Les Chemins de fer chinois et l’ouverture du Céleste-Empire

Les Chemins de fer chinois et l’ouverture du Céleste-Empire
Revue des Deux Mondes4e période, tome 155 (p. 99-131).
LES CHEMINS DE FER CHINOIS
ET
L’OUVERTURE DU CÉLESTE EMPIRE

En dépit des rivalités qui n’ont cessé d’exister à Pékin entre la diplomatie des diverses puissances, de l’âpre lutte d’influences qui s’y est engagée et qui a souvent compromis le but que tous prétendaient poursuivre avec un égal intérêt, il semble que l’Europe et sa civilisation aient enfin réussi à enfoncer les portes du Céleste Empire. Si l’on compare la situation actuelle des étrangers à celle où ils se trouvaient, il y a quatre ans, il est certain qu’un très grand pas a été fait. Déjà le traité de Shimonoseki leur avait accordé la faculté, grosse de conséquences, d’établir des manufactures dans les ports ouverts : la naissance d’une Chine industrielle était ainsi rendue possible. À cette concession est venue s’en ajouter, en 1898, une autre non moins importante, celle de l’ouverture à la navigation à vapeur de toutes les rivières navigables dans les provinces ayant des ports de traités<ref> Il a été plusieurs fois question de l’extension à tout l’Empire de ce droit de navigation. Cette extension aurait de l’importance en ce qui concerne les régions desservies par le cours moyen et supérieur du Fleuve Jaune, du Hoang-ho et ses affluens. Le cours inférieur de ce fleuve se déplace sans cesse à travers des terres boueuses et constitue une sorte d’inondation permanente, sans profondeur, inaccessible aux navires. On raconte qu’une mission d’ingénieurs européens, voulant canaliser les bouches du Hoang-ho, ne peut même arriver à les trouver ! Mais il ne parait pas en être de même du haut fleuve et de ses affluens. </<ref>, c’est-à-dire dans treize des dix-huit provinces chinoises, et en particulier dans tout le bassin du Yang-tze-Kiang, à l’exception de la province pauvre du Kouï-tcheou. Les navires européens pourront ainsi aller charger et décharger les marchandises beaucoup plus près des centres de consommation et de distribution, éviter des transbordemens coûteux et les exactions oppressives des préposés aux douanes intérieures. Douze nouveaux ports de traité ont en outre été ouverts depuis la guerre : les commerçans européens pourront s’y établir et se rapprocher ainsi plus encore du consommateur. Ce qui est plus précieux, c’est que, dans l’une des parties les plus riches et les plus vastes de l’Empire, les douanes intérieures, le plus grand fléau du commerce, vont être perçues régulièrement, au grand bénéfice aussi bien du trésor impérial et des recettes des provinces que des négocians chinois et étrangers : les likins du bassin du Yang-tze constituent, avec la partie disponible des revenus des douanes, le gage du troisième grand emprunt chinois contracté avec les banques anglaises et allemandes. En conséquence, le service de perception de ces droits va former une annexe du service des douanes impériales, et sir Robert Hart a été chargé de l’organiser et d’en recruter les cadres européens. La transformation de ces taxes oppressives et arbitraires en impôts régulièrement perçus, est une vraie révolution.

Le fait capital de ces quatre dernières années, c’est toutefois la constitution d’un réseau de chemins de fer chinois, à laquelle est venue s’ajouter l’autorisation donnée à des étrangers d’exploiter certaines des plus grandes richesses minières de l’empire.


I

Jusqu’à ces dernières années, la Chine n’avait montré qu’elle comprenait l’importance des voies ferrées qu’en résistant avec la plus grande énergie à l’introduction sur son territoire de cet emblème par excellence de la civilisation moderne. La classe gouvernante voyait confusément les changemens profonds que pourrait entraîner, dans la vie économique, puis, par contre-coup, dans le système politique de l’empire et dans sa propre situation privilégiée, l’établissement de moyens de transport rapides et à grande capacité. D’autre part, la routine empêchait les commerçans eux-mêmes d’en bien saisir les avantages ; et les superstitions populaires, que partageaient des personnages des plus haut placés, ne pouvaient qu’en être choquées. Un censeur ne disait-il pas encore, après cette guerre avec le Japon qui a mis le Céleste Empire à deux doigts de sa perte, qu’au lieu de faire de regrettables concessions aux inventions des Barbares occidentaux, il vaudrait mieux promettre une haute récompense à qui retrouverait le secret des chars volans traînés par des phénix qui existaient autrefois ? Ne voyait-on pas aussi tout récemment des membres du Tsong-li-Yamen protester contre les travaux de terrassement des chemins de fer et contre les clous enfoncés dans les traverses, au risque de blesser l’épine dorsale des dragons sacrés, habitans du sous-sol ?

Il n’est donc pas surprenant qu’une courte ligne d’environ 18 kilomètres, construite en 1876 par des Européens, entre Shanghaï et \yoosung, son port en eau profonde, ait été arrachée par les autorités chinoises l’année suivante. Il est vrai qu’une partie du matériel en fut employée, mais après avoir été exilée à Formose, où elle servit, vaille que vaille, à établir un petit tronçon de ligne, que les Japonais s’occupent d’améliorer et de prolonger. Peu de temps après, cependant, Li-Hung-Chang se laissa persuader d’établir un court chemin de fer industriel entre ses mines de charbon de Kaïping et la rivière navigable la plus proche, le Petang, située au nord du Peï-ho : cette voie fut ultérieurement prolongée jusqu’à Tien-tsin, d’une part, et de l’autre jusqu’à Shanhaï-Kwan où la Grande-Muraille rejoint la mer. Si on en avait résolument poussé les travaux plus loin vers le nord-est, nul doute qu’elle n’eût pu rendre de grands services pendant la guerre avec le Japon. Quoi qu’il en soit, cette petite ligne de 280 kilomètres était la seule qui existât en Chine jusqu’en 1896 ; elle était excentrique et avait été construite pour ainsi dire à la dérobée.

En se décidant, après la guerre, à la faire prolonger jusqu’à Pékin, le gouvernement chinois avait probablement surtout en vue de jeter de la poudre aux yeux des étrangers ; l’ouverture de ces 135 kilomètres de voie ferrée n’en est pas moins un événement des plus intéressans, comme exemple de ce qu’on peut attendre des chemins de fer dans les régions peuplées de la Chine. Lorsque je me rendis à Pékin au mois de septembre 1897, il n’y roulait encore qu’un seul train par jour dans chaque sens, faisant le trajet en cinq heures ; lorsque j’en revins en octobre, on en avait mis en mouvement un second, un peu ambitieusement qualifié d’express, qui mettait Tien-tsin à moins de quatre heures de la capitale et marchait à la vitesse de 32 kilomètres à l’heure. Sur les bancs cannés des wagons de première classe on avait assez peu de voisins et la place y était suffisante pour qu’à côté des voyageurs on entassât tous leurs bagages, malles comprises ; les secondes, où l’on ne payait que 3 centimes et demi par kilomètre, au lieu de 5 en première, étaient déjà mieux garnies ; mais de simples wagons à marchandises étaient bondés de Célestes en déplacement.

À ce moment les recettes n’atteignaient pas moins de 300 taëls par jour, soit plus de 1 000 francs au change d’alors. Ce chiffre correspond à une recette brute de 30 000 francs par kilomètre et par an, supérieure à celle de la moyenne des chemins de fer français. Aussi posait-on déjà une seconde voie sur cette ligne à peine terminée, et où des affiches placardées dans les gares annonçaient encore que les voyageurs n’étaient transportés qu’à leurs risques et périls, sans responsabilité de l’administration. Depuis lors le trafic s’est encore accru. D’après M. Kinder, chef de l’exploitation, l’exploitation des 480 kilomètres du réseau du Tchili, y compris un prolongement de 65 kilomètres au nord de la Grande-Muraille rapporterait aujourd’hui 2 millions de taëls ou 7 millions de francs, soit 14 600 fr. par kilomètre et par an, et coûterait 1 200 000 taëls (4 200 000 fr.), soit 8 750 fr. par kilomètre. Les Chinois s’en servent avec ardeur, non seulement pour se déplacer eux-mêmes, mais pour le transport de toutes leurs denrées. « Des fruits de Pékin, dit le commissaire européen des douanes, sont déjà envoyés par chemin de fer à Takou pour être embarqués vers le sud et inversement. » Parfaitement construite, en un an, par des ingénieurs anglais et américains qui en dirigent encore l’exploitation au point de vue technique, la ligne appartient à l’Etat chinois, et l’administration en était entre les mains grasses de fonctionnaires indigènes, qui ne laissaient parvenir au trésor impérial qu’une bien faible partie des recettes. Tout le personnel : employés des gares, contrôleurs, hommes d’équipe, est Chinois, à l’exception des mécaniciens qui sont Européens ou Américains. Ces derniers mêmes ne tarderont pas à être remplacés par des Célestes. Sur les chemins de fer japonais, il n’existe plus un seul employé européen, et au Tonkin, sur la petite ligne de Phu-lang-Thuong à Langson. j’ai été conduit par des mécaniciens indigènes : or, à tous les points du vue, les Annamites sont très inférieurs aux Chinois. Il n’est pas douteux que ceux-ci pourront remplir excellemment une tâche qui exige surtout ces qualités de soin, d’attention et d’exactitude qu’ils possèdent à un si haut degré.

Le chemin de fer de Tientsin à Pékin est un exemple encourageant pour l’avenir des chemins de fer en Chine. « En outre, — me disait Mgr Favier, vicaire apostolique de Pékin, avec l’autorité de ses trente-sept ans de séjour en Chine, tandis que nous faisions ce trajet dans le même compartiment, — en outre, c’est un précédent, ce qui est énorme, ce qui est tout en Chine. On a longtemps hésité à poser la première ligne télégraphique. Aujourd’hui les fils rayonnent vers toutes les frontières de l’empire, jusqu’au Tonkin et à la Birmanie, jusqu’à l’Amour, jusqu’à Yarkand et à Kachgar, au fond du Turkestan, à mille lieues de Pékin. Il y a maintenant quelques centaines de kilomètres de chemins de fer, rien ne s’oppose plus à ce qu’il y en ait bientôt des dizaines de mille, » On sera peut-être tenté de trouver qu’il y avait un peu d’optimisme dans les paroles de l’éminent missionnaire, mais il est bien vrai qu’en Chine surtout, c’est le premier pas qui coûte.

Si les concessions devaient aller du même train qu’elles ont fait depuis la fin de la guerre avec le Japon, et si toutes les lignes concédées devaient être rapidement construites, il est certain que la prédiction de Mgr Favier ne tarderait pas à se réaliser. Durant les quatre années qui viennent de s’écouler depuis la signature du traité de Shimonoseki, il a été concédé aux Européens quelque 10 000 kilomètres de voies ferrées dans l’Empire du Milieu, et, pour bon nombre d’entre elles, comprenant plus de 4 000 kilomètres, on s’est déjà mis à l’œuvre. Le surplus est moins avancé ; pour les unes, les fonds n’ont pas encore été souscrits ; pour les autres, les contrats de concession sont à peine signés, et les sociétés qui doivent les exécuter n’ont pu encore se constituer. Outre les lignes déjà concédées effectivement, le gouvernement chinois a pris vis-à-vis de certaines puissances des engagemens de principe relatifs à l’exécution de quelques lignes qui les intéressent particulièrement, mais dont la direction générale est seule encore déterminée : il a promis d’en confier, en temps opportun, la construction à leurs nationaux. Enfin, les faiseurs de projets ne manquent jamais ; il y a longtemps que la question des chemins de fer chinois a attiré leur attention. Dès 1885, Jules Ferry, alors ministre des Affaires étrangères, ne faisait-il pas dresser une carte des chemins de fer en Chine ? Aujourd’hui que les gouvernails du Céleste Empire ont dû consentir, sous la pression énergique de l’Europe, à ouvrir enfin les portes à la locomotive, les projets, bien ou mal conçus, sont plus nombreux que jamais.

Les concessions de chemins de fer, aussi bien que de mines, ont suscité bien des rivalités et fait l’objet de négociations compliquées et laborieuses entre la Chine et les diverses puissances dont les nationaux se les disputaient. Nous n’entrerons pas ici dans le détail de ces luttes diplomatiques, que nous avons déjà étudiées. Considérant les faits tels qu’ils sont accomplis, nous allons examiner d’abord les diverses lignes dont l’exécution est prochaine, et les perspectives qu’elles présentent, puis nous étudierons les effets que pourra ressentir la Chine de ces travaux et des autres réformes qui vont modifier si brusquement et si profondément les conditions où elle vit depuis plus de vingt siècles, et les conséquences qui devront en résulter pour les diverses puissances de l’Occident, selon la part qu’elles auront prise à cette transformation.


II

Parmi les 10 000 kilomètres de chemins de fer qui doivent venir s’ajouter aux 480 kilomètres du réseau du Petchili et aux 18 de Shanghaï à Woosung, rétablis l’année dernière, les premiers qui aient été concédés sont les chemins russes de Mandchourie, officiellement qualifiés « Chemins de fer de l’Est-Chinois : » 1 425 kilomètres pour la section située en territoire chinois du transsibérien proprement dit qui aboutit à Vladivostok par Tsitsikar et les environs de Kirin ; 800 kilomètres à peu près pour l’embranchement qui relie cette section à Port-Arthur ; plus un autre court embranchement qui se détache du précédent pour aboutir au port ouvert de Newchwang, à l’extrémité septentrionale du golfe de Petchili. Ces lignes sont entièrement entre les mains du gouvernement russe, principal actionnaire de la Compagnie de l’Est-Chinois, dont le conseil d’administration n’est en fait qu’une dépendance du ministère des Voies et Communications de Saint-Pétersbourg. Construites à la même largeur de voie que les autres chemins de fer russes, formant le débouché du Transsibérien, les lignes de Mandchourie ont une importance stratégique énorme. Elles peuvent, d’autre part, compter sur un trafic très intense de voyageurs, sinon de marchandises, puisqu’elles constituent l’extrémité de la grande artère sibérienne qui sera la route la plus courte d’Europe en Extrême-Orient, mais les pays mêmes qu’elles traversent sont encore très peu habités : l’ensemble de la Mandchourie ne renferme que 7 millions et demi d’habitans sur environ 900 000 kilomètres carrés, et la plupart d’entre eux sont cantonnés dans la région méridionale, la province de Ching-King, que traverse seule, parmi les lignes russes, la partie sud de l’embranchement de Port- Arthur et celui de Newchwang : encore n’y a-t-il rien dans cette région qui puisse se comparer à l’extraordinaire grouillement des populations dans les plaines de la Chine proprement dite. Les travaux des chemins de fer de Mandchourie, commencés en 1897, sont vigoureusement menés aujourd’hui et partent de plusieurs points différens : de Transbaïkalie, de la province russe du littoral, des bords du Soungari, affluent de l’Amour, où le matériel est amené par les bateaux fluviaux, de Port-Arthur et de Newchwang, où ont déjà été débarquées des locomotives commandées en France et en Amérique, et plusieurs dizaines de mille tonnes de rails venues d’Amérique. Mais les difficultés sont considérables en Mandchourie septentrionale : deux massifs montagneux abrupts et épais, presque inexplorés jusqu’à présent, séparés par une plaine marécageuse inondée à la saison des pluies. On a longtemps hésité sur le tracé même à suivre et, malgré la diligence qu’on y apporte, les lignes mandchouriennes n’ouvriront pas au Transsibérien de débouché sur l’Océan avant 1904 ou 1905.

Le réseau russe sera relié au réseau qui existe déjà dans le Petchili, et par conséquent à Pékin, par la ligne de Shan-haï-Kwan à Newchwang avec embranchement sur Sin-Minting près de Moukden. La longueur totale à construire n’est que de 415 kilomètres, l’exploitation en sera contrôlée par la British and Chinese Corporation, groupement financier anglais qui a émis l’emprunt de construction, et à la tête duquel se trouvent la maison Jardine et Matheson, doyenne du commerce étranger en Chine et la première banque britannique d’Extrême-Orient : la Hong-Kong and Shanghaï Banking Corporation. Les rails seront posés, comme pour le réseau du Petchili, à l’écartement habituel eu Europe et en Amérique (1m, 43 au lieu de 1m, 52 pour les lignes russes). Point n’est besoin de faire ressortir l’importance stratégique de cette ligne qui a sérieusement compromis un instant les rapports de l’Angleterre et de la Russie : d’autre part la région qu’elle traverse est la plus peuplée et la plus riche de la Mandchourie, et produit beaucoup de grains. Les voyageurs qui se rendront à Pékin par le Transsibérien l’emploieront à partir de Newchwang ; les travaux déjà en cours doivent être terminés, d’après le contrat de concession, en 1903.

De l’autre côté du golfe de Petchili, dans la province de Chantoung, l’Allemagne s’est fait autoriser par la Chine à construire tout un réseau dont les perspectives prochaines paraissent bien autrement brillantes que celles des lignes russes ou anglaises de Mandchourie. Nous entrons ici dans la Chine propre, et dans une de ses provinces les plus peuplées : 220 habitans par kilomètre carré, trois fois plus qu’en France, où nous n’en comptons que 72 ; on a peine à croire à un tel chiffre quand on contourne, en se rendant de Sanghaï à Tien-tsin, le promontoire aux côtes âpres et dénudées, précédées d’îles rocheuses, qui termine la province au nord-est. Outre le massif montagneux qui occupe cette presqu’île, il s’en trouve au centre du Chantoung un second, qui recèle de très grandes richesses minières et est entouré de vastes plaines extrêmement peuplées. Ces plaines s’étendent jusqu’au Fleuve Jaune, qui en dévaste trop souvent une partie, et elles recouvrent des gisemens de houille des plus étendus. Trois lignes ferrées, d’environ 1 000 kilomètres en tout, doivent être construites par les Allemands : elles forment un triangle entourant la région montagneuse du centre et vont de Kiao-tchéou au Fleuve Jaune par Tsinan, capitale de la province, de là à une ville importante appelée Yen-tchéou, qui sera à son tour directement reliée à Kiao-tchéou.

La ligne qui se dirige vers le Fleuve Jaune pourra devenir d’une extrême importance ; elle ne servira pas aux seuls transports de la portion du Chantoung qu’elle traversera, mais sera la voie la plus courte menant de la section navigable du Fleuve Jaune à la mer ; elle pourra drainer ainsi le trafic de la plus grande partie du Chensi, du Chansi, et du Honan. Ces trois provinces, bien que n’étant pas des plus peuplées de la Chine, comptent cependant, sur 480 000 kilomètres carrés, 40 à 45 millions d’âmes ; elles ont été le berceau de la civilisation chinoise ; leurs célèbres terres jaunes, profondes de plusieurs dizaines de mètres, sont cultivées depuis des milliers d’années sans qu’il soit besoin d’aucun engrais pour en renouveler l’inépuisable fertilité ; mais ce n’est pas la qualité de leur sol, c’est bien plus encore l’abondance des minéraux qu’il renferme qui fera dans l’avenir leur principale richesse. La présence d’immenses gisemens de houille, d’anthracite et de minerai de fer facilement exploitables, auprès desquels ceux de l’Angleterre sont presque insignifians, transformera un jour en un des plus grands centres industriels du monde cette région que la difficulté des communications, l’impossibilité de naviguer sur le Hoang-ho avaient jusqu’à présent soustraite à toute action européenne. Les chemins de fer allemands du Chantoung sont encore à peine commencés dans le voisinage de Kiao-tchéou ; l’emprunt qui doit fournir les fonds nécessaires n’a été souscrit à Berlin qu’au mois de juin dernier.

Deux grandes lignes de chemin de fer doivent réunir le nord au centre de l’Empire du Milieu, allant de Tientsin et de Pékin à la vallée du Yang-tze à travers la grande plaine chinoise : la première est celle de Pékin à Hankéou. C’est la première voie ferrée qu’un édit impérial ait donné l’autorisation d’établir en Chine ; mais elle a subi bien des vicissitudes depuis qu’en 1889, le célèbre Chang-Chih-Toung, qui en était le promoteur, fut chargé de la construire et nommé à cet effet vice-roi d’Hankéou. Bien que très progressif, ce grand mandarin se méfiait fort des étrangers, sinon de leurs inventions, et prétendait construire la ligne avec les seules ressources indigènes, le capital aussi bien que les matériaux devant être trouvés en Chine. Comme on pouvait s’y attendre, ce fâcheux exclusivisme fit tout échouer. Les forges que Chang établit à Hanyang, à côté d’Hankéou, parvinrent à grand’peine à fournir un peu de mauvais acier ; et les capitalistes chinois, se méfiant à leur tour des mandarins, firent la sourde oreille à ses plus chaleureuses invitations. On laissa dormir le projet, qui ne fut repris qu’après la guerre. Un syndicat franco-belge en a depuis lors demandé la concession, et l’a enfin obtenue en 1898, après de nombreuses péripéties et une sourde lutte diplomatique entre les représentans à Pékin de la France, de la Belgique et de la Russie d’un côté, et ceux de l’Angleterre de l’autre ; l’emprunt nécessaire à l’exécution de la ligne a été émis en avril 1899 à Paris et à Bruxelles. L’importance de cette voie est très grande, et ses perspectives de trafic brillantes : à l’une de ses extrémités se trouve la capitale ; à l’autre l’immense agglomération urbaine de trois millions d’habitans, suppose-t-on, formée par les trois villes de Hankéou, Wou-tchang et Hanyang au confluent du Yang-tze et d’un de ses plus importans affluens, la rivière Han. Centre du commerce du thé, Hankéou est, par son admirable position, le vrai cœur de la Chine ; bien qu’elle soit à 1 500 kilomètres de l’embouchure du Yang-tze-Kiang, les plus grands navires de haute mer y remontent sans difficulté. Toutes les nations étrangères s’y sont fait à l’envi attribuer des concessions. C’est peut-être de la Chine tout entière la ville qui a le plus d’avenir. D’autres centres importans, tels que Paoting-fou, avec 100 000 âmes, dans le Tchili, et Kaïfong dans le Honan, se trouvent sur le parcours ; la ligne traverse les trois provinces du Tchili (18 millions d’habitans, 120 au kilomètre carré), du Honan (22 millions, 136 au kilomètre carré), du Houpé (22 millions, 188 au kilomètre carré). En moyenne, toute cette région est deux fois plus peuplée que la France. La construction sera facile ; sauf une région un peu accidentée sur les limites du Houpé et du Honan, on ne parcourt que des plaines ; la seule difficulté sérieuse réside dans la traversée du vagabond Fleuve Jaune.

La ligne est déjà entamée à ses deux extrémités, sur quelques kilomètres seulement au sud, mais sur une étendue assez considérable au nord ; de ce côté les travaux, commencés par les soins des ingénieurs anglais de l’administration impériale du chemin de fer, avec de l’argent avancé par la Banque russo-chinoise, ont déjà mené la voie jusqu’à Paoting-fou, à 80 kilomètres de Pékin, et les trains commencent à y circuler, avec le même succès que sur le chemin de Pékin à Tien-tsin. On espère que la construction de la ligne sera terminée en 1903 ou 1904 ; elle sera alors exploitée en entier par la Société franco-belge.

C’est un groupe de capitalistes anglo-allemand qui doit réunir les fonds nécessaires à la construction de l’autre grande ligne située entre la précédente et la mer, de Tientsin à Tching-Kiang, sur le Yang-tze. Ce chemin de fer, de 1 000 kilomètres de longueur environ, suit approximativement le tracé de l’ancien Canal Impérial de Pékin au Yang-tze, aujourd’hui ensablé et envasé au point de ne plus pouvoir être utilisé qu’en certaines parties de son parcours pour les transports locaux, mais qui a été jadis une voie de communication extrêmement importante et fréquentée. Ses perspectives paraissent presque aussi belles que celles de la précédente, à laquelle elle ne fait nullement concurrence, puisque, séparée d’elle par une centaine de kilomètres au nord, elle en est écartée de 500 à son extrémité méridionale ; elle se trouve toujours, d’autre part, si ce n’est aux environs immédiats de Tientsin, à 20 lieues au moins de la mer. Outre le Tchili et le Chantoung qu’elle traverse dans leurs plus fertiles parties, cette ligne parcourt la province de Kiangsou, qui compte 21 millions d’habitans, à raison de 188 au kilomètre carré. Toute sa partie septentrionale sera construite par des ingénieurs allemands, et elle se raccordera à Tsinan, patrie de Confucius et ville de plus de 500 000 âmes, au réseau germanique du Chantoung ; la moitié sud sera confiée à des ingénieurs anglais. Elle comportera plus de difficultés que le Pékin-Hankéou, à cause du peu de consistance du sol dans les plaines basses coupées de nombreux arroyos et de rivières au lit changeant qu’elle traverse. Toute cette région a été souvent dévastée par les inondations effroyables du Hoang-ho : en 1851, à la suite d’une rupture de digues à 500 kilomètres de son embouchure, les eaux de cet énorme fleuve se sont mises à couler vers le nord-est au lieu de se diriger au sud-est ; et ses bouches ont été reportées de 400 kilomètres plus au nord ; le changement a coûté la vie à plusieurs millions de personnes ; de terribles désastres, presque aussi meurtriers, ont eu lieu de nouveau l’année dernière, et l’on a cru un instant que le Hoang-ho allait reprendre son ancien lit. Le passage du fleuve par la ligne de Tientsin à Tching-Kiang sera fort malaisé et entraînera des travaux d’art très coûteux. La construction n’est, du reste, pas encore commencée, car le contrat définitif entre le syndicat anglo-allemand et le gouvernement chinois vient seulement d’être signé, et l’édit impérial ordonnant l’exécution de la ligne promulgué au mois de mai dernier.

Pour compléter l’énumération des chemins de fer dès aujourd’hui concédés dans la moitié septentrionale de la Chine, il nous faut encore mentionner quelques lignes d’un intérêt plus local, au moins pour le moment, qui doivent desservir la région située à l’est de la grande voie de Pékin à Hankéou. Un embranchement de 300 kilomètres qui se détache de cette dernière à Ching-ting pour desservir Taï-yuen-fou, capitale du Chansi, est concédé à la Banque russo-chinoise, qui en commencera l’exécution aussitôt l’arrivée à Ching-ting des voies du Pékin-Hankéou. On compte, pour ce trafic, sur les grandes richesses minérales du Chansi, encore que Taïyuen-fou ne soit pas, semble-t-il, très avantageusement placé. Un prolongement au sud-ouest, vers Singan-fou, chef-lieu du Chensi, la plus ancienne ville et la première capitale de l’empire, peuplée d’un million d’habitans, ne tardera probablement pas à être exécuté. Il a déjà provoqué des difficultés, au mois de mai et de juin, entre la Banque russo-chinoise et le syndicat anglais dit Peking Syndicate, qui a obtenu en 1898 la concession du magnifique bassin minier du Chansi et du Hounan, avec le droit de construire tous les chemins de fer nécessaires pour relier les mines aux rivières navigables et aux grandes voies ferrées. Au mois de juin dernier, ce syndicat a fait notifier par le ministre britannique au Tsong-li-Yamen son intention de construire la ligne de Taï-yuen-fou à Pou-tchéou-fou sur le Fleuve Jaune, longue de 450 à 500 kilomètres, ce qui l’amènerait plus qu’à mi-chemin de Taï-yuen-fou à Singan-fou.

La vallée même du Yang-tze, qui forme le centre et peut-être la portion la plus riche du Céleste Empire, celle en tout cas où l’activité des Européens s’est le plus exercée jusqu’à présent, est si bien desservie par de magnifiques voies fluviales que le besoin de chemins de fer s’y faisait moins sentir. Cependant la British Chinese Corporation a obtenu la concession de deux lignes partant de Shanghaï, dont l’une se dirige vers le nord-ouest sur Sou-tcheou, Tching-Kiang et Nankin, et l’autre vers le sud-ouest sur Hang-tcheou pour revenir le long de la côte sur Ning-po ; toutes ces villes sont des ports ouverts et des centres importans de plusieurs centaines de mille habitans, quoique Nankin et Sou-tcheou, autrefois les plus peuplées, aient été terriblement dévastées, au milieu du siècle, par l’insurrection des Taïpings. En dehors du Kiang-sou, où se trouve la majeure partie de ce réseau d’environ 700 kilomètres, ses extrémités desservent des parties très peuplées du Tchekiang (11 millions d’habitans, 120 par kilomètre carré). Cette région, très fertile, est particulièrement riche en soie et en coton, cultures dont l’établissement d’une grande industrie manufacturière à Shanghaï ne peut qu’amener l’extension. Quoiqu’il ne s’y trouve pas en perspective de mines à exploiter, ce seront peut-être là les plus profitables de tous les chemins de fer chinois, au moins durant les premières années de l’exploitation. Les travaux n’en sont pas encore commencés, mais ils semblent devoir être d’une exécution rapide, facile et assez peu coûteuse.

Dans la Chine méridionale, il a été concédé jusqu’à présent beaucoup moins de chemins de fer que dans le nord : le pays y est bien plus accidenté ; un massif montagneux, dont les altitudes ne sont pas, sans doute, bien considérables, mais dont l’épaisseur est grande, le traverse de l’est à l’ouest, des frontières de Birmanie au détroit de Formose. Des chaînes s’en détachent de part et d’autre, qui s’approchent très près de la mer au sud, qui enserrent au nord le haut Yang-tzé et y déterminent, en plusieurs endroits, des rapides, dont les derniers sont à Itchang, à 800 kilomètres en amont d’Hankéou. Elles s’écartent ensuite ; mais, jusqu’aux environs de Nankin, les coteaux s’approchent assez près de la rive méridionale du fleuve. Sans doute entre ces chaînes se trouvent de très larges vallées, de véritables plaines intérieures qu’arrosent, avant de s’épancher en lacs aux abords du confluent, les grands affluens navigables du Yang-tzé. Les provinces du Hounan et du Kiangsi, parcourues par ces rivières, comptent, la première, 21, la seconde 24 millions d’habitans. Quoiqu’une notable partie de leur territoire soit occupée par des montagnes, très peu habitées, comme toujours en Extrême-Orient, la population y atteint une densité une fois et demie à deux fois plus élevée que celle de la France, 112 et 136 habitans au kilomètre carré, ce qui témoigne que, dans les plaines et les basses vallées, les hommes s’y pressent au moins autant qu’en toute autre province chinoise. Au Kouang-toung, sur le versant méridional du massif montagneux, c’est un grouillement plus intense que partout ailleurs dans la plaine de Canton et les vallées inférieures des divers cours d’eau qui viennent y aboutir, notamment du Si-Kiang ou Rivière de l’Ouest. Bien que l’île d’Haïnan, à peine peuplée, fasse partie de cette grande province de 30 millions d’habitans, bien que celle-ci contienne encore d’autres districts médiocrement habités, dans les régions accidentées du nord, et sur les côtes arides et sablonneuses du sud-ouest, il y vit en moyenne 150 habitans au kilomètre carré. Aussi le chemin de fer de Canton à Hankéou, un millier de kilomètres, la seule grande ligne encore concédée dans cette région, qu’un syndicat américain doit construire avec le concours de capitaux anglais, paraît-il avoir devant lui de brillantes perspectives, reliant, comme il le fait, les deux plus grands centres urbains de la Chine, quoique les régions riches et très peuplées de ses deux extrémités soient séparées par une section en pays montagneux et pauvre. De très vastes gisemens houillers paraissent, en outre, se trouver dans le Hounan ; mais le pays n’est que très sommairement connu, les habitans de cette province étant particulièrement hostiles aux étrangers, et l’on n’en est encore qu’aux études préliminaires de la ligne.

Il suffit de nommer Hong-Kong et Canton pour faire voir qu’un chemin de fer reliant, à travers une région riche, ces deux grands centres commerciaux sera extrêmement productif, malgré la concurrence de la navigation. Il partira de Kowloon, sur le continent, en face de Hong-Kong comptera 200 kilomètres et sera construit par les Anglais.

Très différentes des provinces dont nous venons de parler sont les trois provinces de l’extrême sud-ouest de la Chine, le Kouï-tchéou, le Kouang-si, le Yunnan. Les montagnes et les plateaux y sont plus élevés, leur proportion y est bien plus considérable et celle des plaines et des larges vallées beaucoup moindre : c’est dire qu’elles sont pauvres et peu habitées. A côté des Chinois, il y subsiste des tribus de race différente et médiocrement civilisées : Lolos, Miao-tze et autres, qui sont presque indépendantes et que l’on considère comme les descendans des aborigènes de la contrée. Le Kouï-tchéou contiendrait environ 7 millions et demi d’habitans ; le Kouang-si, 5 ; le Yunnan, 11 et demi, avec une densité respective de 47, 26 et 43 habitans au kilomètre carré, guère plus de la moitié de la France dans l’ensemble qui, d’un cinquième plus grand que notre pays, ne renferme que 24 millions d’âmes. Nous nous y sommes fait concéder quelques chemins de fer à voie de 1 mètre, partant du Tonkin, qui ne seront pas reliés, au moins pour le moment, au grand réseau chinois à voie normale dont nous venons d’examiner les parties constituantes. Les lignes de pénétration partant de notre colonie sont : les 400 kilomètres de Laokaï à Yunnan-Sen ; les 35 de la Porte de Chine, près Langson, à Long-tcheou ; enfin 250 kilomètres de Nanning-fou, sur la Rivière de l’Ouest, à Pakhoï, sur le golfe du Tonkin, port ouvert qui ne nous appartient pas encore, mais est nettement dans notre sphère d’influence. Ces lignes seront assurément beaucoup moins productives, en même temps que plus difficiles à construire et plus coûteuses à établir que les précédentes. Les deux dernières auront à lutter contre la concurrence de la Rivière de l’Ouest, désormais ouverte à la navigation sur toute sa longueur, et amenant les marchandises de Nanning-fou, ouvert lui-même au printemps dernier, et même de Longtcheou aux grands entrepôts de Hong-kong et de Canton, qui présentent au commerce des avantages bien supérieurs au mauvais havre de Pakhoï et aux ports du Tonkin. La ligne de Laokaï à Yunnan-Sen se heurte à d’immenses difficultés naturelles puisqu’elle doit s’élever de l’altitude de 150 mètres à celle de 2 000 pour redescendre ensuite à 1 300. On fait valoir cependant en sa faveur les richesses minières du Yunnan ; il se passera longtemps, il est vrai, avant que celles-ci ne soient bien exploitées ; elles ne paraissent pas comprendre de houille, du moins de houille de bonne qualité ; elles sont peut-être exagérées ; en tout cas la voie ferrée n’a pas, pour alimenter ses recettes, en attendant leur ouverture, le trafic qu’assure aux lignes du nord et du centre la présence d’une population très dense, et le transport des produits agricoles. C’est donc une ligne d’un avenir assez aléatoire que ce chemin de fer du Yunnan, mais, compris pour 70 millions dans le programme de travaux publics indo-chinois adopté en décembre dernier par les Chambres françaises, il sera néanmoins le premier à être exécuté dans le sud de la Chine.

Nous avons terminé l’énumération des lignes dès aujourd’hui concédées par le gouvernement chinois ; leur longueur totale s’élève au chiffre déjà respectable de 9 000 kilomètres, non compris les voies projetées dans le Chansi et le Honan par le syndicat anglais chargé d’exploiter les mines de ces provinces, voies dont la direction n’est pas encore bien déterminée. En outre, quoiqu’il soit bien difficile de savoir ce qui se passe exactement à Pékin dans le jeu compliqué des négociations entre les représentans des puissances rivales et les diplomates chinois, cauteleux et fuyans, toujours prêts à reprendre leur parole sous le moindre prétexte, le Tsong-li-Yamen a consenti en principe, — ou est censé avoir consenti, d’après ce qu’affirme le gouvernement britannique, — à la prolongation des voies ferrées birmanes à travers le Yunnan jusqu’au Yang-tze-Kiang. Il y aurait là 1 000 ou 1 200 kilomètres à construire à travers de très hautes montagnes coupées de gorges profondes, perpendiculaires à la direction générale de la ligne, en un pays presque désert, car l’ouest du Yunnan qui regarde la Birmanie est encore bien moins peuplé que l’est de la province qui domine le Tonkin. Un voyageur anglais disait que ce chemin de fer n’était pas sans doute impossible, à condition toutefois qu’on voulût bien percer pour l’établir une demi-douzaine de tunnels du Mont-Cenis. Son importance commerciale est nulle, mais les Anglais y tiennent pour des raisons stratégiques, et ils prétendent avoir découvert, en ces derniers temps, une route à peu près praticable.

Ce sont des motifs analogues qui ont incité les Russes à demander au mois de mai dernier la concession d’une ligne reliant leur réseau de Mandchourie à Pékin, d’intérêt commercial très médiocre aussi, et d’exécution coûteuse, quoique moins difficile que la ligne anglaise du Yunnan. Partant des environs de Moukden, grossièrement parallèle à celui de Tientsin à Newchwang, mais beaucoup plus à l’intérieur, ce chemin de fer aurait ouvert aux Russes vers la capitale de la Chine une voie d’accès à l’abri des entreprises d’une flotte ennemie, construite au même écartement de rails que le Transsibérien, et susceptible d’être parcourue par le matériel roulant russe. Devant l’opposition très vive de l’Angleterre, la Russie, ne voulant pas précipiter un conflit, paraît sinon avoir retiré sa demande, du moins l’avoir transformée en la simple revendication d’un droit de préemption sur une ligne allant directement à Pékin, si jamais le Fils du Ciel devait en concéder une.

Les projets de chemins de fer à établir en Chine sont innombrables : cinq provinces, la Ngan-hoëi, le Kiang-si, le Setchouen, le Fokien, le Kouï-Tchéou, le Kan-Sou, ne sont pas encore touchées par les concessions actuelles ; les trois premières, arrosées par le Yang-tsé et ses affluens, sont très riches : le Setchouen grand comme les quatre cinquièmes de la France, contiendrait à lui seul 67 millions d’habitans, plus qu’aucun État d’Europe à l’exception de la Russie. Les voyageurs qui l’ont visité, — entre autres les membres de la mission envoyée en Chine par la Chambre de commerce de Lyon, qui l’ont spécialement étudié, — font le plus grand éloge de ses immenses ressources : ses plaines sont couvertes de mûriers, ses montagnes contiennent les minerais les plus divers, ses bassins houillers s’étendraient sur 250 000 kilomètres carrés, la main-d’œuvre y est surabondante. Mais il est privé de bonnes voies de communications avec le dehors par les rapides qui interrompent le cours du Fleuve Bleu entre son port de Choungking et celui d’Itchang, et qui ne peuvent être franchis que par les jonques. La construction d’un chemin de fer vers le Setchouen paraît donc tout indiquée : la solution naturelle serait de relier Chung-King ou la capitale de la province, Ching-tou, au Yang-tze moyen. On a parlé aussi de prolonger vers le haut Yang-tze notre chemin de fer du Yunnan. Mais, pour atteindre par là les régions productives du Setchouen (dont l’ouest n’est qu’un gigantesque amas de montagnes désertes), il faudrait construire au moins 600 kilomètres de Yunnan-Sen à Souï-fou, point terminus de la navigation des grandes jonques, et ce dans les conditions les plus difficiles, s’élevant jusqu’à 3 000 mètres pour redescendre à 500, à travers un pays sans habitans. Au rapport des membres de la mission lyonnaise, comme de tous les voyageurs qui ont parcouru cette région, un pareil chemin de fer apparaît, sinon comme impraticable, du moins comme exorbitamment coûteux à établir et à exploiter, à cause des pentes continuelles et très fortes qui rendraient impossible d’y faire circuler des trains lourdement chargés. D’ailleurs les marchandises venues du Setchouen par cette voie auraient au moins 1 500 kilomètres de voie ferrée à parcourir avant d’atteindre la mer à Haïphong, tandis que, du cœur même des districts les plus riches de la province, on pourrait, par une ligne de 800 à 1 000 kilomètres, bien moins difficile et traversant une région peuplée, gagner ce grand port d’Hankéou dont l’avenir est si brillant et où commence la navigation maritime. La pénétration économique au Setchouen par le Tonkin et le Yunnan n’est vraiment qu’un rêve irréalisable ; une voie ferrée reliant cette province à Hankéou semble un projet beaucoup moins vain.

On propose aussi de pousser jusqu’à ce même Hankéou le chemin concédé de Shanghaï à Nankin, d’établir une ligne de Canton à Shanghaï par le Kiangsi, avec embranchemens vers Foutchéou, Amoy ou d’autres ports du Fokien, province dont les vallées sont fertiles quoique étroites, mais dont la population est particulièrement misérable, parce qu’elle est trop nombreuse, et atteint en moyenne une densité de 230 habitans au kilomètre carré sur un territoire en grande partie montagneux. On a émis également l’idée de prolonger notre petite ligne de Langson à Longtchéou vers le Yang-tze-Kiang moyen, un millier de kilomètres, dont la première moitié traverserait les mauvais pays du Kouang-si, mais la seconde de riches vallées du Hounan.

Des projets plus grandioses encore mettent en avant la réunion de Pékin au réseau sibérien, par la route la plus directe, celle que suivent actuellement les thés de caravane dirigés sur Kiakhta et Irkoutsk, ou encore la construction d’une ligne immense et désertique partant du bassin du Fleuve Jaune pour relier au centre de l’empire le Turkestan chinois. Si la Chine pouvait avoir la prétention de recouvrer, dans un avenir un peu prochain, quelque force militaire, un pareil chemin pourrait être d’une certaine utilité politique et stratégique, pour conserver au Fils du Ciel cette dépendance lointaine. Mais de bien longtemps, sinon toujours, l’Empire du Milieu ne pourra se défendre que par la diplomatie. A quoi bon dès lors exécuter déjà une ligne dont l’intérêt économique ne s’aperçoit pas aujourd’hui ?

Coupant court aux sollicitations des faiseurs de projets et des syndicats plus ou moins sérieux, le gouvernement chinois a fort sagement décidé, avec l’approbation tacite des puissances européennes, semble-t-il, qu’il ne concéderait plus de nouveaux chemins de fer avant qu’une notable partie au moins de ceux qui l’ont déjà été ne soient ouverts à l’exploitation et n’aient fait leurs preuves. Les projets, même intéressans, devront donc attendre quelques années, ce qui est fort raisonnable pour plusieurs raisons : d’abord il serait imprudent de modifier trop profondément et trop brusquement en un trop grand nombre de points à la fois les conditions de la vie économique d’un pays tel que la Chine. Puis, avant de risquer encore de nouveaux capitaux européens dans la construction du réseau ferré de cet empire, n’est-il pas bon de voir comment seront rémunérées les sommes déjà considérables qui s’emploient ou vont s’employer à l’établissement des 9 000 kilomètres concédés ? Les aléas sont multiples en matière de construction de chemin de fer : nous avons constaté que dans la plupart des provinces de la Chine, les populations se serraient avec une densité inconnue en Europe, ce qui est déjà d’un bon augure ; nous savons aussi que les Chinois sont d’excellens et d’actifs commerçans ; mais, d’autre part, ils sont routiniers, hostiles aux étrangers et à ce qui vient d’eux ; ils sont surtout très pauvres. En outre, si le pouvoir central, n’osant résister à la pression des représentans de l’Europe, donne l’ordre d’exécuter les chemins de fer, les autorités locales, qui ne leur obéissent pas toujours, ne soulèveront-elles pas des difficultés, n’ameuteront-elles pas les populations ? Enfin est-on bien fixé sur les frais de construction, les prévisions ne risquent-elles pas d’être fortement dépassées ? Autant de questions auxquelles l’expérience permettra seule de répondre d’une façon certaine, bien qu’il soit possible, aussi bien qu’utile, d’en examiner dès aujourd’hui et d’en prévoir, dans une certaine mesure, la solution probable.


III

Pour augurer du trafic des chemins de fer chinois, nous n’avons pas besoin de nous placer dans le champ des pures hypothèses ; nous pouvons au contraire appuyer dès aujourd’hui nos prévisions sur des données certaines, et tout d’abord sur les résultats rémunérateurs de l’exploitation du réseau qui existe déjà dans la province du Petchili. La plupart des voies concédées traversent des pays au moins aussi peuplés, aussi riches et aussi commerçans, que la ligne de Tientsin à Pékin, et très supérieurs à ceux que dessert celle de Tientsin à Shanhaï-Kwan. La rapidité avec laquelle les Chinois se sont mis à employer le nouvel instrument de transport démontre que, si la routine est trop forte chez eux pour les porter à introduire d’eux-mêmes en leur pays les diverses inventions de l’Europe, elle ne résiste pas longtemps, une fois que ces inventions ont été mises à leur portée, à l’actif esprit de négoce qui les conduit à se servir de toutes les facilités offertes au commerce. C’est là une disposition qu’on remarque partout où ils se trouvent en contact avec les divers perfectionnemens matériels qu’apporte à sa suite la civilisation de l’Occident, dans tous les ports ouverts, en tous les points où font escale des bateaux à vapeur.

L’exemple de l’Inde et du Japon, pays qu’on peut mieux comparer à la Chine que les contrées européennes, est aussi des plus encourageans. Les 3 685 kilomètres de chemins de fer japonais en exploitation au 31 mars 1896 avaient coûté 116 millions de yen[1] ; leurs recettes brutes s’élevaient à 18 786 000 yen ; leurs dépenses à 7 663 000 yen ; le produit net était donc de 11 123 000 yen, soit près de 10 pour 100 du capital. Au taux actuel du change, la recette brute kilométrique était de 12 800 francs ; la dépense d’exploitation de 5 200 francs seulement. Dans l’Inde nous trouvons des chiffres analogues : 12 500 francs de recettes et 6 000 de frais par kilomètre. Mais les chemins de fer indiens et japonais comprennent plusieurs lignes médiocrement productives dans des régions montagneuses et peu peuplées. A l’exception des lignes construites par la Russie en Mandchourie et par la France près du Tonkin, les chemins de fer concédés jusqu’à présent en Chine sont au contraire merveilleusement situés et paraissent devoir égaler aisément les meilleures des lignes japonaises, la grande ligne du Tokaïdo, par exemple, qui unit Tokio à Kioto, Osaka et Kobé, et donne une recette brute de 26 000 francs par kilomètre, dont il ne faut déduire que 9 000 francs de frais d’exploitation. Sur le capital de construction exprimé en yen, cette ligne donne un revenu net de près de 15 pour 100 qui reste encore de 9 à 10 si l’on tient compte de la baisse de valeur du yen. Or il faut observer qu’une nouvelle et forte dépréciation du métal d’argent paraît peu probable dans un avenir prochain, et que le rendement des chemins de fer chinois, sans être garanti contre tout aléa provenant d’une telle cause, n’y semble cependant pas très exposé.

Pour que le trafic, dont les élémens ne manquent assurément pas, vienne aux chemins de fer, une condition toutefois est essentielle, c’est que les tarifs soient très bas, et ici encore l’exemple du Japon montre que le bon marché des prix de transport peut se concilier avec une exploitation rémunératrice. En ce pays, contrairement à ce qui a lieu en Europe, les deux tiers des recettes brutes de chemins de fer proviennent du service des voyageurs, et ceux-ci ne paient en troisième classe que la somme infime de 1 centime et demi par kilomètre (ce qui réduirait à 12 fr. 95 le coût du voyage de Paris à Marseille), au lieu de 4 centimes et demi pour la même distance en France. Aussi les trains sont-ils toujours bondés, et en circule-t-il plus de dix par jour en chaque sens sur la plus grande partie de la ligne du Tokaïdo. Il y a des chances pour qu’en Chine, le transport des voyageurs joue aussi un rôle très important sur les voies ferrées, comme il le fait déjà sur les lignes de bateaux à vapeur qui, partant de Shanghaï, desservent les diverses échelles de la côte et du Yang-tze. Dès qu’on leur en fournit l’occasion, les Célestes se déplacent très aisément ; mais il paraît très probable que la masse du peuple est encore plus pauvre en Chine qu’au Japon. La modicité des tarifs y est donc au moins aussi nécessaire.

Elle n’est pas moins indispensable pour les marchandises que pour les voyageurs. Les chemins de fer auront à lutter contre deux concurrences : celle des jonques et celle des porteurs. — Il n’y a guère à se préoccuper des animaux de trait ou de bât. A l’exception de la partie septentrionale de la province du Tchili, où les chameaux de Mongolie, les magnifiques mules et les petits ânes râblés de Pékin sont largement employés aux transports, il n’existe qu’une quantité insignifiante de bétail dans la Chine proprement dite, comme partout en Extrême-Orient. La concurrence de la navigation paraît moins redoutable en Chine qu’au Japon, ou, à défaut de cours d’eau navigables, la mer pénètre de toutes parts dans les terres, où les neuf dixièmes de la population vivent à moins de huit ou dix lieues des côtes, dont une foule de petits vapeurs vont fouiller les excellens havres. Les côtes de Chine, à l’exception de la partie élevée, comprise entre Ningpo et Canton, au sud du Yang-tze, et de quelques points du Chantoung, n’offrent guère que des rades foraines et des estuaires envasés précédés de barres difficiles à franchir. A l’intérieur, sans parler de la magnifique voie maritime du bas Yang-tzé, plusieurs des affluens de ce fleuve, ainsi que la Rivière de l’Ouest qui aboutit à Canton, sont navigables. Mais le nombre des voies qui pourront d’ici longtemps être aisément parcourues par des bateaux à vapeur, est encore très restreint, relativement à l’étendue immense du pays. L’excessive lenteur des transports par jonques, les portages et les transbordemens, les chances de perte et d’avarie qui en résultent pour les marchandises, sans compter les exigences des hordes de préposés aux douanes intérieures qui s’abattent sur les bateaux à chaque escale, font que les chemins de fer peuvent, sans détruire entièrement, à beaucoup près, ce trafic, vivre et prospérer à côté, comme le fait le chemin de fer de Tientsin à Pékin, qui double à quelques kilomètres de distance la voie fluviale du Peï-ho. Le jour où le Grand Canal impérial aura pu être restauré, où les diverses rivières seront entretenues en bon état, où le likin aura cessé d’être oppressif, ne suivra sans doute que de loin l’ouverture des principaux chemins de fer, et ce jour-là, la Chine aura déjà été assez transformée par le progrès pour que des voies ferrées et des voies navigables puissent vivre côte à côte et prendre chacune, sans que les premières en souffrent, leur part d’un trafic qui aura énormément augmenté.

A côté des jonques, les chemins de fer peuvent avoir un autre rival : c’est l’infatigable porteur chinois qui trotte, par monts et par vaux, sans que rochers ni marais l’arrêtent, sa perche de bambou passée sur l’épaule, fléchissant sous le poids des lourds paniers remplis qui pendent à chaque extrémité. Celui-là est destiné à disparaître un jour. Une meilleure organisation économique permettra de mieux utiliser son endurance et de le transformer de bête de somme en ouvrier intelligent. Pourtant il vit de si peu de chose qu’il subsistera longtemps ; mais les routes qu’il suit se modifieront : il apportera aux voies ferrées les denrées des districts qu’elles ne desservent pas immédiatement ; il sera leur auxiliaire, non leur adversaire, pourvu que leurs tarifs ne soient pas trop élevés.

En résumé, il y a tout lieu de penser, à notre sens, qu’une fois construits, les chemins de fer chinois aujourd’hui concédés ont devant eux de brillantes perspectives, et que le génie commercial des Enfants de Han, loin de négliger un instrument de transport aussi perfectionné, s’en servira avec ardeur. Mais il faut d’abord les construire, et c’est la question de leur établissement beaucoup plus que les résultats de leur exploitation qui peut faire légitimement concevoir quelques craintes.

Nous avons dit quelle importance avait en Chine l’existence d’un précédent, et quelle était l’opinion favorable d’un des hommes qui connaissent le mieux ce pays au sujet de la construction des chemins de fer, aujourd’hui qu’il s’y en trouve déjà un. Néanmoins la mauvaise influence des mandarins locaux a déjà tant de fois rendu impossible ou tout au moins retardé de beaucoup la mise à exécution de réformes concédées par le pouvoir central, les excitations des lettrés ont si souvent réuni et soulevé le peuple contre les nouveautés introduites par les « diables étrangers, » que l’on n’est pas sans quelque inquiétude au sujet de l’accueil qui sera fait au chemin de fer en ce pays de superstitions géomantiques. A un point de vue plus pratique et qui touchera fort les Chinois, aussi réalistes que superstitieux, les chemins de fer amèneront une grande perturbation dans la vie économique des districts qu’ils desserviront. Bienfaisans en somme, et bienfaisans même dès le début, n’enlèveront-ils pas leur gagne-pain à nombre de pauvres diables qui vivent du rude métier de porteur ? Même dans l’Europe occidentale, l’introduction des machines puissantes de la grande industrie a amené une très forte commotion, et l’Europe occidentale y était pourtant beaucoup plus préparée, elle s’était déjà beaucoup plus dégagée de l’emploi universel et immédiat, sans aucune interposition d’outils perfectionnés de la main-d’œuvre humaine, que la Chine d’aujourd’hui ; et les instrumens mécaniques introduits au début du XIXe siècle étaient moins perfectionnés que ceux de l’aurore du XXe. On sait quels sont encore aujourd’hui les préjugés ouvriers contre le machinisme et l’économie de main-d’œuvre qui en résulte. Sans doute cette économie n’est en somme qu’un déplacement ; elle n’en entraîne pas moins des souffrances passagères et des crises d’adaptation, La preuve qu’il peut y avoir de ce fait des troubles graves à redouter en Chine, c’est qu’il vient de s’en produire dans le Yunnan, où les résidens européens de Mong-tze, consul de France et employés des douanes, ont été assiégés pendant plusieurs jours par une populace furieuse : l’origine de la révolte, c’est que les mineurs du voisinage craignaient, — ou des gens malintentionnés leur avaient fait craindre, — qu’on ne voulût bientôt appliquer à l’exploitation des gisemens métalliques voisins les méthodes européennes et priver ainsi de leur gagne-pain beaucoup d’ouvriers ; des troubles, moins sérieux toutefois, ont été provoqués par l’ouverture des chantiers du chemin de fer aux environs de Kiao-Tchéou.

A l’exception de ce dernier cas, on doit cependant reconnaître que les travaux actuellement en cours ne paraissent pas avoir suscité une grande émotion parmi les riverains. Quelques actes locaux de brigandage ont été commis dans la haute Mandchourie, mais c’est là un pays désert, où peuvent bien errer quelques bandes de malandrins, mais où l’opposition des populations n’est pas, en réalité, à redouter, par la bonne raison qu’elles sont des plus clairsemées. Aux abords de Newchwang au contraire les deux voies, anglaise et russe, avancent rapidement, sans soulever aucun trouble ; il en est de même du côté de Shanhaï-Kwan. Au sud aussi bien qu’au nord les travaux du Pékin-Hankéou, dont plus de 100 kilomètres de voie sont déjà posés de ce dernier côté, ne se sont heurtés à aucun mauvais vouloir des habitans. Les craintes qu’on a pu concevoir de ce chef semblent donc exagérées, pourvu qu’on prenne quelques précautions élémentaires pour ne pas rompre en visière aux usages du pays et que, par exemple, on détourne un peu la voie, comme on l’a fait aux environs de Tientsin, pour éviter les cimetières.

Si les résistances locales ne paraissent pas devoir apporter d’obstacles sérieux à l’exécution des chemins de fer, n’a-t-on pas tout à craindre de l’espèce de décomposition générale dans laquelle est tombé le Céleste Empire ? Que deviendraient tous ces beaux projets de grands travaux publics s’il allait s’écrouler, ce qui n’aurait pas lieu sans d’effroyables convulsions, si le plus vieux gouvernement du monde était remplacé par une anarchie à laquelle l’action même des puissances européennes serait bien longue à substituer un ordre nouveau ? Le danger de dislocation de la Chine existe assurément. S’il est bon d’y introduire graduellement des réformes, elle ne saurait en supporter à brève échéance une trop forte dose, et on veut lui en imposer beaucoup depuis quelque temps. Outre les explosions spontanées de fanatisme anti-européen, l’immixtion croissante des Occidentaux dans les affaires intérieures et l’introduction de nouveautés de toute sorte peuvent servir de prétexte aux mécontens pour ameuter le peuple et lever l’étendard de la révolte. Ce n’est pas seulement aux nations étrangères, c’est aussi aux sociétés secrètes, dont fourmille la Chine, presque toutes hostiles à l’ordre établi, que les victoires du Japon ont appris la faiblesse de la dynastie mandchoue.

L’effondrement du gouvernement chinois, qui serait un grand malheur, dépend en partie de la sagesse des puissances européennes sur laquelle on ne sait jusqu’à quel point compter, en partie d’autres facteurs intérieurs, que les étrangers ne connaissent point et sur lesquels ils ne sauraient avoir aucune action. Aussi, tout en espérant que l’événement ne se réalisera pas, en admettant même qu’il soit peu probable, on ne peut traiter de purement chimériques les craintes de ceux qui redoutent que des troubles politiques ne viennent retarder, de beaucoup peut-être, l’exécution des voies ferrées. Qu’ils soient suscités directement par les travaux d’établissement, qu’ils proviennent de l’état d’affaissement où est tombé le Céleste Empire ou d’actes inconsidérés d’une puissance étrangère, l’éventualité de troubles de ce genre constitue pour les chemins de fer chinois un aléa dont il est impossible de ne pas tenir compte.

Une conséquence fâcheuse de l’existence de ces risques, c’est qu’en effrayant les capitalistes timides, ou simplement très prudens, ils rendent plus difficile la constitution des capitaux nécessaires à la construction des lignes. La Chine est déjà bien loin ; elle paraît à beaucoup de gens un pays bien étrange ; il n’était pas besoin que l’incertitude de son avenir politique vînt encore contribuer à en détourner les placemens d’argent. Et cependant il faut arriver à trouver le milliard que coûtera rétablissement des chemins de fer qu’on y projette. Si les travaux d’art ne paraissent pas devoir être très considérables ni très dispendieux dans la Chine centrale, à l’exception de quelques grands ponts, notamment sur l’intraitable Fleuve Jaune ; si la main-d’œuvre promet d’être à très bon marché, — un terrassier se payant au plus 50 centimes par jour ; — il convient de prévoir des frais d’expropriation importans en un pays aussi bien cultivé. Beaucoup des sommes dépensées de ce chef n’arriveront sans doute pas jusqu’aux propriétaires intéressés ; on n’en devra pas moins les payer. Il n’est donc nullement exagéré de penser que le kilomètre coûtera en moyenne 100 000 à 110 000 francs. Laissons de côté, si l’on veut, les 2 400 kilomètres de chemins construits par la Compagnie de l’Est chinois, qui n’est là que pour masquer le gouvernement russe, principal actionnaire et bailleur de fonds ; mettons à part aussi les lignes voisines du Tonkin dont la principale, celle du Yunnan, fait l’objet d’une garantie d’intérêts du gouvernement français. Il reste encore quelque 6 000 kilomètres pour lesquels il faut trouver 650 à 700 millions. Il semblerait naturel que ceux-ci fussent fournis par des gens hardis, auxquels l’appât d’un gros gain ferait oublier les risques possibles.

Malheureusement la forme dans laquelle on fait appel aux capitaux européens est telle qu’elle paraît leur laisser toutes les mauvaises chances, en leur enlevant les bonnes. On ne donne pas aux sociétés de chemins de fer de véritables concessions, comme on l’a fait en France, en Angleterre, en Espagne et ailleurs, ou la propriété perpétuelle de leurs lignes, comme c’est l’usage aux Etats-Unis. C’est ici le gouvernement chinois qui fait construire pour son compte par des entrepreneurs européens, et émet à cet effet un emprunt gagé sur ses ressources générales, et spécialement sur les recettes de la ligne à construire après paiement des frais d’exploitation et d’administration, le gage des obligataires étant une première hypothèque sur la ligne, son matériel fixe et roulant et ses produits. Ainsi s’expriment, en des termes très semblables, les contrats relatifs au chemin de fer franco-belge de Pékin à Hankéou et au chemin de fer anglais de Shanhaï-Kwan à Newchwang. Une fois construit, le premier sera mis entre les mains d’une société d’exploitation européenne qui, après le prélèvement de l’intérêt de l’emprunt de construction qu’elle versera à certaines banques désignées, partagera les bénéfices, dans une proportion déterminée, avec l’administration chinoise des chemins de fer. Pour la ligne de Newchwang, ce sera cette administration qui continuera à l’exploiter, mais elle sera flanquée, en vertu du contrat, d’un haut personnel technique européen et d’autres Européens pour diriger sa comptabilité et surveiller les dépenses et les encaissemens de recettes.

Que résulte-t-il de ces stipulations ? Qu’une société d’exploitation telle que celle du Pékin-Hankéou, dont le capital sera très limité, pourra faire de fort beaux bénéfices, et il n’y a rien là de blâmable ; mais les capitaux de construction, infiniment plus élevés, devront se contenter d’un intérêt fixe d’environ 5 pour 100, sans espoir de voir leurs titres, remboursables au pair par tirages, s’élever notablement. C’est un taux rémunérateur assurément, en ce temps de bas intérêt ; c’est à peine assez pour compenser les risques dont nous avons parlé ; et on en a jugé ainsi dans la partie de l’Europe même où les capitaux sont le plus hardis. Aussi les grands journaux financiers britanniques et ceux-là mêmes qui, d’ordinaire, pèchent plutôt par excès de hardiesse, se sont-ils montrés très froids à l’endroit des entreprises faites en Chine. La constitution de sociétés par actions offrant aux souscripteurs, en compensation des aléas défavorables, de larges chances de gain aurait été un meilleur moyen d’attirer les capitaux, et les obligations mêmes, émises par ces compagnies, auraient peut-être reçu un meilleur accueil que des emprunts d’Etat du vacillant gouvernement de Pékin. Sa durée est trop incertaine. D’autres peuvent le remplacer, ses possessions peuvent être partagées entre divers héritiers, et des événemens très récens ont clairement montré que les conquérans refusent souvent de se charger du passif de leurs conquêtes. Les fonds d’Etats malades courent de ce chef des risques plus grands que ceux des sociétés privées dont l’activité s’exerce sur leur territoire.

Si les lanceurs d’affaires se sont vite engoués de la Chine et si les représentans de syndicats qui rêvaient de la transformer comme par un coup de baguette magique ont encombré, dès le lendemain de la guerre sino-japonaise, les chambres de l’hôtel de Pékin devenue l’auberge des milliards, le public a été plus lentement qu’eux. Bien que les concessions aient été longues à obtenir, les émissions n’ont pu toujours les suivre de près. En fait, en dehors des chemins de fer russes de Mandchourie, qui sont construits par le gouvernement de Pétersbourg, trois groupes de chemins de fer ont seuls jusqu’à présent leur capital souscrit : celui des lignes anglaises de Mandchourie, 57 millions et demi de francs, l’a été en février dernier ; celui du chemin franco-belge de Pékin à Hankéou, 112 millions et demi, en avril ; et un premier emprunt de 67 millions a été émis à Berlin en juin pour le réseau allemand du Chantoung. Ni l’une ni les autres de ces émissions n’ont provoqué un très grand enthousiasme, et telles d’entre elles, projetées depuis longtemps, avaient été remises plusieurs fois pour attendre une époque plus favorable. Cependant, ces 237 millions d’emprunts sont souscrits aujourd’hui. Il faut encore trouver 300 à 400 millions pour les lignes de Tientsin à Tchingkiang, Shanghaï à Nankin et Ningpo, Hankéou à Canton, Canton à Hong-Kong. Le chemin de fer russe de Ching-ting à Taï-yuen-fou sera probablement construit avec de l’argent plus ou moins officiel, mais encore faut-il que la Russie l’emprunte ; la ligne française du Yunnan jouira, d’après la loi relative aux chemins de fer de l’Indo-Chine, de la garantie du gouvernement français. Ces diverses sommes vont être demandées au public anglais, allemand, américain et, pour une plus faible part, français et belge, d’ici à quelques mois, selon toute probabilité. On parviendra sans doute à se les procurer ; mais il ne serait pas prudent de chercher à en obtenir beaucoup plus avant que l’expérience ait permis de juger ce que rapporte l’argent placé en travaux publics en Chine.

Outre les concessions de chemins de fer, il a été donné par le gouvernement de Pékin plusieurs concessions de mines. La plus considérable, la mieux définie et celle dont les termes paraissent le plus favorable aux Européens qui l’ont obtenue est celle qui a été octroyée il y a déjà deux ans à un syndicat anglo-italien en apparence, à peu près anglais en réalité, dit Peking Syndicate. Malgré le nom pris par ce groupement, les mines qu’il doit exploiter ne sont pas situées dans le voisinage de la capitale : ce sont les immenses gisemens de houille et d’anthracite du Chansi et du Honan, aux abords du moyen Fleuve Jaune. Les concessionnaires ont tout pouvoir pour acquérir et exploiter les terrains miniers et pour construire des chemins de fer les reliant aux voies navigables et aux lignes déjà existantes. La richesse et l’étendue des gisemens permettent de penser que cette entreprise deviendra un jour très profitable, une fois qu’on aura vaincu les difficultés de début ; et il est certain que l’installation d’une exploitation minière sur une très grande échelle, en plein cœur de la Chine, en comportera. Dans le Chantoung, le gouvernement chinois a en quelque sorte délégué à l’Allemagne son droit de concéder les mines, mais jusqu’à présent aucune société ne s’est encore constituée. Au Kouï-Tchéou un syndicat anglo-français s’est formé en vue de l’exploitation de mines de mercure. Au Yunnan, le gouvernement chinois s’est engagé à diverses reprises à ne pas mettre d’obstacles à l’acquisition et à la mise en valeur de terrains miniers par des Français. Mais jusqu’ici tout s’est borné de ce côté à l’envoi de quelques missions d’ingénieurs, et rien ne saurait du reste être entrepris avant la construction du chemin de fer, qui peut seul permettre l’exportation des minerais dans des conditions d’économie relative. Au Setchouen les mêmes engagemens qu’au Yunnan ont été pris vis-à-vis des Anglais et des Français ; là les choses paraissent un peu plus avancées : à plusieurs reprises on a dit que des concessions avaient été accordées à nos compatriotes, puis on n’en a plus entendu parler ; en tout cas, au mois de juin, un contrat est intervenu entre un homme d’affaires, membre du parlement anglais, M. Pritchard Morgan et l’administration des mines du Setchouen, puis a été ratifié par le Tsong-li-Yamen.

Ce contrat serait médiocrement avantageux ; un journal de Hong-Kong dit que le seul privilège de M. Morgan paraît être de trouver l’argent et de faire les travaux, les lieux et les conditions dans lesquels il appliquera ses efforts restant au choix des Célestes sans aucune garantie pour lui. Qu’il s’agisse de mines ou de chemins de fer, les Chinois excellent à réserver à des administrations ou à des sociétés indigènes, sociétés où les mandarins sont toujours largement intéressés, une bonne part des bénéfices, sans courir grand risque. Il n’en est autrement que dans quelques concessions qui leur ont été arrachées en des momens d’affolement, et sous le coup de la peur, telles que les privilèges donnés à l’Allemagne dans le Chantoung, les chemins de fer russes de Mandchourie et, à un moindre degré, les mines du Peking Syndicate.

Lorsque nous aurons cité une concession de tramways allemande à Pékin, il ne nous restera plus, pour avoir complété la liste des œuvres de quelque importance entreprises par les étrangers pour commencer l’exploitation de la Chine, qu’à mentionner la transaction intervenue en juin dernier entre le vice-roi Chang-Chih-Toung et le gouvernement japonais : celui-ci consent directement au vice-roi un emprunt de 30 millions pour étendre et mettre à la hauteur des progrès modernes les forges que Chang avait installées à Hanyang près d’Hankéou ; la direction de ces mines devra être confiée à une compagnie et à des ingénieurs japonais. Le célèbre mandarin renonce ainsi définitivement à son rêve chimérique de la construction exclusive des chemins de fer chinois à l’aide de rails fabriqués en Chine, par des Chinois, avec des capitaux chinois. Quoiqu’il y ait encore quelque différence entre un ingénieur japonais et un ingénieur européen, il n’y a aucun rapport entre une administration japonaise et une administration chinoise, et il semble que les forges d’Hanyang aient des chances de prospérer sous cette nouvelle direction.


IV

En 1905 ou 1906, s’il ne survient aucun trouble politique grave d’ici là, la plupart des chemins de fer aujourd’hui concédés seront achevés ; quelques mines, au moins une partie de celles du Peking Syndicate, seront, on peut l’espérer, entrées en exploitation, quoique, même pour ces dernières, il n’y ait encore de fondée qu’une société d’études, et qu’il y faille beaucoup de capitaux ; la navigation à vapeur, sur les cours d’eau de l’intérieur, aura été facilitée sans doute par une réforme plus libérale des règlemens ; enfin le likin, le plus grand de tous les obstacles au développement du commerce, sera, dans l’une des plus riches parties de l’empire, administré par des Européens, et aura cessé ainsi d’être oppressif ; les chemins de fer auront sans doute contribué à diminuer partout ses inconvéniens. Bref, l’air vivifiant du dehors aura commencé de pénétrer dans cette atmosphère confinée où vivait la Chine ; elle sera dotée d’un commencement d’outillage européen, suffisant pour affecter déjà sérieusement les conditions de son existence, sans produire toutefois la dangereuse commotion qu’aurait pu faire naître une trop brusque et trop universelle invasion des méthodes de l’Occident. À ce titre on ne saurait trop se convaincre des avantages d’une pénétration graduelle.

Ce commencement de transformation sauvera-t-il le Céleste Empire du démembrement ? Puisque c’est le désir d’exploiter ses ressources que les nations étrangères ont toujours présenté comme leur but unique, dans tous leurs rapports avec lui, il semble qu’elles doivent se déclarer satisfaites du moment qu’on peut, dans une large mesure, dans la mesure du possible, en tout cas, le considérer comme atteint. Sans doute il est fort différent de coloniser un pays ou de se borner à commercer avec lui. Le simple négoce, qui n’intervient en aucune façon dans la production elle-même, peut avoir pour effet de stimuler celle de certains articles, en ouvrant un débouché aux excédens qui ne sont pas absorbés par la consommation locale, mais il ne modifie aucunement les conditions économiques de l’intérieur, n’introduit ni perfectionnement ni méthode nouvelle, n’augmente donc guère la richesse du pays ; par suite, le commerce extérieur ne s’accroît que lentement. La colonisation, au contraire, consiste précisément à modifier les conditions du marché intérieur, à y introduire de nouvelles méthodes, de nouveaux modes d’exploitation des richesses naturelles, à y fixer des capitaux, à y créer des industries ; elle est donc susceptible de transformer complètement un pays, de multiplier quelquefois sa richesse presque à l’infini, comme elle l’a fait en Amérique. Or jusqu’au traité de Shimonoseki, les Européens n’ont fait que commercer en Chine, et le volume de leur négoce avait fini par ne plus augmenter que lentement, le pays restant toujours immuablement figé dans sa vieille civilisation, et le gouvernement fidèle à ses traditions oppressives et hostiles au progrès. Depuis quatre ans, au contraire, on peut dire que les étrangers colonisent puisqu’ils modifient les méthodes et les conditions de la production, qu’ils exploitent des richesses qui avaient dormi jusqu’alors : les filatures de coton élevées à Shanghaï, les constructions de chemins de fer, l’ouverture des mines et, l’on peut même dire, l’autorisation de naviguer à vapeur sur tous les cours d’eau, le transfert de la perception des likins de la vallée du Yang-tze aux mains de l’administration européenne des douanes, ce sont là des œuvres de colonisation.

La mise en valeur de la Chine est ainsi commencée collectivement par toutes les principales nations étrangères en relations avec l’Extrême-Orient : chacune y a sa part. Pour ne parler que des chemins de fer, la Grande-Bretagne, avec le réseau du Petchi-li, déjà exploité, et son prolongement vers Newchwang, les lignes partant de Shanghaï, celle de Canton à Hong-Kong et celles du Peking Syndicate, a 2 300 kilomètres environ à construire ; en y joignant 500 kilomètres environ pour sa part dans le Canton-Hankéou, et autant dans le Tien-tsin-Tching-Kiang, on arrive pour elle à un total de 3 300 kilomètres, La Russie vient ensuite avec 2 500 kilomètres en Mandchourie et dans le Chansi, puis l’Allemagne, avec 1 500 kilomètres pour son réseau du Chantoung et sa moitié de la ligne de Tien-tsin à Tching-Kiang. La France suit de près, devant construire près de 1 300 kilomètres, en lui attribuant 600 des 1 200 kilomètres de Pékin à Hankéou, dont les 600 autres reviennent à la Belgique. Les Américains enfin ont pour leur part 500 kilomètres du Canton-Hankéou. Le Japon ne s’est pas fait concéder de chemins de fer en Chine, mais doit en construire en Corée où il a déjà racheté aux Américains la courte voie ferrée qu’ils avaient construite entre la capitale Séoul et son port Tchemoulpo. Il a, d’ailleurs, comme les diverses nations que nous venons de nommer, des intérêts dans divers genres d’entreprises. La part de chacun nous semble ainsi équitable en dépit des cris de la presse britannique qui prétend l’Angleterre lésée, sous prétexte que les voies ferrées qui lui sont concédées ont une moindre valeur stratégique que les lignes russes. Mais la force de la Grande-Bretagne en Extrême-Orient n’est-elle pas dans sa flotte, qui lui assure la haute main sur le bas et le moyen Yang-tze, bien plutôt que dans une voie de terre quelconque et la fameuse « porte ouverte » a-t-elle jamais été fermée nulle part ?

Il semble que la Chine puisse ainsi rester, au moins pour un certain temps, une sorte de communal où les nations civilisées exerceraient simultanément leur activité économique, comme l’est un peu la Turquie, avec cette différence que l’Empire du Milieu est bien plus vaste, plus riche, habité par une population bien autrement dense, industrieuse et commerçante. Dans cette mise en valeur de la Chine, ce seraient naturellement les nations ayant le plus de capitaux qui devraient jouer le principal rôle, l’Angleterre, l’Allemagne et la France aussi, si nous savons ne pas nous montrer trop timorés, et ne pas poursuivre, dans une partie du monde où nos moyens d’action militaire sont malheureusement assez faibles, des visées politiques illusoires qui augmenteraient encore les difficultés de notre diplomatie, pourraient nous entraîner dans des luttes redoutables, et n’aboutiraient au mieux qu’à nous faire attribuer deux ou trois des provinces les plus pauvres et les plus difficiles à soumettre de la Chine. En répudiant au contraire formellement toute ambition de ce genre, en nous efforçant de jouer un rôle modérateur et conservateur, en défendant la politique de la véritable porte ouverte, nous pourrons nous entendre utilement, sur le simple terrain des affaires, avec des hommes de toute nation, comme les Anglais et les Allemands s’accordent sur ce même terrain, malgré les profondes divergences de vue qui tendent de plus en plus à les séparer. Nous trouverions ainsi en Chine un large et rémunérateur emploi de nos capitaux, qui est tout ce que nous y pouvons chercher, et qui, par contre-coup, donneront à notre industrie nationale plus de débouchés que ne pourrait lui en procurer l’absorption au sein de nos barrières douanières de quelques provinces pauvres.

De toutes manières, les pays riches de l’Europe occidentale et centrale, les Etats-Unis aussi, doivent jouer un rôle très important dans la mise en valeur de la Chine, et c’est à eux qu’elle doit le plus profiter d’abord, parce qu’il y faut des capitaux, qui seront largement rémunérés d’ailleurs, et on sera bien obligé d’aller les chercher où ils sont. Sans doute la Russie et le Japon ont eux aussi un rôle à jouer : sur l’échiquier politique ce rôle est capital, au point de vue intellectuel et social il peut l’être aussi. On est moins loin de la Chine, non seulement physiquement, mais moralement aussi à Pétersbourg et surtout à Tokio qu’à Paris, à Londres ou à Berlin ; on y sait mieux comprendre les Chinois et se faire comprendre d’eux. C’est des mains des Russes, et surtout maintenant des Japonais, semble-t-il, que les Chinois recevraient le plus volontiers la civilisation moderne. Russes et Japonais se chargeraient sans doute bien volontiers de la leur enseigner exclusivement, mais, n’étant point assez riches pour les doter d’un outillage, ils devront nécessairement recourir, pour cette tâche matérielle, à l’indispensable appui de l’Europe occidentale et centrale.

Le maintien du gouvernement chinois paraît aujourd’hui très préférable, dans l’intérêt même de l’exploitation des ressources du pays et de l’introduction de notre civilisation dans ses immenses territoires, au partage de la Chine entre les nations européennes. Ce n’est pas que nous croyions ce gouvernement converti aux idées de progrès. Nous pensons que, à quelques exceptions près, la classe qui fournit au Céleste Empire ses administrateurs et ses hommes d’État est aussi figée dans sa sagesse décrépite, aussi dédaigneuse de la culture occidentale, et en outre aussi corrompue qu’elle l’ait jamais été. Mais elle est aujourd’hui convaincue de son incapacité de résister à l’Europe et résignée à céder à la pression du dehors. Sans doute l’ère des faux-fuyans d’un côté et des menaces de l’autre n’est pas complètement close ; sans doute aussi, en dépit des réformes qu’ont obtenues et que pourront encore exiger à l’avenir les Européens, il restera aux mains grasses des mandarins une part des bénéfices que produira la transformation de la Chine. Mais si le progrès se trouve parfois un peu ralenti du fait des résistances, qui ne seront plus désormais que temporaires, du gouvernement chinois, ce sera un moindre mal que son introduction trop brusque et les troubles qu’elle entraînerait.

Trop faible pour résister longtemps aux demandes des étrangers, mais servant utilement de tampon, de coussin élastique interposé entre leur activité parfois brutale, peu ménagère des transitions, et le conservatisme du peuple chinois, le gouvernement de Pékin joue un rôle des plus utiles. S’il cessait d’exister, dira-t-on peut-être malgré tout, les choses iraient plus vite. On oublie qu’une absolue anarchie lui succéderait, qu’on ne voit pas aisément comment ni quand on y mettrait fin et comment une puissance européenne s’y prendrait pour gouverner une ou deux centaines de millions de Chinois. Les pertes qu’en- traînerait le rétablissement d’un régime stable, celles que nécessiterait la répression de troubles trop fréquens dépasseraient certes celles qui peuvent résulter d’une certaine lenteur dans le progrès sous le régime actuel.

Au bout d’un certain temps d’initiation, il est possible d’ailleurs que la marche en avant s’accélère. Quand la masse chinoise aura été mise en contact avec les résultats du progrès occidental, son bon sens pratique l’y convertira peut-être. C’est sur lui, c’est sur son esprit de lucre et de négoce, sur son instinct commercial à développer, qu’il faut compter pour convertir à la culture européenne le plus réaliste, le plus dépourvu d’idéal de tous les peuples. Les chemins de fer seront en Chine les meilleurs missionnaires de la civilisation.


PIERRE LEROY-BEAULIEU.

  1. Nous ne pouvons traduire ce chiffre en francs. Les constructions de chemins de fer ont commencé à prendre quelque extension au Japon il y a une douzaine d’années, alors que le yen-monnaie d’argent valait encore plus de 4 francs. Transformé en monnaie d’or, il est fixé depuis 1897, à 2 fr.59, cours autour duquel il oscillait depuis 1893, sans grande variation. Il résulte évidemment de cette baisse du change que, la valeur moyenne exprimée en or du yen qui a servi à solder les dépenses de construction étant supérieure à la valeur actuelle de cette monnaie, le revenu traduit en or des chemins de fer japonais n’est plus de 10 p. 100, mais tombe probablement aux environs de 8, chiffre encore fort rémunérateur. C’est ce revenu or qui intéresse les capitaux européens employés à l’extérieur.