Les Chemins de fer aux États-Unis (Paul-Dubois)
« En Europe la question est de créer des chemins de fer, en Amérique, de les tenir sous la domination de la loi (to control them). » Telle est, dans son expression forcée, mais caractéristique, l’opinion que nous avons souvent entendu émettre aux États-Unis, non sans y trouver d’ordinaire une nuance de dédain pour le vieux monde. Un coup d’œil jeté sur les progrès et l’état actuel des chemins de fer dans l’Union nord-américaine nous permettra de voir ce qu’il y a de vrai dans cette parole.
Le premier chemin de fer a été entrepris en Amérique en 1827 ; vingt ans plus tard les États-Unis ne comptaient encore que 14 000 kilomètres de lignes ferrées ; aujourd’hui le réseau comprend 282 000 kilomètres, soit un quart de plus qu’en Europe, pour une superficie territoriale plus petite du sixième et pour une population cinq fois moindre ; c’est le réseau le plus serré qui soit au monde. Depuis l’ouverture de la première ligne transcontinentale, célébrée solennellement à Promontory Point le 10 mai 1869, cinq nouvelles voies ont percé les Rocheuses de part en part et assuré ainsi l’union des États du Pacifique au reste du territoire, sans compter leur rival du Nord, le Canadian Pacific railway, qui a doté le commerce du globe d’une nouvelle grande route et fait l’Extrême-Occident de l’Extrême-Orient. De tous côtés la fièvre du mouvement étonne des yeux européens. Voyez chacun des marchés de l’ouest, chacun des centres manufacturiers de l’est des États-Unis : autour d’eux c’est un rayonnement extraordinaire et indescriptible de lignes enchevêtrées qui se divisent, se coupent, se multiplient et fuient dans toutes les directions, malgré tous les obstacles, rendant sans cesse plus féconde l’activité qu’elles desservent. De New-York à Chicago, neuf compagnies principales se disputent le trafic des voyageurs, et les visiteurs de la World’s columbian Exhibition ont déjà dit par quel luxe de confort et de mauvais goût elles attirent la clientèle. Les commerçans choisissent entre vingt routes pour leurs expéditions entre les grands ports de l’Atlantique et la capitale de l’Illinois ; deux de ces lignes portent une quadruple voie sur la moitié de leur longueur, et le mouvement de marchandises du Pennsylvania railroad est près de quatre fois supérieur à celui de notre réseau du Nord. Le capital des compagnies représente le dixième de la fortune totale de la nation.
Les progrès merveilleux réalisés par l’industrie des transports aux États-Unis s’expliquent par le rôle essentiel que les chemins de fer ont joué dans le développement du territoire, et par l’influence prépondérante qu’ils exercent dans la vie économique du pays. Ces conditions et cette importance toutes spéciales sont assez bien mises en relief par la très grande part d’intérêt qu’attachent aux railroad matters les journaux et le gros public ; elles ne semblent pas avoir été toujours appréciées à leur valeur par nos voisins d’outre-Manche, grands contempteurs des yankee rails par orgueil de leurs home rails. En Amérique, le chemin de fer est le premier et le principal facteur du travail de la colonisation : pour ouvrir un territoire nouveau, on commence par y jeter une voie ferrée, le colon vient ensuite, il occupe et met en valeur les terres riveraines, et l’élément de trafic qu’il apporte à la ligne paie la compagnie du service qu’elle lui a rendu. C’est donc véritablement le chemin de fer qui crée le pays, et c’est bien à lui que les Américains doivent le succès prodigieux de leur développement national. Ils lui doivent autre chose encore. Dans ces territoires immenses où les richesses naturelles sont si variées, les progrès de l’industrie des transports ont permis d’assurer dans chaque région le maximum d’utilisation de ses forces propres, et de localiser chaque nature de production là où elle rencontre les conditions les plus favorables. Ainsi chaque État a sa spécialité économique : le Minnesota est l’État du blé, l’Iowa le pays du maïs, le Nebraska fait de la viande. Nulle part la distance entre le producteur et le consommateur n’est plus grande, nulle part la question des prix de transport n’a un intérêt plus général, nulle part le commerce intérieur n’est plus étroitement sous la dépendance des chemins de fer. Le développement extraordinaire des chemins de fer américains depuis un demi-siècle est, à la vérité, moins remarquable que ne l’est à l’heure actuelle l’empire colossal de leur puissance économique et financière. Ce résultat a été l’œuvre de la seule initiative privée et libre. Un caprice de la fortune a voulu qu’aux Etats-Unis les rares tentatives de concours financier des pouvoirs publics fussent presque toujours frappées de stérilité ou ne profitassent qu’à la spéculation ; le succès est réservé à l’effort individuel. En revanche, celui-ci est singulièrement énergique, violent même, audacieux à l’excès, et sa fécondité merveilleuse ne saurait trouver de plus splendide témoignage que l’admirable expansion des chemins de fer dans le territoire de l’Union. A l’heure où tant de nations européennes semblent admettre l’ingérence toujours croissante de l’Etat dans les diverses fonctions de la vie sociale ; à la veille du jour où l’application pratique d’une force supérieure à la vapeur va peut-être révolutionner encore une fois le monde économique; l’attention se sent attirée vers cette œuvre d’activité individuelle et d’association volontaire. L’objet de cette étude est d’exposer le régime de liberté et de concurrence auquel est soumise, aux Etats-Unis, l’industrie des chemins de fer, en l’envisageant d’abord dans la construction, puis dans l’exploitation des lignes, en signalant ensuite ses conséquences dans les rapports des chemins de fer avec le public et la législation, et ses résultats dans l’organisation et la gestion intérieure des compagnies.
En fait sinon en droit, la plus grande liberté préside à la création des chemins de fer aux Etats-Unis : l’autorité confère, en pratique, le privilège de l’investiture légale à toute entreprise formée selon les statuts locaux ; c’est le « laissez faire », moins, à la vérité, l’indifférence pour ce qui se fait. Ce régime, aussi vieux que les premières voies ferrées, n’est pas le résultat d’un principe posé a priori par les pouvoirs publics, mais s’est établi tout naturellement, comme le système le plus simple, au même titre que le « laissez passer » dans le commerce intérieur. La même liberté ou, si l’on veut, la même licence, a existé en Angleterre lors de ce qu’on a appelé la période de la folie des chemins de fer, mais elle dura peu, et les gros frais des enquêtes, qui absorbèrent le dixième du capital des compagnies, eurent vite fait de mettre à la raison les spéculateurs les plus entreprenans. En Amérique, l’immensité des territoires à coloniser et l’absence de routes terrestres firent tout d’abord un devoir aux législatures de faciliter la construction des lignes ferrées ; on n’ouvrit pas le trésor public, mais on débarrassa de toute entrave légale la constitution des compagnies, et c’est cette politique favorable, mais réservée, qui a subsisté depuis lors.
La concession, au sens européen du mot, c’est-à-dire l’exploitation d’un monopole conféré par l’Etat sous certaines conditions, est chose inconnue en Amérique; la charter, pure formalité commerciale, est l’acte constitutif de toute société anonyme, rendu par la législature qui, seule, a le droit de créer des personnes morales à existence collective et perpétuelle. Cet acte reconnaît et détermine officiellement la ligne à construire, accorde à la compagnie le droit d’expropriation, sans lui attribuer d’ailleurs monopole ni privilège d’aucune sorte; en revanche, on l’obtient sans condition. Pas d’enquête d’utilité publique, si ce n’est dans quelques États de l’Est où cette mesure est d’ailleurs illusoire : on s’en rapporte aux fondateurs pour apprécier si la ligne doit être productive, c’est-à-dire utile. Les législatures fixent le montant du capital de la compagnie, mais leurs exigences sont, d’habitude, fort modestes à cet égard ; c’est ainsi que MM. Leland Stanford, G. P. Huntington et G. F. Crocker ont pu entreprendre la construction du Central Pacific railroad avec moins de deux cent mille dollars dans leurs poches ; le versement du capital n’est contrôlé que par les intéressés, s’ils le peuvent. Enfin la charter est tout particulièrement exempte des charges et obligations multiples qui font qu’en Europe les pouvoirs publics semblent souvent chercher à détruire par le menu les privilèges qu’ils accordent en bloc à leurs concessionnaires. On voit qu’en pratique l’industrie des chemins de fer est aussi largement ouverte que toute autre branche d’industrie à l’initiative de chacun.
Grâce à ce régime extrême de liberté sans contrôle, le travail de la construction du réseau rassembla dès l’origine toutes les forces dont le pays pouvait disposer; d’autres causes contribuèrent en même temps à attirer dans cette voie l’ardeur de l’esprit d’entreprise. Ce fut d’abord le développement extraordinaire en population et en richesse de ce peuple aujourd’hui dans la force de sa virilité, ce sont ces progrès menés à pas de géans dont le Census signale, de décade en décade, la trace à l’étonnement du vieux monde, et qui se traduisent par la demande toujours croissante de moyens de transport. Dans l’Ouest les grands mouvemens d’activité colonisatrice et de spéculation immobilière, les booms of the eighties, donnèrent l’essor à une extension sans limite des voies ferrées dans la vaste étendue des terres libres que chacun s’arrachait. Tentée par les rapides profits à tirer d’un pays naissant, soutenue par la spéculation, la construction des lignes nouvelles trouvait encore un élément d’excitation dans les rivalités d’influence qui s’établissaient alors entre les diverses compagnies. Pour chacune d’elles, il s’agissait d’ouvrir la première la route vers les régions d’avenir, d’en prendre possession et d’empêcher les autres d’y pénétrer; dans l’ardeur de la concurrence on ne reculait devant aucun moyen, et on raconte qu’en 1871 les ouvriers du Denver and Rio Grande railroad engagèrent des luttes à main armée avec les équipes de F Atchison pour l’occupation d’un défilé dans les Montagnes Rocheuses, la Royal Gorge of the Arkansas. Ces luttes de guérillas n’étaient pas rares, dit-on, à une certaine époque, et on les a vues se reproduire en 1891 dans les Black Hills.
On devine par ces exemples quel degré d’intensité put atteindre la fièvre de la construction à certaines époques, surtout dans la période qui suivit la guerre de Sécession jusqu’à la crise de 1873, puis une fois cette crise passée. Dans la seule année 1882, le réseau s’allongea de plus de 17 000 kilomètres, la moitié de notre système français ; on construisait aussi vite qu’on empruntait, quelquefois même plus vite ; il n’était pas rare de voir une compagnie ouvrir en douze mois six cents kilomètres de lignes nouvelles. C’était l’âge d’or de l’industrie des chemins de fer; mais ce fut en même temps l’ère des entraînemens irrésistibles, des spéculations malsaines et des rivalités déplorables, c’est-à-dire des grandes erreurs économiques qui donnèrent naissance à la surproduction des moyens de transport.
Cette surproduction des voies ferrées était en effet la conséquence inévitable de l’étonnante impassibilité des pouvoirs publics devant ce débordement de l’activité d’entreprise. Toujours égoïste, l’initiative privée a besoin d’une direction supérieure pour marcher dans le sens des intérêts généraux ; elle est capable d’excès ; en Amérique elle ignore volontiers l’économie et se soucie d’abord de faire grand. C’est surtout dans la période de 1880 à 1888 que les Américains se lancèrent avec une légèreté incompréhensible dans la construction des chemins de fer inutiles. Escomptant trop haut les progrès du trafic général et le développement des territoires nouveaux, on entreprit aveuglément des extensions prématurées qui ne pouvaient subsister qu’aux dépens des lignes préexistantes ou à ceux du public ; l’offre des moyens de transport dépassa rapidement la demande. Ainsi les régions agricoles du Nord-Ouest, les plus favorisées par la colonisation depuis quinze ans, sont aussi celles qui souffrent le plus de l’excès de la construction. Puis l’ambition et les rivalités portèrent bien des compagnies à vouloir se rendre indépendantes en se créant leurs lignes particulières le long des grandes directions de trafic, alors même que celles-ci étaient déjà abondamment desservies. Enfin et surtout les entreprises de chemin de fer eurent tendance à devenir une œuvre de pure spéculation. Ce fut une industrie nouvelle de construire entre deux points donnés une ligne parallèle à celle d’une compagnie déjà vieille, bien établie et rémunératrice pour en divertir le trafic et en partager les bénéfices; c’est l’histoire du West Shore, c’est celle du Nickel Plate[1]. D’audacieux aventuriers commirent encore cet attentat à la propriété d’autrui dans la simple intention de se faire acheter, car c’était l’unique moyen d’en finir avec les « pirates » ; pour d’autres enfin la construction de lignes nouvelles n’était qu’un prétexte à s’enrichir aux frais de trop naïfs prêteurs. Cette immobilisation de capitaux improductifs, ce gaspillage de la fortune publique, furent profondément regrettables, et les Américains sont, en dépit de leur « mégalomanie » nationale, les premiers à les déplorer aujourd’hui. De longues années se passeront sans doute avant que l’accroissement de la richesse générale n’apporte sa compensation aux sacrifices prématurés que le pays s’est imposés avec tant d’insouciance. En attendant, l’opinion publique s’en prend aux législatures locales de n’avoir pas su modérer les abus de la construction, et ceux-là mêmes qui ont le plus profité du régime de la liberté sans limite, vantent maintenant les avantages d’un système plus restrictif. Les États-Unis sont peut-être le pays du monde où l’on peut espérer que les leçons du passé serviront le plus pour l’avenir; aujourd’hui les circonstances ne semblent plus être propices et les mœurs ne seraient plus favorables au retour d’une nouvelle crise de surproduction des voies ferrées.
Une fois construits, il faut que, nécessaires ou non, tous les chemins de fer s’exploitent, il faut qu’ils vivent : les Américains, qui font voyager les maisons, ne transplantent pas encore les voies ferrées avec leur matériel d’une région à l’autre. Or, comme dans toute industrie libre, la surabondance de l’offre engendre la compétition entre les producteurs, nous dirons ici les transporteurs; la concurrence dans l’exploitation fait donc nécessairement suite à la concurrence dans la construction, et, comme on l’a dit, l’état de guerre est la condition naturelle et normale des compagnies les unes à l’égard des autres. Dans cette lutte pour la vie, les compagnies belligérantes ont deux armes à leur disposition : en cas d’hostilités déclarées, les abaissemens de tarifs, les discriminations dans les rivalités de diplomatie. Les discriminations sont des avantages secrets accordés par une compagnie à de gros expéditeurs pour gagner leur clientèle, qu’on dissimule en général sous couleur de commissions, drawbacks, tarifs spéciaux; ils profitent en même temps aux compagnies et aux industriels qui contractent cette alliance offensive en permettant aux uns et aux autres d’évincer sûrement leurs concurrens. C’est le gros public, plus scrupuleux ou moins habile, qui supporte les conséquences de ces petits pactes de trahison. Un bon exemple du procédé nous est fourni par la Standard oil company, qui se fit faire en dix-huit mois pour plus de 10 millions de dollars de réductions sur les tarifs entre Cleveland ou Pittsburg et les ports de l’Atlantique, et, grâce à l’habileté de ses négociations avec les diverses compagnies, acquit en 1878 le monopole absolu du pétrole aux Etats-Unis. La pratique de cette concurrence secrète, désastreuse pour les compagnies rivales, et qui dépassait souvent les bornes du fair trade, a beaucoup diminué, sans disparaître tout à fait, depuis qu’elle a été prohibée en 1887 par un acte du Congrès, l’Interstate commerce act.
Au contraire le droit des gens économique reconnaît et voit avec faveur l’autre forme de la concurrence, la guerre de tarifs ouvertement déclarée et conduite au grand jour, laquelle forme la common law des relations entre compagnies et donne lieu en pratique aux excès les plus déplorables. Pendant les périodes mêmes de construction à outrance, ces conflits sévirent avec rage, se propageant par une sorte de contagion endémique d’un bout à l’autre du territoire, véritables crises industrielles où chacun semblait n’avoir plus qu’un but, ruiner à tout prix ses rivaux par l’abaissement indéfini des tarifs. Pendant les « batailles de géans » qui se livrèrent entre les trunk lines[2], on put aller, sur le Pennsylvanien, de New-York à Saint-Louis pour la somme d’un dollar; en 1884 le West Shore entreprit contre le New York Central une campagne de réductions de tarifs qui dura une année entière; le Lake Shore, celle des compagnies américaines qui peut exploiter, dit-on, au meilleur marché, lutta pendant plus de deux ans pour réduire le Nickel Plate à la famine et l’amener à capituler. Ruineuses pour la compagnie qui reste sur le carreau et qu’on rachète en général à vil prix, ces guerres coûtent presque autant au vainqueur, qui, par les réductions exagérées des tarifs, gaspille en quelques semaines de luttes les bénéfices accumulés de plusieurs années. La violence des crises de concurrence aiguë s’est à la vérité un peu adoucie à l’heure actuelle; aux guerres à outrance ont généralement succédé les rencontres de partisans, et aux batailles rangées les conflits d’avant-gardes. Mais l’hostilité latente des compagnies dans leurs rapports réciproques reste toujours en éveil ; sans cesse elle fait ressortir les points faibles sur lesquels des luttes de tarifs s’engagent, courtes d’ordinaire, mais aussi plus répétées, — les journaux en annoncent chaque jour de nouvelles. Amorcées à tout instant par un petit nombre de compagnies turbulentes dont la réputation à cet égard est faite aux Etats-Unis, elles sont toujours préjudiciables à qui s’y laisse entraîner, et peuvent devenir fort dangereuses pour les compagnies capitalisées à l’excès ou pour celles que leur situation financière met d’autre part en péril. Ainsi la faillite du Northern Pacific railroad, survenue en août 1893, est sans doute due en grande partie à la concurrence incessante du Great Northern, son rival septentrional.
La législation a toujours favorisé dans son principe la concurrence légitime entre les chemins de fer aux Etats-Unis. Ainsi elle a prohibé les associations de trafic, interdit la fusion des lignes parallèles. Rien ne protégeait donc les compagnies contre elles-mêmes : elles durent chercher de leur propre mouvement à remédier aux excès de la concurrence dont elles souffraient, et de ces tentatives ont résulté, d’une part, la constitution des grands réseaux ou, comme on dit en Amérique, la consolidation; d’autre part, les essais d’association dans le trafic.
Depuis une trentaine d’années, le mouvement de consolidation, la concentration progressive des lignes nombreuses et indépendantes en quelques vastes systèmes, s’est fait sentir aux Etats-Unis avec une intensité remarquable, suivant une marche plus rapide que la construction même des voies ferrées. Cette tendance s’explique d’abord en Amérique, comme elle fait en Europe, par les mêmes causes que la formation de la grande industrie, dont elle est un cas ; elle répond aux exigences des grands mouvemens commerciaux qui demandent la création de grandes lignes correspondantes; enfin et surtout elle offre un moyen coûteux, mais décisif, de mettre un terme aux concurrences locales trop ardues. De fait, sur les 1 785 compagnies légalement constituées au 1er juillet 1891 dans l’Union nord-américaine, 709 seulement ont une existence indépendante, et, parmi ces dernières, 41 exploitent à elles seules 56 pour 100 de la longueur totale du réseau, soit 151 672 kilomètres. Encore ces chiffres officiels ne donnent-ils pas une expression exacte de la situation, parce qu’ils considèrent comme unités séparées des compagnies, — telles que les diverses lignes Vanderbilt, ou la Pennsylvania company dans le réseau du Pennsylvanien, qui, — tout en ayant une organisation distincte, font cependant partie intégrante d’un même système. Le réseau Vanderbilt s’étend aujourd’hui sur près de 25 000 kilomètres de lignes ferrées; l’Atchison embrasse 14 400 kilomètres, et le système Pennsylvanien plus de 12 600. Parmi les traits caractéristiques de ces grands réseaux, il faut remarquer leur formation extraordinairement hétérogène et leur constitution fédérative. La plupart d’entre eux ont une origine fort modeste : l’Atchison, par exemple, se constitua pour réunir deux obscures petites villes du Kansas ; le Louisville and Nashville n’eut d’abord que 185 milles de longueur, et dans le principe, le Pennsylvania railroad devait seulement aller de Harrisburg à Pittsburg. La fusion des lignes concurrentes étant interdite par la législation dans la plupart des Etats, les compagnies s’étendirent surtout par voie de prise à bail comme en Angleterre, d’acquisition de lignes tombées en faillite, ou par control, c’est-à-dire achat de tout ou partie des actions d’une compagnie secondaire. Un grand système comprend donc presque toujours un certain nombre de lignes subsidiaires louées, achetées ou « contrôlées », groupées autour du réseau propre que représente le capital originaire de la compagnie principale, ce réseau propre étant parfois fort peu important eu égard à l’ensemble : ainsi le Baltimore and Ohio ne possède en propre que 539 milles de lignes sur un réseau total de 4 161 milles. Quelquefois même, — c’est ce qui se passe pour la Pennsylvania company et la Southern Pacific company, — la compagnie principale n’a pas de réseau propre et se contente d’exploiter des lignes prises à bail ou « contrôlées », substituant son crédit à celui des lignes subsidiaires et formant ainsi une sorte de « trust ».
Des systèmes composés d’élémens aussi divers ne sont évidemment pas toujours immuables et indissolubles. Il en est qui répondent si bien aux nécessités des courans commerciaux qu’il n’y a aucune raison de soupçonner la vraisemblance de leur désagrégation. En revanche, on a vu souvent des unions d’apparence brillante se rompre violemment par l’effet de spéculations téméraires : citons par exemple celle qui a placé un instant en 1892 quatre compagnies de chemins de fer charbonniers sous le patronage de M. Mac Leod et du Philadelphia and Reading, et qu’au bout de quelques mois, tout le monde se trouva intéressé à dissoudre. Le travail de la consolidation, entrepris prématurément dans le Sud et dans l’Ouest par la constitution de systèmes trop grands et sans forces, est loin d’être terminé aujourd’hui, et ses résultats actuels ne doivent pas être considérés comme définitifs. Ce mouvement donnera encore lieu à des remaniemens profonds, à des secousses violentes, et se continuera pendant de longues années au delà même du jour où le réseau américain aura gagné son point de maturité. Un temps viendra sans doute où, les grandes lignes du Pacifique ayant opéré d’une manière ou d’une autre leur fusion avec les Trunk lines de l’est, le réseau entier se trouvera partagé en huit ou dix systèmes embrassant l’ensemble du territoire des États-Unis.
La formation des grands réseaux n’a pas supprimé la concurrence, mais l’a seulement transportée sur un autre terrain; purement locale et dispersive quand ces réseaux eux-mêmes étaient encore courts et très fragmentés, celle-ci s’est peu à peu concentrée sur les routes importantes du commerce et faite plus ardue que jamais entre les grandes compagnies maintenant plus résistantes. Les compétiteurs étant devenus moins nombreux, on se demanda dès lors si l’entente commune n’était pas chose possible, et effectivement, vers 1876, les compagnies cherchèrent à remplacer la concurrence dans l’exploitation par l’association dans le trafic : les premiers pools se constituèrent. Les pools, qui fonctionnent depuis longtemps en Grande-Bretagne sous le nom de joint purse system, sont des associations par lesquelles les compagnies concurrentes se répartissent le trafic à l’amiable, déterminent d’un commun accord les tarifs à percevoir, et s’engagent à se tenir réciproquement compte des trop-perçus le cas échéant ; ce sont des syndicats ne reposant que sur la bonne volonté des parties contractantes. Effectivement, dans le Royaume-Uni, l’association a tué la concurrence en matière de chemins de fer, elle règne sans conteste sur tout le territoire, justifiant la vérité de l’axiome formulé par George Stephenson à l’origine même des voies ferrées : « Là où la coalition est possible, la concurrence est impossible. » Or aux Etats-Unis les tentatives d’association ont donné en fin de compte des résultats tout différens : dans la lutte engagée entre les deux grands principes de l’activité industrielle, la concurrence est restée victorieuse, mais l’association tend du moins avec un certain avantage à en réprimer les excès.
Les premiers pools qui se formèrent en Amérique, la Southern railroad and steamship association et le pool des Trunk lines, mirent tout de suite en lumière le principal défaut de ces arrangemens fondés sur le consentement mutuel, qui est l’instabilité. On s’aperçut bien vite que des remaniemens constans étaient nécessaires, et souvent les difficultés ne se pouvaient trancher que par des guerres de tarifs d’autant plus terribles que l’alliance avait été plus étroite et plus longue entre les anciens rivaux. Puis le nouveau régime donna lieu à des abus : les compagnies cherchèrent à tirer parti de la force d’association pour rehausser les tarifs dont elles prétendirent se faire les régulateurs tout-puissans. Aussitôt on cria au monopole, on dénonça les « nouveaux trusts », on les proscrivit dans les États de l’Ouest, on fit sanctionner et généraliser cet interdit par un bill du congrès, l’Interstate commerce act de 1887. Aujourd’hui que l’agitation s’est calmée, que les compagnies ont dû renoncer, ne fût-ce qu’en raison de leur désaccord incessant, aux prétentions abusives qu’avaient d’ailleurs provoquées les excès mêmes de la concurrence, cette législation prohibitive n’est plus appliquée d’une façon rigoureuse. On peut citer au moins deux pools qui fonctionnent au grand jour, d’une manière satisfaisante pour le public comme pour les compagnies, et dont la presse fait connaître les principaux résultats au public, celui des Trank lines et celui des chemins de fer charbonniers. Dans l’Ouest, où les grandes directions du commerce sont plus variées, où un partage de trafic serait encore impraticable à l’heure actuelle, les compagnies ont de simples conférences périodiques destinées à amener une entente commune dans la fixation des tarifs. Aujourd’hui les pools, comme ces associations diverses de l’Ouest, ne sont plus autre chose, en pratique, que des moyens de règlement des difficultés engendrées par la concurrence dans les rapports des compagnies entre elles; jouant le rôle d’arbitres, ils tendent à donner aux tarifs la stabilité que le public réclame; aussi le monde économique en comprend-il maintenant l’utilité, et commence-t-il à en demander la légitimation à l’autorité fédérale. Somme toute, en Amérique, l’association n’a pas détruit la concurrence entre les chemins de fer; celle-ci a survécu grâce au régime de la liberté dans la construction, grâce au grand nombre des lignes rivales, grâce enfin à l’immensité du territoire et au développement extraordinairement rapide du commerce intérieur. Les associations de tarifs et de trafic n’ont pu fonctionner qu’à la condition de conserver au public tous les avantages d’une concurrence légitime. Leur but n’est plus que de prévenir les excès de cette concurrence, et quoique l’opposition législative et leur instabilité propre aient jusqu’à présent rendu fort difficile ce simple rôle modérateur, l’amélioration des rapports entre les compagnies, la diminution de la violence des guerres témoignent aujourd’hui que leur influence n’a pas été inutile à l’éducation du pays dans ses mœurs économiques.
A tout prendre, le régime de la concurrence dans l’exploitation a donné un résultat fort satisfaisant pour le public, le plus utile après l’abondance des moyens de transport, j’entends l’abaissement des tarifs : c’est aujourd’hui aux États-Unis, c’est dans le seul pays du monde où la concurrence s’exerce librement en matière de chemins de fer, que le prix du transport des produits est sans conteste le plus bas. Comparons à cet égard l’Union nord-américaine avec la France : sur l’ensemble du réseau des États-Unis le produit brut moyen par tonne et par kilomètre est de 3 centimes, en France (1892) il varie de 4 centimes 66 (Nord) à 6 centimes 203 (Midi). Les mouvemens les plus prononcés de réduction des tarifs se sont fait sentir dans la période de 1873 à 1878 et dans la période de 1882 à 1886. Or, dans l’ensemble, cette diminution a marché d’un pas beaucoup plus rapide que ne l’ont fait les progrès du trafic général, et au point de vue financier on ne peut que constater en Amérique un abaissement énorme dans la productivité des entreprises de chemins de fer.
Dans le Royaume-Uni, le produit net des lignes ferrées, qui s’élevait en 1872 à 4,74 pour 100 du capital d’établissement, ne représentait plus en 1892 que 3,85 pour 100 de ce même capital : la réduction du profit est, comme on le voit, déjà fort sensible. Prenons maintenant les chemins de fer aux États-Unis à ces deux mêmes époques : en 1872 leur rendement est de 9 pour 100 du capital engagé; en 1892 il tombe à 3,01 pour 100. Cherchons quelques données plus précises que des moyennes chez les compagnies que l’opinion place le plus haut dans ses faveurs : l’Illinois central railroad, voyons-nous, n’a jamais donné à ses actionnaires moins de 8 pour 100 par an jusqu’en 1885, et il ne paie plus maintenant que 5 pour 100 ; le New York central and Hudson river railroad a distribué des dividendes annuels de 8 pour 100 jusqu’à l’époque de sa lutte avec le West shore (1884) et ne donne plus depuis que 4 à 5 pour 100; ces exemples pourraient se multiplier à volonté. Ainsi, en même temps que la liberté excessive dans la construction donnait lieu à un gaspillage déplorable du capital national, la concurrence immodérée dans l’exploitation abaissait outre mesure la productivité légitime de ce capital, et les guerres de tarifs, jointes aux spéculations malheureuses, amenaient d’immenses désastres financiers, des crises terribles comme celle de 1873, avec la ruine inévitable d’un certain nombre de compagnies. Aux États-Unis les chemins de fer, assimilés à une industrie ordinaire par leur régime économique, participent tous plus ou moins aux conditions d’instabilité et de variabilité qui caractérisent les entreprises purement industrielles. Nulle part on ne trouve plus qu’en Amérique de diversité dans la situation financière des compagnies ; les plus solides d’entre elles s’y croisent avec les moins recommandables, et à Philadelphie le Pennsylvania railroad, qui dispute au New York central le surnom de Standard railway of America, a ses bureaux contigus à ceux d’une compagnie qui a déjà fait deux fois faillite et dont l’histoire est un mélange inouï de maladresses, de désordres et de spéculations, le Philadelphia and Reading. Dans cette lutte pour la vie, si dure à tous les partis en présence, une sorte de sélection naturelle économique semble faire rapidement la fortune des entreprises les mieux constituées, les plus résistantes, aux dépens des autres, dont elle précipite la ruine.
Jusqu’à présent on pourrait croire qu’aux Etats-Unis le régime de la liberté des chemins de fer n’a présenté pour le public que des avantages, en dotant le pays de moyens de transport très perfectionnés, très nombreux et à bon marché. En fait ce régime n’a pas été sans provoquer de la part des compagnies de graves abus de pouvoirs, dont le public lui-même eut vivement à souffrir, et qui portèrent les législatures locales à des mesures de répression d’une extrême rigueur. Les compagnies, qui se livraient entre elles-mêmes à des batailles de concurrence, durent engager la lutte contre un ennemi commun, l’autorité publique; avec la guerre civile, elles eurent la guerre extérieure. Ce sont particulièrement ces difficultés d’ordre légal qui constituent ce que les Américains appellent le railroad problem.
Les pouvoirs presque sans limite conférés aux compagnies de chemins de fer n’étaient pas en effet sans offrir d’assez graves dangers pour la liberté commerciale et l’égalité économique dans l’Union. Dès l’origine de la construction des voies ferrées, les compagnies inaugurèrent à l’égard des autorités locales une politique d’oppression sans honte comme sans merci. Partout on demandait des chemins de fer, toujours plus de chemins de fer; il dépendait du choix d’un tracé de favoriser ou de restreindre le développement d’une région, et une ligne ferrée représentait pour chaque localité le secret de la fortune. Alors les compagnies de se faire payer leurs services, et d’imposer aux communes, aux comtés, voire même aux Etats, des subventions gratuites, disons des contributions de guerre. « Elles abordent une petite ville comme un brigand attaque sa victime : la bourse ou la vie »[3]! A vrai dire cette corruption, qui déshonora la genèse du réseau ferré en Amérique, disparut au fur et à mesure de ses progrès, en même temps que se modifiaient les conditions de la construction. Tout cela est un peu oublié aujourd’hui ; les voies nouvelles ne sont plus que des lignes de colonisation ouvertes dans les territoires inoccupés, les chemins de fer ont encore plus besoin des colons que la communauté n’a besoin d’eux, et à l’heure actuelle ce sont les villes qui viennent s’élever spontanément le long des routes déjà tracées dans le Far West.
Aux abus dans la construction succédèrent des abus plus graves dans l’exploitation. Les charters laissaient en principe aux compagnies le libre maniement de leurs tarifs, se fiant au jeu naturel des forces économiques pour assurer partout un juste équilibre dans les prix de transport; il arriva que là où il n’y avait pas concurrence, le monopole des compagnies devint tout-puissant, et que la volonté arbitraire d’un traffic manager put faire de ces tarifs soit un élément de prospérité locale, soit une arme terrible d’oppression et de tyrannie. C’est qu’en effet la concurrence n’est pas, par nature, uniforme et absolue en matière de chemins de fer comme dans les autres industries; elle est géographiquement limitée aux lieux que réunissent deux ou plusieurs lignes ferrées, ou, comme on dit en Amérique, aux competitive points. Tous les avantages du régime se concentraient donc naturellement sur les points de concurrence, où, grâce à la réduction des frais de transports, l’industrie et le commerce trouvaient des élémens exceptionnels de progrès, des garanties certaines de supériorité. Sur les autres points, au contraire, maîtresses de leurs tarifs, les compagnies rehaussaient ceux-ci sans mesure, de manière à se récupérer dans les régions de monopole des bénéfices qu’elles n’avaient pas faits dans les régions de concurrence; le prix des transports montait d’autant plus qu’il était plus bas partout ailleurs. Ce régime donnait lieu parfois à des anomalies bien bizarres : ainsi, en mai 1878, le tarif du transport du blé de Chicago à Philadelphie était de treize cents, tandis que pour les expéditions sur Pittsburg, la distance étant réduite de près de moitié, le tarif s’élevait à dix-huit cents. L’affaire dite de Winona a été souvent rappelée dans les débats parlementaires à Washington. Winona est une petite ville de l’Etat du Mississipi située à peu près à demi-distance entre Memphis et la Nouvelle-Orléans, sur l’Illinois central railroad ; or le transport d’une balle de coton de Memphis à la Nouvelle-Orléans se payait un dollar, alors que la compagnie demandait plus de trois dollars pour transporter une même balle de coton de Winona seulement à la capitale de la Louisiane. Parle fait des rehaussemens de tarifs, des régions entières se trouvaient ainsi sacrifiées au profit des points de concurrence ; elles voyaient leur industrie émigrer, leur agriculture menacée se ralentir, leur développement économique s’arrêter. Le territoire des Etats-Unis put se diviser en deux parties dont l’une profita de tout ce qui manquait à l’autre. Les compagnies étaient devenues les régulateurs du progrès, et le régime de la concurrence, qui dans toute autre industrie tend à égaliser en même temps qu’à réduire le prix des marchandises, amenait et accentuait ici les inégalités les plus sensibles de pays à pays.
C’est dans le Nord-Ouest que ces abus occasionnèrent d’abord les souffrances les plus vives, parce que les compagnies, propriétaires des elevators[4] et d’immenses concessions de terres, y exerçaient une domination presque absolue; c’est là aussi que, sous l’influence des Grangers, l’agitation populaire se manifesta en premier lieu et s’éleva immédiatement au plus haut degré de la violence. La Grange nationale du Nord-Ouest était une fédération d’agriculteurs organisée en 1867 dans un simple dessein de coopération, et qui, tombée aux mains des politiciens locaux, ne tarda pas à se faire l’organe des revendications sociales du parti « fermier ». En 1870 les Grangers se mirent à la tête du mouvement naissant d’opinion, et dès lors la lutte s’engagea sans merci contre les chemins de fer, « serviteurs du peuple qui se sont faits ses maîtres », avec force déclamations au sujet de ces « nouveaux barons féodaux », auxquels il fallait apprendre que « l’objet créé ne doit pas se faire plus grand que le créateur. » Comme mot d’ordre, on prit un vieux principe d’autrefois, très discuté en son temps, puis oublié, enfin remis à neuf pour la circonstance, que « les chemins de fer sont des voies de communication publiques (public highways). » En 1871, la législature du Minnesota rend le premier Granger bill, fixant un tarif maximum proportionnel à la distance, assez bas pour couper tout profit dans la racine, et capable de conduire en un mois toutes les compagnies à la faillite; l’Illinois, le Wisconsin, tous les États du Nord-Ouest suivent bientôt l’exemple du Minnesota en renchérissant les uns et les autres sur la rigueur de ces dispositions prohibitives.
Les compagnies refusèrent de se soumettre. Elles portèrent immédiatement la question sur le terrain légal, où elles perdirent leur procès : en 1876, la Cour suprême sanctionna les lois promulguées et reconnut aux législatures locales le droit de fixer, dans l’intérieur de chaque État, les tarifs des « chemins de fer et de toute entreprise impliquant un monopole virtuel. » Au contraire, sur le terrain pratique, l’issue de la partie fut toute différente : les compagnies cessèrent immédiatement la construction des lignes nouvelles, ce qui suspendit les progrès économiques de toute la région du Nord-Ouest; puis, pour limiter leurs pertes dans l’exploitation, elles réduisirent leur service à son minimum, jusqu’à priver effectivement le pays de ses moyens de transport. Ainsi se démontra par l’absurde le vice de la politique des Grangers ; toutes les législatures se virent bientôt contraintes d’abroger bon gré mal gré leurs lois de proscription, et, sans renoncer à la campagne entreprise, elles eurent recours à une autre arme de combat, la nomination de « commissions de contrôle » investies du pouvoir limitatif de fixer des tarifs « raisonnables ». Ce fut la seconde phase de la lutte contre les chemins de fer, et sous cette nouvelle forme, les hostilités se sont prolongées jusqu’à aujourd’hui dans plusieurs États; c’est ainsi qu’une décision toute récente de la cour suprême vient de trancher en faveur des compagnies un débat qui durait encore dans le Texas. La plupart des commissions locales ont d’ailleurs fini par se montrer modérées dans leurs exigences, et bornent maintenant presque partout leurs attributions à un contrôle plus ou moins sérieux de l’exploitation technique. Mais les compagnies, pour être sorties victorieuses de la guerre, n’en ont pas moins payé les frais, et, dans plusieurs États, les conséquences de la crise ont été désastreuses : les lois passées dans l’Iowa et dans l’Ohio en 1885 étaient, de l’aveu de tous, absolument confiscatoires ; en Wisconsin, lorsque les lois de tarifs furent abrogées, il n’y avait plus une compagnie qui distribuât des dividendes, et quatre seulement payaient encore les intérêts de leurs emprunts.
Cependant, au milieu des violences inutiles des Grangers, l’opinion publique réclamait vivement du Congrès la répression effective des abus reprochés aux compagnies de chemin de fer ; la réglementation du commerce d’État à État rentrait en effet dans les pouvoirs de l’autorité législative fédérale, et c’est surtout entre États voisins que les inégalités de tarifs produisaient leurs résultats déplorables. Après un enfantement fort difficile, le Congrès donna enfin le jour, le 4 février 1887, à une loi d’ensemble, an act to regulate commerce, qu’on appelle d’ordinaire Interstate commerce law, ou encore Reagan bill, du nom de son principal promoteur, M. Reagan, sénateur du Texas. L’Interstate commerce law, nous le savons déjà, prohibe les pools et les discriminations ; elle prescrit que les tarifs seront « raisonnables », sans dépasser pour un parcours donné la taxe afférente à un parcours plus long ; elle ordonne la publication officielle par les compagnies de leurs tarifs et institue une commission de sept membres pour trancher les différends qui pourraient naître de son application. Cette loi, qui à l’origine inspira aux partisans des compagnies les plus vives inquiétudes, n’a eu jusqu’à présent qu’un effet pratique assez restreint. Le manque de précision de ses termes, le défaut de moyens de preuve et la difficulté de la répression, ont rendu son exécution rigoureuse très difficile; telle de ses prescriptions, par exemple la clause sur les tarifs différentiels, est restée lettre morte, et l’interdiction des pools n’a pas empêché la formation des associations secrètes de tarifs ou de trafic. D’ailleurs, dans ces conditions, la loi semble avoir été assez bien reçue de la part même des compagnies, qui y trouvent un moyen de défense contre les concurrences secrètes et injustes de leurs rivales. Nous n’en donnerons qu’une preuve : l’institution de l’Interstate commerce commission n’a jamais été attaquée devant la Cour suprême: or elle est, dit-on, parfaitement inconstitutionnelle, la procédure fixée par la loi étant selon « l’équité », au lieu d’être conforme à la « loi commune ».
Quel a été en somme le résultat pratique du système de la réglementation, soit locale soit générale, sur les inégalités de tarification qui constituaient l’objet originaire de l’intervention des pouvoirs publics?
La nation américaine s’est une fois départie de son traditionnel « laissez faire » économique ; elle a mis de côté le principe de la self regulation : a-t-elle lieu de se féliciter de l’expérience? Résumons les faits. Dans les États de l’Ouest, les procédés violens et le régime confiscatoire appliqués par les Grangers ont amené des crises désastreuses, heureusement passagères, sans d’ailleurs résoudre directement le problème en question. D’autre part l’Interstate commerce law s’est montrée inefficace dans son application restreinte ; le jour où on voudrait en faire un moyen d’oppression, elle porterait un coup mortel au commerce national en rendant impossible la situation des compagnies : c’est ce qui arriverait si par exemple on appliquait rigoureusement la disposition sur les tarifs différentiels.
En pratique, les remèdes ont donc péché par la mesure; mais ils ont eu du moins un effet moral très utile. A lutter contre l’opinion, les chemins de fer ont éprouvé ce qu’il en coûte, et à faire respecter leurs droits ils ont appris leurs responsabilités. La leçon a été forte dans l’Ouest, mais on ne l’en retiendra que mieux. En fait, les abus reprochés aux compagnies dans la fixation des prix de transport, s’ils n’ont pas entièrement disparu, se sont atténués dans une proportion sensible; les tarifs différentiels subsistent avec la concurrence, mais les tarifs de monopole perdent de leur caractère agressif; les mœurs économiques se forment peu à peu. Impuissant à résoudre des difficultés qui constituent la plupart du temps une question de mesure et d’appréciation des circonstances, le système de la réglementation trouve à cet égard aux États-Unis d’autant moins de faveur que la diversité des législations en rendrait l’application fort difficile. Ce qu’il n’a pas fait, l’esprit pratique américain tente de le faire. Si on ne peut dire qu’il y ait encore complètement réussi, du moins on peut s’en fier à lui pour qu’une autre solution, plus radicale celle-là, l’exploitation par l’État, réclamée par l’Alliance des fermiers du Sud-Ouest, proposée aussi par des économistes tels que le professeur R. T. Ely, ne rencontre d’ici longtemps en Amérique aucune chance de succès.
D’une manière générale on peut donc dire qu’aux États-Unis le régime économique de l’industrie des chemins de fer ne se distingue par aucun trait essentiel du régime de toute autre branche d’industrie. Même liberté d’entreprise en pratique, même concurrence sur le marché, même absence de monopoles légaux; l’intervention des pouvoirs publics ne s’exerce d’une façon spéciale et efficace que dans le contrôle technique et dans la répression de certains abus tels que les discriminations. Les chemins de fer sont en fait une industrie comme une autre. Voyez en Europe, sur le continent, ce qui domine dans les chemins de fer, c’est leur caractère de service d’intérêt général; sont-ils même exploités par des compagnies concessionnaires, ils ne constituent en vérité la plupart du temps que des administrations quasi publiques. Au contraire aux États-Unis comme en Angleterre, mais plus encore qu’en Angleterre, le côté industriel est prépondérant : avant tout ce sont des « affaires », des entreprises privées, qui ne doivent compter que sur elles-mêmes et où l’intérêt personnel occupe la première place. Nous trouverons les conséquences de ce caractère en jetant un coup d’œil sur la gestion pratique et l’organisation intérieure d’une compagnie de chemins de fer en Amérique.
Tout d’abord une compagnie américaine est une affaire qui doit rapporter : sa conduite financière et ses méthodes techniques sont entièrement inspirées de ce principe. Prenons une compagnie à sa naissance : elle va ouvrir une ligne dans une région encore peu peuplée et peu productive, ou même dans un territoire nouveau qu’il s’agit de coloniser ; elle dispose d’ailleurs de ressources limitées et sait qu’elle n’a d’aide à attendre de personne. Dès lors, au lieu d’immobiliser de gros capitaux dans le premier établissement en lui donnant tout de suite sa forme définitive et parfaite, elle construira au meilleur marché possible en réduisant la ligne à sa plus simple expression. Les routes nouvelles de l’Ouest par exemple ne sont que des embryons de chemins de fer; des rails longs et peu pesans jetés sur des traverses qui reposent directement sur le sol naturel, voilà la ligne. On évite les travaux d’art au moyen de courbes et de déclivités, car le matériel roulant, très perfectionné, très souple, passera partout; ponts et stations sont en bois : on vise avant tout à l’économie. Ainsi la compagnie limite ses risques, et, mesurant strictement les dépenses de l’exploitation au trafic, peut payer ses charges fixes dès la première année sur son produit net. Puis, à mesure que le trafic et les besoins de la région s’accroissent, la compagnie améliore l’état de la voie, étend son service d’exploitation et développe ainsi progressivement ses moyens jusqu’à ce que la ligne atteigne son état normal, ou que de nouvelles augmentations d’affaires réclament des perfectionnemens nouveaux dans l’outillage. A côté des grandes lignes de l’Est, en tout comparables, sinon supérieures, à nos meilleures lignes européennes, il y a donc aux Etats-Unis non pas un modèle unique, mais une série continue de types de voies ferrées à diverses phases de leur croissance, toujours en progrès, sans rien de définitif, et dans un perpétuel « devenir ». Les Américains ont ainsi fait des chemins de fer un instrument plus maniable, qu’ils ont adapté avec une souplesse merveilleuse à des conditions d’application très diverses, et dont ils ont largement étendu l’emploi. Le procédé de la construction provisoire et du perfectionnement progressif leur permet de mesurer toujours les capitaux engagés et les dépenses faites aux exigences actuelles du trafic et à l’importance présente de l’affaire; il restreint les risques de l’entreprise et en hâte la productivité.
Dans l’exploitation apparaît maintenant l’esprit essentiellement commercial qui préside à la gestion des chemins de fer. Les compagnies ont pour objet de vendre au public un service, qui est le transport, tr (importation, comme disent les Yankees ; elles vont donc, aux dépens les unes des autres, tâcher d’en vendre le plus possible, et rivaliseront de zèle dans l’invention de procédés pour attirer la clientèle. Le voyageur européen arrivant à New-York trouve sur les quais mêmes de North river, où il débarque, les agens de tous les grands chemins de fer américains : voilà le premier signe de la concurrence. Monte-t-il bientôt après le long de Broadway pour gagner la ville haute, il voit à chaque pas, de chaque côté, des bureaux de compagnies, luxueusement installés, attirant les yeux par les grandes initiales dorées et énigmatiques qui les surmontent et en couvrent murs, fenêtres et portes ; toutes les lignes sont représentées, et plus elles ont d’agences, plus elles auront de faveur près du public. Le N. Y. C. and H. R. (New York Central and Hudson River) a ainsi dans la seule ville de New-York huit ou dix bureaux à voyageurs, dont chacun se loue par an 50 000 francs au bas mot; le B. and O. (Baltimore and Ohio) en a six, et toutes les compagnies principales font de même dans les grandes villes. Chacune d’elles distribue gratuitement des indicateurs, des brochures descriptives, souvent des calendriers et des éventails, et fait pour le moins autant de réclame qu’un mauvais journal ou un grand magasin de nouveautés. Ces moyens banals de publicité sont bons pour les voyageurs : il faut croire qu’ils ne suffiraient pas pour le service des marchandises, et vis-à-vis des expéditeurs les compagnies mettent alors en campagne le gros de leurs troupes commerciales, les soliciting agents, commandés par le general freight agent. Ces agens ont pour mission d’amener la clientèle coûte que coûte, honnêtement s’ils le peuvent, en gardant le contact avec les compagnies rivales. Les grands chemins de fer dépensent, dit-on, un million et demi à deux millions chaque année pour l’entretien de ces armées permanentes. On voit combien un pareil service commercial, né de la concurrence, ne vivant que par la concurrence, est peu fait pour amener la paix entre des compagnies dont l’état-major, autoritaire et ambitieux, n’est souvent que trop favorable aux hostilités.
L’organisation même de cet état-major est très remarquable dans les compagnies américaines ; il fait bien valoir cet esprit pratique du Yankee, lequel voit clairement dans toute question les conditions matérielles résultant des faits, et applique directement la solution courte, simple, naturelle. Il est évident que, en règle générale, une entreprise sera d’autant mieux gérée que l’autorité dirigeante aura plus d’intérêt personnel dans l’affaire ; le mandat représentatif d’un administrateur de société anonyme sera inférieur à cet égard au sentiment de la responsabilité propre que concevrait par exemple un associé en nom collectif. Les chemins de fer aux États-Unis sont des sociétés anonymes ; mais en pratique la plupart sont placés sous la domination effective d’un seul individu, ou d’un groupe d’individus, d’un party, et l’intérêt personnel replacé ainsi à la tête de l’entreprise, donne alors un caractère autocratique à l’administration des compagnies. De même qu’une ligne principale « contrôle » des lignes subsidiaires, il arrive souvent qu’un capitaliste ou un groupe de capitalistes « contrôle » une compagnie ou plusieurs compagnies par la possession de la majorité ou de la totalité des actions. C’est ainsi que le plus vaste réseau américain est formé par l’union toute personnelle dans les mains de la famille Vanderbilt de six ou sept compagnies séparées ; M. Huntington est le propriétaire effectif, sinon exclusif, du Southern Pacific ; feu Jay Gould tenait dans le Sud-Ouest au moins quatre compagnies sous sa domination. Ces railroad bosses sont bien évidemment les maîtres absolus des affaires qu’ils dirigent ; mais là même où la propriété de l’entreprise est divisée entre un grand nombre d’actionnaires, ou, ce qui est le cas le plus fréquent, entre un petit nombre de gros actionnaires, nous voyons la direction jouir en fait des mêmes pouvoirs indépendans. Aux États-Unis, les actionnaires sont rarement consultés lors de l’émission d’un emprunt; leur avis n’est pas toujours requis pour l’augmentation du capital social et ne l’est jamais dans la fixation des dividendes : autant de questions qui relèvent de l’administration seule. Cette autocratie de gestion s’explique d’ailleurs par le rôle essentiellement militant de ceux qui dirigent un chemin de fer en Amérique : toujours sur le qui-vive dans la lutte générale de la concurrence, il faut qu’ils puissent engager inopinément une guerre de tarifs, s’y défendre sans retard, devancer un rival dans une extension ou une acquisition, protéger leur crédit contre les assauts d’un compétiteur à la Bourse; ils ont besoin d’une autorité exceptionnelle, presque arbitraire, pour agir seuls et vite; ils se font dictateurs par la force des choses.
Ces pouvoirs discrétionnaires sont réunis dans la personne du President, assisté d’un comité de directeurs dont le rôle est d’ordinaire assez effacé ; le président a sous ses ordres un état-major, des vice-présidens délégués aux diverses branches du service, un general manager chargé de l’exploitation technique. Entrons un instant dans un de ces grands buildings modernes, aux multiples ascenseurs, cloisonnés en offices minuscules et innombrables, que les compagnies de chemins de fer se partagent souvent par étages et où elles vivent silencieusement les unes au-dessus des autres. Faisons passer notre carte au président, et après que nous avons répondu au brusque well, sir, what can I de for you? qui nous accueille, examinons le fonctionnement simple, précis, rapide de la machine administrative. De bureaux, point ; pas de commis irresponsables préparant les rapports que les chefs signent sans lire ; la devise est : chacun pour soi. Le travail, essentiellement divisé, est en même temps décentralisé; du haut en bas de l’échelle chacun a ses attributions et sa responsabilité propre, et fait tout par lui-même ; c’est le meilleur système pour mettre en valeur les qualités individuelles. Comme personnel auxiliaire, nous ne voyons que les boys qui font les courses et les typewriter girls qui écrivent à la machine les lettres qu’elles viennent de sténographier sous la dictée. Rien ne traîne : chaque affaire doit recevoir sa solution dans les vingt-quatre heures. Tout le monde est affairé, busy, surchargé, et, depuis le président jusqu’au simple clerk, chacun donne neuf heures de travail par jour. D’ailleurs une grande administration de chemins de fer occupe peu de personnel et peu de place : le Chicago Burlington and Quincy, qui exploite dans l’Ouest plus de dix mille kilomètres de lignes, ne tient qu’un étage de son building dans Adams street, à Chicago : le « Saint Paul » fait de même.
Le président dirige effectivement l’ensemble de l’affaire: c’est le général en chef. Il est universel ; toutes les questions importantes de chaque service arrivent à lui, il se fait tour à tour ingénieur, économiste, financier, avocat devant les cours judiciaires, diplomate dans ses rapports avec les législatures ; il est toujours sur la brèche. Souvent un président a passé successivement par tous les degrés de son administration active ou sédentaire ; tel a commencé par être mécanicien au service de la Compagnie qu’il dirige maintenant. Tous sont des hommes de haute valeur qui caractérisent bien le type supérieur du business man américain, formé par la pratique et conduit par elle aux idées générales. On les admire, on les aime aux États-Unis, parce qu’ils ont réussi, parce qu’ils donnent l’exemple, parce qu’ils représentent l’aristocratie ouverte du mérite personnel ; on est fier d’eux. « Ces rois de chemins de fer, — nous laissons ici la parole à une voix plus autorisée, — comptent parmi les plus grands hommes, je dirai même sont les plus grands hommes de l’Amérique. Ils ont la fortune, sans quoi ils ne pourraient tenir leur situation. Ils ont la réputation : tout le monde sait ce qu’ils ont fait, tous les journaux parlent de ce qu’ils font. Ils ont la puissance, plus de puissance — c’est-à-dire plus d’occasions de faire prévaloir leur volonté — que personne dans la vie politique, excepté le Président des États-Unis et le Président de la Chambre basse... Quand le maître d’un des grands réseaux de l’Ouest s’en va dans son train-palais vers le Pacifique, son trajet est un voyage royal. Les gouverneurs des États et des Territoires s’inclinent devant lui ; les législatures le reçoivent en séances solennelles, des cités entières recherchent ses faveurs, car n’a-t-il pas le pouvoir de faire ou de défaire la fortune d’une ville »[5]?
Le régime autocratique qui préside à la gestion des compagnies a son danger : il ouvre la porte aux imprudences et à la spéculation. En fait, grâce à l’insouciance des actionnaires et surtout grâce à leur impuissance, l’administration d’une compagnie américaine est le plus souvent irresponsable, et, même dans les occasions graves, il est assez rare de voir les intéressés attaquer les membres d’une administration pour les faire tomber à la première assemblée générale, comme cela s’est fait l’année dernière au Northern Pacific et au Reading. Les présidens de chemins de fer sont naturellement ambitieux ; élargir leur réseau, ruiner un rival, acheter des lignes nouvelles, c’est pour eux se grandir eux-mêmes, en même temps que faire valoir leur compagnie: de là sont venues trop souvent constructions téméraires, guerres de concurrence inutiles, extensions prématurées, risques de toute espèce dont les actionnaires ont en général pâti plutôt que bénéficié. Puis l’Américain est né spéculateur. Pendant longtemps, excitée par les compétitions de bourse, et favorisée chez les grandes compagnies par la possession de valeurs de lignes dépendantes, la spéculation a joué un rôle prépondérant dans la direction des chemins de fer. Aujourd’hui on cite encore quelques compagnies qui, formées par et pour un jeu de bourse, ne sont qu’un instrument inconscient et vil dans les combinaisons des financiers qui les mènent, mais à voir l’ensemble on peut constater une amélioration sensible dans les mœurs de Wall street. Le public amis à jour les opérations des grands spéculateurs d’autrefois, des Fisk, des Drew, des Jay Gould, et l’opinion s’est éclairée; d’autre part les compagnies américaines ont appris — plus tôt même que la moyenne des particuliers — l’art de vivre selon leurs moyens, sans aller chercher au dehors des bénéfices extraordinaires et hasardeux.
Devant les dangers du régime autocratique dans la gestion, on conçoit sans peine que les capitalistes aient toujours exigé des gages spéciaux de la part des compagnies auxquelles ils prêtaient leurs fonds; cela était d’autant plus justifié que le capital social ne représentait souvent pour eux qu’une garantie fictive ou insuffisante. Ces sûretés, on les trouva dans l’hypothèque, et l’Amérique est aujourd’hui encore le seul pays du monde où cette hypothèque soit appliquée sous sa forme absolue et vraiment efficace en matière de chemins de fer. Les créanciers hypothécaires des compagnies espagnoles, par exemple, ne sauraient avoir de droit matériel sur les lignes données en gage, puisque c’est l’Etat qui en a la propriété; leur garantie ne porte que sur la concession. Au contraire, aux Etats-Unis, les obligataires ont un véritable droit immobilier qui leur donne, au cas de non-paiement, le pouvoir de faire vendre les lignes elles-mêmes avec leurs accessoires et leur matériel roulant; le crédit est réel. Dans les législations européennes, en Angleterre même, quel que soit l’ordre de préférence établi entre les obligataires, la garantie des divers emprunts est générale et s’étend sur toutes les propriétés de la compagnie débitrice ; cette généralité même fait que le gage peut être amoindri ou compromis soit par l’annexion de lignes improductives, soit même par des opérations étrangères à l’exploitation. En Amérique on a paré à cet inconvénient : le crédit est non seulement réel, mais il est aussi spécial, c’est-à-dire qu’en principe chaque ligne ou section a son hypothèque propre et indépendante. On prête non pas tant à une compagnie, organisation financière complexe dont le crédit est sujet à des fluctuations, mais à une ligne de chemin de fer donnée, dont on connaît la valeur intrinsèque et la productivité annuelle. Extensions exagérées ou spéculations malheureuses, rien n’affectera cette garantie spéciale. Personne ne peut dénouer le lien qui attache la créance hypothécaire à la ligne hypothéquée, et comme ce lien prime tous les autres, tant que le gage reste « adéquat, » c’est-à-dire tant que la ligne est maintenue en bon état et que sa productivité n’est pas atteinte, le prêteur n’aura pas à se préoccuper de la situation générale de la compagnie. C’est pourquoi on peut trouver chez des compagnies tombées en faillite des emprunts hypothécaires qui présentent une sécurité de premier ordre et sont quelquefois particulièrement recherchées comme valeurs de placement par les Américains.
« Le régime des chemins de fer aux États-Unis est, par ses qualités et ses défauts, essentiellement caractéristique de la nation américaine. » Ainsi parle M. C.-F. Adams[6], l’un des économistes qui ont fait avec le plus d’autorité la critique du système. En effet, jamais ouvrier ne s’est mieux fait connaître dans une œuvre. Cette admirable force d’initiative de l’Américain, cette énergie débordante de création qui fait la valeur et l’honneur de l’individu, rien ne les met mieux en relief que le développement vraiment merveilleux et aujourd’hui la puissance colossale des chemins de fer en Amérique. Les excès du régime sont ceux mêmes de cet esprit d’entreprise, qui dans le risque voit toujours le gain futur plutôt que la perte possible, et dont l’abus devient témérité, violence, spéculation. Dans chaque compagnie, la constitution du pouvoir dirigeant, l’esprit et la forme de la gestion intérieure, font bien ressortir la fécondité des ressources pratiques chez l’Américain, l’indépendance des méthodes et des formes préconçues, l’adaptabilité aux conditions nouvelles ou spéciales. Quant au régime de la liberté et de la concurrence dans l’industrie des transports, nous y trouvons le meilleur témoignage de la prédominance constante de l’effort individuel sur l’action publique aux États-Unis.
LOUIS PAUL-DUBOIS.
- ↑ Surnom par lequel les Américains désignent le New York Chicago and Saint Louis railroad. L’usage des nicknames pour les compagnies de chemins de fer est très fréquent aux États-Unis. Le Cleveland Cincinnati Chicago and Saint Louis railroad n’est connu que sous le nom du big four, et les journaux ne désignent jamais le Chicago Saint Paul and Kansas city railroad que comme le maple leaf.
- ↑ On désigne habituellement, aux États-Unis, sous le nom de trunk lines, les grandes lignes ferrées qui réunissent aux ports de l’Atlantique les doux grands centres de Saint-Louis et Chicago.
- ↑ Henry George, Progress and Poverty.
- ↑ Entrepôts à blé.
- ↑ J. Bryce, The americain Comrnonwealth.
- ↑ Railroads: their origin and their problem.