Les Chasseurs d’or/XIX. L’Histoire de John Ball


Pendant l’après-midi, John Ball s’éveilla, comme de coutume, de son long sommeil. Et, comme Rod se penchait affectueusement vers lui, il murmura, plus distinctement qu’il ne l’avait jamais fait :

— Dolorès… Où est Dolorès ?

— Qui est Dolorès ? interrogea le jeune Blanc. Oui, qui est-elle ?

John Ball souleva une de ses maigres mains, la porta vers sa tête, et un gémissement tomba de ses lèvres, après lequel il parut se répéter à lui-même :

— Dolorès… Qui est Dolorès ?

On ne put tirer de lui autre chose. Il avala quelques cuillerées de soupe, qu’on lui tendit, puis retomba dans sa léthargie.

— Qui peut être cette femme ? dit Wabi. Y aurait-il quelqu’un d’autre dans la caverne ? Qu’en penses-tu, Rod ?

— À mon avis, répondit le jeune Blanc, il doit parler de quelqu’un qu’il a connu autrefois ; il y a quarante ou cinquante ans. Dolorès est un nom de femme ou de jeune fille… Si nous parvenons à sauver John Ball, peut-être connaîtrons-nous enfin son secret.

Le jour suivant, tous les objets et ustensiles qu’il n’était pas nécessaire de remporter furent mis à l’abri dans la vieille cabane, sommairement réparée. Puis la pirogue fut hissée à nouveau, à l’aide d’une corde, jusqu’à la partie supérieure du ravin, et John Ball transporté à sa suite, avec mille difficultés, sur le tronc d’arbre qui, tant de fois, lui avait jadis servi de pont.

Le niveau du torrent avait, durant les derniers jours, considérablement baissé et, jusqu’au soir, les trois hommes, marchant dans l’eau jusqu’à mi-jambe, remorquèrent après eux la pirogue de bouleau et son inconscient fardeau.

Durant la nuit, John Ball fut veillé alternativement par un de ses trois compagnons. Mukoki prit la première tranche de garde et fut, à onze heures, remplacé par Wabi.

Un peu après minuit, Roderick fut, par son ami, brusquement tiré de son lit de branchages.

— Lève-toi, au nom du ciel ! murmurait Wabi à son oreille. Il parle… Il parle, comme toujours, de Dolorès, et aussi d’une certaine grosse bête… Écoute !

John Ball, conversant avec lui-même, disait distinctement :

— N’aie pas peur, Dolorès… J’ai tué la bête… Je l’ai tuée… tuée…

Puis il s’écriait, d’une voix rauque :

— Où est Dolorès ? Où est-elle ?

Et il laissa lourdement retomber sa tête sur sa poitrine.

— Quelle bête ? demanda Rod.

Mais il fut impossible d’en tirer plus long du vieillard.

— Écoute, Rod, dit Wabi. Quelque événement dramatique s’est passé, je pense, dans cette caverne. John Ball, sans doute, a toute une histoire. Son aventure avec ses deux associés pour l’or, Henri Langlois et Pierre Plante, qui, avant de s’entre-tuer, ont tenté de l’assassiner, ne doit tenir dans sa vie qu’une place incomplète. Une autre partie, non moins terrible, a dû se jouer entre John Ball et sa Dolorès… Va te recoucher. Je te rappellerai, dans deux heures, pour prendre ma place.

Des journées harassantes se succédèrent, en ce retour brusqué vers Wabinosh House.

L’état de John Ball paraissait s’empirer. La fièvre s’était emparée de lui, empourprant ses joues squelettiques, et il tomba, au bout de huit jours, dans le délire.

Les trois hommes accélérèrent leur marche, qui fut désormais continuée pendant une partie des nuits.

Le fou ne cessait de balbutier le nom de Dolorès, de parler de bêtes énormes dans l’obscurité de la caverne. Dans d’autres moments, ce n’étaient plus des bêtes, mais des hommes, dont les yeux brillaient dans des masses de fourrures et qui, de leurs mains emmitouflées, lançaient des harpons.

Le douzième jour après le départ, la petite caravane atteignit les bords du lac Nipigon, à trente milles de Wabinosh House.

Rod et Mukoki furent expédiés en avant, pour aller quérir de l’aide à la factorerie, tandis que Wabi demeurerait avec John Ball.

Ils embarquèrent de nuit, dans la pirogue, et le soleil se levait juste derrière la forêt voisine, quand ils prirent pied à peu de distance de Wabinosh House.

Comme il sautait à terre, Rod aperçut une fine silhouette qui, à un quart de mille de lui, sortait de la forêt. Malgré la distance, il reconnut aussitôt Minnetaki.

Se tournant vers Mukoki, dont les yeux perçants avaient, eux aussi, reconnu la jeune fille :

— Écoute-moi, Muki… dit-il hardiment. Je vais longer la grève, en bordure de la forêt, afin de la surprendre. Veux-tu m’attendre ici ?

Mukoki grimaça son consentement et le jeune homme, s’enfonçant sous bois, partit comme une flèche.

Il était fort essoufflé quand il arriva, caché par les arbres, à une cinquantaine de mètres de Minnetaki.

Il siffla, d’un sifflement particulier, que lui avait enseigné la jeune fille, et qu’en dehors d’elle et de lui-même personne, dans le Wild, ne connaissait.

En entendant résonner la note aiguë, Minnetaki tourna la tête dans la direction d’où le son lui arrivait.

Rod, sans se montrer, réitéra, plus fort que la première fois, et Minnetaki fit quelques pas en avant.

Au troisième sifflement, il l’entendit qui disait, sous les baumiers, avec quelque hésitation dans la voix :

— Rod… Est-ce vous ?

Roderick continua à siffler, tout en reculant, et amena ainsi la jeune fille jusqu’à la grève.

Il la vit soudain émerger de la forêt, la surprise empreinte sur son visage et une flamme anxieuse dans ses beaux yeux noirs.

Presque aussitôt elle l’aperçut et, avec un petit cri de joie, les mains tendues, courut à sa rencontre.

Une heure après, une grande pirogue, expédiée de la factorerie, traversait le lac Nipigon, vers Wabi et vers John Ball.

Pendant ce temps, Rod s’empressait à satisfaire de son mieux aux mille questions qui lui étaient posées, sur son retour inopiné.

Il raconta, le plus simplement possible, les émouvants événements auxquels il avait pris part, en compagnie de Wabi et de Mukoki, et la course folle du retour, dans l’espoir de ramener à la factorerie John Ball encore vivant.

L’abattement de ses traits, ses yeux cernés, ses mains couvertes d’égratignures et de meurtrissures, et ses vêtements en loques, disaient assez les fatigues subies.

Il n’alla se coucher que tard dans la soirée, et il était midi, le lendemain, quand il sortit de son lourd sommeil.

La pirogue de secours était revenue et John Ball avait reçu déjà les premiers soins du médecin.

Au déjeuner, les questions recommencèrent à pleuvoir sur Rod et sur Wabi. Mukoki lui-même, qui était du repas et avait pris place à la table de famille, ne pouvait esquiver les perpétuelles interrogations de Minnetaki.

Rod était assis entre sa mère et la jeune fille et, plusieurs fois, au cours du déjeuner, il sentit la main de son amie, qui gentiment lui pressait le bras.

Quand le factor parla d’une nouvelle expédition à la mine d’or, Roderick ne put s’empêcher de sursauter légèrement, tellement fort les doigts de Minnetaki l’avaient pincé.

Et, l’ayant regardée dans les yeux, il comprit que cela signifiait le désir ardent de la jeune fille de prendre part, avec lui, à cette seconde randonnée.

Après le déjeuner, les deux jeunes gens s’étant, un instant, trouvés seuls, Minnetaki, à brûle-pourpoint, dit à Rod, d’une voix nette et décidée :

— C’est entendu, n’est-ce pas ? Je repars avec vous. Pourquoi, tout à l’heure, avez-vous eu l’air aussi stupide, quand je vous ai fait comprendre ma volonté ?

— Mais, balbutia Rod, j’ignorais si je devais… Je ne savais pas…

— Vous n’allez tout de même pas, reprit Minnetaki, vous et Wabi, me laisser toujours seule au logis, comme une petite fille ! J’ai, en votre absence, plaidé et gagné ma cause. Ma mère est consentante, et votre mère pareillement. Mahalla, notre vieille servante indienne, m’accompagnera et me servira de femme de chambre… Mon père n’a pas encore dit oui, mais maman se charge d’obtenir son consentement. Elle l’a prévenu déjà qu’elle le mettrait sous clef jusqu’à ce qu’il cède. Oh ! le beau voyage, en société de mon frère et de vous ! Quelle fête !

— Évidemment… Évidemment… approuva Rod, que la joie rendait muet.

— Ce sera, reprit Minnetaki, un vrai voyage d’amoureux… pour Mahalla et Mukoki.

— Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire que, de l’avis de cette bonne vieille Mahalla, Mukoki est le plus aimable Indien qu’elle ait jamais vu. Ce n’est pas d’aujourd’hui que lui aussi, en dépit de son deuil du passé tragique, semble la trouver à son goût. Ils sont aussi ridés et parcheminés, aussi cuivrés l’un que l’autre. Jamais union ne saurait être mieux assortie… C’est beaucoup de rencontrer, ici-bas, quelqu’un qui doit faire votre bonheur et, quand l’occasion s’en présente, il faut se garder de la laisser échapper ! N’est-ce pas votre avis ?

— Mais, certainement… répondit Rod, en rougissant jusqu’aux oreilles. Écoutez-moi, Minnetaki…

Mais il ne put achever sa phrase, car déjà l’espiègle jeune fille s’était sauvée, en riant aux éclats.

Pendant toute une semaine, John Ball demeura entre la vie et la mort. Puis un mieux, lent mais suivi, se fit sentir. Chaque jour, un peu de force revenait à son corps squelettique, un peu de flamme de raison reparaissait dans ses yeux creux.

Au bout de quinze jours, sa guérison, physique tout au moins, parut assurée.

L’esprit fut plus tardif à se remettre. Le vieillard commença par reconnaître ceux qui se penchaient sur son lit. Chaque fois, surtout, que Rod venait lui rendre visite, il insistait pour garder, le plus longtemps possible, dans ses mains, la main que lui tendait le jeune homme.

Lorsqu’il voyait arriver, soit Minnetaki, soit sa mère, soit la mère de Roderick, son émotion était à son comble. Ce nom de Dolorès, qu’il avait, pour la première fois, jeté à Rod, dans la caverne, revenait aussitôt sur ses lèvres, dans un gémissement douloureux. Et il se cachait les yeux avec son bras, comme s’il n’eût pu supporter l’aspect des trois femmes, qui le rendait heureux et le faisait souffrir à la fois.

Puis, par petites étapes, le langage humain, qu’il entendait parler autour de lui, lui redevint familier. La parole lui revint, bien imparfaite encore, et ce ne fut que bribe à bribe que ceux qui le veillaient apprirent, en fragments tout au moins, l’histoire de John Ball.

Il n’était pas toujours facile de recoudre ensemble les lambeaux du récit du vieillard. Des lacunes y subsistaient, qui semblaient sans intérêt pour lui, et qu’il était impossible de remplir.

La notion du temps n’existait pas, en ce qui le concernait, et il contait, comme d’hier, des faits en réalité très anciens.

C’est ainsi qu’il lui était impossible de se remémorer la date à laquelle, encore jeune, il avait quitté la factorerie d’York, située sur la baie d’Hudson, pour aller, comme tous les ans, étudier au collège de Montréal. Le factor était son père.

Il était parti, pour ce voyage d’un millier de milles, en compagnie des deux Français, Henri Langlois et Pierre Plante. Ce fut bien lui qui découvrit le gisement d’or, dans le ravin. Il ne se souvenait, là-dessus, d’aucun détail.

Tout ce qu’il pouvait dire, c’est que, lors du premier partage de l’or, la plus grosse part lui en avait été attribuée, tant parce que sa découverte lui était due, que parce qu’il était le fils d’un des lords tout-puissants de la baie d’Hudson.

Il se remémorait vaguement qu’une querelle avait suivi, entre lui et ses deux compagnons, et que, le lendemain, il avait vu, à son réveil, les deux hommes s’incliner sur lui, pour l’assassiner.

Tout, ensuite, redevenait obscur. Quand il était revenu à la vie, il se trouvait chez un peuple étranger, parmi des hommes si petits qu’ils lui atteignaient à peine l’épaule. Ils étaient habillés de fourrures et étaient munis de harpons.

Et, malgré le défaut d’autres renseignements, ceux qui écoutaient John Ball comprirent qu’il avait été recueilli, mourant, par des Esquimaux, descendus sans doute vers le sud, pour chasser l’élan et le caribou.

Ils l’avaient traité avec bienveillance et il avait vécu longtemps en leur société, chassant et péchant comme eux, et dormant dans des huttes de neige et de glace.

Puis John Ball se revoyait parmi les Blancs. Il s’en était retourné (comment ?) à la factorerie d’York. Son père et sa mère étaient morts, et un autre factor avait pris possession de l’établissement.

Il semblait, à cette époque, posséder encore toute sa raison et il se souvenait d’avoir dirigé vers la mine d’or plusieurs fructueuses expéditions.

Il s’était ensuite, envoyé par la Compagnie de la baie d’Hudson, rendu dans une grande ville de la civilisation, qui devait être Montréal. Là, il avait rencontré une jeune fille, nommée Dolorès, qu’il épousa.

Dès qu’il parlait de cette femme, les yeux de John Ball s’enfiévraient, et il sanglotait, en répétant son nom.

La raison, à demi revenue, ne lui avait pas rendu le sens des années écoulées et l’on eût dit qu’il venait de quitter, quelques heures avant, la jeune épousée qu’il pleurait.

Quand on le pressait de questions, il contait, avec un effort de mémoire, qu’il était, de Montréal, où il avait vécu heureux, retourné un jour, avec sa femme, dans le Northland.

Avec elle, il s’était embarqué sur une pirogue et avait, derechef, gagné la mine d’or.

Après cela, rien ne demeurait en lui qu’un chaos de cauchemardesques visions. Ils s’étaient enfoncés tous deux dans un vaste monde souterrain, où il n’y avait ni soleil, ni lune, ni étoiles. Ils y avaient retrouvé de l’or, qu’ils récoltaient à la lueur d’une torche.

Dolorès s’était, un jour, seule, avancée plus avant dans ce ténébreux univers, et elle n’en était jamais revenue !

À ce souvenir atroce, la folie semblait s’emparer à nouveau de John Ball. Il disait qu’il s’était, à son tour, enfoncé dans l’immense caverne, qu’il y avait rencontré des êtres fantastiques, d’énormes bêtes, plus grosses que les plus gros élans du Wilderness, contre lesquelles il s’était battu.

Il parlait encore de torrents rugissants et de tonnantes cataractes, enfouis dans les entrailles de la terre.

Le père de Wabi, Georges Newsome, écrivit, sans tarder, à Montréal, pour s’enquérir de John Ball. Il lui fut confirmé que quelqu’un de ce nom y avait bien résidé, en qualité d’inspecteur des fourrures, au cours des années 1877 et 1878. Il était reparti vers le Northland, il y avait environ trente ans.

Tout le monde, à Wabinosh House, fut d’accord pour penser que ce fut après la disparition de sa femme, dans la tragique caverne, que John Ball perdit la raison. Il avait ensuite, durant plus d’un quart de siècle, vécu, d’une vie sauvage, dans les solitudes du Grand Nord[1].

Rod était persuadé qu’en fouillant avec soin la caverne, on y retrouverait les restes de Dolorès.

La convalescence de John Ball avait été longue et le temps avait marché. Le court été du Wild penchait vers son déclin. Bientôt les jours allaient rapidement décroître, et passer dans le ciel les premiers souffles de l’automne. Il fut décidé que la seconde expédition vers l’or serait remise au printemps suivant.

Quoiqu’elle fût affectueusement pressée de passer l’hiver à Wabinosh House, Mrs. Drew s’effraya des froidures excessives du Northland et affirma qu’elle préférait rejoindre, à Détroit, son home coutumier.

Roderick ne voulut pas laisser sa mère partir seule et déclara qu’il raccompagnerait.

Une grande pirogue les emporta tous deux, au matin d’un beau jour, sur les eaux calmes du lac Nipigon.

Il y eut d’interminables serrements de mains de Rod, avec Wabi et avec Mukoki, bien des larmes dans les beaux yeux de Minnetaki.

Mais elle savait, comme Roderick, désormais enrichi par l’or de John Ball, que cette séparation serait la dernière. L’expédition printanière, à laquelle il avait été arrêté qu’elle prendrait part, serait son voyage de fiançailles.

Car il avait été résolu aussi que, avant qu’une autre année fût révolue, un lien plus tendre que celui de l’amitié unirait à jamais Roderick Drew et la sœur de Wabi, la jolie fille, aux yeux de jais et aux cheveux noirs, du factor et de l’ancienne princesse indienne, Minnetaki.

  1. Curwood, au cours de ses voyages d’exploration dans le Wilderness, a rencontré, diverses fois, de ces êtres étranges demeurés seuls, pour des causes diverses, dans ces régions désertiques. Ils y étaient retournés à l’état sauvage et le manque de société les avait rendus fous. Dans plusieurs de ses romans, il a mis en scène de ces personnages.