le crédit public, pour le crédit des compagnies, de clore définitivement la controverse engagée depuis plusieurs années sur le régime des chemins de fer ; il importe que tous les intéressés, et notamment les souscripteurs des futurs emprunts laissés à la charge des compagnies, soient fixés et rassurés. Or le rachat d’une seule concession suffirait pour laisser planer le doute sur les résolutions ultérieures du gouvernement et des chambres à l’égard des autres concessions. Si l’on rachète aujourd’hui les lignes de l’Orléans, on voudra peut-être racheter demain celles du Nord, celles du Midi, etc. La menace subsisterait donc, même après les traités. Dans les circonstances présentes, le rachat partiel ne se conçoit pas ; il détruirait l’œuvre d’ensemble à laquelle ont été employés tant d’efforts ; il infligerait un démenti aux conventions; mieux vaudrait la franchise et la netteté du rachat total.

Au surplus, le droit de racheter toutes les concessions demeure, comme par le passé, réservé à l’état. Un traité passé en 1882 avec la compagnie d’Orléans avait stipulé que l’exercice de ce droit serait suspendu pendant une période de quinze ans ; le traité n’a pas été ratifié. Les conventions de 1883 confirment sur ce point, qui semble indiscutable, le droit absolu de l’état en réglant à nouveau les conditions financières de l’opération. Quelques-unes de ces clauses provoquèrent de sérieuses critiques, fondées sur ce qu’elles rendaient le rachat impossible et ne lui laissaient qu’une valeur théorique ou platonique. Bien que cette partie de la discussion, bourrée de textes et de chiffres, ait été fort peu attrayante, il convient de s’y arrêter, à cause de l’importance que lui ont attribuée les partisans du rachat ; ils brûlaient sur cette cible leur dernière cartouche.

Aux termes des anciens cahiers des charges, le prix de rachat des concessions est calculé d’après le produit net moyen obtenu pendant les six dernières années, et il est payable sous forme d’annuités. Plus tard, il fut convenu que, pour les lignes dont la concession remonterait à moins de quinze ans, la compagnie aurait la faculté de demander le remboursement des dépenses de premier établissement, lequel remboursement s’effectuerait sous forme de capital. Ces dernières dispositions résultent d’une loi votée en 1874 par l’assemblée nationale, sur le rapport de M. Montgolfier. Elles sont tout à fait équitables. Les lignes nouvelles s’exploitent à perte pendant une période plus ou moins longue ; par conséquent, une évaluation calculée, pour le rachat, sur le produit net, ne saurait leur être applicable ; et, en pareil cas, le procédé le plus simple consiste dans le remboursement des dépenses faites. Le principe étant admis, les compagnies ont demandé que, pour l’exécution de cette clause de la loi Montgolfier, le point de départ des quinze années fût fixé non point à la date de la « concession, » mais à la date de la « mise en exploitation. » Ce n’était point un amendement, mais une interprétation, une rectification de texte; car, consultée dans son esprit, la clause ne pouvait pas avoir un autre sens. Il importait cependant aux compagnies de dissiper toute équivoque, et le gouvernement avait adhéré à leur désir d’autant plus volontiers que, devant un tribunal éclairé et impartial, la question aurait été résolue en faveur de l’interprétation réclamée par elles. On ne se doute pas de la ténacité avec laquelle cette disposition fut combattue. MM. de La Porte et Pelletan y dépensèrent notamment beaucoup d’éloquence. Leur motif, sinon leur excuse, c’est que l’obligation de rembourser en capital les frais d’établissement des lignes comptant moins de quinze ans d’exploitation devait rendre, en effet, plus difficile le rachat des concessions.

Mêmes objections contre la clause nouvelle qui stipule le remboursement, en capital, des travaux dits complémentaires exécutés par les compagnies sur la totalité de leur réseau[3]. Il est admis que, par suite de l’augmentation du trafic, les installations primitives deviennent insuffisantes : il faut chaque année agrandir des gares, prolonger des quais, établir des voies de manœuvre, etc.; en outre, dans un intérêt stratégique, le gouvernement peut exiger des travaux qui ne sont d’aucun profit pour le service ordinaire de l’exploitation. Depuis quelques années, les compagnies ne consacraient pas à cette catégorie de dépenses les sommes nécessaires, et cela se comprend ; car, menacées dans leur existence, elles devaient craindre de diminuer le produit net d’après lequel auraient été calculées les annuités à payer pour le rachat des concessions. La clause qu’elles ont demandée et obtenue leur permet de pourvoir avec sécurité à l’exécution de tous les travaux complémentaires. Il n’y a pas à supposer qu’elles engagent ces dépenses au-delà des besoins; le gouvernement s’est, d’ailleurs, réservé le droit de les autoriser. Toutefois, il s’agit là de sommes que l’on évalue, pour l’ensemble des compagnies, à plus d’un milliard, et les adversaires des conventions n’ont pas manqué de découvrir que l’obligation de rembourser ce milliard, jointe à l’exécution de la loi Montgolfier, aurait pour conséquence de surcharger la dépense au point d’annuler complètement, ou à peu près, le droit de rachat.

À ces objections le ministre des travaux publics et le rapporteur ont répondu que les clauses insérées sur la demande des compagnies trouvaient en partie leur compensation dans l’avantage fait à l’état pour le pariage des bénéfices. Ce partage, qui ne s’exerçait que par moitié, donnera désormais les deux tiers au trésor, et M. Raynal s’appliquait à démontrer que la diminution de la part attribuée aux compagnies réduirait d’autant le prix du rachat. Il produisait même des calculs d’après lesquels le rachat devrait être moins coûteux sous le nouveau régime qu’il ne l’eût été avec l’application des anciens cahiers des charges. Calculs très hypothétiques, dont la sincérité ne saurait garantir l’exactitude. En réalité, les adversaires des conventions avaient parfaitement compris le but et la portée de la clause relative aux « travaux complémentaires. » Bien que cette clause parût accessoire et que le rapport de M. Bouvier l’eût à peine mentionnée, elle était principalement, au moins dans la pensée des compagnies, dirigée contre le rachat. La précaution, inutile peut-être, s’inspirait d’une prudence très justifiée. En présence d’adversaires qui ne désarmaient pas, et que les mouvemens de la politique pouvaient un jour ou l’autre ramener à la tête du gouvernement, les compagnies cherchaient naturellement à se procurer des moyens de défense pour l’avenir. Au moment où elles allaient entreprendre des travaux aussi considérables, elles réclamaient avec raison des garanties de durée, et, à défaut de la suspension formelle du droit de rachat, elles comptaient obtenir indirectement ces garanties par des moyens de procédure combinés de manière à rendre plus difficile pour l’état le remboursement du prix de leurs concessions. Évidemment le ministre aurait préféré n’avoir point à se prêter à ces conditions nouvelles ; mais, comme il le fit observera plusieurs reprises, il était bien obligé, traitant avec les compagnies et demandant beaucoup, de céder quelque chose ; cette condition de réciprocité s’impose à tous les contrats.

Les clauses purement financières des conventions ne furent pas moins vivement contestées. — Pourquoi, disait-on, laisser aux compagnies le soin d’emprunter, par émission d’obligations, le capital destiné à la construction du troisième réseau, capital dont le trésor garantit l’amortissement et l’intérêt ? Ne vaudrait-il pas mieux que l’état empruntât directement ? Le crédit de l’état n’est-il pas supérieur à celui des compagnies ? — Cette objection, qui n’avait rien d’inattendu, demeurait, en fait, sans aucune portée, les compagnies ayant accepté que le trésor empruntât lui-même, s’il le jugeait convenable, et leur fournît les fonds nécessaires pour l’établissement des nouvelles lignes. Le concours des compagnies était précisément invoqué pour ménager la dette publique, et la situation de garant était préférable pour le trésor à celle d’emprunteur direct. — En second lien, les adversaires des conventions signalèrent les avantages, excessifs à leurs yeux, qui étaient faits aux actionnaires des compagnies, notamment par la garantie désormais accordée à leurs dividendes et par le chiffre élevé auquel le gouvernement avait fixé la limite où doit commencer le partage des bénéfices. Vainement le ministre et le rapporteur s’appliquèrent-ils à démontrer, à l’aide des textes, que le dividende était non pas garanti, mais simplement réservé, et que le trésor ne se trouvait nullement engagé à l’égard des actionnaires. Cette distinction, quelque peu subtile, ne pouvait point rallier les opposans, non plus que la perspective de voir la part de bénéfices portée de moitié aux deux tiers au profit de l’état. Il y eut là un rude combat de chiffres, et l’esprit le plus attentif aurait de la peine à se reconnaître dans cette mêlée. Mais quand on se rend compte des dispositions conciliantes et de l’habileté des parties engagées dans les négociations, il est facile de s’expliquer, par le but visé, le caractère des concessions respectives et d’apprécier avec équité ce que les compagnies pouvaient demander, ce que l’état devait accorder au sujet du troisième réseau

Protégées, sinon en droit, du moins en fait, comme nous l’avons montré plus haut, contre l’éventualité d’un prochain rachat de leurs concessions, il restait aux compagnies à se prémunir contre les pertes que l’addition de 10,000 kilomètres ferait subir infailliblement à l’ensemble de leur exploitation. Si la sécurité que leur procuraient les conventions valait de leur part un sacrifice de revenus, ce sacrifice ne pouvait pas être laissé à l’aventure et il convenait de le limiter. De là les dividendes réservés ou garantis, peu importe le terme, qui figurent dans les contrats. Ces chiffres sont-ils trop élevés ou trop faibles? Les calculs paraissent-ils avoir été plus avantageux pour les compagnies que pour l’état? C’est ce qu’il est difficile et même impossible de déterminer; les raisonnemens contradictoires qui ont été développés devant la chambre n’ont en vérité rien éclairci, car nul ne peut prévoir ce que donnera de revenu, ou plutôt de perte, l’exploitation des lignes nouvelles, et il ne faut pas oublier que, dans un délai de dix années environ, les compagnies en supporteront exclusivement la charge. L’avenir tient donc en réserve beaucoup à! aléa, et, dans leurs exigences prétendues, les représentans des compagnies n’ont obéi qu’à la plus vulgaire prudence. De son côté, l’état, débarrassé d’un gros souci financier, n’ayant plus à débourser, c’est-à-dire à emprunter de capital pour les chemins de fer, ne contribuant que pendant une courte période aux pertes de l’exploitation, l’état pouvait, en retour du service qui lui était rendu, se montrer facile, libéral même, dans la discussion de cette partie des conventions. Il est peu probable, nous l’admettons, que les représentans des compagnies se soient tenus en-deçà de ce qu’il leur paraissait nécessaire d’obtenir. Supposons donc, ce que personne ne saurait affirmer aujourd’hui, que le gouvernement ait trop accordé. L’erreur n’aurait point de conséquences regrettables. Si les compagnies agrandies et reconstituées prospèrent, l’état y trouvera son bénéfice, non-seulement au moyen de la clause du partage, mais encore et surtout par le crédit, par la puissance d’action et de progrès qu’il aura donnés aux grandes entreprises de transport, à l’instrument le plus énergique du travail national.

La question des tarifs devait nécessairement occuper une grande place dans le débat. En diverses occasions, la chambre avait exprimé le désir de voir modifier le régime des taxes, tel qu’il était établi par les cahiers des charges. L’amendement de M. Allain-Targé, voté en 1877, invitait le ministre des travaux publics à « prendre des règlemens en vue d’assurer à l’état l’exercice permanent de son autorité sur les tarifs et le trafic. » Depuis cette époque, la campagne était ouverte, les réformateurs dénonçaient comme insuffisant le droit d’homologation ; ils voulaient que l’état fût maître des tarifs, et ils comptaient que cette disposition serait inscrite dans les nouveaux traités. Il est probable que le ministre avait fait tous ses efforts pour réaliser un vœu auquel il s’était précédemment associé, mais il rencontra une résistance qu’il était facile de prévoir, les compagnies ne pouvant se dessaisir de leurs droits en matière de tarifs sans mettre en péril la prospérité, l’existence même de leurs concessions. Il fallut donc se borner à stipuler dans les conventions de 1883 que les compagnies réduiraient les tarifs des voyageurs lorsque, de son côté, l’état réduirait l’impôt sur la grande vitesse, et à constater l’engagement pris par leurs représentans de reviser les tarifs des marchandises, de les simplifier, de les diminuer même dans certains cas, en mettant à profit les études auxquelles s’étaient livrées plusieurs commissions administratives. — Cette solution, dont les avantages n’étaient cependant point à dédaigner, ne pouvait pas satisfaire les prétentions de ceux qui entendaient arracher aux compagnies l’arme des tarifs, ni l’impatience de ceux qui voulaient l’abaissement immédiat et radical des prix de transport. M. Allain-Targé, pour l’honneur de son vieil amendement, et M. Waddington, en mémoire d’un long rapport qu’il avait rédigé en 1880 sur les tarifs des chemins de fer, déployèrent dans l’attaque toute l’ardeur que l’on devait attendre de leur conviction et de leur déception.

Le premier de ces orateurs s’attacha principalement au point de doctrine, c’est-à-dire à la revendication du droit souverain de l’état. De l’influence que les tarifs des voies ferrées peuvent exercer sur la direction des transports, sur les destinées de l’agriculture, sur les prix de revient de l’industrie, sur la concurrence intérieure et internationale, il conclut à la compétence exclusive de l’état pour régler ces tarifs et à l’incompétence du conseil d’administration qui, dans les compagnies, représente une association d’intérêts particuliers. M. Waddington pénétra plus avant dans les détails ; il critiqua comme étant trop élevés les tarifs des voyageurs et ceux des marchandises; il signala les différences, non justifiées suivant lui, qui existent entre les taxes des diverses compagnies ; il compara les tarifs français avec les tarifs étrangers. On s’imagine ce qu’il y eut de chiffres dans ce discours! Puis les chiffres de M. Waddington furent contestés par le président de la commission, M. Lebaudy, fort expert, lui aussi, en ce genre d’études, si bien qu’après avoir entendu ou lu cette ingrate discussion, l’on serait tenté de prendre en horreur la statistique, ses chiffres, et surtout ses moyennes. Mais là n’était point la difficulté. M. Allain-Targé pouvait avoir raison, sinon quant au principe, du moins dans l’indication des dangers que présente un tarif arbitraire (et ces dangers ne seraient pas moindres avec un tarif d’état); M. Waddington n’avait certainement pas tort de réclamer l’abaissement général du prix des transports pour les voyageurs et pour les marchandises. Seulement, les conventions de 1883 n’y pouvaient rien. Pour obtenir des compagnies l’abandon de leur tarif, il aurait fallu au moins que l’état garantît les dividendes acquis. Pour réduire dans une grande proportion les prix de transport, il aurait fallu subir une perte sensible dans les recettes de l’exploitation, et cette perte eût été au compte du budget. Or l’on venait de traiter précisément pour alléger les charges du trésor; ce n’était donc pas le cas, ni le moment, de pratiquer le système de M. Allain-Targé, ni d’entrer dans les vues de M. Waddington. Cette objection, développée par le ministre des travaux publics et par le rapporteur, était décisive.

L’attention de la chambre, visiblement fatiguée par les conflits de la statistique, se réveilla lorsque M. Lockroy vint attaquer les conventions en invoquant l’intérêt supérieur de la défense du territoire. D’après l’orateur, il est imprudent de livrer à des banquiers et à des capitalistes une arme de guerre aussi puissante que le réseau des voies ferrées. En cas de mobilisation, le moindre retard, la moindre faute peut entraîner des malheurs incalculables. Voyez l’Allemagne : là, tous les chemins de fer sont sous la main de l’état-major; le gouvernement est propriétaire des grandes lignes stratégiques, et il a organisé le réseau dans les conditions les plus favorables pour les mouvemens des corps d’armée. Si la France agit autrement, elle se place dans une situation d’infériorité, elle est en péril. Le danger est d’autant plus grand que le gouvernement des compagnies appartient à une caste de réactionnaires et de cléricaux. Et, à l’appui de cet exposé, M. Lockroy crut devoir lire les noms des membres des conseils d’administration, — la liste des personnages du drame, — pour mieux démontrer que la république ne peut se fier à ce personnel dirigeant dans lequel figurent, à côté des principaux banquiers et au milieu de marquis, de comtes, de vicomtes et de barons, quelques anciens ministres ou sous-ministres du 16 mai. La lecture de cette liste de suspects produisit dans la chambre une certaine émotion, presque un effet de scène. L’argument parut généralement médiocre et d’un goût douteux; il provoqua les protestations de députés républicains qui, faisant eux-mêmes partie des conseils d’administration, se montrèrent justement froissés de l’espèce de dénonciation dirigée contre leurs collègues. Au surplus, la révélation à laquelle l’orateur venait de donner la publicité de la tribune ne pouvait avoir d’autre résultat que d’inspirer pleine confiance dans des conseils où siègent des hommes éminens, justement considérés, habitués par les traditions de leur carrière à traiter les affaires dans le sens élevé des intérêts du pays et possédant l’autorité nécessaire pour imposer, le cas échéant, à leur compagnie les efforts et les sacrifices que demanderait le patriotisme. — Le discours de M. Lockroy porta sur d’autres points, notamment sur le service des lignes stratégiques, sur les mécaniciens, sur les ouvriers étrangers; mais, ainsi que le fit observer le ministre des travaux publics, ces critiques, très contestables d’ailleurs, ne pouvaient avoir qu’une conclusion : le rachat; or la majorité de la chambre était acquise au régime des conventions.

La querelle relative aux conseils d’administration se ralluma dans la séance du 2 août, lorsque fut examinée la convention passée avec la compagnie de l’Est. La situation topographique de cette compagnie, dont les lignes aboutissent à la frontière allemande, fournissait l’occasion naturelle de rouvrir le débat et de faire appel au sentiment du patriotisme. Dans une précédente séance, la chambre avait repoussé un amendement par lequel M. Bienvenu, désireux de sauvegarder les intérêts de l’état, avait proposé que les conseils d’administration des compagnies fussent composés de membres désignés en nombre égal par le gouvernement et par les actionnaires. M. Madier de Montjau reproduisit l’amendement en l’appliquant seulement à la compagnie de l’Est et en attribuant de plus à l’état le droit de nommer le directeur. Par trois fois, il monta à la tribune, d’où sa parole ardente et pleine de colères se déchaîna indistinctement contre les ministres, contre la majorité, contre la ploutocratie et le reste, coupables, selon lui, de livrer la France à l’Allemand. L’orateur fut vraiment superbe dans son indignation débordante et dans ses apostrophes emportées. Aux dernières heures de la lutte, il tenta l’effort suprême, et sa déclamation, ce jour-là, s’éleva presque jusqu’à l’éloquence; mais il devait succomber : les décisions antérieures de la chambre lui avaient enlevé toute chance de succès.

Rien de plus respectable que la susceptibilité du patriotisme; on voit par cette discussion le rôle qu’elle tient, même dans les questions d’affaires : il faut pourtant qu’elle se rende à la raison et à l’expérience. Est-ce que la patrie est en danger parce que les voies ferrées sont exploitées par des compagnies au lieu d’être exploitées par l’état? Est-ce que l’on ne peut pas obtenir du premier système, en cas de guerre, les mêmes services, les mêmes avantages que du second? La plupart des nations ont, comme la France, concédé leurs chemins de fer à des compagnies, et elles ne sont pas moins avisées, moins clairvoyantes en fait de patriotisme que l’empire d’Allemagne, où le système contraire est appliqué pour des raisons spéciales, politiques autant que militaires. Pendant la guerre de 1870, comme à l’époque des guerres de Crimée et d’Italie, le service des transports a été exécuté par les chemins de fer français d’une manière irréprochable. Voilà ce que répond l’expérience aux patriotes trop prompts à s’alarmer. Pour l’avenir, les règlemens ont été complétés en vue de la mobilisation. Le ministre de la guerre déclare que toutes les mesures sont prises afin que les ressources des compagnies, en matériel et en personnel, soient immédiatement à la disposition de l’autorité militaire : il affirme, sur l’avis des commissions compétentes, que l’organisation des transports, telle qu’elle a été prescrite aux compagnie?, lui donne toute sécurité. Que veulent de plus M. Lockroy et M. Madier de Montjau? Quant au procédé subsidiaire qui consiste à déléguer des agens de l’état à la direction des compagnies ou dans les conseils d’administration, le ministre des travaux publics n’a pas eu de peine à le combattre en démontrant que l’état, investi du droit absolu de contrôle et de surveillance, ne doit point s’associer à la responsabilité de la gestion. Cet argument suffisait. Le ministre aurait pu se dispenser de solliciter, par surcroît, les circonstances atténuantes en faveur des administrateurs de chemins de fer, de leur délivrer un certificat de progrès dans la pratique de la dévotion républicaine et laïque, et de se porter garant de leur civisme. Ce petit procès ne méritait vraiment pas d’être plaidé.

La commission avait proposé une clause spéciale interdisant aux sénateurs et aux députés, sous peine de déchéance de leur mandat législatif, les fonctions d’administrateur ou de membre du conseil de surveillance dans les compagnies de chemins de fer avec lesquelles l’état venait de traiter. Pareille clause avait été insérée dans des lois récemment votées pour le renouvellement de la concession des paquebots transatlantiques et pour la concession des chemins de fer de la Corse. En présence d’amendemens, dont les uns tendaient à restreindre ou à atténuer cette interdiction, dont les autres voulaient, au contraire, l’étendre et l’aggraver, la commission jugea préférable de retirer sa proposition, la chambre devant être prochainement appelée à se prononcer sur une loi générale relative à ce genre d’incompatibilité. La majorité n’accepta point l’ajournement et, à la suite d’une longue discussion, elle adopta l’amendement de M. Rousseau, d’après lequel « tout député ou sénateur qui, au cours de son mandat, acceptera les fonctions d’administrateur d’une compagnie de chemins de fer sera par ce seul fait considéré comme démissionnaire et soumis à la réélection. » Ce ne fut pas sans peine que le dernier paragraphe, autorisant la réélection, obtint une faible majorité de 6 voix (225 contre 219). La chambre se trouvait depuis quelque temps sous l’impression d’attaques violentes dirigées contre l’abus que certains de ses membres auraient fait de leur mandat pour s’associer à des entreprises financières, et elle voulait couper court à la médisance en supprimant tout contact entre les législateurs et les compagnies. Quelques-uns même, poussant jusqu’au bout la logique de leur pudeur effarouchée, prétendaient exclure des assemblées politiques non-seulement les administrateurs, mais encore les fonctionnaires, les agens quelconques des compagnies, peut-être même les actionnaires. Le remède serait héroïque, sans être pourtant efficace ; il ne suffirait pas pour réaliser la parole de Montesquieu, qui fait de la république le règne de la vertu. La probité parlementaire ne dépend pas des lois ni des règlemens ; elle ne peut être maintenue que par les bonnes mœurs, par la conscience de chacun, par le jugement de l’opinion publique, et par les arrêts du suffrage universel. Cette question, à laquelle la démocratie paraît attacher une grande importance, sera débattue amplement, et dans tous ses détails, lorsque viendra l’examen des propositions relatives au cumul et aux incompatibilités.

Ces discussions, quelle que fût leur gravité, pouvaient n’être considérées que comme accessoires. De même pour les réclamations que les députés apportèrent à la tribune afin de hâter la construction des lignes qui intéressent leur arrondissement, et surtout leur réélection. Toutes ces lignes, pour lesquelles on demandait un tour de faveur, étaient des lignes stratégiques; la sécurité de la France en dépendait! L’argument décisif à l’appui des conventions devait être produit par le ministre des finances, M. Tirard, qui, après avoir fait l’exposé peu rassurant, mais fidèle, de la situation budgétaire, déclara qu’il n’y avait pas d’autre moyen pour continuer les travaux du troisième réseau. Il n’en fallait pas davantage pour que toutes les conventions fussent votées successivement à une majorité considérable.


III.

Après avoir résumé ces longs débats, il nous est possible de déterminer exactement le caractère des conventions, de préciser la signification des votes et d’apprécier l’influence que les nouveaux contrats sont destinés à exercer sur la situation des compagnies de chemins de fer et sur les intérêts généraux du pays.

Il convient tout d’abord de rappeler que la conception du troisième réseau, le plan de 1879, n’était plus en discussion. Le gouvernement et la chambre voulaient, d’un commun accord, que les chemins de fer tracés dans le programme de M. de Freycinet fussent construits à bref délai. L’engagement avait été pris au nom de la république, la république devait le tenir. Vainement aurait-on essayé de démontrer que l’extension donnée au troisième réseau dépassait toute mesure, il était trop tard pour ressaisir ce qui avait été promis. Vainement encore aurait-on proposé que les travaux fussent ajournés ou ralentis, à raison de la situation financière modifiée par les événemens et surchargée d’autres dépenses que M. de Freycinet n’avait pas prévues ; ce surcroît de dépenses était du fait de la Chambre, qui certainement n’était pas disposée à reconnaître les fautes commises, fautes si lourdes pour sa responsabilité et pour le budget. Dès lors, le gouvernement, sous la pression parlementaire, n’avait plus qu’à chercher les moyens pratiques de construire et d’exploiter le réseau. En présence d’une caisse épuisée et du budget en déficit, l’unique moyen, efficace et prompt, consistait à traiter avec les grandes compagnies.

Les conventions de 1883 ont donc, avant tout, le caractère d’un expédient financier. Elles ne représentent ni un système nouveau en matière de travaux publics, ni l’approbation ou la continuation volontaire du système qui a été pratiqué avant 1870. Le ministre qui les a signées, la majorité de la commission, la majorité de la chambre, ont bien marqué, dans le cours des négociations et des débats, que l’entente avec les compagnies leur était imposée par les circonstances. Un grand nombre des députés qui ont déposé dans l’urne un bulletin blanc auraient plus volontiers voté pour le rachat des concessions, si cela avait été possible, et pour l’adoption du régime allemand ou belge. Le maintien du réseau de l’état suffisait pour attester la persistance des opinions et des sentimens contraires aux grandes compagnies. Ces dispositions étaient notoires. Il n’appartient à personne de les reprocher aux législateurs, qui obéissaient évidemment à leur conscience et croyaient servir les intérêts de la république ; mais il est permis de regretter qu’elles se soient manifestées d’une façon aussi ouverte, car elles ont contribué sans aucun doute à rendre les négociations plus difficiles et les conventions moins avantageuses pour le pays.

Ce fut une première faute de n’avoir point traité tout d’abord avec les compagnies pour le troisième réseau. Dès 1879, le procédé auquel on se voit obligé de recourir était conseillé au point de vue de l’économie. Nous payons cette faute initiale. Ce qui nous coûte encore, c’est que les compagnies, peu rassurées sur les doctrines et les dispositions des futures chambres républicaines, ont réclamé des conditions qui ne leur auraient point semblé nécessaires si elles avaient traité, comme autrefois, sous l’égide d’un système durable, également accepté par les deux parties. Devant la menace persistante d’un acte de dépossession, elles ont entendu se garer contre le rachat en multipliant les défenses autour de leur propriété : elles ont augmenté les risques de l’état, afin d’obtenir pour elles-mêmes un surcroît de garanties, et, par suite, elles ont dû se faire payer plus cher le service qu’elles rendent à la république, à ses budgets, à son crédit et à sa parole, imprudemment engagée.

Les conventions épargnent à l’état une tâche très lourde et le délivrent d’une partie au moins de ses embarras financiers, elles fortifient la constitution des compagnies, elles donneront au pays le troisième réseau. Ces profits, immédiats ou prochains, sont incontestables. Quant aux profits de l’avenir, ils demeurent incertains. Comment établir des calculs exacts de dépenses et de recettes quand il s’agit de tant de lignes nouvelles à construire et à exploiter dans des régions où le trafic sera plus ou moins lent à se développer? Si le troisième réseau est par trop onéreux, la prospérité des compagnies pourra être affectée en ce sens que les revenus distribués aux actionnaires seront immobilisés dans les chiffres du dividende effectivement garanti ; de son côté, l’état qui, sous le régime des anciennes conventions, était à la veille de voir s’ouvrir la période du partage des bénéfices, devra payer au contraire des sommes considérables sous forme d’annuités, et il sera condamné soit à ajourner les dégrèvemens, soit même à établir un nouvel impôt. Les financiers les plus experts seraient incapables de chiffrer cet avenir hypothétique. Le succès ou l’échec financier des combinaisons adoptées dépendra des circonstances et des événemens, de la direction économique des compagnies, de la conduite politique de l’état.

Depuis six ans, les compagnies, incertaines du lendemain, étaient excusables de ne pas avoir amélioré autant qu’elles l’auraient pu les services de l’exploitation : toute amélioration étant coûteuse au début, elles craignaient de diminuer, en cas de rachat, le prix de leurs concessions et de s’imposer des sacrifices dont la compensation ultérieure pouvait leur échapper. Maintenant que leur propriété est consolidée et que l’avenir leur appartient, il ne leur est plus permis d’ajourner le progrès. Plusieurs députés ont, dans le cours de la discussion, signalé des réformes utiles; les directeurs des compagnies savent mieux que personne ce que réclame l’intérêt public. Il y a des tarifs qui doivent être réduits ; les facilités accordées aux voyageurs peuvent être étendues; il faut perfectionner et même, sur certaines lignes, renouveler le matériel. Ce sont des dépenses nécessaires, des sacrifices immédiats, que l’avenir rémunérera amplement. Les transports de marchandises et la circulation des voyageurs sont loin d’avoir atteint les proportions auxquelles notre pays doit prétendre. Une exploitation plus libérale, augmentant le trafic et les recettes de l’ancien réseau, compensera dans une plus large mesure l’insuffisance des produits sur les lignes nouvelles.

Quant à la conduite politique de l’état, elle exercera sur l’avenir des chemins de fer une influence prépondérante. Si cette conduite inspire confiance, les compagnies pourront emprunter dans les meilleures conditions le capital destiné au troisième réseau, et les annuités à payer par le trésor seront d’autant moins lourdes. Si la république se gouverne bien, si elle s’arrête dans les voies de la prodigalité où elle est déjà trop engagée, si elle favorise, par ses lois économiques, le progrès des échanges, si elle s’abstient d’encourager, sous prétexte de fausse démocratie, les prétentions démesurées de la main-d’œuvre, le progrès naturel de l’agriculture, de l’industrie et du commerce suffira pour ramener l’équilibre et la prospérité dans l’exploitation des chemins de fer. Il y a, dans notre pays, tant de ressources en capital et en travail, que l’on peut assigner aux transports, à la circulation des voyageurs comme au mouvement des marchandises, un développement presque illimité. Il dépend du gouvernement républicain de mettre à profit ces avantages. Par les conventions de 1883 la république s’est condamnée à la sagesse.


C. LAVOLLEE.

  1. Voyez, dans la Revue du 15 février, les Chemins de fer et le Budget.
  2. Chiffres extraits de l’ouvrage publié sous ce titre : les Chemins de fer français, par M. Alfred Picard, conseiller d’état, ancien directeur des chemins de fer au ministère des travaux publics. Ce travail considérable (4 vol. in-8o), édité par la librairie J. Rothschild, contient l’histoire complète des voies ferrées, avec textes et tableaux à l’appui. On y trouve l’exposé de toutes les discussions parlementaires, des mesures législatives et des règlemens qui concernent les chemins de fer depuis l’origine jusqu’au classement de 1879. C’est le livre le plus complet qui ait été écrit sur la question. Il fait grand honneur à M. Alfred Picard, et au ministère, sous les auspices, duquel il a été publié.
  3. « En outre de l’annuité,.. la compagnie aura droit au remboursement des dépenses complémentaires autres que celles du matériel roulant, exécutées par elle, avec l’approbation du ministre des travaux publics, sur toutes les lignes de son réseau,.. sauf réduction de 1/15e pour chaque année écoulée depuis la clôture de l’exercice dans lequel auront été exécutés les travaux. »