Les Chefs-d’œuvre lyriques de Marceline Desbordes-Valmore/Notice

NOTICE


Marceline Desbordes-Valmore est la grande inspirée française. De génération en génération, depuis près d’un siècle, les voix les plus hautes et les plus différentes ont proclamé son génie : ce furent d’abord Victor Hugo et Lamartine ; puis Alfred de Vigny et Sainte-Beuve, Alexandre Dumas et Béranger, Balzac et Michelet, puis Barbier, Brizeux, Baudelaire, Théodore de Banville, Paul Verlaine, sans compter les vivants illustres. Et tous — on en peut faire la remarque — ont trouvé pour parler d’elle, des paroles plus émues que pour parler de n’importe quel autre qu’elle, tous ayant été, par elle seule, touchés à de certaines fibres profondes, ayant senti qu’entre les poètes, elle était, dans l’ordre du cœur, la première. D’où vient donc qu’elle n’apparaisse point encore, aux yeux du public entier, définitivement établie à la place que lui ont assignée de tels suffrages ? Certes, les mères continuent d’apprendre à leurs enfants, dès le berceau, les stances naïves du « Petit Oreiller », l’un de ses moindres poèmes, et quelques autres sont entrés dans les anthologies : mais beaucoup la tiennent encore, par ouï-dire, pour une vague Muse démodée, auteur de monotones et larmoyantes élégies, elle, la passionnée et l’héroïque, non moins que la tendre et que la plaintive, elle dont la sensibilité, si normalement humaine, est plus proche peut-être de la nôtre que celle des autres grands poètes romantiques. Pourquoi cette erreur ? Voici la réponse, bien simple : il n’existait jusqu’à présent aucune édition vraiment accessible de ses œuvres. Les éditions originales sont des plus rares. Le choix donné par Sainte-Beuve en 1842, alourdi, d’une part, d’un trop grand nombre de pièces médiocres prises dans les recueils de jeunesse, et qui, d’autre part, n’avait jamais été augmenté de poèmes tirés des recueils postérieurs, cessa d’être réimprimé lorsque parut, par les soins d’Auguste Lacaussade et d’Hippolyte Valmore, la belle édition Lemerre en trois volumes, précieuse d’être à peu près complète, mais inabordable au public le plus nombreux. Au reste, d’un poète de pur instinct, sans art conscient, et qui n’atteignait la perfection formelle qu’aux heures d’inspiration transcendante, un si grand nombre de pages ne saurait survivre. Il fallait que, de tant de poèmes périssables, les immortels fussent dégagés. C’est ce que nous avons tenté de faire, avec la pensée que ces chefs-d’œuvre pourraient ainsi répandre pour la première fois, non plus seulement sur quelques privilégiés, mais sur la multitude des âmes, la contagion de l’amour, de la pitié, de la miséricorde et du courage qu’y avait naguère enfermés une âme sublime.

La vie de Marceline est aussi émouvante que ses livres, avec lesquels elle se confond, d’ailleurs, tant ils en sont l’expression directe et frémissante. Nous la lui ferons, le plus possible, conter à elle-même, en nous servant de ses vers, des quelques notes en prose qu’elle a laissées, enfin de cette admirable correspondance intime que M. Benjamin Rivière a publiée, et que M. Arthur Pougin a complétée par les nombreuses lettres qui suivent son étude sur la Jeunesse de Marceline Desbordes-Valmore.

Marceline naquit à Douai, le 20 Juin 1786, dernière des sept enfants de Félix Desbordes, peintre doreur en armoiries, équipages et ornements d’églises. La maison, qui existe encore, au n° 32 de la rue de Valenciennes, avec sa petite niche au dessus de la porte, où il y avait autrefois une statue de la Vierge, était attenante au cimetière de l’humble paroisse Notre-Dame :

L’église, en ce temps là, des vertes sépultures
Se composait encor de sévères ceintures
Et, versant sur les morts ses longs hymnes fervents,
Au rendez-vous de tous appelait les vivants.
C’était beau d’enfermer dans une même enceinte
La poussière animée et la poussière éteinte ;
C’était doux, dans les fleurs éparses au saint lieu,
De respirer son père en visitant son Dieu.

La fillette jouait parmi les tombes avec son frère, ses sœurs et les trois amies de son âge dont les noms reparaîtront souvent dans ses vers : Rose-Marie, Albertine, Pauline. Las des jeux, on s’allait rafraîchir les mains et le visage au bassin du vieux puits Notre-Dame, et l’on rentrait au logis où la douce mère berçait sur ses genoux un petit garçon nouveau-né. Quel plaisir lorsque, les soirs d’hiver, l’oncle Constant Desbordes — un peintre de portraits, lui — venait expliquer ce que disait le vieux grillon

Au creux de l’âtre éteint que peuplaient huit enfants,
Huit esprits curieux du passé, doux à croire,
Dont le docte grillon savait la longue histoire
Alors que, frère et sœurs me prêtant leurs genoux.
Disaient : « Viens, Marceline, écouter avec nous ! »

Tandis que, poursuivant la tâche commencée,
L’aiguille s’envolait régulière et pressée,
Soumise au raconteur, j’écoutais tout le soir
Ce qu’à travers un siècle un grillon a pu voir ;
J’écoutais, moi plus frêle et partant plus aimée ;
Toute prise aux rayons de la lampe allumée.
Je veillais tard, ô joie ! et le crieur de nuit
Sonnait, sans m’effrayer, pour les morts à minuit…

Que de tableaux charmants de ces années heureuses se graveront dans le souvenir de Marceline, pour y reparaître, comme des consolations, aux heures sombres de sa vie. « Je la croyais grande, notre chère maison ; depuis, j’ai l’ai revue, et c’est une des plus pauvres de la ville. C’est pourtant ce que j’aime le plus au monde, au fond de ce beau temps pleuré. Je n’ai vu la paix et le bonheur que là. »

Ce bonheur fut de courte durée. Bientôt, la Révolution éclatait ; les églises se fermaient, les nobles partaient pour l’émigration, et tout travail ne tardait pas à manquer au peintre-doreur qui, ayant tant de bouches à nourrir, vit bientôt s’épuiser ses dernières ressources.

Il sembla pourtant qu’au plus fort de cette misère un secours inespéré fut envoyé du ciel à ces braves gens. Une branche protestante de la famille s’était, après la révocation de l’Édit de Nantes, réfugiée en Hollande pour ne point changer de religion. Félix Desbordes y avait, Page:Dorchain - Les Chefs-d oeuvre lyriques de Marceline Desbordes-Valmore.djvu/10 Page:Dorchain - Les Chefs-d oeuvre lyriques de Marceline Desbordes-Valmore.djvu/11 Page:Dorchain - Les Chefs-d oeuvre lyriques de Marceline Desbordes-Valmore.djvu/12 Page:Dorchain - Les Chefs-d oeuvre lyriques de Marceline Desbordes-Valmore.djvu/13 Page:Dorchain - Les Chefs-d oeuvre lyriques de Marceline Desbordes-Valmore.djvu/14 Page:Dorchain - Les Chefs-d oeuvre lyriques de Marceline Desbordes-Valmore.djvu/15 Page:Dorchain - Les Chefs-d oeuvre lyriques de Marceline Desbordes-Valmore.djvu/16 Page:Dorchain - Les Chefs-d oeuvre lyriques de Marceline Desbordes-Valmore.djvu/17 Page:Dorchain - Les Chefs-d oeuvre lyriques de Marceline Desbordes-Valmore.djvu/18 Page:Dorchain - Les Chefs-d oeuvre lyriques de Marceline Desbordes-Valmore.djvu/19 Page:Dorchain - Les Chefs-d oeuvre lyriques de Marceline Desbordes-Valmore.djvu/20 Page:Dorchain - Les Chefs-d oeuvre lyriques de Marceline Desbordes-Valmore.djvu/21 Page:Dorchain - 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La volonté n’est certes là pour rien. Si le poète avait eu conscience de ce qui se passait autour de lui, sous l’empire des tortures éprouvées, il n’eût pas écrit, ou bien, sans être beaucoup plus maître de lui, il eût cherché à donner la mesure et la rime aux tristes pensées, aux effrois qui secouaient si fatalement son cœur ; il eût raconté ses tourments, peut-être consigné dans ses vers le désespoir de la jeune victime qui criait : ’Je ne veux pas mourir ! Je ne veux pas mourir ! ’ Mais n’est-il pas à croire que dans ce moment de prostration complète, la pauvre femme ne s’appartenait pas et n’était plus là qu’un instrument ? Qui donc touchait les cordes de cette harpe humaine ? ”

Nous répondrons : elle-même, à l’insu d’elle-même. Ce qui chantait alors, c’était, hors du domaine de la pensée consciente et volontaire, ce moi subliminal^ source mystérieuse, réserve inépuisable du génie. Là s’amassent, au fond des grandes âmes qui n’ont cessé de vivre en exaltation, en beauté, en charité, en amour, un immense trésor d’émotions, de mouvements et d’images que leur conscience ne saurait supputer ni leur volonté répartir. Mais à de certaines heures, comme par l’excès de sa plénitude, il s’ouvre de lui-même et, dans un allégement divin, le verbe inspiré en jaillit vers la multitude des âmes, allégées à leur tour d’y trouver le cri de leurs propres douleurs et de leurs propres joies, qui les oppressaient d’être inexprimées. Tel un nuage, dans les hautes régions, accumule en flottant les vapeurs de l’air et l’électricité de l’espace ; puis tout à coup, sous une tension trop forte, il explose en éclairs et se résout en pluie, splendide et bienfaisant à la fois, illuminant et désaltérant la terre assombrie et desséchée.

“ Puissance d’orage…don des larmes…” Oui, voilà bien, sur nos cœurs, l’action des vers de Marceline, et, par là, — comme il convenait à celle qui rêva toujours l’élargissement des captifs, le rappel des proscrits et la rédemption des damnés, — leur incomparable pouvoir de délivrance.

AUGUSTE DORCHAIN