Les Chasseurs d’or/VII. Sous la glace du lac Nipigon


Le soleil, maintenant, se levait très tôt, chaque matin, les jours étaient plus longs et l’air plus tiède.

Sous les effluves printanières montait le doux parfum de la terre bourgeonnante. La forêt profonde, pleine d’invisible vie, s’éveillait, avec mille bruits, de son long sommeil dans son lit de neige.

Partout les oiseaux-des-élans gazouillaient, dans les buissons, leur chant d’amour, ou flirtaient par couples, en volant dans l’air.

Les geais et les corbeaux s’ébrouaient. Les oiseaux des neiges, lueurs tachetées, blanches et noires, qui partout voletaient, étincelant au soleil comme autant de pierres précieuses, commençaient à émigrer vers le nord. Puis ils disparurent complètement avec la dernière, neige.

Les peupliers gonflaient de sève heureuse leurs bourgeons, gros comme des pois, qui en éclataient les uns après les autres, pour le grand régal des perdrix.

C’est l’heure où la maman ourse sort de sa caverne hivernale, accompagnée de ses petits oursons, nés depuis deux mois déjà, et leur enseigne comment il sied de courber vers eux les jeunes arbres, afin d’en atteindre les tendres pousses nouvelles.

L’heure où les élans descendent des hautes crêtes montagneuses, où ils ont été sagement chercher un refuge, pourchassés par les loups, acharnés à dévorer ceux d’entre eux qui étaient malades ou affaiblis par l’âge.

La glace mourante craquait et s’effritait sur le sol terrestre comme sur les lacs, sur les rochers comme sur les arbres. Chaque nuit, la lueur froide et pâlissante de l’aurore boréale se retirait peu à peu vers le pôle, dans sa gloire évanouie.

Un calme complet était revenu à Wabinosh House, qu’avaient quitté les soldats envoyés par le gouvernement canadien pour la défense de la factorerie.

Le départ des chasseurs d’or eut lieu un matin d’avril. Rod, Wabi et Mukoki avaient, la veille au soir, terminé leurs préparatifs et jeté à leur équipement respectif un dernier coup d’œil. Rien n’avait été oublié et, vingt fois dans la nuit, Rod, que l’idée de cette nouvelle et passionnante randonnée dans l’extrême Northland empêchait de dormir, avait serré nerveusement dans sa main l’écorce de bouleau qui devait les conduire[1].

Les étoiles n’étaient pas encore éteintes au ciel que tout le monde, dans la factorerie, était debout. On s’était réuni dans la grande salle à manger, où tous les « factors », depuis deux siècles, prenaient leurs repas.

Un déjeuner d’adieu avait été préparé, à l’intention de ceux qui partaient, pour des semaines, pour des mois peut-être. Une inévitable tristesse planait sur l’assemblée et le factor, affectant une bruyante gaieté, faisait effort pour remonter le courage des femmes.

Mrs. Drew et la mère de Minnetaki, l’ancienne princesse indienne, cachaient leur trouble de leur mieux. Mais les yeux rouges de Minnetaki laissaient voir à tous qu’elle avait pleuré.

Ce fut pour Rod, qui avait bien envie d’en faire autant, un grand soulagement lorsque, le déjeuner terminé, on sortit dans l’air frais du matin.

Tout le monde, accompagnant les trois voyageurs, descendit avec eux jusqu’au bord du lac Nipigon où, sur l’eau libre, une pirogue attendait.

Les deux mères firent, à leurs deux fils, leur dernier adieu. Lorsque Wabi embrassa sur les deux joues sa sœur Minnetaki, celle-ci, n’y pouvant plus tenir, éclata en sanglots. Rod, qui tenait pressée dans ses mains la main de la jeune fille, sentit sa gorge se contracter.

— Au revoir, Minnetaki ! cria-t-il, tandis qu’il prenait place dans la pirogue, où était installé déjà le vieux Mukoki, et que Wabi poussait au large.

L’embarcation s’éloigna et disparut bientôt dans l’obscurité.

Durant un long moment, on n’entendit plus rien que le plongeon rythmé des trois pagaies. Puis, une ultime fois, arriva faiblement, jusqu’aux trois hommes, la voix de Minnetaki leur souhaitant un heureux voyage. Et ce fut tout.

Rod, le premier, rompit le silence.

— Par Jupiter ! dit-il, le plus dur, en ces sortes d’affaires, est l’instant de la séparation !

Le charme pesant était rompu.

— Évidemment »., répondit Wabi. Chaque fois que je quitte ma sœur, c’est pour moi une mortelle tristesse. Mais un jour viendra, je n’en doute pas, où nous obtiendrons de mes parents qu’elle vienne avec nous. Rod, qu’en dis-tu ?

— Ce que j’en dis ? balbutia Rod, en rougissant. Je dis… je dis qu’elle ferait une audacieuse compagne !

— Oui, elle brave, elle tirer, elle chasser comme nous… Cela être bien, tout à fait bien ! approuva Mukoki avec une telle conviction que Rod et Wabi en éclatèrent de rire.

Wabi gratta une allumette et, à sa lumière, consulta la boussole.

— Nous allons, dit-il, au lieu de contourner son rivage, traverser de biais le lac. Ce sera, pour nous, une avance considérable. Qu’en penses-tu, Muki ?

Le vieux trappeur ne répondit point. Étonné, Wabi, cessant de pagayer, réitéra sa question.

— Estimes-tu, demanda-t-il, que ce serait imprudent ?

Mukoki mouilla sa main, par-dessus bord, puis l’éleva au-dessus de sa tête.

— Vent du sud… dit-il. Peut-être pas devenir plus fort. Mais si devenir plus fort…

Roderick considéra combien la pirogue était lourdement chargée et observa :

— Évidemment, si le vent augmentait, il pourrait n’être pas très prudent…

Wabi parut hésiter, puis rétorqua :

— Courons-en la chance ! Nous en aurions, à contourner le lac, pour toute la journée d’aujourd’hui et pour la moitié de celle de demain. En coupant, c’est un jour entier de gagné. Nous serons à terre dans l’après-midi.

Mukoki fit entendre un grognement, qui pouvait être aussi bien une désapprobation qu’un acquiescement. Quant à Rod, il ne vit pas sans un peu d’effroi la frêle embarcation s’élancer hardiment sur l’immense et clapoteuse surface liquide.

Le battement régulier des pagaies emportait la pirogue à une vitesse de quatre milles à l’heure et, quand le jour se fut complètement fait, le rivage boisé de Wabinosh House n’était déjà plus qu’une ligne brumeuse.

Le soleil s’était levé, chaud et splendide, sur le lac étincelant, chassant le froid de l’atmosphère, où la brise apportait la senteur des forêts lointaines. Rod en fut tout à fait rassuré.

Il pagayait joyeusement, de toute la vigueur de ses jeunes muscles. Wabi sifflait et chantait, entremêlant à ses chansons des couplets indiens. Rod joignit sa voix à la sienne, pour entonner Yankee Doodle[2] et The Star Spangled Banner[3]. Le taciturne Mukoki lui-même donnait de temps à autre un coup de voix, pour bien montrer qu’il partageait la gaieté de ses deux compagnons.

Quel attirant et merveilleux roman, en effet, les deux jeunes gens ne s’apprêtaient-ils pas à vivre ? Le Nord infini, désertique et silencieux, avec son mystère inviolé, s’ouvrait devant eux. Le vent leur apportait son appel. Et, ce qui valait encore mieux que tout, la fortune était peut-être pour eux au bout de l’aventure. Comment, dans ces conditions, auraient-ils pu être tristes ?

De grandes bandes de canards sauvages, au plumage noir et au bec bleu, animaient les eaux du lac. Ils s’envolaient, en sifflant, sur le passage de la pirogue, et c’eût été, pour Rod et pour Wabi, un joli jeu de les abattre par dizaines. Mais, au bout d’une demi-douzaine de coups, Mukoki intervint.

— Nous pas perdre coups de fusil sur canards, conseilla-t-il. Nous avoir ensuite beaucoup besoin de munitions.

À midi, les pagaies furent mises au repos, pour une bonne heure, et les trois compagnons absorbèrent le copieux repas qui leur avait été préparé à Wabinosh House. Puis, avec des forces renouvelées, ils poussèrent de l’avant.

La rive opposée du lac, vers laquelle ils allaient, devenait nettement visible, et leur regard y cherchait l’embouchure du fleuve Ombakika qui, au début de l’hiver, et alors gelé, avait été le point de départ de leur première randonnée.

Soudain, l’attention de Wabi fut attirée par une longue bande blanche qui, dans cette direction, semblait border le rivage et le précédait.

— Cela semble bouger, dit-il au bout d’un instant, en se tournant vers Mukoki. Serait-ce… Serait-ce vraiment…

— Quoi donc ? interrogea Rod.

— … Des cygnes ?

— Des cygnes ! s’exclama Rod. Ils seraient assez nombreux pour couvrir une pareille surface ?

— Cela se voit, répondit Wabi. Ils sont parfois des milliers.

— Oui, appuya Mukoki. Plus nombreux alors que vous pouvoir en compter en vingt mille ans…

Puis, au bout d’un instant, il ajouta :

— Aujourd’hui, pas cygnes. Glace !

Il semblait peu ravi de sa découverte et la figure de Wabi se plissa, pareillement, d’une vive inquiétude.

Rod ne tarda pas à en saisir le motif quand, une demi-heure après, la pirogue vint se heurter à une sorte de banquise qui s’étendait de droite et de gauche, à perte de vue, et qui barrait complètement, à un quart de mille en avant, l’accès du rivage.

Force fut bien de s’arrêter. Wabi semblait consterné. Mukoki, sa pagaie sur les genoux, ne soufflait mot.

— Nous allons, je pense, demanda Rod, traverser cette glace ?

— Certainement… répondit Wabi. Quand nous le pourrons ! Demain ou après-demain…

— Tu crois cela impossible ?

— Impossible. Ou à peu près.

La pirogue longea le bord de la banquise. Mukoki, de sa pagaie, tentait de se rendre compte de l’épaisseur et de la solidité de la couche glacée.

Sur une largeur de plusieurs pieds, la glace était friable et se brisait au moindre choc. Ensuite, elle paraissait plus ferme.

— Il me semble, opina Rod, que si nous parvenions à pratiquer, dans la glace molle, une ouverture suffisante pour livrer passage à notre pirogue, nous pourrions facilement aborder à la glace dure, puis gagner à pied le rivage.

Wabi avait déjà saisi une hache.

— C’est ma pensée, dit-il. Allons-y !

Mukoki ne semblait pas aussi convaincu de l’excellence de l’entreprise et secouait la tête.

La première glace fut donc brisée à coups de hache et la frêle embarcation s’engagea dans l’étroit chenal qui lui était ouvert.

Dès que l’on fut parvenu à la glace dure, Wabi y sauta, avec précaution, de l’avant de la pirogue. Puis il s’écria, triomphalement :

— Et voilà ! À toi Rod… Fais attention de ne point choir à l’eau…

En un instant, Roderick Peut rejoint.

Ce qui se passa ensuite fut comme un bref et terrible cauchemar. Un léger craquement de la glace se fit d’abord entendre sous les pieds des deux jeunes gens. Et Wabi se mit à rire de la mine effarée de son ami.

— Ce n’est rien, dit-il. Rien ne bouge déjà plus…

Mais la glace molle n’avait pas été assez profondément entamée. Wabi avait à peine achevé, qu’avec un bruit de tonnerre un énorme bloc s’effondra sous eux, et ils culbutèrent dans l’eau sombre du lac.

Durant un centième de seconde, Rod aperçut le visage horrifié de son ami, qui coulait avec lui. Il entendit le cri aigu de Mukoki. Puis il ne vit ni ne perçut plus rien, et il comprit que l’eau froide, où il se débattait, venait de l’engloutir.

Farouchement, il lança ses bras et ses jambes, en un effort désespéré pour remonter à la surface. Et il songea, non sans terreur, à la nappe de glace qui s’étendait au-dessus de lui.

Dans quel sens devait-il nager pour trouver une issue ? Il ouvrit un instant les yeux. Mais il ne vit que du noir autour de lui. Il ouvrit machinalement la bouche, pour respirer. Mais aussitôt il dut la refermer, en sentant l’eau y pénétrer.

Les secondes étaient des siècles. En quelques brasses, il remonta. Mais il se heurta la tête à quelque chose de dur. La glace était sur lui. Il était emmuré dans une prison sans issue !

Il redescendit un peu, puis se remit à nager, en aveugle, à tout hasard. La respiration commençait à lui manquer. Il allait falloir rouvrir la bouche…

Sa dernière sensation fut qu’il essayait de crier, pour appeler à l’aide, et que l’eau se précipitait, en gargouillant, dans son gosier.

Il ne vit pas le long bras qui, dans l’eau, descendait vers lui, pour l’empoigner. Il ne sentit pas la main robuste qui, parmi les bulles d’air, le ramenait à la surface. Il sentit seulement, quelque temps après, qu’on le frictionnait énergiquement, et tapotait avec les poings, puis qu’on le roulait, comme s’il était devenu le joujou d’un ours.

Il rouvrit les yeux et vit, penchés sur lui, Wabi ruisselant et Mukoki.

— Vous l’échapper belle ! prononça Mukoki. Gagner maintenant le rivage au plus vite…

La glace, heureusement, au-delà du lieu de la catastrophe, s’affermissait.

La pirogue fut halée jusque-là et Wabi en sortit un paquet de couvertures. Mukoki passa son bras sous les épaules de Rod, pour l’aider à se relever, puis à marcher, et les trois hommes se dirigèrent vers le rivage.

— Mais, demanda Rod, qui nous a tirés de l’eau ?

— C’est Muki, parbleu ! répondit Wabi. Toi, il a bien fait… Mais, moi, je ne l’avais vraiment pas mérité ! Et, par une injustice flagrante, c’est toi qui as failli surtout y rester.

— Brave Muki !

Pour toute réponse, Mukoki se mit à grogner et à glousser de façon si comique que les deux amis, tout gelés qu’ils fussent, ne purent s’empêcher d’éclater de rire.

Après quoi Wabi prit sa course en avant, pour allumer un feu.


  1. Allusion au plan, tracé sur une écorce de bouleau, trouvée par les jeunes gens, au cours de l’hiver précédent, et qui indiquait grossièrement l’itinéraire à suivre pour arriver à la mine d’or.
  2. Chanson populaire aux États-Unis.
  3. La Bannière étoilée, hymne national américain.