Les Chemins de fer alpestres et le Saint-Gothard

Les Chemins de fer alpestres et le Saint-Gothard
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 60 (p. 486-518).
LES
CHEMINS DE FER ALPESTRES
ET
LE SAINT-GOTHARD

I. Sulla ferrovia attraverso le Alpi elvetiche, di Paleocapa, Torino 1863. — II. L’Italia e la Svizzera nella questione della ferrovia delle Alpi , memoria di Stefano Jacini, Milano 1863. — III. Le Chemin de fer du Saint-Gothard sous le rapport commercial, par MM. Koller, Schmidlin et Stoll, Zurich 1864. — IV. Le Chemin de fer du Saint-Gothard sous le rapport technique, par MM. Beckh et Gerwig, Zurich 1863. — V. Simplon, Saint-Gothard et Lukmanier, par M. Lommel, Lausanne 1863. — VI. Die Schweizerische Alpenbahn, von C. Widmer, Zurich 1865. — VII. Die Lukmanierbahn, Saint-Gall, 1865. — VIII. Nuovi Studi commerciali e tecnici per la Scelta del passaggio attraverso le Alpi elvetiche, Torino 1865.

Les Alpes forment un demi-cercle autour de la Haute-Italie. C’est à travers cet obstacle naturel que doivent avoir lieu les communications terrestres du royaume italien avec le reste de l’Europe. Aussi depuis longtemps se discute une importante question; il s’agit de savoir quels sont dans la chaîne des Alpes les passages qui conviennent à l’établissement d’un chemin de fer. Il est certain qu’il faut à l’Italie plusieurs communications avec l’Europe; mais l’établissement d’une voie ferrée à travers les Alpes est un travail si considérable, si coûteux, si difficile, que le nombre de routes à ouvrir reste naturellement fort limité. Deux tracés se sont trouvés déterminés de prime abord et sont en voie d’exécution, l’un à l’ouest de la péninsule, entre la Savoie et le Piémont; l’autre à l’est, entre le Tyrol et le Trentinois. Des circonstances exceptionnelles, tenant les unes à l’ordre politique, les autres à l’ordre naturel, donnaient à ces deux tracés une sorte de priorité nécessaire. Entre la vallée de l’Arc en Savoie et celle de la Doire en Piémont, les Alpes cottiennes se rétrécissent de telle sorte qu’elles peuvent être franchies par un tunnel d’un peu plus de 12 kilomètres à une altitude de 1300 mètres au-dessus du niveau de la mer; c’est là le passage auquel le Mont-Cenis a donné son nom. Le comte de Cavour, obéissant à l’inspiration de son génie en même temps qu’au vœu de l’opinion publique, trouva les ressources nécessaires pour assurer l’exécution du tunnel qui doit relier directement la France et l’Italie. A l’est de la Suisse, au milieu des Alpes tyroliennes, se trouve un col qu’il est possible de franchir à ciel ouvert à une hauteur de 1,366 mètres au-dessus du niveau de la mer; c’est ce col que l’on appelle le Brenner. Plusieurs motifs ont décidé la construction d’un chemin de fer par cette voie les facilités particulières que présente ce passage, qui s’ouvre entre les deux vallées importantes de l’Inn et de l’Adige et aussi un mobile politique bien différent de celui qui a provoqué les travaux du Mont-Cenis, le désir de rattacher plus directement la Vénétie à la monarchie autrichienne. Bientôt Inspruck sera reliée à Bolsano et à Trente, l’entreprise est poussée avec vigueur. Dans deux ans sans doute, les locomotives iront de Vienne à Vérone et à Venise sans passer par le Semmering et par Trieste.

Voilà donc deux voies ferrées dont la construction à travers les Alpes est assurée, l’une reliant la Haute-Italie au sud-est de la France, l’autre débouchant de l’Autriche au milieu du fameux quadrilatère. Au point de vue politique, l’une est une garantie, l’autre une menace pour l’indépendance italienne. Au point de vue commercial, l’une, par la France, met l’Italie en communication avec le bassin de l’Atlantique; l’autre, par l’Autriche, la rapproche du bassin de la Baltique. Quelque utilité que doive avoir chacune de ces deux lignes, il est évident qu’elles ne suffisent pas aux relations de l’Italie avec le reste de l’Europe. Ni le chemin du Mont-Cenis, ni celui du Brenner n’assurent aux intérêts italiens des communications assez directes avec le nord-est de la France, la Suisse, le grand-duché de Bade, le Wurtemberg, la Prusse rhénane, la Belgique, la Hollande, les villes hanséatiques. Aucune de ces deux voies ne permet au port de Gênes, et par conséquent à la marine italienne, de desservir quelques-unes des nations du centre de l’Europe. Le Mont-Cenis est trop près de Marseille, le Brenner trop près de Trieste. Il est donc indispensable qu’un troisième passage, ouvert entre les deux autres, traverse les Alpes helvétiques.

Cette opinion est loin d’être nouvelle. A l’époque même ou le projet du Mont-Cenis prit naissance, c’est-à-dire vers l’année 1845, le roi Charles-Albert songeait à l’exécution d’un chemin de fer à travers les Alpes centrales, et prenait à cet égard des arrangemens avec plusieurs cantons de la Suisse. Ces arrangemens se trouvent abrogés aujourd’hui par suite des profonds changemens qu’a subis la constitution fédérale en 1848 et des modifications que ces dernières années ont apportées à l’état politique de la péninsule italienne; mais ils témoignent de l’importance qu’avait prise à une époque ancienne l’idée du percement des Alpes helvétiques. En 1851, la Sardaigne concluait avec la Suisse un traité de commerce dont les stipulations ont été depuis lors étendues à la monarchie italienne entière. Par ce traité le gouvernement du roi Victor-Emmanuel s’assurait les bons offices de la confédération pour l’établissement d’une voie ferrée qui, partant du Lac-Majeur, franchirait le massif des Alpes. Depuis ce temps, bien des projets ont été mis en avant, bien des controverses ont été soutenues. Si tout le monde convient de la nécessité d’ouvrir une nouvelle communication entre 1’Italie et la Suisse, on n’est point encore tombé d’accord sur le tracé qui doit être choisi. Plusieurs passages ont été étudiés et proposés. Ceux qui sont actuellement traversés par des routes ordinaires s’offraient en première ligne aux ingénieurs; mais en dehors de ceux-là mêmes on a cherché quels sont ceux qu’ont suivis les grandes armées qui, aux différentes époques de l’histoire, ont franchi les Alpes. On a évoqué le souvenir et cherché la trace des césars romains qui allaient dompter les barbares de la Germanie, ou des empereurs d’Allemagne qui venaient réduire l’Italie à l’obéissance. Les principaux passages sur lesquels l’attention publique a été appelée sont, en commençant par l’ouest, le Grand-Saint-Bernard, — le Simplon, — le Grimsel, qui conduit du canton de Berne dans le Haut-Valais, — le Saint-Gothard, qui relie Lucerne et la vallée de la Reuss avec celle du Tessin, le Lukmanier, qui joint les vallées du Rhin et du Blegno, — le Splugen, qui sert aujourd’hui de route postale entre Coire et Chiavenna, — enfin le Septimer, qui joint le centre du canton des Grisons avec la vallée de Bregaglia. Après une longue incertitude, il semble que la question soit maintenant près d’être résolue. Du moins l’opinion est formée en Suisse, et en Italie une commission administrative qui siège actuellement à Florence prépare les élémens d’une décision que le ministère compte soumettre au nouveau parlement. Il nous paraît donc opportun d’exposer ici les principales données d’un problème dont la solution est sans doute prochaine, et nous croyons qu’on peut dès maintenant prévoir quel sera le résultat de tant d’études et de tant d’efforts.

I.

L’établissement d’une voie ferrée à travers de hautes montagnes présente des difficultés d’une nature toute spéciale. L’altitude des cols, les conditions climatériques et géologiques, la nécessité de combattre les avalanches, la neige et le froid, imposent à l’ingénieur des systèmes particuliers de construction. La seule alternative du froid et du chaud produit dans la région des hautes montagnes des mouvemens incessans de terrain les roches les plus dures sont travaillées par les agens atmosphériques; l’eau s’introduit dans les fissures de la pierre, qu’elle brise en se congelant. Surviennent les grandes pluies, les tempêtes, la fonte des neiges; les fragmens détachés de la roche quittent alors leur assise pour rouler dans les gorges. A une certaine hauteur, rien ne résiste à ce travail de désagrégation les pierres tendres, comme le gypse, sont réduites en poudre fine; les schistes argileux forment de petits débris glissans, les granits descendent en gros blocs. Les crêtes qui longent les vallées produisent ainsi des versans ou haldes d’éboulement. Les plus forts débris roulent dans le torrent, sont entraînés par les eaux, et viennent se déposer à l’endroit où la vallée transversale débouche dans une vallée longitudinale; ces dépôts se font d’ordinaire en forme d’éventail incliné, et sont connus sous le nom de cônes d’éboulement. Dans les gorges qui montent vers la haute chaîne des Alpes, on observe ces phénomènes à partir d’une altitude de 500 mètres. Parmi les haldes et cônes d’éboulement, il en est qui ont été assez consolidés par les siècles pour qu’on puisse y asseoir un chemin de fer; mais il en est beaucoup d’autres aussi qui ne sont formés que de matériaux glissans et qui, sans cesse accrus de nouveaux dépôts, peuvent être bouleversés par les grands orages. Il faut alors endiguer ou détourner les torrens, chercher le roc solide pour établir des ponts ou des viaducs.

Les avalanches sont, comme on sait, d’énormes masses de neige qui glissent et se précipitent le long des flancs des montagnes; mais elles ne présentent point pour un chemin de fer d’aussi graves dangers qu’on pourrait le croire. Elles suivent d’ordinaire des ornières déjà tracées; on connaît en tout cas les localités qu’elles menacent. Il est donc possible d’en garantir la voie ferrée au moyen de souterrains ou de galeries couvertes. Si les avalanches ne présentent que des inconvéniens peu redoutables, il en est tout autrement de la neige. A une altitude de 700 mètres, la neige atteint à peu près régulièrement chaque hiver une épaisseur de 1 mètre; elle atteint une épaisseur double à 1,100 mètres, triple à 1,300, quadruple à 1,500. Chassée des points culminans par la force du vent, elle s’amasse au fond des gorges et des tranchées, et comble les inégalités du terrain. Entre 1,500 et 2,000 mètres d’altitude, il n’est pas rare de rencontrer des amoncellemens de neige de 15 mètres d’épaisseur. Quand il s’agit d’une route ordinaire, cet état de choses n’arrête pas la circulation, et l’on a recours aux traîneaux pour faire les transports; mais c’est là un expédient qui n’est plus applicable sur une voie ferrée. On a bien quelques ressources pour défendre le chemin de fer. On peut élever un remblai du côté d’où le vent souffle d’ordinaire et arrêter ainsi la neige comme par un mur; on peut aussi creuser du même côté un large fossé pour qu’elle aille s’y accumuler. Enfin on peut placer la voie sur un viaduc à tablier ouvert qui donne passage à la neige. Toutefois ces moyens de défense sont souvent impraticables, et ils peuvent être insuffisans. Il faudrait alors, pour empêcher la voie de s’encombrer, la déblayer à bras d’homme ou avec des machines spéciales à mesure que la neige tombe. On comprend combien cette méthode serait d’une application difficile et incertaine. Aussi estime-t-on maintenant qu’à partir d’une certaine altitude la voie doit être établie dans un souterrain. C’est à 1,200 mètres environ que les ingénieurs les plus expérimentés fixent la limite à partir de laquelle on doit recourir à ce moyen. Nous avons parlé de la quantité de neige qui tombe; il faut tenir compte aussi de la durée de la mauvaise saison. A 700 mètres, la neige tient pendant trois ou quatre mois; elle dure pendant cinq ou six mois à 1,000 mètres et pendant huit ou neuf mois à 2,000; vers 2,500 mètres environ commencent les neiges éternelles. On voit donc qu’à 1,200 mètres déjà on aurait à lutter contre l’obstruction de la voie pendant une notable partie de l’année.

On s’est néanmoins bercé pendant longtemps de l’espoir de conduire la voie ferrée jusqu’au sommet des cols alpestres qui n’ont que 2,000 ou 2,100 mètres de hauteur. Plusieurs projets ont été élaborés dans ce sens. MM. Michel et Pestalozzi ont exploré le Lukmanier à ce point de vue. M. Eugène Flachat, qui a spécialement étudié la traversée des Alpes et publié un livre à ce sujet, s’est prononcé dans le même sens il déclare que le chemin du Mont-Cenis, passant à ciel ouvert par des hauteurs de 1,300 mètres, fonctionnerait sans inconvénient au milieu de la région des cônes d’éboulement, des neiges de longue durée et des avalanches; il en conclut qu’on s’exagère l’importance de ces obstacles, et qu’on en peut triompher même à des hauteurs plus considérables. Toutefois l’opinion soutenue par M. Flachat est à cette heure généralement abandonnée, et on reconnait que les difficultés croissent rapidement, jusqu’à devenir insurmontables, à mesure que l’on s’élève au-dessus de 1,200 mètres. Il ne faut point négliger d’ailleurs le travail qui est nécessaire pour gravir les hauteurs ce travail, pour 1 mètre d’élévation, équivaut à peu près à 100 mètres de parcours horizontal. On comprend que ce soit là un élément important à considérer dans les questions que soulève l’exploitation d’un chemin de fer. Notez d’ailleurs qu’il ne s’agit point, dans le cas qui nous occupe, d’un chemin à service restreint, mais bien d’une voie internationale où devront passer par grandes quantités les voyageurs et les tonnes de marchandises. Il faut donc employer tous les moyens possibles pour assurer la rapidité et la régularité du trajet, et il faut placer l’entreprise dans des conditions telles qu’elle puisse lutter avantageusement avec de sérieuses concurrences. Si nous portons nos regards sur les deux lignes qui sont actuellement en cours d’achèvement à l’est et à l’ouest de la Haute-Italie, nous trouvons d’abord que le Breuner est un col isolé, qui n’a point à souffrir du voisinage des hautes cimes; il est flanqué de montagnes boisées et de pâturages. Le chemin de fer y doit passer à ciel ouvert à une altitude de 1,366 mètres; mais, en raison de la situation spéciale du Brenner, il ne sera soumis que dans une faible mesure aux inconvéniens que présentent d’ordinaire ces régions élevées. Au Mont-Cenis, nous trouvons un tunnel qui commence du côté nord, à Modane, à 1,180 mètres de hauteur, et qui débouche au sud, à Bardonnèche, à 1,330 mètres. La longueur de ce tunnel dépasse, il est vrai, de plus du double celle des plus grands ouvrages de cette nature qui aient été exécutés jusqu’ici, et il est impossible d’en faciliter lâ construction en multipliant les points d’attaque; on ne peut songer à établir des puits à travers l’énorme massif de la montagne qui recouvre la ligne du tunnel. Cependant cet ouvrage considérable se poursuit avec succès, grâce aux machines Bartlett, construites pour percer la roche, grâce à l’emploi de l’air comprimé, dont M. Sommeiller se sert pour mettre en mouvement les outils perforateurs et pour renouveler l’atmosphère au fond de la galerie[1]. Les perfectionnemens continuels que reçoivent les procédés employés au Mont-Cenis; l’abondance des forces hydrauliques qui se rencontrent de toutes parts dans les Alpes, donnent aux ingénieurs la conviction qu’un tunnel de 12 et même de 15 kilomètres à travers ces montagnes peut être exécuté sans que la durée d’un tel travail présente aucune disproportion avec la grandeur du but qu’on veut atteindre. C’est donc aujourd’hui un principe généralement admis que la voie ferrée destinée à joindre l’Italie à la Suisse ne doit s’élever à ciel ouvert que jusqu’à 12 ou 1,300 mètres, et qu’elle doit franchir au moyen d’un tunnel le massif de la montagne. Dans ces conditions seulement, on peut compter sur un service rapide et régulier. Tout au plus, pendant la période d’établissement du souterrain, pourrait-on essayer de franchir le col même à l’aide des règles tracées par M. Flachat ou au moyen d’un des systèmes proposés par d’autres ingénieurs, MM. Fell, Agudio, Riggenbach, Seiler. On peut voir dans ces procédés des expédiens transitoires, mais il n’y faut pas chercher les élémens d’une solution définitive.

Dans la partie du chemin qui se trouve au-dessous de 1,200 mètres, les difficultés d’établissement ne manquent point; toutefois maints exemples. montrent qu’elles peuvent être surmontées. Le chemin franco-suisse, qui joint Pontarlier à Neuchâtel par les Verrières, atteint une hauteur de 939 mètres; celui du Jura industriel, qui relie Neuchâtel à La Chaux-de-Fond, s’élève à 1,046 mètres, et le service de ces deux chemins n’est jamais interrompu. Quant au maximum des pentes à adopter pour les rampes, l’expérience nous permet aussi de nous prononcer à cet égard. Ce maximum est de 27 pour 1,000 sur le chemin du Jura industriel, de 25 pour 1,000 sur le tracé du Brenner; il s’élève à 30 sur la ligne du Mont-Cenis, entre Suse et Bardonnèche. Enfin le chemin de Gênes à Alexandrie présente, entre Bussala et Ponte-Decimo, des pentes qui vont jusqu’à 35 millièmes. Nous ne parlons pas des chemins américains; on y trouverait, en Virginie par exemple, à la traversée des Montagnes-Bleues, des rampes de 53 millimètres par mètre; mais elles ne donnent passage qu’à de très faibles charges. Plus la ligne est importante et le climat rigoureux, plus il convient de rester sous le rapport des pentes dans de sages limites. Il ne semble pas qu’il faille, en ce qui concerne les Alpes helvétiques, aller au-delà de 25 millimètres par mètre. Des raisons analogues prescrivent d’adopter 300 mètres comme minimum du rayon des courbes; l’emploi des courbes de 240 et de 180 mètres de rayon au Semmering est en effet la principale cause qui rend très coûteuse l’exploitation de ce passage.

Si l’on adopte pour les pentes et les courbes les règles que nous venons d’indiquer, il pourra se faire que les vallées droites situées sur le tracé du chemin de fer soient trop courtes pour l’établissement de la voie; la pente moyenne de ces vallées peut en effet se trouver supérieure à 25 millièmes. Plusieurs moyens se présentent alors pour donner au chemin le développement nécessaire. On peut d’abord établir des rampes en lacet et mettre à chaque coude un palier de rebroussement: les trains marchent alors à reculons entre deux de ces points; mais c’est là un système vicieux et fort incommode dans une grande exploitation. On doit, quand les circonstances s’y prêtent, tirer parti des vallées latérales et y chercher le développement qu’on ne rencontre pas dans la vallée principale. On peut aussi utiliser les contre-forts saillans que l’on rencontre pour faire monter le chemin en spirale; la ligne forme ainsi une sorte de boucle et passe deux fois au même endroit, mais à des hauteurs différentes. Sur une voie construite dans ces conditions, le transport des voyageurs peut se faire au moyen de locomotives moyennes à quatre roues semblables à celles qui servent aux compagnies du Nord-Est et du Central-Suisse. Ces machines, sur une rampe de 25 millièmes, remorquent un train de 80 tonnes avec une vitesse de 25 kilomètres à l’heure. Le transport des marchandises pourra être opéré par un attelage de deux locomotives du type des grandes machines employées par ces mêmes compagnies et qui traînent ensemble, sur une rampe de 25 millièmes, une charge brute de 250 tonnes, non compris le poids des machines et des tenders.

C’est suivant les principes qui viennent d’être exposés due le tracé du Saint-Gothard a été étudié par deux ingénieurs distingués, M. Beckh, qui a construit le Nord-Est suisse, et M. Gerwig, conseiller supérieur des ponts et chaussées dans le grand-duché de Bade. Le bel ouvrage qu’ils ont publié avec de magnifiques cartes, le Chemin de fer du Saint-Gothard sous le rapport technique, donne le tracé entier depuis Fluelen jusqu’à Biasca, qui sont, à proprement parler, les deux points extrêmes du chemin alpestre. Nous essaierons de faire connaître sommairement ce projet. Comme M. Gerwig s’est occupé aussi du passage du Lukmanier, et qu’un ingénieur italien, IVI. Vanotti, a récemment appliqué à l’étude du Splugen des idées tout à fait semblables à celles du conseiller badois, il nous sera facile ensuite de comparer entre eux les principaux chemins alpestres sur lesquels l’attention publique est maintenant appelée.


II.

Le Saint-Gothard est un massif de montagnes situé entre les cantons d’Uri et du Tessin. La hauteur des sommets qui le composent varie entre 2,500 et 2,900 mètres. Au milieu du massif est un col situé à 2,093 mètres; c’est là que passe la route célèbre qui réunit le lac des Quatre-Cantons au Lac-Majeur, Zurich et Bâle à Milan. Avec les hauteurs de la Furka et du Grimsel, qui l’avoisinent à l’ouest, le Saint-Gothard formé le centre et comme le nœud de tout le système orographique de la Suisse. La chaîne bernoise, la chaîne pennine ou valaisane s’y rattachent à l’ouest et au sud-ouest. C’est du massif du Saint-Gothard que part au sud-est le groupe de l’Adula, qui traverse les Grisons et le Tessin. C’est de là que remontent vers le nord les deux groupes du Titlis et du Tœdi, dont le premier sépare les cantons d’Unterwald et d’Uri, et le second les cantons d’Uri, de Glaris et des Grisons. Des rivières et des fleuves considérables partent de ces sommets ; il suffit de nommer la Reuss et le Tessin, le Rhin, l’Aar et le Rhône. Le Saint-Gothard envoie donc l’eau de ses glaciers à la Mer du Nord, à la Méditerranée et à l’Adriatique. Si du sommet de la montagne on descend vers le nord, on arrive, par la pittoresque et sauvage vallée de la Reuss, sur les bords du lac des Quatre-Cantons, le plus beau de la Suisse ; si au contraire on descend vers le midi, on trouve la vallée de la Lévantine, qui est traversée par le Tessin, et où la majesté de la nature alpestre s’efface peu à peu devant les dans paysages de l’Italie.

En raison de sa situation, le Saint-Gothard a toujours eu une grande importance stratégique. Il a pendant plusieurs siècles servi de route militaire entre la Lombardie et l’Allemagne. Maîtres de ses hauteurs, les habitans d’Uri ont tenu la vallée de la Lévantine assujettie jusqu’aux guerres qui ont suivi la révolution française. C’est cette position redoutable qui assurait aux cantons suisses la possession de la contrée qu’on appelait autrefois les bailliages transalpins, et qui forme aujourd’hui la partie méridionale du canton du Tessin. C’est grâce au Saint-Gothard que l’ancienne Suisse se faisait craindre des ducs de Milan et qu’elle remportait sur les armées milanaises, au commencement et à la fin du XVe siècle, les brillantes victoires d’Arbedo et de Giornico. Toutefois les plus beaux faits d’armes dont le Saint-Gothard ait été témoin sont l’expulsion des Autrichiens par le général Lecourbe au mois d’août 1799, puis la retraite héroïque de ce général devant l’armée de Souvarov. Lecourbe, chargé par Masséna de la guerre dans les hautes Alpes, arriva avec une petite flottille à Fluelen, où la Reuss se jette dans le lac des Quatre-Cantons. L’ennemi occupait en face de lui toute la vallée ; mais Lecourbe avait divisé ses troupes et combiné les mouvemens de leurs différens corps de manière à les faire déboucher à la fois en plusieurs points de cette vallée. Une division suivit le passage des Surenen, qui mène d’Unterwald à Altorf. Le général Loison descendit de l’Oberland bernois par le passage du Susten et déboucha à Wasen vers le centre de la vallée de la Reuss. Le général Gudin prit le Grimsel et la Furka, dont les sentiers conduisent à Urseren au pied même du col de la montagne. Ces mouvemens. exécutés avec bonheur, obligèrent les Autrichiens à se retirer dans le canton des Grisons par la vallée de Maderane et par les passages du Crispalt et de l’Ober-Alp ; mais il y eut trois jours de combats sanglans. La mêlée la plus terrible eut lieu sur l’ancien pont du Diable, bien connu des touristes, et qui passe ; au fond d’une gorge d’une âpreté grandiose, au-dessus d’une des chutes de la Reuss. Le pont s’écroula tout chargé de combattans, et les Français durent le reconstruire à la hâte avec des troncs de sapin pour franchir ce passage. Maître de la montagne en trois jours, Lecourbe en occupa le versant méridional pour consolider sa victoire. Deux mois plus tard, Souvarov parut avec ses Cosaques au pied du Saint-Gothard. Arrêté quelque temps par le général Gudin, il put franchir la montagne et rencontra Lecourbe à Urseren. Là, dans la. gorge étroite des Schœllenen, où de grands rochers nus et presque verticaux, ne semblent laisser de place qu’au torrent, une lutte acharnée s’engagea. Écrasé par douze mille Russes et six mille Autrichiens, Lecourbe se replia lentement, empêcha Souvarov de tomber sur le flanc droit de Masséna, et laissa son ennemi au pied de la montagne. de l’Axen, sur le bord du lac des Quatre-Cantons, que les alliés ne purent franchir, faute de bateaux.

Tels sont les titres qui établissent l’importance du Saint-Gothard au point de vue militaire, et le conseil fédéral de la Suisse est si pénétré de cette importance qu’il vient de faire construire à travers les Alpes trois routes stratégiques qui toutes y aboutissent. La première, partant de Dissentis dans la vallée du Rhin, suit l’Ober-Alp et débouche à Andermatt dans la vallée d’Urseren; la seconde part de la vallée du Rhône, passe sur la Furka et arrive également à Andermatt; la troisième, allant de Brunnen à Fluelen, sur le bord du lac des Quatre-Cantons, est taillée tout entière dans le roc de l’Axen, qui, ainsi que nous venons de le rappeler, arrêta en 1799 l’armée victorieuse de Souvarov. Il est à noter que ces trois routes sont l’œuvre de la confédération, qui n’intervient dans les constructions de cette nature que lorsqu’elle y voit un intérêt supérieur. Ces routes nouvelles, outre l’utilité qu’elles présentent au point de vue de la défense. nationale, serviront à mettre en rapport direct des vallées importantes dont les habitans devaient jusqu’ici, pour communiquer entre eux, faire le tour de la Suisse.

Lucerne peut être considérée comme la tête de la ligne alpestre dont nous voulons esquisser le tracé. C’est en effet à Lucerne que viennent se réunir trois tronçons importans du réseau des chemins de fer de.la Suisse. Le premier, achevé depuis huit ans, part de Bâle et traverse le Jura au moyen du tunnel de Hauenstein le second, exploité depuis dix-huit mois, va de Zurich à Zug, à travers la partie catholique de la Suisse; le troisième, qui n’est pas encore en exploitation, doit relier Berne à Lucerne à travers l’Emmenthal et l’Entlibuch. Grâce à ces trois lignes, les villes occidentales et orientales de la Suisse, aussi bien que celles du nord, sont en communication facile avec le lac des Quatre-Cantons. C’est de ce point tout à fait central que partirait la ligne qui se dirigerait vers le Saint-Gothard. Dans le tracé projeté, la voie, au sortir de Lucerne, suit les bords du lac jusqu’à Kussnacht, où Gessler succomba sous la flèche de Guillaume Tell; elle tourne ensuite au sud-est en passant entre le pied de la montagne du Righi et le lac de Zug. Elle arrive ainsi à Goldau, dans l’endroit où, en 1806, l’éboulement du Rossberg enterra trois villages et une grande partie de la vallée: de là elle détache un embranchement sur Zug afin de raccourcir la distance entre Zurich et la montagne. Elle contourne ensuite la rive septentrionale du petit lac de Lowerz, traverse le torrent de la Muotta et rejoint à Brunnen le lac des Quatre-Cantons. Jusque-là, elle chemine à peu près toujours en plaine et ne présente pas, sous le rapport de la construction, de difficultés spéciales. A partir de Brunnen, elle entre dans la région classique de la Suisse. Voici le Grütli, berceau de la liberté helvétique. En face du Grütli, la voie entame la montagne, et, taillée dans le roc de l’Axen, à peu près comme la route militaire dont il a été parlé plus haut, elle suit le rivage pittoresque du lac. Voici maintenant la chapelle qui consacre la place d’où le pied de Guillaume Tell renvoya dans les flots agités la barque de Gessler. La voie passe au-dessus de la, chapelle et débouche M. Fluelen, dans le pays d’Uri. A partir de ce moment, elle s’engage dans la vallée de la Reuss. Cette vallée offre à l’origine une assez grande largeur et une pente modérée. Aussi, pendant un parcours de 10 kilomètres, au milieu duquel se trouve Altorf, chef-lieu du canton, la voie s’étend sans difficulté sur de beaux pâturages. A Erstfeld, elle commence à monter le long de la rive droite de la Reuss avec une pente de 20 millimètres, et côtoie trois cônes d’éboulement qui descendent de la Windgelle; elle passe ensuite derrière les ruines du fort de Zwing-Uri, dont la construction est attribuée à Gessler, et elle arrive devant Amsteg. En cet endroit, le torrent de la vallée de Maderane vient se jeter dans la Reuss, et l’horizon est presque entièrement caché par la noire pyramide du Bristenstock. La vallée principale se rétrécit subitement en tournant au sud-ouest, et forme une gorge abrupte et sauvage. C’est là que commencent les véritables difficultés de la traversée des Alpes. A partir de la station d’Amsteg, située à 1 kilomètre 1/2 en aval de ce joli village, le chemin de fer prend la pente de 25 millièmes, qu’il doit conserver pendant un parcours de 23 kilomètres, jusqu’à l’entrée du grand tunnel. Après avoir traversé le torrent de la vallée de Maderane sur un viaduc haut de 67 mètres et long de 135, il entame les flancs du Bristenstock et y creuse sept tunnels pour éviter les avalanches qui descendent de la montagne. Après un parcours de 8 kilomètres, il rejoint le thalweg de la Reuss près du village de Wyler. De Wyler cependant à l’entrée du grand tunnel, la vallée est trop courte pour qu’on puisse la suivre avec une rampe de 25 millièmes la voie tourne alors avec une courbe de 300 mètres, franchit la Reuss, retourne en arrière en longeant le côté gauche de la rivière, rencontre un contrefort saillant, le Gurtnellen, qu’elle attaque par un souterrain creusé en demi-cercle ; puis, achevant le tour qu’elle vient de dessiner, elle se retrouve à 180 mètres au-dessus du thalweg. On rencontre ici pour la première fois sur ce chemin l’application du système des rampes en spirale ou en boucle qui sert à remonter les vallées trop abruptes[2]. La partie inférieure de la boucle, coupée en deux par le pont qui traverse la Reuss, comprend deux tunnels, l’un de 771, l’autre de 855 mètres ; la partie supérieure consiste en un tunnel unique de 1,656 mètres. En sortant de la terrasse du Gurtnellen, après avoir achevé la spirale qu’il vient de décrire, le chemin entre dans une région rocheuse très accidentée qui nécessite une série de petits tunnels. Un magnifique torrent, la Mayenreuss, qui passe au milieu de ces roches, est franchi par un pont de 54 mètres de hauteur. C’est là que le général Loison, arrivant pour rejoindre Lecourbe dans la campagne dont nous avons précédemment rappelé le souvenir, vint se heurter contre un bastion autrichien qui n’était abordable que par un sentier escarpé. Il livra cinq assauts meurtriers pour enlever cette position formidable, et il dut en grande partie son succès aux carabiniers vaudois, dont le tir admirable démonta les canons de l’ennemi. Après avoir dépassé de 14 kilomètres 1/2 le village de Wyler, la voie, qui retourne de la rive gauche sur la rive droite de la Reuss, atteint bientôt la station de Gœschenen, située à 1,110 mètres au-dessus du niveau de la mer. A Gœschenen doit s’ouvrir le grand tunnel qui s’enfoncera sous le mont Saint-Gothard.

Arrêtons-nous un instant, et, avant de parler de cet immense souterrain, jetons un coup d’œil sur la région où il commence et sur le massif de la montagne sous laquelle il doit passer. À notre gauche se dresse la paroi sous laquelle la voie ferrée va entrer à droite monte la vallée de Gœschenen, dont la pente longue et roide est couronnée par la crête brillante du glacier de Dammafirn. En face de nous s’ouvre une fente étroite, taillée entre deux murs granitiques presque verticaux ce sont les Schœllenen ; c’est par là que la Reuss vient à notre rencontre c’est par là que la route postale monte pour chercher le sommet du col. Plus nous gravissons les lacets de cette route, plus nous nous sentons dominés par la puissance des forces naturelles et par la majesté de la solitude. Le long de ce versant abrupt, la vie organique s’éteint. Quelques pins chétifs, quelques herbes desséchées apparaissent de loin en loin au milieu des débris que l’action des vents et des glaces détache du haut des crêtes et qui remplissent le fond de la gorge. Tout en bas, la Reuss roule ses eaux violentes, bat les blocs qui obstruent son lit, lutte avec impatience contre les anfractuosités des rochers et remplit l’espace du bruit de ses chutes. La voix du vent qui se mêle à celle du torrent, l’aspect de ces escarpemens dénudés, les immenses fendillemens des roches, l’étroit espace à travers lequel on aperçoit le ciel, tout se réunit pour nous donner l’idée d’un cataclysme de la nature. Un détour subit de la route nous place en face d’une magnifique cascade à travers laquelle on aperçoit deux arcs voûtés. Le premier et le plus bas est une ruine toute couverte d’herbes et de mousses ; c’est l’ancien pont du Diable, celui qui s’effondra sous les soldats de Lecourbe. Le second et le plus élevé est le nouveau pont, ouvrage tout à fait moderne il conduit la route, à travers la poussière même de la cascade, dans un tunnel appelé le Trou d’Uri, qui a fait l’orgueil et la gloire du constructeur de ce souterrain au commencement du XVIIIe siècle. La galerie du tunnel nous mène dans la vallée d’Urseren, qui présente l’aspect d’un grand bassin à fond plat ; elle est couverte de pâturages et entourée par les cimes du Saint-Gothard. Là se réunissent les différentes sources de la Reuss qui descendent de l’Ober-Alp, de la Furka et du Saint-Gothard lui-même ; là aussi se trouve le village d’Andermatt, où viennent converger les routes militaires récemment construites par le gouvernement fédéral. De ce point, la route postale va gagner l’hospice situé au sommet du col, puis elle descend jusqu’à Airolo, par la vallée de la Tremola.

C’est entre Gœschenen, dont nous parlions il y un instant, et le village d’Airolo, où nous sommes maintenant parvenus, que doit s’étendre en droite ligne le tunnel du Saint-Gothard. Entré dans le flanc de la montagne à 1,110 mètres d’altitude, il en sort à 1,135 mètres. La longueur totale du tunnel atteint 14k,8. Il présente une double pente, l’une de 7 millièmes, en montant, pendant les 7,500 premiers mètres, l’autre de 10 millièmes, en descendant, pendant les 7,300 derniers. Le point culminant se trouve ainsi à peu près au milieu du souterrain, et l’écoulement des eaux doit se faire sans difficulté pendant les travaux. Le projet ne comporte d’ailleurs qu’un seul puits à percer pour abréger la construction du tunnel ; ce puits doit être situé à 3,500 mètres de l’orifice septentrional ; il aura 303 mètres de profondeur il économisera une année de travail et amènera une réduction de près d’un million de francs dans les frais de l’entreprise. Le profil géologique du grand tunnel a été dressé par M. Escher de la Linth et étudié plus tard d’une manière plus détaillée par une commission italienne que dirigeait M. de Sismonda. En partant de l’orifice septentrional, on traversera d’abord le gneiss et le gneiss granitique, puis une longue série de schistes plus ou moins durs, qui sont ou des schistes micacés ou des schistes amphibolitiques. Les couches se présentent en éventail, c’est-à-dire qu’elles sont verticales au milieu et qu’elles s’inclinent sur les côtés; les outils de forage attaqueront la roche normalement à ses clivages. Le gneiss et le gneiss granitique sont très homogènes et ne présentent pas les veines de quartz qui en ce moment retardent les travaux du Mont-Cenis ces roches, malgré leur dureté, seront facilement percées par les machines perforatrices et elles offriront peu de résistance à la poudre. MM. Sommeiller et Grattoni, à qui le forage du Mont-Cenis donne une si grande autorité en ces matières, n’hésitent pas à dire que les travaux du Saint-Gothard ne seront ni plus coûteux ni plus longs que ceux du Mont-Cenis. L’avancement annuel du percement du Mont-Cenis peut être évalué à 1,200 mètres d’après les résultats acquis pendant l’année 1864 ; nous ferions donc une évaluation très modérée en supposant que les travaux du mont Saint-Gothard marcheront à raison de 1,000 mètres par an, et dans ce cas la durée totale en serait comprise entre quatorze et quinze années. Dans une étude toute récente, M. Grattoni réduit considérablement cette durée. En tenant compte des améliorations nouvellement introduites dans les chantiers de Modane et de Bardonnèche, il la fixe à dix années et demie, dont deux et demie pour l’établissement des chantiers et huit pour la perforation proprement dite.

On vient de suivre jusqu’à l’orifice méridional du grand tunnel la voie du chemin de fer projeté. A Airolo commence la vallée de la Lévantine, qui s’étend jusqu’à Biasca, où le Brenno, descendant du Lukmanier, vient se jeter dans le Tessin. Le paysage conserve d’abord l’aspect propre aux régions alpestres; mais bientôt un souffle méridional se fait sentir. Des forêts de mélèzes couvrent les versans, puis des noyers apparaissent, et l’on découvre de gras pâturages au milieu desquels court le Tessin, bordé d’une lisière épaisse d’aunes verdoyans. Nous trouvons encore d’immenses blocs. granitiques descendus des hauteurs, mais ils sont couverts d’une végétation de plus en plus touffue à mesure que l’on s’avance vers le midi. La vallée de la Lévantine, dans son ensemble, se divise en quatre terrasses séparées par trois gradins, dont les deux derniers sont tellement inclinés qu’on ne peut les franchir sans avoir recours aux paliers de rebroussement ou à l’expédient déjà signalé des rampes en spirale. Sortie du grand tunnel à une hauteur de 40 mètres au-dessus de la vallée, la voie suit d’abord le versant gauche de la montagne avec une pente de 25 millièmes et atteint le défilé de Stalvedro, où la vallée se rétrécit au point de ne laisser de place qu’au torrent lui-même et à la route postale. C’est là qu’en 1799 six cents soldats français arrêtèrent pendant douze heures un corps de trois mille grenadiers russes. Après un parcours de 7 kilomètres, le chemin arrive à Quinto sur la deuxième terrasse et suit pendant quelque temps le fond même de la vallée; c’est ainsi qu’il atteint Dazio-Grande. Il reprend alors le versant gauche, puis franchit au moyen d’un tunnel un second défilé et la chute du Tessin. En ce point, la pente du terrain est si roide qu’à 1 kilomètre au-delà de la terrasse de Dazio la voie se trouve à 100 mètres déjà au-dessus du thalweg; elle traverse une région fortement ravinée et débouche au-dessus de Faïdo, chef-lieu de la Lévantine, placé au centre de la troisième terrasse. Au sortir de la gorge où se trouve la chute du Tessin, on salue l’Italie. Le paysage prend des teintes chaudes, des groupes de marronniers montrent leur épais ombrage, on ne tardera pas à voir la vigne et le mûrier. A partir de cette région, le climat est assez doux pour qu’il n’y ait plus de travaux de défense à élever contre les avalanches et les neiges; mais c’est ici que l’inclinaison rapide du dernier gradin de la Lévantine oblige le chemin à faire un laborieux détour. Aux approches de Giornico, on le verra s’enfoncer dans un contre-fort rocheux au moyen d’un tunnel semi-circulaire, revenir sur lui-même pendant 3 kilomètres et franchir le Tessin par une seconde courbe, dont la moitié est souterraine. Il longe alors la rive droite du fleuve pendant trois autres kilomètres, passe de nouveau le Tessin, et atteint enfin, sur la rive gauche, le village de Giornico. Nous rencontrons ici pour la seconde fois l’emploi des rampes en spirale; ce n’est qu’à l’aide de ce moyen que le chemin de fer peut s’étendre entre Faïdo et Giornico en conservant toujours une pente de 25 millièmes, tandis qu’entre ces deux points l’inclinaison moyenne de la vallée dépasse 28 millimètres par mètre. De Giornico à Biasca, l’établissement de la voie ne présence plus de difficultés sérieuses, et enfin à Biasca on se retrouve tout à fait dans les conditions des chemins de plaine. Biasca n’est qu’à 310 mètres au-dessus du niveau de la mer. En ce point commence le chemin tessinois, qui se dirige d’abord sur Bellinzona et se bifurque à partir de cette ville pour gagner d’une part Locarno et le Lac-Majeur, et pour atteindre de l’autre côté Lugano et Chiasso à travers le Mont-Cenere. Il ne reste plus dès lors à faire qu’un raccord avec les chemins lombards prolongés jusqu’à la frontière suisse.

Si l’on a suivi les indications que nous venons de donner sur le tracé général du chemin du Saint-Gothard, on aura vu que tous les grands travaux sont concentrés entre Fluelen et Biasca. C’est cette section qui constitue, à proprement parler, la traversée des Alpes. Il n’est donc pas sans intérêt d’indiquer ici dans leur ensemble les conditions qu’elle présente. La section de Fluelen à Biasca offre une longueur totale de 97k,20, dont 13,55 en paliers horizontaux, 38,15 en rampes sur le versant septentrional des Alpes et 45,50 en rampes sur le versant méridional. La pente moyenne est de 16, 32 pour 1,000, et les pentes à 25 millièmes s’étendent sur une longueur de 52k,60. Le point culminant du chemin est au milieu du grand souterrain, à 1,162 mètres au-dessus du niveau de la mer. La longueur totale des différens tunnels s’élève à 28k,86, c’est-à-dire à 30 pour 100 du parcours entier. Plus d’un tiers de ce parcours est en ligne courbe.


III.

Parmi les différens tracés qu’on peut assigner au chemin de fer destiné à traverser les Alpes helvétiques, nous avons choisi celui du Saint-Gothard pour l’étudier en détail ; c’est en effet celui qui est maintenant le mieux connu. et au sujet duquel on trouve les renseignemens les plus précis. On a pu juger par ce qui précède des difficultés que présente un chemin alpestre et des ressources à l’aide desquelles l’ingénieur peut les vaincre. Il nous suffira de donner quelques indications générales sur les projets qui peuvent entrer en comparaison avec celui du Saint-Gothard. Et d’abord, parmi les différens passages que nous avons énumérés ci-dessus, il en est plusieurs dont on ne s’est jamais occupé bien sérieusement ; nous les laisserons de côté, et nous réduirons notre examen aux seuls tracés qui peuvent être mis en première ligne ce sont, avec celui du Saint-Gothard, ceux du Simplon, du Lukmanier et du Splugen.

On sait que le Simplon, sur lequel Napoléon Ier construisit une route célèbre, conduit de Sion en Valais à Domo d’Ossola, qui se trouve au milieu de la vallée de la Toccia. MM. Mondésir et Lehaître ont proposé en 1861 un projet hardi pour franchir cette montagne. Leur tracé a des rampes de 40 millièmes ; il s’élève jusqu’à 1,732 mètres au-dessus du niveau de la mer, de telle sorte que le souterrain qui franchit le point culminant a moins de 5 kilomètres de longueur. Ce projet comporte, sur chacun des deux versans de la montagne, douze paliers de rebroussement. Entre Brigue et Domo d’Ossola, dont la distance est de 81 kilomètres, plus de la moitié du parcours ne présente que des souterrains ou des galeries destinées à défendre la voie contre les neiges. M. Jaquemin a dressé un autre projet qui paraît plus praticable que celui de. MM. Mondésir et Lehaître. La ligne commence à monter, 4 kilomètres avant Brigue, avec des pentes de 25 millièmes ; elle arrive par d’assez longs détours à une altitude de 1,070 mètres, dans la vallée de la Saltine; là, elle franchit le col au moyen d’un tunnel de 12 kilomètres en ligne courbe; puis elle suit la Diveria, et, empruntant pour se développer les versans de plusieurs vallées latérales, elle arrive avec des pentes modérées jusqu’à Domo d’Ossola. De Sion à Domo d’Ossola, il y a 119 kilomètres; il y faut ajouter 54 kilomètres pour atteindre Gozzano, où aurait lieu le raccordement avec les chemins du Piémont.

On désigne sous le nom de Lukmanier un col qui se trouve entre Coire, chef-lieu du canton des Grisons, et Biasca, qui est le point de jonction des deux vallées de la Lévantine et du Blegno. Une assez bonne route part aujourd’hui de Coire, atteint Reichenau, où se joignent les deux bras principaux du Rhin, et monte jusqu’à l’ancienne abbaye de Dissentis. De là, un sentier à pente assez douce remonte un des bras du Rhin et gagne l’hospice de Santa-Maria un peu au-dessous du sommet du col, à 1,917 mètres d’altitude; il descend ensuite par une pente plus rapide en contournant la montagne du Scopi et arrive à Olivone, où il se transforme en route carrossable, pour rejoindre à Biasca la route postale du Saint-Gothard. Le sentier du Lukmanier, vu à vol d’oiseau, offre l’aspect général d’un demi-cercle, et c’est en raison du grand détour qu’il fait que ses pentes sont généralement douces. Cette circonstance a contribué donner une sorte de faveur au passage du Lukmanier, surtout à l’époque où l’on espérait encore pouvoir franchir à ciel ouvert les cols élevés, et l’on a cherché avec obstination une ligne de chemin de fer qui pût se rapprocher du sentier tracé entre Dissentis et Olivone. C’est dans cet esprit qu’est conçu le projet de MM. Michel et Pestalozzi, qui vient d’être repris avec quelques variantes dans une publication récente, die Lukmanierbahn. La voie, tortueuse et tourmentée, monterait jusqu’aux abords de l’hospice de Santa-Maria et atteindrait presque le sommet du col, qu’elle traverserait, à 1,865 mètres de hauteur, au moyen d’un tunnel de 1,700 mètres; puis elle descendrait par des courbes bizarres jusque dans la vallée de Blegno. Ce tracé allongerait le chemin d’une cinquantaine de kilomètres, entraînerait, en dehors des tunnels proprement dits, la construction de 20 kilomètres de galeries voûtées et forcerait la locomotive à franchir un excédant de hauteur de 600 mètres. Nous nous sommes déjà prononcé sur les énormes inconvéniens que présente une pareille solution, et qui sont de nature à la faire rejeter entièrement. Aussi bien l’opinion générale des ingénieurs est-elle plus favorable à deux autres projets dans lesquels la ligne franchit le Lukmanier à une hauteur beaucoup moins considérable. MM. Klein et Gerwig mettent le tunnel à 1,270 mètres d’altitude, et il a dans ces conditions une longueur de 12k,65; M. Lanicca le met à 1,118 mètres, et il atteint alors une longueur de 17k,50. Si nous avions à choisir entre ces deux projets, c’est au premier que nous donnerions la préférence; c’est donc celui-là que nous prendrons pour guide, en comparant le tracé du Lukmanier et celui du Saint-Gothard.

Cette comparaison directe offre un intérêt capital, car, à vrai dire, et pour plusieurs raisons, ces deux passages, voisins l’un de l’autre, sont ceux sur lesquels, à diverses époques, les chances les plus favorables ont paru se porter. La vallée du Rhin entre Coire et Dissentis offre à coup sûr moins de difficultés que la vallée de la Reuss entre Fluelen et Goeschenen. Dans la partie moyenne du parcours, les travaux à faire sur les deux montagnes sont à peu près équivalens; mais la comparaison des versans méridionaux est tout à fait à l’avantage du Saint-Gothard. En quittant le tunnel du Lukmanier, le chemin doit descendre, par des lacets dont le développement n’a pas moins de 14 kilomètres, dans une crevasse profonde formée par les deux pyramides de la Toïra et du Sosto. On rencontre là des obstacles beaucoup plus redoutables que ceux que présente l’autre ligne entre Airolo et Giornico. Si maintenant on examine successivement les deux grands souterrains, on trouve que celui du Lukmanier est plus court que celui du Saint-Gothard de 2k,15, mais qu’en revanche celui-ci est placé 120 mètres plus bas que l’autre. Or, dans ces régions élevées, une différence d’altitude de 120 mètres vaut bien une différence de 2 kilomètres dans la longueur du tunnel. Les deux souterrains se présentent à peu près dans des conditions semblables sous le rapport des roches à percer; mais il est une remarque importante qui s’applique à l’ensemble des ouvrages à exécuter sur le Lukmanier, c’est que cette montagne n’a pas de route, et qu’il faudrait commencer par en faire une pour les travaux du chemin de fer.

Le Splugen, qui conduit de Chiavenna à Coire par une hauteur de 2,117 mètres, a été étudié par MM. Vanotti et Finardi. Ces ingénieurs proposent plusieurs tracés, dont le plus favorable atteint 1,296 mètres d’altitude et présente un tunnel de 14k,15. Le maximum des pentes est de 25 millièmes, et le rayon. des courbes n’est jamais inférieur à 300 mètres. La ligne totale entre Coire et Riva di Chiavenna offre un développement de 111 k, 9 dont 66k, 6 à ciel ouvert et 45k,3 en souterrains. Il y a deux rampes en spirale du côté nord et un nombre égal du côté sud. Les principaux ouvrages d’art sont, sans compter le grand tunnel, le passage de la Via Mala, celui de la Rofna et, sur le versant méridional, les abords de Campo Dolcino; tous ces ouvrages présentent des difficultés de premier ordre.

Peut-on, en présence des données que nous ont fournies les ingénieurs[3], conclure que l’un des passages doive être, sous le rapport technique, préféré à tous les autres? On serait peut-être par un examen sévère, amené à rejeter le Splugen. Toutefois, sans méconnaître les différences importantes que nous avons signalées, nous pouvons regarder comme également exécutables les quatre projets que nous venons d’examiner. Il est temps en effet que nous entrions dans un nouvel ordre d’idées, que nous voyions dans quelles conditions les projets se trouvent sous le rapport commercial et politique, quelle position les divers tracés occupent par rapport aux réseaux de l’Europe et aux centres de production ou de consommation. On va se trouver ainsi en présence de nouveaux élémens qui sont de nature à exercer une influence prépondérante dans la solution du problème.


IV.

Toutes les données qui peuvent éclairer l’opinion à ce point de vue se trouvent contenues dans le livre que MM. Stoll et Schmidlin ont publié récemment sous ce titre : Le chemin de fer du Saint-Gothard sous le rapport commercial. Ils ont été aidés dans leur travail par M. Koller, ingénieur qui depuis quinze ans a étudié tout spécialement les chemins alpestres. Ce livre est accompagné d’un atlas qui indique, pour toute l’Europe centrale, les zones de trafic qui appartiennent au Mont-Cenis, au Simplon, au Saint-Gothard, au Lukmanier et au Brenner. Les auteurs de cette importante publication ont laissé de côté le Splugen. C’est qu’en effet le chemin du Splugen, dont le versant méridional est situé tout entier sur le territoire italien, ne donne aux intérêts de la Suisse qu’une satisfaction très imparfaite; aussi le gouvernement helvétique s’est-il énergiquement prononcé contre ce tracé, et cette circonstance doit être regardée comme tout à fait décisive, puisque l’entreprise de la traversée des Alpes ne peut être menée à bonne fin que par l’entente commune de la confédération et du royaume d’Italie.

Nous rencontrons ici, dès le début, un des élémens principaux de la question. La Suisse attache une importance capitale à ce que le chemin projeté desserve dans. sa partie méridionale le canton du Tessin, séparé de la confédération par le massif des Alpes. Sous ce rapport, le Simplon, comme le Splugen, se trouve hors de cause; il ne reste plus en présence que le Saint-Gothard et le Lukmanier. Ces deux passages se trouvent eux-mêmes dans des conditions fort inégales, si on considère les facilités qu’ils peuvent donner aux communications du Tessin avec les autres cantons. Si on détermine les zones afférentes à chacun des deux passages en prenant la distance pour base, on trouve que la zone du Lukmanier comprend les cantons des Grisons, de Saint-Gall, d’Appenzell, de Glaris, quelques sections de Thurgovie et de Schwitz, c’est-à-dire en tout une population de moins de quatre cent mille âmes; celle du Saint-Gothard comprend tout le reste de la confédération, c’est-à-dire une population de près de deux millions d’habitans. La différence devient encore plus sensible, si on fait le partage des centres les plus importans. Zurich, Genève, Bâle, Berne, Lausanne, La Chaux-de-Fond, Lucerne, Fribourg, Neuchâtel, Schaffhouse, Winterthur, Bienne, Soleure, Aarau, Sion, Frauenfeld, Schwitz, sont desservis par le Saint-Gothard, tandis que la part du Lukmanier se réduit à Coire, Glaris, Mayenfeld, Appenzell et Saint-Gall. La confédération a donc tout intérêt, au point de vue de la circulation intérieure sur le territoire helvétique, à favoriser le projet du Saint-Gothard. Toutefois, si c’est là un élément important dans la question, il pourrait se faire qu’on fût amené à le négliger en considérant les exigences du grand trafic international auquel doit se prêter le chemin alpestre. Examinons. donc successivement les relations de l’Italie avec les divers états de l’Europe. Commençons par la Suisse. Les relations de l’Italie avec la confédération sont naturellement fort gênées par le mur des Alpes qui sépare les deux pays, et elles prendront un développement considérable quand cet obstacle aura disparu; mais dès maintenant elles ont une importance réelle. En 1861, la valeur des marchandises importées d’un pays dans l’autre s’élevait à 194 millions de francs. Ce que nous avons dit tout à l’heure des conditions relatives du Saint-Gothard et du Lukmanier s’applique naturellement à ce trafic international. Le Mont-Cenis pourra bien attirer les produits de Genève; mais les quatre cinquièmes de la Suisse seront tributaires du Saint-Gothard. La Suisse doit d’ailleurs fournir son transit aux relations de l’Italie avec l’Allemagne et une grande partie de l’Europe, et c’est ici surtout qu’apparaissent les argumens les plus décisifs dans la question. La ligne du Saint-Gothard, que nous avons suivie tout à l’heure jusqu’à Lucerne, vient déboucher en Allemagne à Schaffhouse; celle du Lukmanier aboutit par Coire au lac de Constance. Il s’agit donc de savoir si c’est par l’un ou l’autre de ces points qu’il est préférable d’arriver en Allemagne. Il faut, pour parler le langage des expertises italiennes, déterminer l’objectif commercial de la ligne helvétique. Le but vers lequel elle doit se diriger est-il situé dans la direction de Schaffhouse et de Bâle, c’est-à-dire dans les pays rhénans? Est-il au contraire dans la direction du lac de Constance, c’est-à-dire dans la Bavière et les pays qui l’environnent? Ce fut une ancienne erreur, très répandue en Italie, de considérer le lac de Constance comme un bassin intérieur, d’une importance capitale, vers lequel convergeraient toutes les artères du mouvement commercial dans les pays germaniques. C’était devenu une sorte d’axiome dans la péninsule que l’intérêt du commerce italien exigeait une grande ligne aboutissant directement au lac de Constance. Or non-seulement ce lac, de forme irrégulière et bordé de différens états, présente des difficultés toutes spéciales pour l’établissement d’un chemin de fer, mais on est obligé de reconnaître qu’il ne justifie en aucune façon l’opinion qui en faisait le centre d’un grand mouvement de marchandises. L’industrie et le trafic des bords du lac sont insignifians, et le commerce de transit qui s’opère par cette voie se compose presque entièrement des échanges que font entre eux les districts frontières. Un coup d’œil jeté sur la carte de l’Europe nous montrera d’ailleurs que ce n’est point par le lac de Constance que le commerce italien doit aborder l’Allemagne. La direction qui offre au commerce de l’Italie les plus riches alimens est celle que dessine le Rhin de Bâle jusqu’en Hollande, et autour de laquelle se groupent des centres de production et de consommation de premier ordre. La ligne du Saint-Gothard et de Schaffhouse dessert naturellement le grand-duché de Bade, le Wurtemberg, les deux Hesses, le duché de Nassau, la Prusse rhénane, le Hanovre, les duchés de Brunswick et d’Oldenbourg, les villes hanséatiques. On doit même remarquer que pour les relations de Gênes et de Milan avec la Prusse orientale, avec Dresde, Prague, Nuremberg et Augsbourg, le Saint-Gothard l’emporte sur le Brenner. On voit donc quelle riche clientèle est assurée au Saint-Gothard quand il aura ouvert un débouché nouveau aux produits germaniques. Les houilles du bassin de la Sarre coûteront alors à Milan de 37 à 45 francs la tonne tandis que les houilles anglaises y coûtent actuellement de 54 à 57 francs. Les fontes brutes, les fers forgés et laminés de l’Allemagne pourront arriver dans la Haute-Italie avec un transport moins cher que le fret d’Angleterre. A la vérité il y a quelques relations que le Lukmanier semblerait favoriser il raccourcit, par exemple, pour la Haute-Italie et notamment pour le port de Gênes, de 41 kilomètres le parcours jusqu’à Ulm, et de 50 kilomètres le parcours jusqu’à Augsbourg et Munich; mais ce n’est guère là qu’un avantage apparent, car ces dernières villes trouvent par le Brenner une route beaucoup plus courte vers les ports de l’Adriatique. Que sert au port de Gènes que le Lukmanier le rapproche un peu de la Bavière, si Munich a par le Brenner un trajet beaucoup moins long jusqu’à Venise ou Trieste? C’était donc une illusion de croire que le port de Gènes avait un intérêt majeur à être relié par le Lukmanier au lac de Constance. En résumé, pour tout ce qui concerne le trafic spécial de l’Italie avec l’Allemagne, aucune ligne n’offre les mêmes avantages que celle du Saint-Gothard. C’est celle-là notamment qui convient au port de Gènes, parce qu’elle lui procure un marché sur lequel il pourra lutter avec Marseille et Trieste; elle lui ouvre les pays rhénans, où sont accumulées tant de richesses naturelles et tant d’industries diverses.

Dans le tableau qui résume les relations commerciales de l’Italie, la France figure au premier rang. Son commerce général avec la péninsule entière, y compris les états de l’église, est représenté en 1861 par le chiffre de 509 millions de francs, dont 369 appartiennent au commerce spécial et 140 au transit. Ce mouvement considérable se fait aujourd’hui soit par mer, soit par la route qui borde la côte ligurienne, soit par la ligne du Mont-Cenis. Il est certain qu’une grande partie du commerce franco-italien continuera de suivre ces voies. Toutefois un-chemin helvétique desservira spécialement les départemens du nord et du nord-est, qui sont les plus industrieux de l’empire français. Ici on voit tout de suite que le Lukmanier, par sa situation orientale, se présente avec un désavantage marqué. Quant au Simplon, la zone qui lui appartiendrait est comme étouffée entre celles du Mont-Cenis et du Saint-Gothard: C’est donc à ce dernier passage que revient évidemment le privilège de favoriser les communications de l’Italie avec l’Alsace, la Lorraine et même la Flandre. Il offrira aux forges de la Marne, de la Meuse, de la Moselle et des Ardennes un transport moins coûteux que le fret auquel sont soumis les fers anglais pour venir en Italie. Les départemens du nord-est pourront envoyer leurs produits dans le Levant par le Saint-Gothard et les ports méridionaux de l’Adriatique. Gènes même pourra lutter avec Marseille pour le transport des cotons destinés au Haut-Rhin; les produits de Mulhouse auront 186 kilomètres de moins à faire pour gagner Gênes que pour atteindre Marseille, et, malgré la différence des niveaux à franchir, le premier parcours sera le plus économique. Si plusieurs départemens de la France, les plus importans au point de vue industriel, appartiennent au passage du Saint-Gothard, il en est ainsi de la Belgique et de la Hollande entières. Les fers de Namur par exemple, qui viennent à Milan par voie de mer, et dont le transport coûte 64 francs par tonne, seront transportés par le Saint-Gothard pour 52 francs; Amsterdam trouvera par là un parcours économique pour ses sucres raffinés. Pour toutes les villes de la Belgique et de la Hollande, Gênes sera dans une position plus avantageuse que Trieste.

L’Angleterre entretient avec l’Italie des relations commerciales fort importantes; les échanges faits entre ces deux nations se sont élevés, pour l’année 1861, à 230 millions de francs. Il est vrai que ce trafic se fait surtout par mer, et que les routes continentales ne peuvent être employées que pour quelques marchandises qui demandent, comme la soie, un transport sûr et accéléré. Quoi qu’il en soit, si l’on compare les différens passages alpestres sous le rapport de la distance qu’ils établissent entre le centre de la Haute-Italie et les ports de Douvres, de Calais ou d’Ostende, on trouve que le Saint-Gothard présente à cet égard sur le Lukmanier un avantage qui varie de 49 à 102 kilomètres; il va sans dire qu’il l’emporte de beaucoup plus sur le Mont-Cenis, le Simplon, le Splugen et le Brenner.

Nous pourrions trouver de nouveaux argumens à produire en faveur du Saint-Gothard, si nous examinions. les différentes compagnies de chemins de fer dont les réseaux viendraient se raccorder aux diverses lignes alpestres. Il faudrait tenir compte en effet des intérêts de ces compagnies et voir si elles doivent se montrer disposées à aider ou à combattre le chemin nouveau. Il faudrait donc examiner si les sociétés voisines sont prospères ou non, si elles peuvent favoriser le trafic du chemin alpestre par de bonnes combinaisons de taxes. Les considérations qu’on tirerait de cet ordre d’idées militeraient en faveur du Saint-Gothard; sans nous arrêter sur ce sujet, nous nous bornerons à faire remarquer que les chemins du central et du nord-est suisse, de l’est français, celui du grand-duché de Bade et la plupart des lignes rhénanes sont dans une situation prospère qui leur permet une entente avantageuse avec le chemin du Saint-Gothard[4]. Nous croyons avoir assez longuement démontré qu’à tous égards ce dernier passage doit être préféré à tous les autres. Il nous reste pourtant, avant de terminer cette étude de la traversée des Alpes helvétiques, à donner sur cette question quelques renseignemens historiques et à marquer vers quelles solutions l’opinion publique s’est successivement portée tant en Suisse qu’en Italie.


V.

Le traité de commerce qui a été conclu le 8 juin 1851 entre la Suisse et la Sardaigne, et qui a été ensuite étendu au royaume d’Italie tout entier, a pour effet, si l’on s’en tient aux stipulations de ce traité, de restreindre le champ des comparaisons à faire entre les divers passages. Il exclut virtuellement les tracés du Simplon et du Splugen, car il ne s’applique qu’à une ligne « qui, partant immédiatement de la frontière sarde ou du point le plus convenable sur le Lac-Majeur et se dirigeant vers l’Allemagne, sera mise en communication avec les voies ferrées du Zollverein. » La question du choix à faire entre les cols alpestres fut longuement agitée en Piémont pendant les premières années du règne de Victor-Emmanuel, et enfin en 1857 le parlement de Turin donna son avis. À cette époque, le Saint-Gothard avait peu de partisans; il avait été mal étudié, et, au dire des ingénieurs, il présentait des difficultés insurmontables. M. Cattaneo, un des grands économistes de l’Italie, était presque seul à le défendre; seul il attaquait le projet du Lukmanier, qui jouissait de la faveur générale. « Pourquoi, disait-il, vouloir gagner le lac de Constance? pourquoi laisser de côté Bâle et le Rhin? Vous dites que de ce côté vous craignez pour Gênes la concurrence de Marseille; mais ne voyez-vous pas que pour éviter Scylla vous allez vous jeter contre Charybde? Vous vous trompez étrangement, si vous croyez qu’arrivés dans la Haute-Bavière vous allez être à l’abri de toute concurrence. Vous y rencontrerez les chemins de fer maintenant en projet, et qui bientôt, à travers le facile passage du Brenner, gagneront les ports de l’Adriatique. Si vous choisissez le Saint-Gothard, au lieu d’aller aboutir dans un coin de la Suisse, sur les frontières de l’Autriche, vous passerez au beau milieu du territoire de la confédération, et vous établirez un des tronçons de la grande artère européenne qui doit joindre les ports du nord par le Rhin, la Suisse et l’Italie, au port de Brindes, c’est-à-dire à l’Orient. Comme on le voit, M. Cattaneo avait dès lors des vues très nettes et très exactes sur la question; mais il ne put vaincre les préventions accréditées contre le Saint-Gothard, et le parlement se prononça pour le Lukmanier.

La guerre de 1859 survint, et la Lombardie fut réunie au Piémont d’autres provinces s’y annexèrent successivement. De nouveaux élémens se trouvaient ainsi introduits dans la question, le centre du royaume était déplacé, et il y avait désormais à tenir compte d’autres intérêts. Les Lombards mettaient en avant les passages du Splugen et du Septimer, auxquels le parlement subalpin n’avait pu songer en 1857, puisqu’ils débouchaient alors dans les possessions autrichiennes. Il devenait nécessaire de procéder à un nouvel examen du problème. M. Jacini, choisi par le comte de Cavour comme ministre des travaux publics, institua, en 1860, une commission administrative à cet effet. En même temps le gouvernement italien, sachant bien que les préférences des cantons helvétiques étaient acquises au projet du Saint-Gothard, chargea le ministre d’Italie auprès de la confédération de s’assurer du concours financier que la Suisse pourrait prêter à ce projet. « Comme le Saint-Gothard ne manque point de bonnes raisons qui puissent être produites en sa faveur, disait la dépêche italienne, il serait nécessaire de savoir si la confédération et les cantons les plus directement intéressés sont prêts à favoriser par un concours financier de quelque importance le choix de ce passage. Nous aurions ainsi en main une donnée précieuse pour la décision que nous avons à prendre. Il importe donc que le ministre du roi à Berne s’informe si le gouvernement fédéral, dans le cas où le choix tomberait sur le Saint-Gothard, serait disposé à déroger au principe suivi jusqu’ici et d’après lequel la confédération s’abstient d’accorder des subsides pour l’établissement des chemins de fer. Il serait utile de connaître la somme que pourrait fournir dans ce cas le gouvernement fédéral et celle qu’on pourrait attendre des cantons intéressés. » Le ministre d’Italie à Berne répondit le 15 novembre à son gouvernement qu’il ne fallait compter sur aucun subside fédéral, et que les cantons favorables au projet du Saint-Gothard accorderaient seuls un concours. La commission administrative de 1860, vivement pressée par le ministère, publia son rapport dans l’année même. Ses conclusions étaient « que dans la partie occidentale des Alpes le passage préférable était celui du Lukmanier, que dans la partie orientale c’était le Splugen, que s’il fallait se prononcer entre les deux, le Lukmanier devait avoir la préférence. »

Ce rapport devint l’objet d’une très vive polémique en Italie. On accusa la commission d’avoir fait son travail avec beaucoup de hâte et sans avoir réuni des élémens suffisans pour sa décision. À partir de ce moment, l’étude des différens tracés fut reprise de toutes parts avec activité. Un grand nombre de projets se produisirent. La province de Pavie, la municipalité et la province même de Milan, plusieurs autres corps municipaux ou provinciaux provoquèrent des rapports d’ingénieurs et d’administrateurs. Presque toute la Lombardie se prononçait avec chaleur pour les passages du Splugen et du Septimer. Cette attitude d’une des provinces les plus intéressées dans la question jetait le désarroi dans les esprits. Vers le milieu de l’année 1863, M. Paleocapa, sénateur et ancien ministre, publia un petit livre, le Chemin de fer des Alpes helvétiques et le meilleur tracé des lignes subalpines destinées à relier l’Italie à la Suisse. La haute réputation de l’auteur, sa position de président du conseil d’administration des chemins de fer lombards, donnaient une grande importance à cette publication. Le débat, disait M. Paleocapa, se trouve maintenant circonscrit entre le Lukmanier et un des passages orientaux (Splugen ou Septimer). Quel est notre désir à tous ? quel est l’intérêt du commerce italien ? C’est qu’on s’arrête sans plus longs ambages à un projet qui puisse être exécuté. Or l’une des deux solutions, celle des Alpes orientales, ne peut échapper au veto du gouvernement suisse ; Il ne reste donc que la solution du Lukmanier. La Lombardie pourra-t-elle s’y opposer ? Elle ne le fera pas, si elle consulte son intérêt. C’est la seule solution possible; c’est celle qu’une commission formée d’hommes compétens a mise en première ligne. Et d’ailleurs la ligne du Lukmanier vient, comme l’autre, aboutir à Milan. Telle était l’argumentation générale de M. Paleocapa. Son opuscule eut un grand retentissement; il souleva beaucoup de colères en Lombardie. Cependant, en conseillant aux Lombards de renoncer aux passages orientaux, qui ne donnaient pas satisfaction aux intérêts de la Suisse, il mettait en lumière une vérité que le conseil fédéral affirmait publiquement à la même époque. Répondant le 2 juillet 1863 à une communication du gouvernement italien, le conseil fédéral exprimait le désir « qu’il lui fût donné connaissance des lignes déjà étudiées ou à l’étude et sur lesquelles pourrait porter le choix de l’administration italienne, afin d’éviter qu’elle ne s’engageât trop avant dans une direction où la Suisse ne pourrait pas la suivre, comme par exemple s’il s’agissait d’une ligne qui ne dût pas traverser le canton du Tessin. »

Malgré quelques dissidences partielles, il semblait, vers le milieu de l’année 1863, que la solution du Lukmanier fût près d’être adoptée. Elle avait pour elle le vote de la commission administrative, elle était préconisée par les hommes les plus influens et les plus compétens. Un savant ingénieur lombard, M. Tatti, venait à son tour de publier un écrit pour la défendre. Elle avait, disait-on, les préférences du ministère des travaux publics; elle était appuyée de l’influence des puissans banquiers à qui appartient en grande partie la ligne de Coire au lac de Constance. La victoire du Lukmanier paraissait décidée. Cependant la question changea de face quand les partisans du Saint-Gothard entrèrent résolûment en campagne.

C’est en Suisse surtout que la solution du Saint-Gothard trouve ses défenseurs. Elle y a été étudiée et soutenue depuis 1850; mais l’action commune faisait défaut. L’initiative que la loi suisse laisse aux cantons dans les questions de chemin de fer, le morcellement du réseau, qui est partagé entre un assez grand nombre de compagnies, l’incertitude qui avait longtemps régné sur les conditions techniques du problème, formaient autant d’obstacles à une entente générale. Néanmoins l’opinion de la majorité était bien formée dans ce pays. Vers la fin de 1852, Stœmpfli, qui était alors président de la confédération, publia un écrit sur le rachat des chemins de fer suisses par l’état; dans ce travail, il proposa de compléter le réseau par la construction de la ligne du Saint-Gothard et d’y affecter une forte subvention fédérale. Quoique le projet de rachat de M. Stœmpfli fût loin de rallier l’opinion publique, sa proposition relative au Saint-Gothard montra une fois de plus quelle était la solution qui convenait aux intérêts suisses. En 1863, les vues de la majorité s’affirmèrent. Les travaux du Mont-Cenis se poursuivaient activement, et il n’était plus douteux qu’on pût exécuter des tunnels longs de 12 ou 15 kilomètres. Au mois d’août de l’année 1863, une conférence fut réunie à Lucerne; elle se composait des représentans des cantons de Lucerne, de Zurich, de Berne, d’Uri, de Schwitz, d’Unterwald, de Zug, de Fribourg, de Soleure, de Bâle-Cité, de Schaffhouse, d’Argovie, du Tessin, de Neuchâtel et de Thurgovie, auxquels s’étaient joints les mandataires de deux compagnies de chemins de fer, la centrale et celle du nord-est, qui sont les plus florissantes du pays. On remarquait dans l’assemblée la présence de M. Escher, une des notabilités politiques de la Suisse, qui, après avoir longtemps réservé son opinion sur les passages alpestres et avoir même penché pour le Lukmanier, s’était enfin déclaré hautement pour le Saint-Gothard. La conférence de Lucerne organisa la réunion dite « du Saint-Gothard » et nomma un comité permanent qui n’a cessé de fonctionner avec succès. Il a provoqué de nouvelles recherches techniques et suscité les beaux travaux dont nous avons parlé. Il a su appeler l’attention des pays du nord sur la ligne du Saint-Gothard et lui assurer de nouveaux appuis. De leur côté, les cantons qui désiraient faire triompher une solution différente ont convoqué une réunion à Saint-Gall; on y vit les représentans des Grisons, de Saint-Gall, d’Appenzell et de Glaris, c’est-à-dire des quatre cantons orientaux intéressés au choix du Lukmanier, et ceux de Genève, de Vaud et du Valais, c’est-à-dire des trois cantons occidentaux que desservirait mieux la ligne du Simplon. Cette assemblée, réunie dans la pensée chimérique de faire exécuter en même temps deux lignes alpestres, n’a pu réussir à contre-balancer les efforts de la conférence de Lucerne.

En Italie même, la cause du Saint-Gothard n’a pas tardé à compter de nombreux adhérens quand la question a été mieux étudiée. Vers la fin de 1863, M. Jacini, qui ne faisait pas alors partie du ministère, publiait le résultat d’une enquête dont la députation provinciale de Milan l’avait chargé. M. Jacini, avant de faire son rapport, était venu lui-même s’assurer de l’état des esprits en Suisse, et il est permis de croire que pendant ce voyage la cause du Saint-Gothard avait beaucoup gagné dans son opinion. Dans le travail qu’il livrait à la publicité, M. Jacini ne se prononçait pour aucune solution. Toutefois, et c’était déjà beaucoup, il montrait aux Milanais qu’ils n’avaient pas à s’attacher si étroitement aux passages orientaux; ils étaient presque désintéressés dans le choix: qui serait fait, puisque toutes les lignes sérieusement discutées aboutissaient à Milan, de telle sorte que du haut du Dôme de la ville on pouvait apercevoir tous les tracés proposés. « Je ne viens pas, disait le rapporteur, rompre une lance en faveur de la ligne du Saint-Gothard. Je n’ai eu d’autre but que de mettre sur le tapis une série de questions importantes qui méritent d’être mûrement étudiées. Peut-être, si j’avais cru que la question du chemin de fer alpestre pût recevoir une solution immédiate, j’aurais hésité à publier ce rapport; mais j’ai acquis la conviction que rien ne peut être décidé pour le moment, et que nous sommes entrés dans une période où la question restera en suspens. Après avoir montré qu’il convenait de profiter de ce répit pour étudier tous les élémens nouveaux que présentait le problème, il concluait en disant « S’il résulte de l’enquête, contre l’avis de beaucoup de personnes en Italie, que la ligne du Saint-Gothard n’est pas contraire aux intérêts italiens, nous pourrons nous considérer comme arrivés à la moitié du chemin. Nous n’aurons plus alors qu’à nous entendre avec nos voisins d’outremonts, et, s’il est possible, avec Bade et le Wurtemberg, au sujet du concours financier des divers intéressés. » Comme l’indique le mandataire de la province de Milan, il y eut à cette époque une sorte de temps d’arrêt dans la question, et c’est à partir de ce moment que les partisans du Saint-Gothard gagnèrent tout le terrain que perdaient ceux du Lukmanier. Rentré au ministère des travaux publics au mois de septembre 1864, M. Jacini se mit bientôt en mesure de réunir tous les élémens d’une solution définitive. Une commission d’ingénieurs a d’abord été chargée de fournir toutes les données techniques relatives aux différens tracés. Une autre commission de dix-neuf membres, où siègent les présidens des principales chambres de commerce et les directeurs des grandes compagnies de chemins de fer de l’Italie, s’occupe actuellement à Florence d’étudier la question au point de vue commercial. L’ensemble de ces travaux doit être soumis au prochain parlement avec les propositions du ministère.


VI.

Si l’on a suivi les indications que nous venons de donner à divers points de vue sur les différens passages des Alpes helvétiques, on ne saurait conserver de doute sur le tracé de la ligne qui doit joindre l’Italie à la Suisse. On a vu que le Splugen ne peut rester en cause. Une ligne qui ne ferait qu’effleurer le territoire helvétique et qui viendrait aboutir au lac de Constance, sur la rive gauche du Rhin, c’est-à-dire sur la frontière autrichienne, ne saurait être agréée par la Suisse et desservirait d’ailleurs fort mal les intérêts de l’Europe centrale. Quant au Simplon l’Italie le récuse, parce qu’il est trop rapproché du Mont-Cenis et qu’il n’a pas, à proprement parler, une zone qui lui appartienne. Le Saint-Gothard et le Lukmanier sont restés seuls en présence, et il a pu paraître à une certaine époque que le choix demeurait incertain entre eux. Sous le rapport des difficultés d’exécution et des frais d’établissement, ils ne diffèrent pas beaucoup; mais là se borne la ressemblance. S’ils ont tous les deux l’avantage de relier le canton du Tessin au reste de la confédération, ils le font dans des conditions très inégales, et l’on ne saurait mettre sur la même ligne les services que l’un et l’autre peuvent. rendre au commerce international. C’est au Saint-Gothard qu’est assurée sans contredit la clientèle la plus riche et la plus considérable. Zurich représente assez bien le centre des directions divergentes que doivent prendre les voyageurs et les marchandises au sortir de chacun des deux passages or de Zurich à Bellinzona le trajet par le Saint-Gothard est plus court de 65 kilomètres que le trajet par le Lukmanier. En raison de cette différence, le Lukmanier, si l’on en croit les calculs des ingénieurs, grèverait annuellement le commerce de l’Europe centrale d’une dépense de plus de 2,500,000 francs[5]. Combien d’intérêts peuvent être lésés, combien de relations peuvent être étouffées par cette différence de tarif! On a vu que le transport des houilles, des fers, des cotons de l’Europe centrale, peut être assuré à la ligne alpestre, et l’on sait qu’il suffit souvent de développer une des branches de l’industrie humaine pour vivifier un grand nombre d’autres industries et répandre l’activité dans des populations entières; mais un allongement dans le tracé du chemin compromettrait ces précieux avantages.

La solution se dessine donc avec netteté; il importe dès lors que nous nous rendions compte du capital nécessaire pour l’exécution de la ligne du Saint-Gothard et que nous estimions les facilités qui pourront se rencontrer pour la formation de ce capital. La ligne comprend trois parties la section alpestre proprement dite, de Fluelen à Biasca; le réseau qui la relie aux chemins suisses aboutissant à Lucerne et à Zug; enfin le réseau tessinois, qui se raccorde avec les chemins italiens. Ce dernier réseau a été concédé à une compagnie anglaise sous la condition que l’état pourrait le racheter pour favoriser l’exécution d’une ligne alpestre. Le capital nécessaire pour l’établissement des trois sections s’élève à 193 millions de francs[6], d’après les calculs de Beckh et Gerwig. Il est permis d’espérer que cette entreprise donnera lieu à une combinaison analogue à celle qui a été réalisée pour le Mont-Cenis. On sait que le gouvernement italien exécute à ses frais le tunnel de Modane; la France fournit une subvention de 19 millions de plus elle paiera une somme de 500,000 francs pour chaque année gagnée dans la durée des travaux, primitivement fixée à vingt-cinq ans. Admettons, d’après cet exemple, que les états intéressés fournissent une subvention de 90 millions. Ce résultat n’a rien d’improbable cette somme représente d’ailleurs les frais d’établissement du grand tunnel, ainsi que le complément d’intérêt qu’il y aurait lieu d’accorder à la compagnie concessionnaire pendant qu’elle construirait le souterrain et qu’elle exploiterait dans des conditions défavorables les deux sections qui y aboutissent. Cette, subvention, déduite de la somme totale de 193 millions, réduirait à 103 millions le capital à demander au public. Qu’on divise ce capital en 53 millions d’obligations et 50 millions d’actions, celles-ci, d’après un calcul fort modéré, pourront espérer un dividende approchant de 8 pour 100[7]. Un ingénieur suisse, M. Vetli, fort connu par ses études sur les chemins alpestres, a démontré que des modifications pourraient être faites au projet de Beckh et Gerwig de manière à en réduire la dépense. Si l’on réalisait de ce chef une économie de 10 millions, le dividende des actions serait porté à 9 pour 100.

La grandeur de l’entreprise et le caractère d’utilité européenne qu’elle présente permettent de compter sur des subventions dans la mesure que nous venons d’indiquer. Le Piémont autrefois, l’Italie dans ces dernières années, ont fait prévoir qu’ils s’intéresseraient directement à la construction de la ligne alpestre, ou qu’ils y contribueraient par un fort subside. La province et la ville de Gênes ont formulé plusieurs fois la promesse d’y consacrer une somme considérable. La société du chemin sud-autrichien-lombard est tenue, par ses conventions avec le gouvernement italien, de fournir 10 millions pour le passage des Alpes helvétiques. D’autres offres de concours se produiront sans doute, surtout quand les intentions du ministère et du parlement se manifesteront nettement à la suite de l’enquête aujourd’hui ouverte.

La question des subsides présentera plus de difficultés en Suisse en raison des institutions compliquées du pays. Toutefois il y a lieu d’espérer qu’elle sera résolue d’une manière satisfaisante. La loi de 1852 laisse la construction et l’exploitation des chemins de fer aux autorités cantonales ou à l’industrie privée. Les concessions sont données par les cantons; mais une certaine part d’influence est réservée au gouvernement fédéral. Les concessions cantonales sont soumises à sa ratification il impose aux différens chemins certaines conditions d’uniformité nécessaires, et veille à ce que leur tracé ne compromette pas la défense du pays; il tranche les questions relatives au raccordement des lignes; il peut vaincre la résistance d’un canton qui s’opposerait à l’exécution d’un chemin d’intérêt commun; il contrôle l’exécution des lignes concédées, et peut prononcer la déchéance des concessionnaires qui ne rempliraient pas leurs obligations; enfin il a le droit de racheter les lignes établies. C’est lui d’ailleurs qui représente à l’étranger les intérêts de la Suisse et qui peut seul conclure des arrangemens internationaux. Ces pouvoirs ne sont pas restés inutiles entre les mains des autorités fédérales; elles ont dû s’en servir plus d’une fois pour calmer des conflits qui s’étaient élevés entre les sociétés privées et les cantons, pour rendre possibles des entreprises que traversaient de fâcheuses rivalités, pour vaincre en un mot toutes les difficultés qui naissent du morcellement de la souveraineté. Telle est la situation réciproque des autorités fédérales et cantonales. Celles-ci ont eu jusqu’ici l’initiative dans la question des subsides à fournir aux lignes alpestres. La réunion dite du Saint-Gothard, qui a été fondée, comme on l’a vu, par quatorze cantons représentant plus des deux tiers de la population de l’état et par les sociétés du chemin central et du nord-est suisse, a demandé à ses mandataires une subvention de 20 millions pour les travaux du tunnel 13 millions seraient fournis par les cantons, les 7 autres par les deux compagnies. Les fonds sont déjà en partie votés. Nous ne doutons pas que la somme entière ne soit prochainement disponible, et ne vienne se joindre. aux contingens de l’Italie. Nous estimons d’ailleurs que les ressources qu’on doit attendre de la Suisse ne sont point limitées aux subsides des cantons et des sociétés de chemins. de fer. La confédération pourra, au besoin, intervenir efficacement dans cette affaire. La loi de 1852 ne lui a pas ôté les pouvoirs qu’elle tient de la constitution, dont l’article 21 est ainsi conçu « La confédération peut ordonner à ses frais ou encourager par des subsides les travaux publics qui intéressent la Suisse ou une partie considérable du pays. » En vertu de cet article, elle a déjà provoqué ou exécuté un grand nombre de constructions publiques elle a changé le régime du Rhin et du Rhône, établi des routes militaires, subventionné de simples routes cantonales; elle s’occupe en ce moment de régler le cours de l’Aar et du Tessin; enfin elle accorde une véritable subvention à tous les chemins suisses en les exonérant de tous droits d’entrée sur le matériel de la voie et celui de roulement. Le gouvernement fédéral ne saurait donc refuser son concours financier à une entreprise qui dépasse en importance toutes celles où il est intervenu précédemment.

La Suisse et l’Italie, nous l’avons suffisamment montré, ne sont pas seules intéressées à l’établissement d’une ligne qui relie le nord au midi de l’Europe à travers les Alpes centrales. Les provinces situées dans le bassin du Rhin doivent surtout y trouver de nouveaux débouchés pour leurs industries. Aussi trois états allemands, le grand-duché de Bade, le Wurtemberg et la Prusse, ont déjà fait connaître à Florence leur intention de subventionner le passage du Saint-Gothard à l’exclusion de tout autre. Les chambres de commerce de la Prusse rhénane viennent d’adresser des pétitions à Berlin pour que la subvention prussienne soit fixée à 20 millions. La Belgique et la Hollande ont également manifesté des intentions favorables. Les gouvernemens mêmes dont on ne peut attendre aucun secours financier donneront sans doute à cette entreprise leur appui sympathique. Elle réunit en effet dans un seul faisceau les intérêts d’une grande partie de l’Europe. Quelque ardue que soit la question de la traversée des Alpes helvétiques, nous avons la confiance que toutes les difficultés qui ont retardé jusqu’ici ce grand travail seront heureusement surmontées. Ce ne sera pas la moins glorieuse parmi les œuvres qui attesteront à nos descendans l’énergie de notre époque.


FEER-HERZOG,

Membre du conseil national suisse.

  1. Voyez sur ces remarquables travaux la Revue du 15 février 1865.
  2. Nous en retrouverons plus loin au second exemple sur le versant méridional du Saint-Gothard.
  3. Les principales données qui se rapportent aux passages du Simplon, du Saint-Gothard, du Lukmanier et du Splugen sont réunies dans le tableau suivant. Certaines indications manquent à l’égard du Simplon, pour lequel les études ont été moins complètes que pour les autres.
    SIMPLON
    Sion-Dumo d’Ossola.
    Projet de M. Jaquemin
    St-GOTHARD
    Fluelen-Biasca
    Projet de MM. Beckh et Gerveig
    LUKMANIER
    Cuire-Biasca
    Projet de MM. Klein et Gerwig
    SPLUGEN
    Coire-Riva di Chiavonna
    Projet de MM. Vanotti et Finardi.
    Longueur de la ligne (en kilom.) 109 97 20 118 70 111 92
    Point le plus élevé à ciel ouvert (altitude en mètres) 1,076 50 1,155 1,270 1,293
    Point culminant du tracé (altitude en mètres) 1,150 1,162 50 1,383 1,296 70
    Longueur du tunnel principal (en kilomètres) 12 (en courbe) 14 80 12 65 14 15
    Frais d’établissement du tunnel (en francs) « 53,000,000 47,000,000 50,000,000
    Frais d’établissement de la ligne entière (en francs) « 109,000,000 103,000,000 120,000,000
    Maximum des pentes 25 p 1,000 25 p 1,000 25 p 1,000 25,5 p 1,000
    Minimum des rayons de courbure (en mètres) 300 300 300 300
    Longueur totale des tunnels et galeries (en kilomètres) « 28 86 « 45 24
    Longueur du parcours à ciel ouvert (en kilomètres) « 68 34 « 66 68
    Longueur du parcours en lignes droites (en kilomètres) « 61 60 « 64 07
    Longueur du parcours en lignes courbes (en kilomètre.) « 35 60 « 47 85
    Pente moyenne « 16 32 p 1,000 15 52 p 1,000 16 38 p 1,000
    Différence de niveau sur le versant nord (en mètres) 576 724 799 712 70
    Différence de niveau sur le versant sud (en mètres) 801 862 1,083 920 75
  4. Les combinaisons qui peuvent résulter de cette entente sont de nature à reléguer au second rang la question soulevée par M. Lommel dans sa brochure, Simplon, Saint-Gothard et Lukmanier. Partant de ce principe qu’une hauteur de 10 mètres à franchir équivaut à un parcours horizontal d’un kilomètre, cet ingénieur, dans l’étude des différens passages alpestres, remplace les distances réelles par les distances qu’il appelle virtuelles. Il obtient ces dernières en divisant par 10 les hauteurs que présentent les différens passages à franchir et en ajoutant le quotient à la distance kilométrique réelle. L’auteur attache une importance exagérée aux résultats qu’il tire de ce calcul. Il faut remarquer en effet que le parcours additionnel ajouté par M. Lommel à la véritable distance ne doit pas augmenter la taxe totale afférente aux transports, et ne doit affecter que les frais d’exploitation. En Suisse par exemple, la taxe moyenne par tonne et par kilomètre est de 12 centimes, tandis que les frais d’exploitation s’élèvent à 3 centimes seulement. Il y aurait. donc lieu de réduire au quart l’augmentation que M. Lommel admet. Ajoutons que, pour évaluer les frais d’exploitation, il faut tenir compte du prix de la houille. On vient de voir l’influence prépondérante qu’exerce la position des compagnies voisines. En présence de tant d’élémens qui agissent dans des sens très divers, le principe des distances réelles reste celui dont on peut attendre les résultats les plus certains. On peut remarquer, et c’est là sans doute une considération décisive, que les compagnies de chemins de fer adoptent cette base dans les traités de concurrence qu’elles ont l’habitude de conclure entre elles.
  5. Le revenu probable de la ligne du Saint-Gothard est estimé par année et par kilomètre à 48,000 fr., dont 9,000 pour le trafic propre de la ligne et 39,000 pour le transit. Les 65 kilomètres additionnels du Lukmanier constitueraient donc pour ce transit une dépense supplémentaire de 65 X 39,000, soit 2,535,000 fr.
  6. Les élémens du calcul fait par MM. Beckh et Gerwig sont les suivans :
    Section alpestre, Fluelen-Biasca, 97kms,2 à deux voies. 109,190,000 fr.
    Section nord, Fluelen-Lucerne-Zug, 62kms, 3 à une voie 20,518,800
    Section sud, Biasca-Camerlata-Locarno, 97kms, 5 à une voie. 32,051,800
    Soit pour 257 kilomètres 161,760,600 fr.
    Intérêts à 5 pour 100 du capital pendant la durée de la construction. 31,331,000
    Soit pour le capital nécessaire. 193,091,600 fr.
  7. On estime que la ligne entière donnera lieu à une circulation de 180,000 voyageurs et 270,000 tonneaux de marchandises. Dans ces conditions, le produit brut s’élèverait par kilomètre à 48,000 fr. et le produit net à 27,000, sur lesquels il y aurait lieu de porter 1,200 fr. au fonds de réserve. Le produit de la ligne entière, estimé ainsi à 6,630,000 fr., donnerait 2,650,000 fr. pour l’intérêt à 5 pour 100 des obligations et 3,980,000 fr. pour les actions, ce qui en porte le dividende à 7,96 pour 100.