Les Chasseurs d’or/IX. La Balle jaune


De temps à autre, un tourbillon se saisissait de la pirogue et, à la voir tanguer et virer presque sur elle-même, Roderick pouvait facilement se rendre compte des périls qu’ils eussent courus au milieu du fleuve.

Dans des cas pareils, Mukoki et Wabi avaient fort à faire, et promptement, pour empêcher une catastrophe. Wabi, qui était placé à la proue, avait l’œil sans cesse en alerte.

Mais rien ne pouvait faire prévoir ces soudaines attaques des forces invisibles. L’eau semblait, souvent, calme comme une nappe d’huile. Deux minutes après, y montait une énorme bulle d’air, pareille à la respiration d’un gros poisson, et un cratère liquide s’ouvrait devant la pirogue.

À coups redoublés de pagaies, celle-ci s’en tirait saine et sauve, non sans que Rod ne la vît s’enfoncer de plusieurs pouces. Il y avait là quelque chose de vraiment terrifiant.

D’autres dangers menaçaient constamment. Des bois flottants, des touffes de broussailles et autres débris végétaux étaient entraînés par le courant et Wabi ne cessait de crier :

— Pare à droite !

Puis, l’instant d’après :

— Pare à gauche !

Et réciproquement.

Rod avait les bras moulus de suivre les indications de Wabi.

Parfois, le bouillonnement de l’eau était à ce point redoutable que Mukoki dirigeait l’embarcation vers le rivage et que les trois hommes, mettant pied à terre, devaient transporter plus loin la pirogue et son chargement.

Il y eut, au cours de la journée, cinq semblables portages et, en comptant le temps perdu à ces opérations, il ne fallait pas tabler sur une avance de plus de deux milles à l’heure.

On campa, tard dans l’après-midi. Le lendemain, l’Ombakika qui, en se rapprochant de sa source, se faisait plus étroit, était plus rapide encore, plus encombré que jamais de bûches et de troncs d’arbres, qui suivaient, avec une vitesse effrayante, le fil de l’eau. Sans la perpétuelle attention de Wabi, l’incomparable virtuosité de Mukoki et la souple docilité de Rod à obéir en tout à ses deux compagnons, la barque fragile eût été engloutie dix fois pour une. Mais les trois hommes agissaient de concert, comme une machine bien réglée, sans une faiblesse du regard ou des muscles.

Puis le lit de l’Ombakika s’étrangla de plus en plus, le large fleuve de la veille ne fut plus qu’un simple torrent, bondissant sur des rochers, et, au coup de midi, Mukoki déclara que la navigation était momentanément terminée.

— Long portage maintenant, dit-il. Tout porter.

Il s’agissait, en effet, de franchir à pied la ligne de partage des eaux qui, d’un côté, s’inclinait vers le lac Nipigon, et descendait de l’autre vers les vastes solitudes où les trois compagnons avaient, l’hiver précédent, pour chasser les loups, établi leur campement dans la fameuse cabane aux squelettes, brûlée ensuite par les Woongas.

Le contenu de la pirogue, divisé en trois lourds paquets, fut d’abord hissé au faîte de la crête rocheuse, puis ce fut au tour de la pirogue.

La cascade par où se précipitait l’Ombakika, dans une brèche de la montagne, et dont la force de projection bravait le gel de l’hiver, écumait toujours entre des entassements de rocs cyclopéens. Rod en reconnut aussitôt la clameur formidable.

Le campement fut installé, le soir, sur le sommet de la montagne, sous le même gros rocher où les trois hommes avaient déjà dormi, et Wabi se fit un malin plaisir de rappeler à Rod son mirobolant exploit, quand, novice encore dans le Wilderness, il avait, au cours de la nuit, abattu un gros lynx, pris par lui pour un Woonga.

La redescente de la montagne, dont les pentes s’inclinaient plus doucement sur cette face, fut singulièrement moins dure que son ascension, moins épuisante surtout que la navigation, à contre-courant, sur l’Ombakika. Mais, comme le transport du paquetage et celui de la pirogue nécessitaient un double trajet, ce ne fut qu’à la fin du jour que les chasseurs d’or arrivèrent au petit lac, situé dans une dépression du terrain, et sur le bord duquel s’était dressée l’ancienne cabane.

Au lieu d’immenses nappes de neige, c’étaient de vertes prairies qui encerclaient le joli lac, aujourd’hui complètement dégelé. Cèdres et sapins se miraient dans ses eaux calmes.

Tandis que Mukoki se hâtait de construire une hutte, Rod et Wabi remuèrent mélancoliquement du pied des charbons noircis. Ils étaient, sur l’herbe verte, les seuls restes de la cabane qui leur avait livré le secret de l’or.

Des ossements blancs gisaient, dans les hautes herbes, une cinquantaine de pas plus loin. Les Woongas, qui avaient attaqué l’ancienne cabane, n’étaient point, après leur déroute, revenus pour enterrer leurs morts. Ces os étaient ceux des hors-la-loi que Wabi avait tués, et que les petites bêtes du Wild avaient proprement nettoyés.

La première partie du voyage était accomplie. Dans vingt-quatre heures, les trois compagnons seraient au fameux ravin et l’expédition commencerait à prendre tout son intérêt.

— Une chose est indubitable, déclara Rod, en tirant de son sac, et en déroulant sur son genou l’écorce de bouleau destinée à leur servir de fil d’Ariane, c’est que trois hommes ont, avant nous, à une époque incertaine, très éloignée, connu l’existence de la mine d’or, et ont tracé sur cette bande, miraculeusement parvenue entre nos mains, l’itinéraire à suivre pour arriver jusqu’à elle.

Ces trois hommes, associés ensemble, étaient un Anglais, nommé John Ball, et deux Français, Henri Langlois et Pierre Plante. John Ball a d’abord été assassiné par Henri Langlois et par Pierre Plante. Puis ceux-ci se sont entre-tués. Nous sommes bien d’accord sur ce point.

— D’accord, si tu veux… répondit Wabi, avec un sourire railleur au coin de la lèvre. Car enfin rien ne prouve que nous n’avons pas, de toutes pièces, inventé ce roman.

Rod sursauta.

— Inventé de toutes pièces ? s’exclama-t-il. Et les pépites d’or trouvées par nous, dans la vieille cabane, enfermées dans un petit sac de peau de daim ? Toi-même as reconnu que, jusqu’ici, tous mes pressentiments, toutes mes déductions s’étaient vérifiés. Tu ne vas pas prétendre maintenant…

— Oh ! je ne prétends rien, riposta Wabi, tout heureux de taquiner un peu son ami et de railler sa foi inébranlable. Je dis seulement… que tu as beaucoup d’imagination naturelle. Après tout, si nous ne trouvons rien, cette fantastique histoire aura toujours été pour nous l’occasion d’une magnifique randonnée printanière, d’une excursion pittoresque dans un pays inexploré.

Et il se mit à siffloter, d’un air indifférent.

Rod était outré et Mukoki arriva fort à point pour calmer sa mauvaise humeur.

— Nous d’abord aller au ravin, prononça-t-il philosophiquement. Nous voir après.

Mais Rod était à ce point vexé des doutes émis par son ami que, prenant son fusil, il s’éloignait, quelques minutes après, en laissant Wabi et Mukoki préparer ensemble le dîner.

— Je vais faire un tour de chasse, dit-il d’un air bougon. Peut-être trouverai-je quelque gibier à tuer, pour corser notre menu.

— Bonne promenade ! lui cria Wabi. Et si tu rencontres, chemin faisant, quelques pépites, n’oublie pas de les ramasser…

Roderick, s’étant éloigné, ne tarda pas à disparaître en terrain accidenté.

Il marcha, pendant un bon mille, sans apercevoir aucun gibier. Puis, comme il débouchait d’un boqueteau de sapins, il n’eut que le temps d’épauler et de faire feu sur un ours énorme, qui trottinait auprès d’un gros rocher.

— Manqué ! cria-t-il, en voyant, derrière le rocher, disparaître la bête.

L’ours était un animal vraiment formidable, le plus imposant que Rod eût encore jamais vu. Il n’hésita pas et, n’eût-ce été que pour trouver un dérivatif à sa mauvaise humeur, s’élança à sa poursuite.

Il suivit, sans trop de peine, la piste du monstre et, comme le terrain se découvrait, il l’aperçut, à quatre cents mètres devant lui, qui gravissait le flanc d’une petite montagne et fuyait rapidement.

Quoique la distance fut assez considérable, Rod épaula, et tira à deux reprises.

L’ours avait été certainement atteint, car il culbuta sur le sol. Mais, se relevant presque aussitôt, il reprit sa course, plus vite encore qu’auparavant. Puis, ayant atteint la crête de la montagne, il disparut sur l’autre versant.

Pas un instant, Rod ne songea à laisser échapper une si belle pièce. Il courut, lui aussi. Mais, quand il eut atteint à son tour le faîte de la montagne, il vit, avec désappointement, que l’ours avait gagné du terrain et se trouvait bien, maintenant, à sept ou huit cents mètres de lui.

Il constata, néanmoins, au bout de quelques instants, que la bête ralentissait sa course. Le sang qu’elle perdait par sa blessure l’affaiblissait.

Roderick détala, de toute la vigueur de ses jambes. L’ours s’arrêtait, de temps à autre, comme pour reprendre haleine. Sept cents mètres, six cents mètres, cinq cents mètres… L’animal allait disparaître dans d’épais fourrés, où sans doute il serait impossible de le rejoindre.

Malgré la longue portée du coup, Rod résolut de le risquer. Il profita d’un instant où l’ours était immobile et tira.

Le monstre, atteint à la tête, tournoya sur lui-même et, la minute d’après, il s’effondrait sur le sol.

Lorsque le jeune Blanc Peut rejoint et eut vérifié sa magnifique victoire, il se hâta de revenir sur ses pas, afin d’en avertir ses deux compagnons, car il ne pouvait songer à ramener seul, au campement, un pareil gibier.

— Grand ours ! s’exclama Mukoki, quand il fut en présence du plantigrade. Très grand ours !

Et il y avait, dans son intonation, une expression admirative si sincère que Rod sentit son visage s’empourprer de plaisir.

— Mes compliments ! dit Wabi. L’animal doit peser dans les cinq cents livres. Il mesure bien quatre pieds d’une épaule à l’autre. Quelle carrure !

— Fera superbe tapis… gloussa Mukoki.

— Un tapis de huit pieds de long, de six de large, acquiesça Wabi. Si tu n’as pas trouvé la mine d’or…

Mukoki avait commencé à examiner d’un peu plus près l’animal.

— Coup, dit-il, frappé sous l’oreille droite. Bon, très bon, cela.

Il découvrit ensuite, dans l’épaisse fourrure, les deux autres blessures, provenant des deux premiers coups tirés par Rod. Puis il fit, soudain, entendre un grognement de surprise.

— Lui blessé avant… Il y a longtemps… Vieille blessure… Balle restée sous la peau.

Il palpait, entre ses doigts, la peau lâche d’une des pattes arrière. La cicatrice d’une blessure ancienne y était clairement visible. La main de Rod et celle de Wabi, guidées par Mukoki, sentirent la balle rouler, sous leur pression, entre cuir et chair.

Il y a toujours, pour le chasseur, en ces vastes solitudes désertiques du Northland, une indicible émotion à rencontrer, sur la bête abattue par lui, la marque d’une blessure faite par un autre homme. Il pense, malgré lui, avec une invincible fascination : « Quel était cet homme ? D’où venait-il et où allait-il ? Quel était ce rare frère inconnu ? »

Avec son couteau, Mukoki s’était mis en devoir d’extraire la balle. Quand il l’eut sortie, il émit un nouveau grognement, qui indiquait chez lui une extrême surprise.

La balle offrait, en effet, un aspect peu coutumier. Elle était douce au toucher et aplatie de façon curieuse.

— Balle étrange, murmura-t-il. Jamais vu balle comme celle-là. Pas balle de plomb…

De la pointe de son couteau, il entama légèrement le métal et en enleva une mince parcelle. Cela fait, il tendit sa main au soleil couchant.

Une chaude lueur jaune apparut sur l’entaille de la balle et sur le fragment qu’il en avait séparé.

— Balle en or ! chuchota-t-il. Plomb jamais jaune ainsi… Balle être de l’or… du bel or pur !