Les Chasseurs d’or/XIV. La Troisième Cascade


Rod l’aperçut le premier et, tandis qu’il s’avançait dans cette direction, il entendit derrière lui le léger déclic du revolver de Wabi, qui l’armait, et celui, plus brutal, du cran de sûreté du fusil de Mukoki.

Lui-même, il tira de sa gaine son revolver et chuchota :

— Qui peut être là ? On ne voit personne.

Mukoki mit un doigt sur ses lèvres.

— Pas pouvoir dire, répondit-il. Pas savoir. Mais nous bien ouvrir les yeux.

— Rien ne bouge, dit Wabi. On nous a sans doute entendus.

Il n’y avait personne.

La fumée s’élevait d’une bûche carbonisée, qui était à moitié recouverte de terre et de cendres. On ne pouvait s’y tromper. Le feu avait été mis en veilleuse. Celui ou ceux qui l’avaient construit, étaient partis, mais avec l’intention de revenir.

Autour du feu, nombreuses étaient les empreintes de pieds, et des os étaient éparpillés.

Mukoki en ramassa quelques-uns, qu’il se mit à soigneusement examiner, tandis que Rod et Wabi, tout décontenancés, regardaient de droite et de gauche, avec étonnement, s’attendant à l’attaque soudaine d’une horde de sauvages.

Mais le vieil Indien, secouant la tête, et désignant du doigt les traces imprimées sur le sable :

— Mêmes pieds ! dit-il. Un seul homme avoir fait toutes les empreintes.

— C’est impossible ! protesta Wabi. Il y en a des milliers.

Mukoki s’était agenouillé.

— Lui avoir, continua-t-il, gros orteil du pied droit cassé. Toujours même pied. Facile à constater.

Wabi se pencha, à son tour, sur le sable. L’Indien avait raison. La jointure du gros orteil du pied droit était déviée, d’un demi-pouce, de sa position naturelle et cette difformité se répétait, dans la proportion d’un pied sur deux, dans toutes les empreintes.

Rod, lui aussi, s’inclina et constata. Mais il n’était pas au bout de ses étonnements, et Wabi pas davantage.

Mukoki tendit, vers les deux jeunes gens, sa main qui était pleine d’os.

— Viande pas cuite… dit-il. Homme manger cru.

— Est-ce possible ? s’exclama Rod.

Un éclair passa dans ses yeux, et un autre dans ceux de Wabi.

Presque simultanément, les deux amis s’écrièrent :

— Le fou ! Encore lui !

Mukoki approuva :

— Oui…

— Et il était là, dit Rod, pas plus tard qu’hier !

Wabi se tourna vers l’Indien.

— Mais pourquoi l’homme, interrogea-t-il, a-t-il eu besoin de feu, si ce n’était pour cuire sa viande ?

Mukoki secoua les épaules et ne répondit pas.

Rod avait ramassé d’autres os.

— Ce qui est certain, dit-il, c’est qu’elle n’est pas cuite. En voici des morceaux entièrement crus, encore attenants à l’os. Sans doute l’homme se contente-t-il de la faire, en la tenant dans ses mains, superficiellement griller au-dessus du feu.

Mukoki approuva cette suggestion et se prit à fouiller le feu.

À l’extrémité de la bûche, deux pierres étaient posées l’une sur l’autre, formant une sorte de petit foyer. L’une d’elles était plate. L’autre, ronde et unie, ressemblait à un gros galet.

Tout à coup, l’Indien poussa une vive exclamation, ce qui était contraire à toutes ses habitudes. Car, il avait, d’ordinaire, l’étonnement muet.

— Qu’y a-t-il ? demandèrent en chœur Rod et Wabi.

— L’homme mauvais chien…

— Eh bien ?

— Lui faire balles ici… sur pierres… Regardez… Or, or !

Les deux amis écarquillèrent leurs yeux vers la pierre plate, que le vieux trappeur avait prise dans ses mains.

— Or, or, or ! répétait-il, tout excité.

Au centre de la pierre, on voyait luire effectivement une trace jaune brillante.

Rod et Wabi comprirent aussitôt ce dont il s’agissait. Se servant de la pierre ronde pour frapper, le chasseur fou avait martelé ses balles d’or sur la pierre plate !

Ils étaient à l’endroit du dernier campement de cette étrange créature de la solitude. Voyageant, sans doute, de nuit comme de jour, un peu avant eux il avait passé ici. Son feu, qui couvait sous la cendre, indiquait qu’il avait l’intention de revenir. Mais quand ?

— Un fou, dit Rod, court avec la vitesse d’un animal sauvage. On ne sait jamais où il est.

La nuit s’écoula tranquillement. Mukoki, cependant, veilla. Il avait abandonné, vis-à-vis de l’énigmatique créature, toutes ses craintes superstitieuses. La découverte des os à demi rongés, des empreintes de pieds, du feu et des pierres qui servaient à confectionner les balles d’or, l’avaient rassuré.

Il comprenait maintenant que c’était bien à un homme qu’il avait affaire, à un homme devenu « mauvais chien », et la curiosité l’emportait désormais en lui sur la frayeur.

Le lendemain matin, la pirogue fut repoussée à l’eau. En dépit du fou, qui se cramponnait décidément à leur piste, les trois aventuriers sentaient l’espoir palpiter en eux. Le but poursuivi n’approchait-il pas ? S’il fallait subir Jusqu’au bout, le mystérieux et intermittent compagnon que le sort leur avait donné, on le subirait. Ce n’était presque plus, déjà, un étranger. Qui sait si cet être bizarre ne leur apporterait pas, à un moment donné, une aide inconsciente dans leurs recherches ?

La topographie du pays ne tarda pas à se modifier du tout au tout. Les murs abrupts du ravin s’abaissèrent et s’élargirent, pour faire place à des pentes verdoyantes qui, par endroits, se muaient elles-mêmes en de larges espaces plats, de plus d’un mille d’amplitude.

Le long des rives apparaissaient, quand par hasard on abordait, des traces fréquentes de gibier. Des élans et des caribous se montrèrent plusieurs fois, à bonne distance pour les tirer.

Mais là n’étaient pas les préoccupations des trois hommes. Ils comptaient atteindre, avant la nuit, la seconde cascade et ne virent pas sans dépit le courant torrentueux de la rivière se transformer en un large fleuve, régulier et lent.

Si la carte de bouleau était juste, ils trouveraient la seconde cascade à cinquante milles au-delà du campement de l’homme fou. Mais la nuit tomba avant qu’ils l’eussent rencontrée.

Il en fut de même durant la matinée du lendemain.

Perpétuellement, Rod et Wabi tendaient l’oreille, espérant entendre le bruit lointain de la chute d’eau. C’était en vain.

Les heures s’écoulèrent ainsi, après les heures, jusqu’à midi. Les cinquante milles prévus avaient été, sans aucun doute, largement dépassés.

Le déjeuner manqua d’entrain et, quand on se remit en marche, quelque vague inquiétude pouvait se lire dans les yeux de Rod et dans ceux de Wabi. Mukoki, plus maître de lui, quoique l’or exerçât sur son esprit sa coutumière attirance, dissimulait son sentiment intérieur.

À tout moment, Rod déroulait sur ses genoux l’écorce de bouleau, y mesurait et vérifiait les distances comparatives. La deuxième cascade ne pouvait être loin maintenant !

Cependant les milles continuaient à glisser derrière les trois chasseurs d’or et quand, au crépuscule, il fallut s’arrêter pour dîner et camper, plus du double de la distance prévue avait été certainement parcouru.

Le dîner s’en ressentit et, plus encore que le déjeuner, fut mélancolique. Chacun se posait, à part soi, la même question : la carte de bouleau, livrée par les vieux squelettes, était-elle juste ? Et l’erreur, indéniable désormais, qu’elle comportait pour la seconde cascade était-elle ou non volontaire ? Se reproduirait-elle pour le reliquat de l’itinéraire ?

Le repas terminé, tandis que Rod et Wabi demeuraient à discuter auprès du feu, Mukoki, prenant son fusil, s’était éloigné et avait disparu le long du fleuve.

Il était absent depuis plus d’une heure quand les deux jeunes gens perçurent soudain, dans la nuit calme, la détonation d’un fusil. Deux autres suivirent, coup sur coup. Puis trois coups tirés à intervalles plus espacés, auxquels succédèrent deux autres, très rapprochés.

— Le signal ! s’écria Rod. Mukoki nous appelle !

Wabi fut sur pied, instantanément, et tira en l’air les cinq coups de son magasin.

— Écoute, Rod ! dit-il.

À peine les échos du fusil de Wabi s’étaient-ils tus que reprit l’appel de Mukoki. Le son venait de la direction aval du fleuve.

Sans en dire plus, les deux jeunes gens sautèrent dans la pirogue et en larguèrent l’amarre.

— Muki doit être, dit Wabi en démarrant, à une distance de deux milles environ. Que peut-il bien lui être arrivé ?

— J’imagine, répondit Rod, qu’il a trouvé la seconde cascade.

Cette pensée rendit des forces aux bras fatigués des deux amis et, saisissant chacun leur pagaie, ils accélérèrent la marche de l’embarcation, qui se mit à filer, à toute vitesse.

Un quart d’heure après, une nouvelle détonation, toute proche, claqua dans l’air et Wabi y répondit par un grand cri.

La voix de Mukoki riposta par un « Hallo ! » sonore.

Mais, en même temps, le bruit d’une chute d’eau était parvenu aux oreilles de Rod et de Wabi.

Ils se rapprochèrent du rivage, où ils aperçurent, dans la nuit, la silhouette de Mukoki, qui les attendait. Ils débarquèrent.

— Grosse cascade… dit le vieil Indien. Faire grand bruit. Beaucoup eau couler vite !

C’était, en effet, un véritable rugissement qui montait sous les étoiles.

Rod et Wabi sautaient de joie, comme de grands enfants, en poussant d’interminables hourras. Mukoki gloussait, grimaçait et, tout radieux, frottait l’une contre l’autre ses mains calleuses.

— Par saint George ! finit par dire Wabi, l’erreur, sur la carte, était de taille. S’il en est de même pour la troisième cascade, nous ne sommes pas au bout de nos peines !

Vivement, Rod répondit :

— Il n’est pas prouvé que l’erreur se répète ! Bien au contraire, j’estime, quant à moi, que la distance qui sépare la première cascade de la troisième a été mal coupée, tout simplement. Et de cette troisième et dernière cascade nous sommes peut-être beaucoup plus proches que nous ne le croyons. Si ma supposition est juste, ce n’est pas cent milles qui nous restent à parcourir, pour toucher au but, mais seulement vingt-cinq.

— Je le souhaite comme toi, reprit Wabi. En attendant, campons où nous sommes. Nous saurons demain ce qu’il en est.

Le départ eut lieu, le lendemain matin, avant le jour. Les trois hommes absorbèrent leur petit déjeuner à la lueur du feu du campement et, quand l’aube se leva, ils étaient en route depuis plus d’une heure. Leur joie d’atteindre bientôt à la fameuse mine d’or leur avait fait oublier presque le fou et ses balles.

La seconde cascade avait été facilement contournée et c’était à qui fournirait, avec sa pagaie, le meilleur effort, afin de remédier à la lenteur désespérante du courant.

Un jeune élan fut surpris, comme il buvait, à moins de cent mètres de la pirogue. Ce superbe gibier fut dédaigné. Le dépecer eût été perdre inutilement une bonne heure, et il restait suffisamment encore de tranches d’ours, pour qu’on pût s’en passer.

Au bout de deux heures de navigation, le paysage se transforma à nouveau, brusquement. Les montagnes s’étaient rapprochées et encastraient derechef le cours d’eau entre les murailles vertigineuses d’un étroit, silencieux et noir ravin, plus sinistre encore que celui qui avait été traversé les premiers jours.

À mille pieds au-dessus d’eux, les chasseurs d’or voyaient se découper sur le ciel de denses forêts de pins rouges, qui entrecroisaient presque leurs rameaux sur la sombre cassure où bouillonnait la rivière torrentueuse.

C’était presque, en plein jour, dans la gorge farouche, l’obscurité de la nuit. La mort semblait y régner, angoissante et solitaire.

Rod et Wabi avaient abandonné leur pagaie et Mukoki, de la sienne, avait repris la direction de l’esquif. Dans la lueur crépusculaire qui les baignait, les visages des trois hommes, même ceux, plus bronzés, de Wabi et de Mukoki, apparaissaient blêmes et livides.

Puis un murmure vint doucement jusqu’à eux. On eût dit le léger chuchotement, dans les ramures, du vent qui approche, un soupir qui eût fait, au sommet du ravin, frissonner les pins.

Mais le souffle du vent dans les arbres s’enfle, puis s’éteint, telle une harpe dont on a, un instant, pincé les cordes. Le son, au contraire, qui courait dans l’air, persistait et ne s’éteignait point. Si, par moments, il semblait décroître, il reprenait bientôt, monotone et régulier, et plus distinct d’instant en instant.

Aucun des trois hommes ne disait mot, mais la même pensée était en eux.

Mukoki rompit le silence profond.

— Cela être, dit-il, la troisième cascade.

Rod et Wabi, dont les deux cœurs battaient comme deux tambours, approuvèrent de la tête. Il n’y eut pas de vains hourrahs, d’inutiles cris de joie. L’heure était, pour cela, trop solennelle.

Si les prévisions de Rod étaient justes, si la carte de bouleau, ravie aux anciens squelettes, n’avait point menti, si l’erreur de distance indiquée entre les trois cascades était la seule, le secret de l’or, perdu depuis près d’un siècle, allait se révéler d’un instant à l’autre.

L’étrangeté terrible du site et la demi-nuit ambiante ajoutaient encore à l’angoisse des cœurs. Chacun regardait et écoutait, en retenant son souffle. Près d’ici, sans doute, songeait Rod, John Ball, l’Anglais, avait été tué par ses deux associés, et n’allait-on pas, en mettant pied à terre, trébucher dans un troisième squelette, qui serait le sien ?

N’était-ce pas ici, également, que l’homme fou avait son repaire ? Était-ce de ce même gisement d’or, découvert par lui, qu’il tirait la précieuse matière de ses balles ?

Comme le bruit de la cascade se rapprochait, Wabi mit pied à terre et, sautant de rocher en rocher, le long du torrent, courut en avant, dans l’eau jusqu’à mi-jambe, afin d’explorer le terrain. La pirogue le suivait, avec prudence, au ralenti.

Bientôt l’écume blanche qui jaillissait de la cataracte, et la survolait, devint visible. La pirogue ayant été arrimée à un gros bloc rocheux, Rod et Mukoki mirent, à leur tour, pied à terre.

La chute n’était pas considérable, une quarantaine de pieds tout au plus, selon l’estimation approximative de Wabi. Mais le bruit de l’eau s’enflait démesurément dans l’étroit ravin, qui en répercutait l’écho.

Une petite crique, où poussaient, semés par le vent, quelques cèdres et quelques pins rabougris, s’élargissait en dessous de la cascade. Puis le ravin recommençait à s’étrangler et l’eau furieuse, s’y précipitant, reprenait sa course folle.

Quelque part dans cette crique devait se trouver le secret de l’or.

Soudain Rod tendit le bras et un grand cri d’émotion jaillit de son gosier.

— La cabane ! clama-t-il. La cabane construite par John Ball et par les deux Français ! La carte a dit vrai !