Les Chemins de fer depuis la guerre à propos de l’Enquête parlementaire
Une enquête parlementaire est ouverte sur le régime des chemins de fer français. En présence des plaintes très vives que provoquait. de toutes parts l’insuffisance des moyens de transport après le rétablissement de la paix, l’assemblée nationale a voulu se rendre compte des causes qui avaient amené une situation si regrettable, et elle a saisi l’occasion de soumettre à une étude approfondie les différentes questions qui concernent l’organisation des voies ferrées. Il est nécessaire en effet que ces grandes entreprises d’utilité publique comparaissent fréquemment à la barre de l’opinion. Soit qu’elles demeurent la propriété de l’état, comme en Belgique et dans quelques pays d’Allemagne, soit qu’elles résultent de concessions indépendantes et illimitées comme en Angleterre, soit qu’elles reposent sur un système mixte comme en France, où l’état, par ses subventions, par sa garantie et par un contrôle incessant, est intéressé à leur fonctionnement, les entreprises de chemins de fer exerçant sur l’économie générale de la nation une influence prépondérante. Elles méritent donc au plus haut degré l’attention vigilante des pouvoirs publics.
Depuis dix ans, les enquêtes sur les chemins de fer se sont multipliées. Il y en a eu en Angleterre, en Belgique, en Allemagne. Le gouvernement français a procédé, de 1863 à 1865, à une enquête générale dont les résultats ont été exposés dans un rapport de M. Michel Chevalier[1]. Ces études presque simultanées ont eu pour conséquence d’établir d’utiles comparaisons entre les réseaux de chaque pays, d’éclairer les gouvernemens et les compagnies sur les progrès réalisés dans les diverses branches de l’exploitation, et de tenir pour ainsi dire au courant la science pratique des chemins de fer. En 1870, deux commissions, l’une administrative, l’autre parlementaire, avaient été désignées pour continuer l’enquête française de 1865, car en cette matière les conditions se modifient par courtes périodes, les perfectionnemens sont rapides, et chaque jour se révèlent de nouveaux besoins. Les travaux de ces deux commissions ont été interrompus par la dernière révolution ; l’enquête ordonnée aujourd’hui par l’assemblée nationale doit y donner suite avec un programme plus étendu.
Le devoir le plus urgent de la commission était de parer à l’insuffisance qui s’était produite dans les moyens de transport au lendemain de la guerre. Elle y a consacré ses premières décisions, et elle a déjà, dans un rapport spécial, expliqué le trouble profond que l’état de guerre avait nécessairement jeté dans l’exploitation des voies ferrées, non-seulement en France, mais aussi en Allemagne et en Belgique. Après avoir joué un rôle si actif dans les opérations militaires, les chemins de fer ne pouvaient pas sortir sans blessures de ce terrible champ de bataille où sont restées tant de victimes. Ils y ont reçu, comme les combattans, de rudes atteintes, et même une partie de leur matériel a été emmené en captivité. Cependant les plaies se cicatrisent, les effectifs rallient et se complètent, de telle sorte que la crise des transports touche à son terme. Restent les questions générales, qui sont de beaucoup les plus importantes, car elles intéressent l’avenir aussi bien que le présent. La commission devra examiner la constitution même des chemins de fer, les droits respectifs de l’état et des compagnies, les combinaisons financières, les tarifs et les concurrences, en un mot le système qui a été adopté par l’administration de l’empire pour la construction du réseau ; elle aura enfin à étudier les premiers effets de la loi du 12 juillet 1865 sur les chemins de fer d’intérêt local, dont il importe de fixer plus nettement les conditions, le rôle et le domaine : problèmes difficiles, que l’on pouvait croire en partie résolus, mais qui se représentent sous un régime politique nouveau et pour lesquels on propose volontiers des solutions nouvelles. Il s’agit au fond de savoir si la France doit persévérer dans le système qui régit aujourd’hui ses chemins de fer, ou s’il lui serait plus avantageux de le modifier les sommes engagées dans cette grande opération se chiffrent par milliards. Pour la fortune publique et pour les fortunes privées, l’intérêt est immense ; on s’explique donc l’importance exceptionnelle qui s’attache aux délibérations de l’enquête.
La commission parlementaire devait, au début de ses travaux, se rendre compte de la crise des transports et rechercher les moyens d’y remédier. Cette crise avait atteint les proportions d’une véritable calamité publique. Alors qu’il était si essentiel de faciliter la reprise des opérations industrielles et des échanges commerciaux, les matières premières manquaient aux usines, les produits n’arrivaient pas régulièrement dans les magasins, et les intérêts lésés exprimaient les plus vives plaintes contre le gouvernement et les compagnies. Déjà, au mois de septembre, M. le ministre des travaux publics avait exposé cette situation. Il appartenait à la commission d’enquête d’entrer dans tous les détails, et d’examiner si l’instrument de transport remis entre les mains des compagnies concessionnaires pouvait donner satisfaction aux besoins légitimes de l’industrie et du commerce. Il y avait là une appréciation de fait et une question de doctrine, car, à l’occasion d’une insuffisance de transports qui n’était pas contestée, on s’attaquait au régime des concessions en déclarant que la crise ne se serait pas produite, ou qu’elle aurait été moins forte, si l’exploitation des chemins de fer était demeurée entre les mains de l’état.
Il convient d’abord de rappeler les faits. Dès la déclaration de guerre, toutes les voies ferrées furent requises pour les transports de l’armée ; pendant la guerre, le matériel, les ateliers et une partie du personnel furent employés aux opérations militaires. Au lendemain de l’armistice, il fallut pourvoir à l’alimentation de Paris affamé, puis au départ des troupes allemandes et au rapatriement de l’armée française prisonnière en Allemagne. Au moment où la circulation régulière allait se rétablir, survint l’insurrection de la commune de Paris, qui eut pour effet de paralyser pendant deux mois encore les relations dans les parties les plus importantes du réseau. Bref, du mois de juillet 1870 au mois de juin 1871, c’est-à-dire durant près d’une année, la circulation industrielle et commerciale fut presque complètement interrompue. En même temps, dans les régions de l’ouest et du midi, qui n’avaient pas été visitées par la guerre, les produits s’accumulaient, notamment dans le midi les vins de la récolte de 1870 ; les gares, les entrepôts et les magasins particuliers étaient encombrés de marchandises prêtes à être transportées au premier jour, et dont l’expédition immédiate était réclamée par les régions du centre, du nord et de l’est, qui avaient besoin de reconstituer leurs approvisionnemens épuisés. Il y avait là les produits qui se servent habituellement des chemins de fer et ceux qui empruntent d’ordinaire les voies fluviales et les canaux, car la navigation avait été suspendue, et elle ne pouvait pas davantage suffire aux transports ; de plus sur certains points ses tarifs avaient été augmentés de telle sorte qu’une partie de la clientèle des bateaux refluait vers les chemins de fer. Enfin la récolte des céréales ayant été au-dessous de la moyenne, les transports de grains dépassaient les proportions normales, et s’ajoutaient aux embarras contre lesquels les compagnies avaient à lutter.
Pour subvenir à ces besoins extraordinaires de transports, les compagnies ne disposaient même pas de leurs ressources ordinaires en matériel. Sur les 120,000 wagons qui composaient l’effectif des six grandes compagnies, 16,000 étaient aux mains des Allemands, qui, après les avoir affectés au transport de leurs troupes selon les conventions, les employaient pour leur trafic intérieur, et ne les restituèrent que tardivement. L’ensemble du matériel, après avoir fait pendant près d’un an le service de guerre, avait besoin de nombreuses réparations, et comprenait beaucoup de non-valeurs que n’avait pu remplacer d’avance le travail des ateliers, puisque ceux-ci avaient subi un long chômage. C’était donc avec un matériel dispersé, avarié, en partie détruit, que les compagnies étaient appelées à reprendre le service de paix et à commencer l’enlèvement de la plus énorme quantité de marchandises qui se fût jamais accumulée sur toutes les branches de leur réseau.
Le problème était insoluble. La commission d’enquête, après avoir entendu les explications du gouvernement et des compagnies, n’a pas hésité à reconnaître le cas de force majeure en approuvant les mesures déjà prescrites pour atténuer la crise, en insistant avec beaucoup de raison pour que l’on accélérât autant que possible le retour à l’état normal, particulièrement à l’exécution des clauses du cahier des charges qui concernent les délais de transport et de livraison des marchandises. Elle a même fixé la date très prochaine à laquelle l’application de ces délais, suspendus momentanément pour la petite vitesse, doit rentrer dans l’ordre réglementaire.
Le cahier des charges détermine un tarif maximum pour chaque classe de marchandises et un délai dans lequel le transport doit s’accomplir. Pour la plupart des marchandises, les compagnies appliquent un tarif général inférieur au maximum. En outre elles ont établi des tarifs spéciaux, inférieurs au tarif général, sous la condition que les délais de transport et de livraison seront allongés. En accordant ces concessions, elles obéissent à leur propre intérêt, qui leur commande de multiplier la matière transportable par le moyen d’une baisse de prix, et il leur est possible de régler l’effectif du matériel, c’est-à-dire le nombre des locomotives et des wagons, d’après le développement que la réduction des tarifs imprime à la circulation. S’il arrivait néanmoins que par une erreur de calcul ou par l’effet de circonstances exceptionnelles le tonnage des marchandises excédât la capacité des wagons disponibles et ne permît pas de se conformer aux délais stipulés, les compagnies pourraient diminuer ce tonnage et se tirer d’embarras en relevant soit les tarifs spéciaux, soit même le tarif général, jusqu’aux limites du tarif maximum inscrit dans le cahier des charges. Dès le début de la crise ; les entreprises de roulage et une partie de la navigation fluviale, profitant de l’abondance des transports, avaient haussé leurs prix. Les compagnies de chemins de fer ne l’ont pas fait ; en échange des prolongations de délais, elles ont maintenu les réductions de tarifs. Elles avaient intérêt à ne point modifier les conditions favorables qui avaient été précédemment accordées à l’industrie et au commerce ; cependant, s’il leur avait fallu exécuter dans toute sa rigueur la clause des délais, elles auraient été nécessairement obligées de recourir à ce procédé très légal et de repousser à coups de tarif l’encombrement des marchandises. Or quelle, perturbation n’eût pas causée une telle mesure ! Il en serait résulté l’augmentation du prix de la houille et des matières premières destinées, aux usines, l’interruption et même la ruine des spéculations mercantiles, un renchérissement général qui, en frappant tous les produits, eût ralenti le commerce au moment même où il était si nécessaire de lui ouvrir le plus libre parcours. On aurait eu alors, non plus une crise des transports, c’est-à-dire un embarras momentané diminuant de jour en jour, mais une crise économique, affectant tout à la fois la production, l’échange et la consommation, le commerce intérieur et le commerce étranger. Les établissemens industriels et les transactions de toute sorte, créés sur la foi des tarifs réduits, n’auraient pu résister à une hausse subite, et les chemins de fer auraient détruit d’un seul coup les élémens de prospérité qu’ils ont partout répandus. Les compagnies n’ont point usé des armes que leur fournissait en cette occasion le texte de leurs contrats, et il est juste de rappeler qu’elles en avaient le droit, de constater qu’elles n’ont pas relevé les prix de transport pour les expéditeurs qui acceptaient des prolongations de délais.
La nécessité d’accélérer les transports, n’en était pas moins urgente. Aussi la commission d’enquête a-t-elle dû se rendre compte des efforts qui avaient été faits pour accroître les expéditions. Or il lui fut démontré que, malgré la réduction du matériel. disponible, malgré la désorganisation du personnel, les compagnies avaient opéré dans le dernier semestre de 1871 beaucoup plus de transporte que pendant le semestre correspondant des années précédentes. Cette augmentation ; attestée par le chiffre des recettes, représentait environ 30 pour 100, près du tiers. En outre les six grandes compagnies ont commandé 12,000 wagons neufs, qui, s’ajoutant aux 120,000 wagons qu’elles possédaient déjà, porteront à 132,000 l’effectif destiné à l’exploitation des 16,233 kilomètres formant l’ensemble de leurs réseaux, ce qui représentera une proportion de 8 wagons à marchandises par kilomètre exploité.
La première déduction à tirer de ces chiffres, c’est que les compagnies françaises entretiennent un matériel qui, sauf dans les cas de force majeure, excède sensiblement les besoins de transport. Si, pendant les derniers mois de 1871, elles sont parvenues, avec un matériel réduit, à exécuter beaucoup plus de transports que pendant la période correspondante de 1869, où ce matériel était intact, cela veut dire qu’en 1869, elles étaient au large, et que, pour le service des années ordinaires, il n’y a point à redouter d’insuffisance. Elles ont dû en effet procéder à des calculs pour accroître le matériel en raison de l’augmentation du trafic, elles ont observé que cette augmentation se rapproche de celle que présente le produit des postes, c’est-à-dire de 2 1/2 ou 3 pour 100 par an, et elles ont organisé leur matériel en conséquence. Elles ont de plus la ressource de multiplier les trains et d’imposer aux wagons un service plus actif dans les périodes d’encombrement. Une seconde déduction qui mérite d’être relevée, c’est que les lignes sont en mesure de transporter un tonnage excédant de beaucoup le mouvement normal des marchandises, et qu’il n’est point nécessaires, au moins pour le moment, de créer de nouvelles lignes en concurrence avec les grandes artères du réseau. Dans la crise que l’on vient de traverser, ce ne sont point les rails qui ont manqué, ce sont les wagons qui, en raison d’événemens tout exceptionnels, ont fait défaut. Les mêmes rails auraient pu supporter au moins le double du tonnage qui a circulé sur les chemins de fer, et qui a dépassé du tiers le chiffre normal. En d’autres termes, la crise provenait uniquement de la pénurie inévitable du matériel.
On lit, à la suite du premier rapport de la commission d’enquête, un tableau indiquant le nombre des wagons possédés par chaque compagnie, et l’on y remarque des différences très considérables entre les effectifs proportionnels des diverses entreprises. Ainsi la compagnie du Nord comptait en 1870 près de 12 wagons par kilomètre exploité, et la compagnie de Lyon plus de 10 wagons, tandis que la compagnie de l’Ouest ne possédait que 5 wagons, et celle d’Orléans 3 l/2 seulement. Ces écarts sont tellement sensibles que l’on peut se demander à première vue si les entreprises qui ont l’effectif le plus restreint ne seraient point coupables de parcimonie aux dépens du public en maintenant leur matériel trop au-dessous des proportions qui ont été reconnues nécessaires par d’autres compagnies ; mais cette impression ne serait pas exacte, car en fait il ne paraît pas que dans les périodes ordinaires le service des marchandises soit moins régulier sur les lignes de l’Ouest et d’Orléans que sur les lignes du Nord et de Lyon, ni que, pendant la crise, l’encombrement ait été plus grand sur les unes que sur les autres. Il faut, pour calculer le nombre de wagons à entretenir sur une ligne, avoir égard à la longueur du réseau, à la nature du trafic, à la multiplicité des gares et des embranchemens, à beaucoup de détails accessoires qui rendent plus facile ou plus lente, suivant les cas, la manœuvre du transport. L’art d’utiliser les wagons et de leur faire rendre le maximum de service est très appréciable dans une exploitation de chemin de fer, et il se pourrait qu’il fût mieux pratiqué dans telle compagnie que dans telle autre. Les différences que l’on remarque entre les chiffres des effectifs existeront toujours à un degré plus ou moins grand. On s’explique par exemple que la compagnie du Nord, chargée de transporter d’énormes quantités de houille et d’opérer à une certaine période de l’année la plus forte partie de ces transports, soit obligée d’entretenir beaucoup plus de wagons que ne le font les compagnies de l’Ouest et d’Orléans, dont le trafic se compose en général de marchandises moins encombrantes.
En Belgique, la proportion du matériel sur les chemins de fer de l’état est de 11 wagons par kilomètre, et en Angleterre de 12 wagons. Ce chiffre, relativement élevé, du matériel anglais se justifie d’abord par la supériorité du trafic, puis par la multiplicité des compagnies, enfin par l’organisation particulière des transports. En Angleterre, les mines de houille et de minerai sont propriétaires des wagons qu’elles font circuler sur les voies ferrées moyennant péage, et il existe des compagnies particulières qui louent des wagons à l’année, au mois, à la journée, non-seulement aux industriels et aux négocians qui peuvent faire des chargemens considérables, mais encore aux compagnies de chemins de fer, qui trouvent dans cette combinaison la faculté de diminuer le capital de leur matériel roulant. Ces divers procédés, usités sur la plupart des lignes anglaises, présentent des avantages et des inconvéniens, au sujet desquels les appréciations sont très diverses. Malgré tout, ils ont pour conséquence l’accroissement du nombre des wagons disponibles. Ajoutons que les trains de marchandises sur les chemins de fer anglais ont plus de vitesse que partout ailleurs, de telle sorte qu’un wagon régulièrement employé y transporte annuellement un plus fort tonnage. Cette vitesse se paie ; les tarifs sont plus élevés qu’en France, où le commerce recherche avant tout l’économie. Sauf de rares expéditeurs qui obtiennent d’ailleurs satisfaction par les services à grande vitesse, les manufacturiers et les commerçans français préfèrent conserver les bas tarifs en acceptant de plus longs délais.
Les chemins de fer de l’état belge, qui comptent 11 wagons par kilomètre, présentent également des conditions toutes spéciales. En premier lieu, le réseau étant peu étendu, les distances à parcourir pour le trafic intérieur sont généralement assez courtes, et cette circonstance comporte l’emploi d’un grand nombre de wagons à cause du temps perdu dans les opérations de chargement et de déchargement. En second lieu, une grande partie des transports belges consiste en charbons, marchandise encombrante qui exige un matériel considérable. Enfin ces charbons sont expédiés en fortes quantités sur les territoires étrangers, en France ou en Allemagne, et les wagons qui les portent jusqu’à destination se trouvent ainsi enlevés pendant un temps plus ou moins long au service des lignes belges. Ainsi la comparaison entre la Belgique et la France, quant à l’effectif des wagons, ne saurait produire de résultats décisifs. Chaque pays a ses besoins, ses habitudes, son genre d’industrie et de commerce, qui déterminent la quantité et la qualité de l’outillage nécessaire. Il convient que les gouvernemens et le public observent tout ce qui se fait au dehors pour l’amélioration des moyens de transport ; mais il faut en même temps qu’ils considèrent les différences de conditions générales ou spéciales, afin de porter des appréciations justes sur les systèmes d’exploitation.
Quoi qu’il en soit, l’effectif du matériel des compagnies concessionnaires doit répondre, selon la règle posée par M. Jacqmin, directeur des chemins de fer de l’Est, « non pas à la moyenne du trafic que chaque compagnie est appelée à desservir dans l’année, mais bien au maximum des oscillations de ce trafic. » L’application de cette règle procure les wagons en nombre suffisant pour transporter les produits les plus encombrans, tels que la houille, aux époques de l’année où ils se présentent le plus abondamment dans les gares, et, si elle a pour conséquence de laisser une certaine quantité de wagons sans emploi pendant les mois où les transports sont moins actifs, elle permet d’avoir en réserve un matériel de renfort pour les circonstances anormales. C’est ainsi que dans la dernière crise la compagnie de Lyon a pu en trois mois expédier par la gare de Marseille plus de 320,000 tonnes, chiffre très supérieur au maximum des besoins de transport qui s’étaient produits antérieurement. Certes il eût été désirable que le montant des expéditions fût encore augmenté, car, malgré ce grand effort, Marseille paraît avoir beaucoup souffert de l’encombrement des marchandises ; mais il est une mesure que l’on ne saurait dépasser. Une entreprise qui posséderait un matériel excessif pour une éventualité destinée à ne se présenter peut-être qu’une fois en dix ans chargerait son capital d’une dépense très considérable, augmenterait ses frais généraux par les intérêts servis à ce capital exubérant, accroîtrait le compte d’exploitation par l’entretien d’un trop grand nombre de locomotives et de wagons, et finalement administrerait à la façon d’un prodigue. Le commerce est au surplus très intéressé à ce que les compagnies n’agissent pas ainsi, car ce sont les économies obtenues dans les frais de traction qui concourent, avec l’extension du trafic, à la réduction du prix de transport. L’expérience fixe pour chaque compagnie le nombre approximatif des wagons à entretenir sur les diverses parties du réseau, et le contrôle du gouvernement est là pour rectifier les erreurs qui risqueraient endette matière de compromettre les mouvemens du commerce.
En admettant le cas de force majeure, la commission d’enquête a exonéré les compagnies de la responsabilité qui leur était attribuée au sujet de la crise des transports. Ses investigations l’ont en outre amenée à reconnaître que l’insuffisance du matériel n’était point la cause unique des retards et de l’encombrement. Elle a signalé les fâcheuses habitudes du commerce, qui n’enlève pas immédiatement, comme cela se fait en Angleterre, les marchandises à l’arrivée, et qui se sert des gares et même des wagons comme de magasins ou d’entrepôts ; de là des embarras inévitables dans le service et l’immobilisation d’une partie du matériel. Elle s’est préoccupée des retards souvent considérables qu’entraîne dans certaines gares le service de l’octroi ou de la douane, et elle a demandé que l’accomplissement des formalités administratives soit rendu plus facile et plus prompt. Ne convient-il pas également que sur plusieurs points les espaces destinés à la manœuvre des marchandises, les quais, les magasins, etc., soient plus spacieux et mieux aménagés ? Cette crise aura du moins pour effet de démontrer à tous, au public, aux compagnies, au gouvernement, l’urgence et l’utilité de nombreuses réformes de détails qui perfectionneront l’industrie des transports. Dans cet immense mécanisme qui fait rouler sur deux étroites bandes de fer tout ce qui se produit, se vend et se consomme, sans compter le tonnage non moins précieux des voyageurs, les moindres rouages sont importans. Pour faire face à l’augmentation du trafic, le facile accès et le dégagement des voies ne sont pas moins essentiels que le nombre des wagons qui doivent y circuler nuit et jour. A cet égard, l’on n’est point encore arrivé en France ni ailleurs au plus haut degré d’utilisation des chemins de fer.
Cette période de crise a mis en lumière plusieurs faits économiques dont on n’avait pour ainsi dire que l’instinct, et qui maintenant se dégagent de la manière la plus précise. On savait que par l’action des chemins de fer toutes les régions de la France sont reliées dans une étroite communauté d’intérêts, et que les échanges intérieurs ont acquis de grandes proportions ; on savait que Paris est le centre de ce mouvement commercial, et que, semblable à une pompe aspirante et foulante, il reçoit et déverse à toute heure un flot continu de tous les produits ; mais on n’avait pas encore eu l’occasion de calculer à peu près exactement le stock de marchandises qui doit être considéré comme un approvisionnement normal. Or il résulte de l’observation que, pour la plupart des produits qui peuvent être conservés, ce stock représentera consommation de trois ou quatre, mois. Cette durée se rapproche de celle qui est généralement fixée pour le crédit. Quand Paris fut à la veille d’être assiégé, on s’occupa exclusivement de presser les arrivages de denrées alimentaires, on songea peu aux autres produits d’utilité courante ou de luxe, et cependant beaucoup de magasins demeurèrent plus ou moins approvisionnés jusqu’à l’armistice : les vins et les spiritueux abondaient ; il fallut la commune pour les absorber. Dans l’est et dans le nord, les vivres devinrent rares après le passage des armées ; mais, malgré la rupture des communications, des tissus et autres articles fabriqués, ne furent épuisés que dans les derniers momens de la guerre. La production doit donc avoir, terme moyen, une avance de trois ou quatre mois sur la consommation. Avant l’établissement des chemins de fer, ce délai devait être beaucoup plus long. La rapidité des transports permet aujourd’hui de donner au capital employé dans le commerce de détail un emploi plus fréquent et plus fructueux. Ce progrès que l’on doit aux voies ferrées n’a certainement pas dit son dernier mot.
En même temps, on a pu constater le rôle prépondérant qui est assigné à la France dans le mouvement du commerce européen. L’Allemagne, comme la France, a eu ses transports complètement paralysés pendant la guerre ; les plaintes n’y ont pas été moins vives, et les compagnies de chemins de fer se sont vues également accusées d’insuffisance. Le vainqueur, et c’est une grande leçon n’a pas moins souffert que le vaincu ; mais le commerce, et l’industrie ont des besoins si impérieux, qu’il leur faut accepter des expédiens et subir tous les détours pour maintenir ou rétablir le courant des échanges. La France est la grande voie de transit pour l’Allemagne. Cette voie ayant été brusquement fermée, les Allemands ont dû se porter sur Hambourg, sur Brème, et principalement sur Anvers et Ostende, qui remplaçaient momentanément pour eux le port du Havre. La Belgique s’est donc trouvée encombrée. De même que la France et l’Allemagne, elle a subi sa crise. des transports, crise très intense, qui a soulevé tous les intérêts du pays et qui a occupé pendant plusieurs jours de longues séances de la chambre des représentans. L’encombrement a envahi toutes les lignes : les transports les plus indispensables étaient suspendus ; plusieurs grandes villes ont failli être privées de gaz, la houille venant à manquer en Belgique ! Les chemins de fer encaissaient des recettes magnifiques, mais le désordre était partout, et le bénéfice du transit international que la France avait momentanément cédé au territoire belge était, compensé et bien au-delà par la désorganisation de l’industrie, qui ne pouvait plus compter sur des opérations régulières. Tel était le résultat de la guerre de 1870. Notre effacement commercial produisait cette universelle perturbation. Que l’on ne s’étonne donc plus des embarras qui ont compromis nos transports, que l’on se montre moins sévère à l’égard des compagnies concessionnaires, quand on voit la Belgique, nation neutre, épargnée par la guerre, souffrir de la même crise, plus fortement peut-être, avec des chemins de fer exploités par l’état.
Les transports commencent à reprendre leurs routes accoutumées ; mais, nous devons y prendre garde, la Belgique se prépare aux plus grands efforts pour retenir à son profit une partie du transit européen que les événemens ont pendant plusieurs mois détourné sur son territoire. Elle va augmenter son matériel, agrandir ses gares, ouvrir une ligne nouvelle pour établir une communication plus directe entre le port d’Anvers et la frontière allemande. Elle convoite aussi la fourniture des cotons que l’Alsace avait l’habitude d’acheter au Havre. Nul doute que les compagnies françaises portent leur attention sur cette concurrence, dont les prétentions pourraient être favorisées dans une certaine mesure par notre récente loi maritime. La question est bien digne d’attirer la sollicitude de la commission d’enquête. C’est en laissant aux compagnies la liberté la plus complète dans les combinaisons des tarifs internationaux que l’on pourra lutter contre les entreprises de la Belgique, et rendre à la France, à ses ports, à ses chemins de fer, leur ancienne et naturelle fonction d’intermédiaires entre le centre de l’Europe et les pays d’Amérique. Il faut aussi, après avoir aidé l’industrie des voies ferrées à se remettre de cette rude secousse, garantir avec fermeté les conditions économiques et financières que réclame dans le présent et surtout pour l’avenir la constitution même du réseau.
« Quand un service quelconque ne produit pas les résultats auxquels on s’attend, il arrive souvent que l’on ne s’en prend pas seulement aux hommes qui le dirigent ni aux circonstances exceptionnelles que subit ce service, mais à l’institution elle-même. Le désir d’un remède pousse trop loin, et l’on va jusqu’à vouloir une révolution radicale. » Ces paroles sensées ont été dites récemment par un député belge lors de la discussion qui s’est engagée, au sein de la chambre des représentans, sur l’insuffisance des moyens de transport. La plus grande portion du réseau belge étant exploitée par l’état, c’était à l’état que s’adressaient directement les critiques, et, à propos d’un accident, d’une circonstance de force majeure, l’on demandait un changement absolu de système, la démission de l’état et la cession des chemins de fer à des compagnies. De même en France. Parce que les entreprises concessionnaires ont été momentanément empêchées de faire face à toutes les demandes de wagons, l’on s’en prend au système ; les uns sollicitent l’expropriation des compagnies et la remise des chemins de fer entre les mains de l’état ; les autres imaginent des combinaisons qui porteraient l’atteinte la plus grave à l’économie générale de notre réseau, à l’organisation légale et à la constitution financière des voies ferrées. D’autres enfin, par des procédés plus ou moins directs, arriveraient à des résultats analogues. Il a suffi d’une souffrance temporaire pour donner l’idée d’une révolution. Nous sommes habitués en France à ces exagérations d’opinions et de sentimens ; elles nous ont fait beaucoup de mal en politique ; tâchons au moins d’en préserver l’administration de nos intérêts matériels.
Il y a des discussions qui, à force d’être répétées, deviennent inutiles. Telle est la question de savoir si l’état doit conserver la propriété et l’exploitation des chemins de fer, ou s’il doit traiter avec l’industrie privée, qui se charge de construire les voies ferrées et d’effectuer les transports. Tout a été dit sur les avantages et les inconvéniens respectifs des deux systèmes. Dans un pays où le réseau serait à peine commencé, le débat pourrait s’établir avec profit ; mais lorsque le réseau a déjà pris un certain développement, lorsqu’il a été dépensé des milliards, il est malaisé de changer le mode primitif. En pareille matière, chaque nation s’est déterminée d’après son génie propre, en tenant compte de ses moyens d’action, des ressources de son crédit, des proportions de l’œuvre qu’il fallait entreprendre, et en se posant cet unique problème : étant donnée la nécessité de créer des chemins de fer, quel est le procédé le plus économique, le plus prompt et le plus sûr ? En Angleterre, où l’on pouvait compter sur la hardiesse des capitaux et sur l’esprit d’entreprise, les chemins de fer ont été, dès l’origine, livrés à l’industrie privée. En Belgique, c’est l’état qui a pris l’initiative, et, sur un territoire peu étendu, en face d’une dépense assez limitée, le trésor public pouvait garder à sa charge la plus grande part de l’opération. En France, l’on a fini par adopter un système mixte qui, tout en laissant à l’industrie privée, représentée par de grandes compagnies, l’exploitation des chemins de fer, consacre l’intervention permanente et l’association financière de l’état dans la constitution du réseau. Au point où l’on en est arrivé, serait-il avantageux et praticable de modifier cet état de choses ?
Si la Belgique, après avoir complété son réseau, jugeait que l’exploitation des chemins de fer doit être confiée à l’industrie privée, la transformation du régime actuel ne présenterait pas de graves difficultés et n’entraînerait aucune dépense. En vendant ses voies ferrées, elle procurerait au trésor un capital ; en les affermant, elle remplacerait par une redevance fixe les revenus variables que l’exploitation apporte à son budget ; mais en Angleterre ou en France il en serait tout autrement. Le rachat des chemins de fer coûterait de nombreux milliards ; où les trouverait-on ? La législation anglaise n’a pas prévu l’éventualité du rachat ; il serait donc nécessaire de procéder par une loi spéciale à l’expropriation d’une valeur énorme. Il est bien vrai que depuis deux ans, à la suite du rachat des télégraphes, opération qui a été très avantageuse pour les compagnies, un nombreux groupe d’actionnaires a eu l’idée de demander au parlement le rachat des voies ferrées. On a observé cependant sans la moindre surprise que ces actionnaires, si prompts à invoquer les plus graves considérations politiques et économiques, sont intéressés dans des lignes peu productives et même fort compromises ; l’expropriation serait pour eux un moyen commode de sauver leur capital. Il n’est pas probable que le parlement se laisse prendre à ces propositions, qui n’ont trouvé jusqu’ici aucun appui dans l’opinion publique, et qui sont en contradiction absolue avec les sentimens et les habitudes du caractère anglais. En France, le gouvernement a eu la prudence d’inscrire dans les titres de concessions le principe, les conditions et la date du rachat ; il pourrait, soit aujourd’hui, soit à une époque très prochaine, réclamer l’exécution de cette clause, et reprendre aux compagnies l’exploitation des chemins de fer. De divers côtés, on l’invite à se prévaloir de la faculté qu’il s’est réservée, et, pour mieux recommander cette mesure, on la rattache à des combinaisons patriotiques à l’aide desquelles on compterait obtenir plus promptement la libération du territoire. Faut-il le répéter ? il ne s’agirait de rien moins que d’une dizaine de milliards. Moins encore que l’Angleterre, la France pourrait surcharger à ce point sa dette intérieure, qui est déjà si lourde. Au point de vue financier, l’opération du rachat est réellement impraticable, surtout en ce moment. Ce serait donc perdre le temps que de la discuter. Il faut accepter, en l’améliorant autant que possible, le système qui résulte des conventions passées entre l’état et les compagnies.
Ce système est-il bon ou mauvais ? a-t-il atteint ou manqué le but que l’on se proposait, à savoir la création et l’extension du réseau ? La commission d’enquête parlementaire est condamnée à examiner de nouveau cette éternelle question ; que l’on apporte au seuil de chaque législature. Il n’est pas sans intérêt de rappeler ici quelques faits et quelques chiffres. Quand le gouvernement de juillet commença le réseau, le crédit public et le crédit privé n’avaient point l’élasticité que nous leur avons vue depuis lors. Les capitaux étaient rares et timides. Malgré l’exemple de l’Angleterre, de la Belgique et des États-Unis, malgré les encouragemens et les subventions, ils hésitaient à s’engager dans des entreprises qui dépassaient les proportions habituelles ; En 1848, la France ne comptait que 2,200 kilomètres en exploitation. La révolution de février compromit un moments l’œuvre naissante. Plusieurs compagnies durent être placées sous le séquestre. Ce fut en 1852 que la confiance revint à ces entreprises, grâce à la prolongation des concessions et à la volonté très arrêtée que manifestait le gouvernement de développer les intérêts matériels en échange des libertés politiques ; Dès 1857, le réseau, exploité comprenait 7,500 kilomètres ; en 1866 13,500, et en 1870 plus de 17,000 ; en outre 7,000 kilomètres étaient concédés pour une exploitation plus ou moins prochaine, et l’on poursuivait les études en vue de l’extension du réseau. Comment avait-on pu obtenir ces résultats ? Par quels procédés et à quelles sources s’était-on procuré le capital dépensé pour cet immense travail ? Le trésor public s’était engagé à donner 1 milliard 770 millions en subventions, sur lesquels il avait payé à la fin de 1870 environ 1 milliard, la plus forte part du surplus devant être soldée au moyen d’annuités. Les capitaux privés avaient concouru à la dépense totale pour 8 milliards sous forme d’actions ou d’obligations, et ce qui en a déterminé le placement, ce n’est point la perspective de dividendes exceptionnels pour les actions, ni d’un intérêt élevé pour les obligations (la moyenne du revenu n’atteint pas 6 pour 100), c’est la garantie financière de l’état, c’est l’association de fait qu’il a formée avec les compagnies, c’est la sécurité morale qu’il donne à la constitution du réseau, c’est son contrôle légal et réel sur tous les actes de l’exploitation. Voilà en peu de mots le régime actuel. Sans entrer ici dans tous les détails du mécanisme assez compliqué qui règle les rapports financiers de l’état et des compagnies, on peut dire que nul autre procédé ne nous aurait procuré plus économiquement ni plus vite les 17,000 kilomètres de voies ferrées. Si le trésor s’était seul chargé de l’entreprise, aucun gouvernement n’aurait osé demander, aucune législature n’aurait accordé une série d’emprunts successifs s’élevant à 10 milliards et s’ajoutant à tant d’autres. Si le réseau avait été livré à l’arbitraire de l’industrie privée, celle-ci, à supposer qu’elle eût réuni les capitaux nécessaires, n’aurait sollicité de concessions que pour les grandes lignes, en laissant de côté une grande partie du territoire, ou bien elle aurait exigé des tarifs très élevés pour desservir les régions moins fructueuses. Enfin si le trésor n’était pas venu en aide, par des subventions et par des garanties d’intérêt, aux compagnies concessionnaires, s’il ne leur avait pas accordé et imposé tout à la fois une sorte de domaine d’exploitation où se confondent de bonnes et de mauvaises lignes, ces compagnies auraient obtenu moins de capitaux et moins de crédit.
Le régime inauguré sous le gouvernement de juillet, poursuivi et complété sous l’empire, a donc été avantageux pour le pays qui voulait des chemins de fer, économique pour le trésor qui ne pouvait porter tout le poids de la dépense, équitable pour les capitaux qui se sont engagés dans cette entreprise nationale. Faut-il ajouter que la propriété ainsi créée doit revenir un jour à l’état, après lui avoir remboursé les sommes allouées à titre de garantie d’intérêt, et que, pendant la durée des concessions, les chemins de fer rapportent annuellement une forte somme d’impôts et de bénéfices ? Les six grandes compagnies ont dressé un état qui établit qu’en 1870 elles ont versé au trésor plus de 56 millions d’impôts, et que la gratuité ou les réductions de tarifs stipulées dans les cahiers des charges pour le service des postes, les transports de militaires, etc., représentent une économie de 144 millions au profit de l’état. On peut objecter que l’impôt du dixième, qui a produit 33 millions, est payé par les voyageurs entre les mains des compagnies pour le compte du trésor, et que l’économie sur les transports militaires, chiffrée à 117 millions, n’a été aussi considérable que par suite de l’état de guerre. Cette économie n’en est pas moins acquise pour 1870, elle atteindra un chiffre presque égal pour 1871, et, quant à l’impôt du dixième, croit-on que le gouvernement pourrait le maintenir et même l’augmenter, comme il vient de le faire, s’il était chargé de percevoir directement le prix des places ? Il n’est point téméraire de penser que le désir de la popularité (on l’a vu en Belgique) l’entraînerait à diminuer les prix des tarifs au-dessous du taux rationnel, ou que la crainte de l’impopularité l’empêcherait de les élever. Le voyageur, c’est-à-dire le public, n’y gagnerait rien, car on lui ferait payer l’impôt sous une autre forme. Quoi qu’il en soit, les revenus, directs ou indirects, que l’état retire de l’organisation actuelle sont très importans pour le budget. Dans un rapport présenté à l’assemblée nationale, M. Arthur Legrand, basant son calcul sur 1869, année normale, les évaluait à 114 millions, soit à 7,000 francs par kilomètre, et à 17 pour 100 du capital des subventions allouées aux compagnies.
L’intérêt fiscal, si grave qu’il soit, demeure cependant très secondaire en regard des services que l’on doit obtenir des voies ferrées pour l’abondance, l’économie, la vitesse et la régularité des transports. L’état aurait-il construit plus de lignes qu’il n’en a fait construire par les compagnies ? L’industrie privée, si elle avait eu la faculté d’établir et d’exploiter des chemins de fer à sa guise, se serait-elle portée vers tous les points que l’on voit aujourd’hui sillonnés de rails ? Sous le régime exclusif de l’état ou avec l’industrie libre, voyageurs et marchandises seraient-ils transportés dans de meilleures conditions de service et de prix ? La réponse à ces différentes questions est fournie par la comparaison que l’on peut faire entre les principaux pays quant à l’organisation des voies ferrées, et, si l’on établit la balance entre les divers élémens, cette comparaison n’est point au désavantage de la France. Puisque le débat s’est engagé de nouveau à l’occasion d’un encombrement des marchandises, il suffit de rappeler que la Belgique et l’Allemagne ont eu à souffrir des mêmes embarras. Quel que soit le régime, il faut s’attendre et se résigner à des risques imprévus. Ce qui est au-dessus de toute contestation, ce que la génération qui a vu la pose de nos rails oublie trop vite et ce que la génération nouvelle ne peut pas apprécier exactement, c’est l’immense progrès réalisé dans toutes les catégories de transport. Pour le nombre et la variété des directions, pour la régularité et la vitesse, les améliorations par rapport aux anciens modes de locomotion sont très sensibles, et il devait en être ainsi ; quant aux tarifs, non-seulement les prix fixés par les cahiers des charges sont inférieurs à ceux qui étaient autrefois perçus par les messageries et par le roulage, mais encore les prix adoptés par les compagnies à la suite de réductions successives s’abaissent dans beaucoup de cas fort au-dessous de ceux qui ont été stipulés par les contrats de concession. Il serait facile de multiplier les statistiques. En moyenne, si l’on tient compte des combinaisons par lesquelles les compagnies ont voulu faciliter les abonnemens ainsi que les excursions rapides, le tarif des voyageurs est inférieur de 23 à 25 pour 100 au tarif légal, et le prix de transport des marchandises de petite vitesse est ramené à 6 centimes par tonne et par kilomètre. On a beaucoup discuté tout récemment sur la législation commerciale de la France et sur l’influence favorable que la réforme des taxes douanières a exercée sur les échanges. La liberté du commerce est un grand bienfait qu’une politique intelligente et impartiale doit conserver à notre pays ; mais peut-être n’a-t-on pas suffisamment mis en relief les services que les chemins de fer ont rendus au commerce en contribuant plus encore4 que l’abaissement des barrières de douanes à l’extension du trafic international. Les suppressions ou réductions de droits n’auraient pas toujours suffi pour permettre la concurrence entre les produits des différentes nations, s’il n’y avait pas eu en même temps une diminution très marquée des frais de transport. Il y a des marchandises qui paient sur le chemin de fer dix fois moins qu’elles ne payaient par l’ancien roulage ; il est rare que la diminution ne soit pas du triple, et, si l’on prend Paris comme point d’arrivée et de départ, on observe que dans la plupart des cas la baisse du prix de transport pour les relations avec l’étranger représente un chiffre supérieur au montant des réductions de taxes douanières. Les voies ferrées tiennent donc le principal rôle dans la liberté des échanges, et il est indispensable qu’elles demeurent organisées de manière que les compagnies puissent pratiquer, ainsi qu’elles l’ont fait jusqu’ici, le système des larges diminutions de tarifs.
Par une singulière contradiction, cette économie procurée aux transports devient quelquefois un sujet de plaintes. On reproche aux compagnies de faire concurrence à la navigation du cabotage et aux canaux, de ruiner ces deux industries ou tout au moins de s’opposer à leur développement et d’enlever par conséquent au commerce des ressources qui lui seraient bien précieuses dans les périodes d’encombrement. Cette objection s’est produite en France et en Belgique lors de la dernière crise. À ce compte, si l’on ne prend en considération que les intérêts du cabotage et des canaux, il aurait fallu ne pas créer de chemins de fer, car ceux-ci devaient évidemment s’emparer d’une portion de la clientèle acquise aux anciens modes de transport. Il n’est point nécessaire de pousser le raisonnement à l’extrême. En fait, le cabotage n’a point disparu, les canaux continuent à faire circuler un très fort tonnage, et la concurrence qui s’est établie dès l’origine avec les voies ferrées a eu pour conséquence d’amener au profit du commerce des réductions de prix jusqu’au point où chacune de ces trois industries a pu mesurer les forces respectives et reconnaître en quelque sorte le domaine réservé à son exploitation. Les plaintes seraient fondées, si les compagnies de chemins de fer, usant ou plutôt abusant de la puissance de leurs capitaux, abaissaient brusquement leurs tarifs pour anéantir la concurrence d’un canal et les relevaient ensuite lorsque la ruine du canal serait consommée. Elles se défendent d’avoir jamais agi de la sorte, elles déclarent qu’elles ne relèvent pas les tarifs une fois abaissés, tandis que récemment les canaux ont profité des circonstances pour hausser dans une proportion assez forte l’échelle de leurs prix. Il appartient à la commission d’enquête d’examiner sur ce point les réclamations et les réponses. En tout cas, l’industrie et le commerce n’ont point à regretter les économies importantes qu’il est du devoir des chemins de fer de leur procurer, et de quelque manière que soient exploitées les voies ferrées, soit par l’état, soit par les compagnies, le résultat pour le cabotage et pour les canaux est absolument identique.
L’étude des faits et des documens si nombreux qui se rapportent aux chemins de fer nous donne la conviction qu’il ne serait ni possible ni utile de modifier le système actuel, système savamment combiné, compliqué peut-être, qui, par l’association de l’état et des compagnies, assure la construction et l’exploitation du réseau dans des conditions profitables pour tous les intérêts. Cette opinion ne manque pas de contradicteurs. Les uns, effrayés des charges financières que les subventions et les garanties d’intérêt font peser sur l’état, persuadés en outre que l’industrie privée doit, en cette matière comme en toute autre, demeurer maîtresse d’elle-même, demandent que le gouvernement soit désormais étranger à toute entreprise de voies ferrées, que les concessions futures soient déclarées perpétuelles, et qu’il n’y ait plus aucune intervention administrative dans la construction ni dans l’exploitation. Les autres, jugeant que le réseau est insuffisant, le prix de transport trop élevé, l’exploitation imparfaite, proposent d’ouvrir de nouvelles lignes, avec ou sans subventions, parallèlement aux lignes existantes ou dans des directions circulaires et transversales, en promettant des perfectionnemens et des économies de toute nature.
Sur la première de ces réformes, soutenue avec talent par un honorable député, M. Raudot, l’assemblée nationale a déjà eu l’occasion d’exprimer son avis. Elle vient d’adopter les conclusions de la commission d’initiative parlementaire, qui, par l’organe de son rapporteur, M. A. Legrand, s’est prononcée contre la prise en considération du plan de M. Raudot. Ce précédent législatif, de date très récente, nous permet de ne point insister sur le caractère trop absolu, ni sur les inconvéniens pratiques d’un système qui n’a en ce moment aucune chance d’être accepté. S’il est vrai que notre situation financière ne se prête plus à l’allocation de subventions et de garanties d’intérêt, il ne semble pas utile de décréter à l’avance une sorte de déclaration de principes, à laquelle on serait forcé demain peut-être de déroger pour un intérêt stratégique ou commercial. Il vaut mieux que l’autorité législative garde pour les combinaisons à venir son entière liberté de décision.
Les propositions relatives à la construction de nouvelles lignes dans le périmètre exploité par les anciennes compagnies offrent un intérêt plus immédiat, et elles donnent déjà lieu à des discussions très ardentes. Depuis que les fusions consommées par les lois de 1857 ont concentré le service du réseau général entre les mains des six grandes compagnies, les concessions moins étendues accordées à d’autres entreprises suivent des parcours qui ne peuvent se confondre avec ceux des lignes existantes. Aujourd’hui une compagnie propose de construire une ligne directe de Calais à Marseille, passant par Paris, et doublant les principales lignes des compagnies du Nord et de Lyon-Méditerranée. Les auteurs de ce projet n’ont rien négligé de ce qui doit tenter l’état et séduire le public ; ils ne demandent ni subvention ni garantie d’intérêt, ils se contenteraient de tarifs inférieurs aux prix actuels sur un parcours plus direct et plus accéléré ; ils organiseraient le service dans les meilleures conditions de sécurité et de confort ; ils favoriseraient l’ouverture d’embranchemens ou de correspondances se rattachant à la grande ligne : avec cette création, on n’aurait plus à craindre les encombremens ni les retards, et l’industrie des chemins de fer entrerait dans une ère nouvelle sous le drapeau de la concurrence. Tel est le programme soutenu et attaqué devant le gouvernement et le pays au nom des intérêts considérables qu’il met aux prises. S’il ne s’agissait que de conflits particuliers, il y aurait convenance à ne pas intervenir dans le débat ; mais la question a une portée plus haute, et elle est véritablement d’intérêt général. Elle touche à l’interprétation et à la moralité des contrats, à la fortune publique comme aux fortunes privées, à l’emploi des forces productives d’un grand pays : c’est, pour les chemins de fer français, une question constitutionnelle.
Le réseau a été conçu de telle sorte que toutes les parties du territoire fussent autant que possible desservies et reliées entre elles, d’abord par de grandes lignes partant du centre, c’est-à-dire de Paris, puis par des lignes secondaires construites au fur et à mesure des ressources disponibles. C’est ainsi que l’on a successivement établi 17,000 kilomètres ; on a de plus concédé 7,000 kilomètres, et l’on en concédera d’autres encore, jusqu’à ce que le réseau soit achevé, si jamais il doit l’être. Par ce procédé méthodique, la portion du capital national qui peut être consacrée aux chemins de fer a reçu l’emploi le plus utile et le plus équitable ; nulle part il n’y a eu excès de rails ni déperdition de forces, et le bienfait des voies ferrées a été ou sera réparti au profit de toutes les régions. Le grave souci des pouvoirs publics en cette matière est de veiller à ce que le capital soit bien employé et dépensé à propos. C’est un devoir dans tous les pays, à plus forte raison dans ceux où le gouvernement s’est réservé la haute main sur les travaux publics. Par conséquent, lorsqu’il se présente un projet de ligne à construire, la première question à examiner est celle de savoir si cette ligne nouvelle est nécessaire, si elle sera plus utile que telle autre ligne demandée ailleurs. Sinon, l’on risque de faire une prodigalité. Peu importe la somme ; tout capital gaspillé est une perte pour le travail et pour la prospérité générale.
Ce point établi, est-il en vérité bien nécessaire de construire quant à présent une ligne nouvelle de Calais à Marseille sur un parcours de 1,100 kilomètres, à côté des lignes qui existent déjà ? L’on démontre cette nécessité par les embarras de circulation qui se sont produits à la suite de la guerre, embarras incontestables, dont le commerce a beaucoup souffert. Cependant, si les embarras que l’on invoque à l’appui du projet proviennent d’une circonstance de force majeure, s’il est prouvé que les wagons, les magasins, les gares ont fait défaut, et non les rails, l’argument tiré de la nécessité disparaît. Les compagnies du Nord et de Lyon déclarent qu’elles sont en mesure de transporter sur leurs lignes un tonnage de beaucoup supérieur au maximum des oscillations de trafic. Il suffira, pour l’accroissement futur des opérations, d’augmenter l’effectif du matériel roulant, d’agrandir les gares, de dépenser en aménagemens quelques millions. Lorsque la circulation est devenue trop chargée aux abords de Paris, les compagnies n’ont pas hésité à tracer des tronçons parallèles ; leur intérêt les oblige à faire de même sur les autres points de leur réseau où s’accroissent avec le trafic les besoins de leur service : le gouvernement d’ailleurs sait bien les y forcer. L’intérêt public, en ce qui concerne la circulation, ne demande pas davantage, et il y aurait vraiment prodigalité à autoriser une dépense de 500 millions pour doubler sans nécessité absolue des lignes existantes. Ce capital que l’on nous offre peut être consacré à des emplois plus urgens.
D’autres argumens sont invoqués. On proclame le principe de la concurrence, et on le pratique immédiatement dans le prospectus en annonçant une baisse de tarifs. La concurrence, dit-on, est l’âme du commerce, la source des perfectionnemens, l’enseigne du progrès. Nous essaierons d’expliquer plus loin comment la concurrence opère dans l’industrie des voies ferrées, et de montrer par des exemples qu’elle n’y produit pas les effets que l’on suppose ; mais il convient d’examiner avant tout si les contrats intervenus entre l’état et les compagnies permettent que cette concurrence soit autorisée, car la question n’est pas entière, il y a des engagemens qui doivent être respectés. — En traitant avec l’état et en signant les cahiers des charges, les premiers concessionnaires durent compter que les calculs sur lesquels était fondée leur opération ne seraient pas faussés par des concurrences qui diminueraient les recettes nécessaires pour rémunérer le capital. Autrement il ne se serait rencontré aucun capitaliste pour entreprendre ce genre d’affaires, aucun actionnaire pour s’y associer. Si par exemple le concessionnaire de Paris à Amiens ou de Paris à Orléans avait pu croire que l’état laisserait s’établir des chemins parallèles, il se serait abstenu ou il aurait exigé d’autres conditions de construction, d’exploitation et surtout de tarifs. Les conventions ne contenaient aucune disposition à cet égard, elles réservaient au contraire expressément le droit de l’état pour l’ouverture d’autres lignes ; mais il était certain que l’état n’userait de ce droit que dans le cas de nécessité absolue et de manière à ne point déranger l’équilibre des combinaisons financières qui avaient servi de base aux concessions primitives. C’était là une garantie suffisante, et les capitaux se sont engagés. Plus tard, lorsque le gouvernement opéra la fusion des entreprises, lorsqu’il organisa les grandes compagnies, il leur imposa la création d’un second, puis d’un troisième réseau, composé de lignes dont le produit ne pouvait être rémunérateur et qui exigeaient l’allocation de subventions et de garanties d’intérêt. Comment a-t-on procédé ? Le gouvernement a fait le compte des bénéfices que produisait l’exploitation de l’ancien réseau, et, selon le chiffre de ces bénéfices, il a exigé des compagnies plus ou moins de nouvelles lignes, accordé plus ou moins de subventions. Il a imposé à chaque compagnie la charge qu’elle pouvait porter en lui laissant au moins par approximation un revenu suffisant, d’une part pour servir le capital déjà souscrit, d’autre part pour obtenir le crédit d’un capital supplémentaire. C’est ainsi, sur la foi des conventions, de la loyauté du gouvernement, de son intelligence, de son bon sens, que les compagnies ont cherché et trouvé les ressources à l’aide desquelles les nouveaux réseaux ont été construits. Les milliards représentés par des obligations de chemins de fer reposent sur cette garantie. Seraient-ils venus, si l’on avait pu supposer que l’état diminuerait un jour la valeur du gage primitif en bouleversant par l’approbation d’une concurrence, c’est-à-dire par une atteinte certaine portée aux recettes, les produits de l’exploitation ? Il est permis de critiquer les traités antérieurs, de blâmer les complications et l’enchevêtrement d’intérêts qui en résultent, et de se rallier ainsi aux doctrines que M. Raudot voudrait faire prévaloir pour l’avenir ; mais ce qui n’est pas admissible, c’est que l’on altère l’esprit des contrats qui ont été conclus dans le passé. Il y a là une question de bonne foi et d’honnêteté publique.
Comment ! des entreprises se sont chargées, d’accord avec l’état, d’organiser un service de voies ferrées qui comprend de nombreuses lignes s’exploitant les unes avec bénéfice, les autres à perte ; elles ont posé les premiers jalons, supporté les frais des études et des essais, créé les courans commerciaux et développé le trafic sur un vaste parcours. Puis, quand le sol est ainsi défriché, il se présente d’autres entrepreneurs qui, par un choix très intelligent, demandent à s’installer sur les bonnes terres et à prendre leur part de la récolte ! On dit qu’ils ne réclament aucune subvention, et qu’ils offrent au public des réductions de tarifs. Rien de plus simple ; en n’exploitant qu’une ligne, la meilleure de toutes, ils n’auraient pas à compenser les pertes de la mauvaise portion du réseau. Si les compagnies n’avaient pas à leur charge plusieurs lignes improductives, il leur serait facile d’abaisser encore les tarifs. Ce sont les produits des grandes lignes qui permettent d’appliquer des prix modérés sur les lignes secondaires, de même que les pertes éprouvées sur ces dernières l’empêchent de réduire davantage le prix de transport sur les grandes lignes. Tout se tient dans le système. Que l’on touche à la ligne principale de chaque réseau, le reste dépérit. Les règles ordinaires de la concurrence demeurent étrangères à cette organisation spéciale, qui dès l’origine a placé les compagnies en dehors des conditions de l’industrie libre. Ici la concurrence ne s’exercerait pas avec des chances égales ; l’état, dont le consentement est nécessaire, ne saurait l’admettre sans donner un démenti à tous ses actes. Ce serait la plus flagrante iniquité.
Est-il vrai d’ailleurs que, pour les voies ferrées, la concurrence amène infailliblement la plus grande baisse des prix ? Selon l’économie politique, le principe est incontestable ; cependant la science, si absolues que soient ses doctrines, se trouve parfois obligée d’abdiquer devant les situations exceptionnelles ; or les grandis entreprises, organisées en vertu de concessions, rentrent dans ce. dernier cas. La baisse des prix n’est possible, elle n’est durable que jusqu’au point où l’entreprise de transport garde le bénéfice le plus minime, au-dessous de ce point, la ruine arrive, car on ne peut pas longtemps travailler à perte. Il importe donc que l’entreprise soit constituée de manière à faire le plus de transports, c’est-à-dire de recettes, avec le moins de dépense. Si pour opérer les transports l’on établit deux lignes au lieu d’une, la recette est diminuée, puisqu’elle se divise, et la dépense est augmentée, puisqu’il faut construire et administrer deux chemins. Par conséquent, pour deux lignes concurrentes le point précis où l’exploitation maintient le niveau entre les recettes et les dépenses est plus relevé que pour une seule ligne, et le degré de réduction des tarifs est placé nécessairement moins bas. Supposons pour plus de clarté qu’une ligne coûtant 100 millions opère tous les transports d’un point à un autre, elle doit retrouver au moins dans ses tarifs l’intérêt et l’amortissement de cette somme, ainsi que les frais d’administration et de traction. Que l’on crée une seconde ligne parallèle coûtant le même prix, on élève à 200 millions le capital dont l’intérêt et l’amortissement doivent figurer parmi les élémens du tarif ; de même pour les frais d’administration, qui seront doublés. En outre, comme les transports se partageront entre deux lignes, les trains seront moins chargés sur chacune d’elles, et l’ensemble de la traction deviendra plus cher. Quant aux recettes, à moins que les voyageurs et les marchandises à transporter ne dépassent le double du tonnage actuel (hypothèse inadmissible), il est évident qu’elles seront moindres sur les deux lignes que sur une ligne unique. Sous l’influence de ces deux faits, augmentation de dépenses et diminution de recettes, on comprend que le tarif est moins réductible dans l’état de concurrence. Une seconde ligne est nécessaire, coûte que coûte, quand la première est devenue insuffisante ; la concurrence produit son action lorsqu’il s’agit d’une industrie libre. Dans le cas présent, les rails établis entre Calais et Marseille peuvent satisfaire pour longtemps encore aux augmentations de trafic ; l’industrie des chemins de fer est régie par des contrats spéciaux qui, en lui imposant un maximum de tarif et toutes les conditions utiles au public, ne lui permettent pas d’abuser de ce que l’on appelle à tort son monopole, et qui lui laissent toute latitude pour abaisser les prix au fur et à mesure de l’accroissement des transports.
Les enquêtes anglaises contiennent les renseignemens les plus instructifs sur la concurrence en matière de chemins de fer et de canaux. Les voies ferrées se sont établies presque librement sur le sol de la Grande-Bretagne, à la faveur d’une loi de 1844 proposée par Robert Peel. La concurrence a été sans frein entre les canaux et les chemins de fer, et ces derniers ont lutté les uns contre les autres. De cette abondance de lignes, dont une partie était superflue, il est résulté d’abord un effroyable gaspillage de capital et une série de crises financières dont la Bourse de Londres garde le souvenir. Les baisses de tarifs suivies de brusques relèvemens ont plus d’une fois jeté la perturbation dans l’industrie de plusieurs régions. L’histoire économique des chemins de fer anglais est pleine de désordres et de ruines ; mais les folies du capital ne sont jamais que passagères. Après avoir chèrement payé son hommage à la liberté des transports, le capital a reconnu qu’il faisait un métier de dupe, et il a cherché à étouffer la concurrence. Les compagnies ont commencé par s’adresser aux canaux, qui ont, pour l’Angleterre et l’Ecosse, un parcours de 6,500 kilomètres. Elles ont acheté les uns, affermé les autres ou passé des conventions qui mettaient fin à la lutte. On s’est plaint vivement en France de voir entre les mains de la compagnie du Midi le canal latéral à la Garonne. Que dirait-on de toutes les combinaisons par lesquelles les compagnies anglaises se sont peu à peu rendues maîtresses d’une grande partie des voies navigables ? Il en est qui ont installé leurs rails dans le lit même de l’ancien canal, moyen pratique et infaillible pour tarir la concurrence. En même temps qu’elles désarmaient leur commun adversaire, les compagnies, lasses de se faire la guerre, se rapprochaient et contractaient des unions, des amalgames (amalgamations), qui par le fait n’étaient autre chose que des coalitions de tarif ; elles sont maintenant en plein dans cette voie. Le Times, rendant compte d’une fusion projetée entre deux grandes compagnies, a signalé récemment en termes très vifs le mouvement de l’opinion publique en Angleterre sur cette question de la concurrence. Voici comment il s’exprime :
« Le système national de nos chemins de fer a été basé sur cette théorie, que l’industrie particulière créerait une concurrence avantageuse qui pourvoirait d’une manière satisfaisante aux besoins du trafic. Dans la pratique, chacun le sait, la théorie de la concurrence a tristement échoué, et les projets de fusion qui s’agitent ne sont que des tentatives pour en revenir au régime abandonné en 1844. Il n’est pas en notre pouvoir de réparer aujourd’hui le mal qui est résulté des combinaisons erronées de sir Robert Peel. Les millions ont été gaspillés, les convenances du public sacrifiées pour laisser le champ libre à la concurrence. Qu’y a gagné le public ? Nous laissons à la majorité impartiale des voyageurs et des expéditeurs le soin de répondre. Ce que les compagnies y ont gagné, les administrateurs de ces compagnies qui recherchent maintenant la paix et l’union nous l’ont fait assez connaître. La partie de la concurrence a été jouée, et nous pouvons affirmer sans exagération que tous les intéressés en ont assez… Ceux qui ont réclamé le plus bruyamment la liberté des entreprises de chemins de fer et la concurrence illimitée sont à peu près unanimes pour demander l’action commune, l’unité d’administration, et pour maudire la concurrence… La garantie de la concurrence, qui, pensait-on, aurait pour effet d’assurer l’économie des voyages et des transports, n’a été dans la pratique pour les voyageurs et le commerce qu’une protection inefficace… »
Il convient en effet de rappeler qu’en Angleterre, sous le régime de la concurrence, la moyenne du tarif des voyageurs et des marchandises a été toujours plus élevée qu’en France. Le Times, après avoir reconnu avec tant de franchise l’échec complet du système anglais, en est réduit à demander l’appui du parlement contre les abus du nouveau système de fusion. Il est permis de dire que le cahier des charges imposé aux compagnies françaises garantit au public une protection convenable. En même temps il laisse au gouvernement la faculté d’augmenter le nombre des lignes existantes et d’autoriser des prolongemens ou des embranchemens, de telle sorte que les besoins de transport pourront toujours recevoir satisfaction au moment convenable, sans prodigalité et sans parcimonie. Il n’y a pas une ligne nécessaire que l’on ne soit en mesure d’établir, soit au moyen des compagnies existantes, soit par la création de compagnies nouvelles.
Après avoir examiné l’argument de la concurrence au point de vue de l’intérêt public, il reste à juger la portée financière du projet d’un chemin de fer de Calais à Marseille et de tous autres projets analogues. On sait que l’état est le garant des compagnies. Il leur doit chaque année la somme nécessaire pour parfaire l’intérêt et assurer l’amortissement du capital employé à la construction du nouveau réseau, et cet engagement, qui porte sur un capital de 4 milliards, l’expose au paiement d’une garantie annuelle de près de 200 millions. Toutefois les produits de l’exploitation peuvent couvrir cette garantie ou venir en déduction de la dette, de telle sorte que, plus ils sont élevés, moins il reste à payer par l’état. Les sommes qui sortent ainsi du trésor lui seront remboursées par les compagnies sur les excédans de revenus, et, à défaut d’excédans, sur la reprise du matériel à la fin des concessions. En 1866, le montant des garanties d’intérêt était inscrit au budget pour 38 millions, il atteint 41 millions dans le budget de 1871. Le découvert s’augmentera encore par les avances qui seront faites pour 1872 et les exercices suivans, jusqu’à ce que la garantie devienne inutile.
Dans cette situation, quel est l’intérêt du trésor ? C’est que les compagnies fassent le plus de recettes, le plus de bénéfices possible, d’abord pour que l’état n’ait plus à leur verser le prix de la garantie annuelle, puis pour qu’elles soient en mesure de lui rembourser promptement les sommes qu’il leur a successivement avancées, et qui s’élèvent aujourd’hui à 190 millions. Cet intérêt est si évident, si pressant, que, s’il arrivait à une compagnie de procéder à d’imprudentes baisses de tarif, de faire des dépenses inutiles, en un mot de mal gérer sa concession, le gouvernement aurait le droit et le devoir d’y mettre ordre. L’établissement d’une concurrence ayant pour résultat infaillible de diminuer les recettes, les revenus de la compagnie baisseraient, et ce serait au trésor à payer la différence. Les compagnies de Lyon et du Nord, qui n’ont point encore eu recours à la garantie de l’état, seraient elles-mêmes obligées de l’invoquer, si la concurrence venait leur enlever une portion des recettes de leurs principales lignes. Un créancier qui s’aviserait de diminuer les ressources de son débiteur actuel ou éventuel passerait certainement pour malavisé. Il n’y a pas de raison pour que l’état commette cette faute. Notre situation financière ne comporte pas les aventures.
Ce n’est pas tout. Si l’état admettait une première dérogation au principe de l’intégrité des réseaux, les capitaux n’auraient plus le même empressement pour s’engager à l’avenir dans les opérations de chemins de fer, et la grande œuvre, qui est loin d’être terminée, se trouverait atteinte. Les titres d’obligations se placent avec facilité sur le marché, non-seulement parce qu’ils sont garantis par l’état, mais encore parce qu’ils reposent sur une valeur réputée très solide. Il serait imprudent d’ébranler cette confiance, que l’on ne retrouverait plus au même degré lorsqu’on lui adressera de nouveaux appels. Enfin, même pour le présent, ne se rend-on pas compte du malaise que répandrait à travers les diverses branches du crédit, où tout se tient, un changement aussi important dans la constitution des chemins de fer ? Les capitaux sont ombrageux, surtout ceux-là qui, se chiffrant par milliards, sont sortis des bourses les plus modestes. On n’ignore pas que les obligations et même les actions de chemins de fer sont aujourd’hui divisées à l’infini. L’opinion publique ne les considère plus comme des valeurs de spéculation ; elle assimile les obligations à la rente. Il ne faut pas risquer de leur enlever ce caractère ; la rente elle-même s’en ressentirait au moment où nous avons besoin plus que jamais de ménager notre crédit. Voilà pourquoi tous les projets de chemins de fer concurrens nous semblent devoir être écartés par une décision nette qui maintienne fermement le régime actuel, et affirme une fois de plus le respect des contrats.
Les chemins de fer d’intérêt local, qui tendent à prendre une grande place dans l’ensemble du réseau français, se rattachent directement à l’objet de cette étude. C’est une institution nouvelle, puisque la législation qui régit ces chemins de fer ne date que de 1865. Il est donc aisé de remonter au principe de cette création, d’apprécier les intérêts qui l’ont inspirée, ainsi que les conditions qui lui ont été faites, d’en mesurer les conséquences financières ; l’occasion semble opportune pour rectifier, s’il y a lieu, les écarts qui pourraient la compromettre en altérant le caractère économique ou en étendant outre mesure le champ d’action de ces nouvelles voies. Les documens qui ont été préparés pour les enquêtes de 1870 montrent que dès ce moment les pouvoirs publics se préoccupaient de l’interprétation que les départemens et les communes entendaient donner à la loi récente. Les débats qui se sont élevés à ce sujet pendant la dernière session des conseils-généraux ne permettent pas d’ajourner les décisions relatives à la création et au développement de cette catégorie de voies ferrées.
Lorsque fut entreprise la construction du réseau français, on commença naturellement par les grandes lignes destinées à couper le territoire du nord au sud et de l’est à l’ouest en prenant Paris pour point central ; puis l’on traça les lignes transversales pour desservir les villes populeuses, les ports et les régions industrielles qui ne se trouvaient pas sur le passage des premières lignes, pour rencontrer à la frontière les voies ferrées des autres pays dans l’intérêt du trafic international ou pour satisfaire à des nécessités stratégiques. Ensuite on entra dans le système des embranchemens suivant un programme qui consistait à fournir autant que possible un parcours de chemin de fer à chaque département, et à placer des gares dans les chefs-lieux de préfecture et de sous-préfecture. Le sentiment d’équité, les exigences politiques, les convenances administratives, recommandaient cette extension graduelle et la répartition symétrique des voies ferrées ; mais, pour obtenir ces premiers résultats, il avait fallu dépenser de très fortes sommes, et l’on observait que, plus on multipliait les embranchemens, plus on devait faire de sacrifices qui demeuraient en définitive à la charge du trésor. Ces embranchemens, plongeant dans des régions accidentées, étaient très coûteux à établir, et l’exploitation se soldait par de fortes pertes. Le gouvernement jugea que le moment approchait où la continuation de ces grands travaux deviendrait presque impossible, cependant il était constamment assailli de nouvelles demandes ; chaque année, lors de la discussion du budget, il y avait à la tribune législative un défilé de députés qui venaient exposer avec énergie les vœux ou les griefs de leur département. Dès 1861, l’administration fit étudier des combinaisons moins dispendieuses, et elle envoya des ingénieurs en Écosse, où, depuis plusieurs années, le génie industrieux et essentiellement économe des habitans de ce pays avait établi des chemins de fer sur des parcours que dédaignaient les grandes compagnies. MM. Lan et Bergeron, chargés de cette mission, virent en effet des lignes courtes, construites au prix de 70,000 à 110,000 fr. le kilomètre, s’exploitant de la manière la plus simple, et pouvant, avec de très faibles recettes, couvrir leurs frais. L’expérience avait réussi, l’idée était pratique, et nous devions en faire notre profit. Déjà au surplus quelques-uns de nos départemens les plus riches et les plus avancés, et à leur tête ceux de l’Alsace, avaient exécuté ou projeté l’établissement de petites lignes en leur appliquant, par une interprétation peut-être abusive que l’administration ne voulut point contrarier, la loi de 1836 sur les chemins vicinaux. Il s’agissait donc de faciliter par des dispositions générales la création d’un nouveau réseau destiné à former en quelque sorte le service vicinal des chemins de fer, à côté des grandes lignes qui peuvent être assimilées aux routes nationales.
Telle fut l’origine de la loi de 1865, qui a réglé le mode de concession, d’établissement et d’exploitation des chemins de fer d’intérêt local. La loi porte que les chemins de fer de cette catégorie seront créés soit par les départemens et les communes, avec ou sans le concours des propriétaires intéressés, soit par des concessionnaires, avec le concours des départemens ou des communes. Le conseil-général du département fixe les tracés et passe les traités de concession, sous la réserve de la déclaration d’utilité publique qui précède le commencement des travaux et que le gouvernement s’est réservée. Il peut être accordé par l’état des subventions variant selon les ressources des localités et selon les sacrifices faits par les départemens, les communes et les intéressés. Le chiffre maximum des subventions fournies chaque année sur les fonds du trésor fut fixé à 6 millions. Le texte de la loi indique clairement le caractère modeste et purement local des voies ferrées à établir ; ce sont en réalité des chemins vicinaux où la chaussée est remplacée par des rails et les chevaux par des locomotives. La plus grande tolérance fut laissée pour le rayon des courbes, pour les pentes, pour tous les détails de la construction et du service de l’exploitation. Le bon marché est la condition fondamentale du système.
Il serait inutile d’énumérer les nombreuses applications de la loi de 1865. Les chemins de fer ne peuvent point passer partout ni desservir directement tous les centres de population ; ils laissent à quelque distance, des deux côtés de leur voie, d’importans chefs-lieux de canton, des communes où se tiennent de grands marchés, des usines ou des exploitations agricoles qu’il est utile de relier aux gares par des procédés moins imparfaits et moins dispendieux qu’une voiture de messagerie ou un chariot de roulage : si intéressantes que soient ces localités, il serait impossible de faire pour elles les frais d’un embranchement. De même les chemins de fer, organisés pour la vitesse, sont assujettis à des règles de construction qui ne leur permettent pas de franchir les rampes dépassant un certain degré, de décrire des contours trop brusques, ni même de se poser, à moins de frais quelquefois énormes, sur tous les terrains. Ils s’éloignent donc des régions où ces difficultés se rencontrent. Enfin une organisation très coûteuse, qui doit être homogène sur le même réseau, et qui ne comporte ni deux catégories d’agens ni deux échantillons de matériel, exige un minimum de trafic que n’atteindrait jamais la circulation purement locale, très active cependant, entre les diverses régions d’un département ou de deux départemens limitrophes. Indiquer ce que ne peuvent faire les grandes lignes, c’est dire ce que l’on doit demander aux chemins de fer d’intérêt local, et donner la mesure des services que ceux-ci sont appelés à rendre, si l’on parvient à les établir avec économie et discernement.
Dès que la loi de 1865 a été rendue, les préfectures et les conseils-généraux ont reçu une grande quantité de projets, accompagnés de demandes de subvention. Il y avait un arriéré de vœux et de réclamations qui trouvaient enfin l’occasion de se produire, sans compter la spéculation, qui est toujours à l’affût des entreprises nouvelles et qui ne devait pas manquer au rendez-vous. Des chemins de fer à construire et des départemens à exploiter, c’était un double bénéfice. Cependant les subventions de l’état étaient limitées par la loi à 6 millions par an, celles des propriétaires intéressés, sauf en Alsace et en Lorraine, étaient relativement peu empressées, et les conseils-généraux, tout en se montrant disposés à user du bénéfice de la législation nouvelle, hésitaient à s’engager dans de trop lourdes dépenses. La spéculation se vit ainsi plus ou moins contenue. Le gouvernement d’ailleurs n’accordait ses subventions et ne décrétait l’utilité publique qu’après avoir fait étudier par le conseil-général des ponts et chaussées les plans et devis. Voici la statistique des chemins d’intérêt local qui ont été approuvés depuis 1866. Ces chemins sont au nombre de 72, répartis entre 29 départemens. Ils mesurent ensemble 2,000 kilomètres, ce qui donnerait pour chacun d’eux une longueur moyenne de 28 kilomètres environ ; beaucoup ont un parcours moindre, mais quelques-uns dépassent 60 et même 80 kilomètres. L’évaluation de la dépense totale monte à 260 millions. Le chiffre des subventions allouées est de 110 millions, sur lesquels l’état fournit 34 millions, les départemens 63, et les propriétaires intéressés 13 millions. Les départemens qui ont le réseau local le plus étendu sont Eure-et-Loir (350 kilomètres), l’Eure (234), la Somme (159), l’Hérault (157), Saône-et-Loire (122).
Sans contester l’utilité de ces 2,000 kilomètres, il est permis de dire que la dépense évaluée, qui représente en moyenne 130,000 fr. par kilomètre, s’écarte des proportions économiques qui ont fait le succès des chemins d’Ecosse, et, si l’on examine en détail les concessions, on en trouve dont le coût kilométrique dépasse 220,000 francs. Cela vient de ce que la plupart des entrepreneurs tiennent à construire leurs voies de manière à recevoir le matériel de la grande ligne sur laquelle ils s’embranchent, avec la pensée qu’un jour ou l’autre la compagnie voudra bien les acheter. Quelques-uns ont évidemment l’intention d’étendre leur parcours et de préparer, d’accord avec des concessionnaires voisins, l’organisation d’un véritable service de chemins de fer. Avant d’exprimer une opinion définitive sur ces premiers chemins, il est juste d’attendre qu’ils aient été exploités : les produits diront si l’on a prudemment engagé le capital de 260 millions qui doit être dépensé. En tout cas, le caractère exclusivement vicinal de la loi de 1865 a été méconnu en ce qui concerne plusieurs de ces chemins qui, par la longueur du parcours et par le chiffre des dépenses d’établissement, révèlent dès à présent l’ambition d’être considérés comme les embranchemens futurs d’une grande ligne.
Il n’y a eu jusqu’ici de concessions que dans le tiers de nos départemens ; mais on sait que la dernière session des conseils-généraux a été très féconde en nouveaux projets. On a voté des milliers de kilomètres, et des millions en conséquence. Cette fois il n’y a pas à se méprendre. Parmi les projets qui ont reçu un accueil favorable, il en est un certain nombre qui préparent une concurrence au grand réseau. L’intention ne prend même plus la peine de se dissimuler, elle s’affiche avec un luxe qui ne conviendrait pas à la modestie d’une entreprise purement locale, et elle circule en prospectus très explicites. La récente loi de décentralisation (10 août 1871) a favorisé ces combinaisons en permettant aux conseils-généraux de se concerter directement entre eux pour les intérêts qui seraient communs à plusieurs départemens, de faire des actes et de conclure des traités pour lesquels ils n’ont plus à se renfermer dans les limites de leur territoire respectif : disposition très sage, très libérale, qui peut devenir fort utile, mais à la condition d’être appliquée à propos, de ne point se tourner contre les lois existantes, et spécialement de ne pas transformer en affaires locales des questions qui touchent aux intérêts généraux du pays. Or, au moyen de cette action commune qu’il est désormais possible d’établir entre plusieurs conseils-généraux, des entrepreneurs ont fait adopter des chemins de fer qui, traversant plusieurs départemens et affectant dans chacun d’eux le caractère local, forment réellement une ligne unique de plusieurs centaines de kilomètres, c’est-à-dire une ligne d’intérêt tout à fait national. On comprend d’ailleurs que les assemblées départementales, élues d’hier, se soient laissé facilement séduire par ces nombreux plans de voies ferrées que les populations voient toujours avec faveur, et qu’elles tiennent à montrer en même temps et la puissance de leurs nouvelles attributions et leur sollicitude pour les régions qu’elles représentent. Si donc tous les chemins de fer qui ont été adoptés dans la dernière session venaient à être exécutés, il s’ensuivrait une dépense totale de plusieurs centaines de millions, s’ajoutant aux 260 millions déjà engagés, et un réseau de plusieurs milliers de kilomètres. Cet état de choses provoque de sérieuses réflexions.
Il ne s’agit plus seulement ici de la loi de 1865, manifestement violée ; l’exposé de motifs de cette loi et le rapport rédigé par M. le comte Le Hon, au nom de la commission législative, ne laissent aucun doute à cet égard : il s’agit du système général suivant lequel a été constitué l’ensemble du réseau. A l’extension abusive des chemins de fer d’intérêt local s’opposent la plupart des objections qui ont été développées plus haut contre la création d’une grande ligne de Calais à Marseille ; objections morales, financières et politiques de l’ordre le plus élevé. La concurrence faite aux compagnies, en bouleversant l’économie du système, porterait atteinte aux contrats sans profiter à l’intérêt public ; les finances de l’état seraient compromises, un capital considérable risquerait d’être gaspillé ; on aurait bientôt le désordre, les excès de la spéculation et la ruine. Nous tomberions, après trente ans de sagesse, dans les fautes qui ont été commises en Angleterre, et qui ont causé de grandes pertes. Ce serait la désorganisation de notre plus belle industrie[2].
Est-ce à dire qu’il faille empêcher la construction des chemins de fer d’intérêt local et priver les départemens de la faculté qui leur a été attribuée ? Non sans doute, c’est uniquement une question de mesure et de prudence. En voulant faire trop ou trop vite, on risque de faire mal et d’aboutir à une spéculation ruineuse. Parmi les chemins de fer déjà concédés, il en est qui ne seront exploités que très difficilement, parce que l’importance du trafic a été inexactement calculée. Les entrepreneurs auront réalisé des bénéfices sur la construction, puis l’affaire périclitera. Sur d’autres points, on présente des projets pour desservir des parcours où le gouvernement se propose lui-même, quand il aura les ressources nécessaires, de tracer de grandes lignes conseillées par un intérêt stratégique. On s’exposerait donc à un double emploi, c’est-à-dire à une dépense superflue. La ligne stratégique sera utile pour le trafic local, tandis que la petite ligne, construite dans d’autres conditions, ne répondrait pas aux exigences du service militaire. Il est préférable de se résigner à un ajournement. Les divers projets ne doivent donc pas être appréciés isolément, alors même qu’ils conserveraient le caractère local. Quant aux moyens d’exécution, la constitution du capital que les concessionnaires demandent au public n’est pas toujours très saine. Ce capital consiste principalement en obligations. Il est naturel que l’on profite de la faveur que ce genre de titres obtient sur le marché ; mais cette faveur, qui s’explique pour les grandes compagnies garanties par l’état, ne se justifie pas au même degré pour ces entreprises nouvelles, et n’est-il pas à craindre que, si les obligations des chemins de fer d’intérêt local venaient à subir de fortes dépréciations, le crédit des compagnies n’en fût très affecté à cause de l’analogie apparente du titre ? Pour l’achèvement du grand réseau, la conséquence serait des plus graves. Tous ces points doivent être examinés avec une sévère attention. Jusqu’à ce que la jurisprudence administrative ou une législation nouvelle les ait réglés d’une manière plus précise, il est indispensable que l’on se renferme dans les conditions établies par la loi de 1865. Le gouvernement a le devoir d’y veiller, et il lui suffit de refuser la déclaration d’utilité publique pour réduire à néant les concessions abusives ; mais il appartient à la commission d’enquête de prendre en main cette question importante et de fixer d’une manière définitive le domaine réservé aux chemins de fer d’intérêt local. Il y a là un grand intérêt pour l’avenir du réseau et pour le crédit public.
La France a, plus que jamais, besoin de développer ses richesses agricoles, industrielles et commerciales, d’améliorer les moyens de transport, d’accroître ses voies ferrées, et cependant son capital est diminué. Quand elle aura payé la guerre, c’est à l’aide du crédit, fondé sur le travail et sur la sagesse, qu’elle devra reconstituer le fonds de ses épargnes. Plus de dix milliards sont engagés dans les chemins de fer ; gardons-nous de les compromettre. Capital et crédit, il faut tout ménager pour échapper à une crise financière qui serait plus que désastreuse dans la situation politique du pays. Les chemins de fer forment aujourd’hui l’élément le plus considérable de la fortune publique. Ce grand intérêt est confié à la commission d’enquête parlementaire, qui appréciera ce qu’il est possible de faire pour perfectionner la circulation intérieure, à quelles conditions, avec quelles ressources, dans quel délai. En pénétrant dans les détails de l’exploitation, elle reconnaîtra les améliorations réalisables et les réformes utiles. Jamais enquête n’aura été plus étendue, plus opportune ni plus vivement désirée.
C. LAVOLLEE.
- ↑ Voyez, dans la Revue du 1er Janvier 1866, les Chemins de fer français en 1866.
- ↑ Un avis du conseil d’état, rédigé en 1869 par M. Vernier, rapporteur de la section des travaux publics, a exposé avec une grande force les motifs d’intérêt public qui s’opposaient à l’établissement d’un chemin de fer d’intérêt local de Saint-Étienne à la limite du département du Rhône. Ce document contient toute la doctrine en cette matière.