Roy & Geffroy (p. 124-131).


XIV

DON ESTEVAN DIAZ


Pendant quelques instants, les deux hommes demeurèrent ainsi face à face, s’examinant avec cette ténacité sournoise de deux duellistes épiant l’occasion de fondre l’un sur l’autre.

Don Estevan, bien que son visage fût impassible, avait dans le regard une expression de tristesse qu’il cherchait vainement à dissimuler.

Don Fernando, les bras croisés sur la poitrine, la tête haute, les sourcils froncés, les lèvres crispées par la colère qui bouillonnait dans son sein, et qu’il essayait de contenir, attendait les premiers mots du jeune homme pour savoir s’il lui fallait commencer immédiatement son attaque ou feindre de se contenter des excuses que probablement celui-ci se préparait à lui faire.

Peu à peu les ténèbres étaient devenues moins épaisses, le ciel s’était irisé de brillantes couleurs, l’horizon s’enflammait, le soleil, bien qu’il fût encore caché, annonçait qu’il ne tarderait pas à se lever et à remplacer, par des flots d’éblouissante lumière, la pâle clarté qui pleuvait mélancoliquement de quelques étoiles visibles dans le bleu profond du ciel.

Mille acres senteurs s’élevaient de terre, et la brise matinale qui passait en frissonnant à travers les arbres feuillus faisait tournoyer en immenses flocons le brouillard qui se balançait au-dessus du fleuve.

Enfin, don Estevan se décida à rompre un silence qui commençait à devenir aussi embarrassant pour lui que pour son interlocuteur.

— Je veux être franc avec vous, caballero, dit-il : j’ai parfaitement entendu votre conversation avec le Chat-Tigre, aucunes des paroles que vous avez échangées ne m’ont échappé. Vous voyez que maintenant je suis bien renseigné et que je sais que don Fernando Carril et Cœur-de-Pierre, le chasseur d’abeilles, sont une seule et même personne.

— Oui, répondit le Mexicain avec amertume, je vois que vous êtes expert dans le métier d’espion. Triste occupation que vous vous êtes choisie là, caballero !

— Qui sait ? peut-être avant que notre entretien se termine aurez-vous changé d’opinion, caballero.

— J’en doute, seulement permettez-moi de vous faire observer que vous avez une singulière façon d’exercer l’hospitalité envers les hôtes que Dieu vous envoie.

— Laissez-moi m’expliquer, puis, lorsque vous aurez entendu ce que j’ai à vous apprendre, eh bien ! caballero, je serai prêt à vous donner telle satisfaction que vous exigerez de moi, si vous croyez devoir insister encore à ce sujet.

— Parlez donc et finissons-en d’une façon ou d’une autre, répondit don Fernando avec un geste d’impatience ; le soleil est levé depuis quelques instants, déjà j’entends parler et marcher dans l’intérieur de votre rancho, dont les habitants s’éveillent et ne tarderont pas à paraître, et, par leur présence, rendront toute explication impossible entre nous.

— Vous avez raison, il faut en finir, mais comme je ne tiens pas plus que vous à être interrompu, venez : ce que j’ai à vous dire est trop long pour que je puisse vous le dire ici.

Don Fernando le suivit sans élever d’objection ; ils entrèrent dans le corral et sellèrent leurs chevaux.

— Maintenant, à cheval et partons, dans la prairie on cause mieux, dit don Estevan en montant sur son cheval.

Cette combinaison proposée par le jeune homme souriait d’autant plus au Mexicain, qu’elle lui rendait sa liberté d’action et lui fournissait un moyen sûr pour tirer du majordomo une éclatante vengeance, si celui-ci, comme il l’en soupçonnait, avait l’intention de se jouer de lui.

Sans répondre, il se mit en selle à son tour, et tous les deux, sans échanger une parole de plus, s’éloignèrent côte à côte du rancho.

La matinée était magnifique ; un soleil éblouissant déversait à profusion ses chauds rayons sur la campagne et faisait scintiller comme des diamants les cailloux de la route ; les oiseaux chantaient gaiement sous la feuillée ; les vaqueros et les peones commençaient à se disperser dans toutes les directions, entraînant à leur suite les chevaux et les bestiaux de l’hacienda qu’ils conduisaient aux pâturages ; le paysage s’animait de plus en plus à chaque instant et prenait un aspect riant bien différent de celui qu’il avait dans les ténèbres.

Après avoir marché pendant environ une heure, les deux hommes arrivèrent à un rancho à demi ruiné et inhabité, mais qui, envahi déjà par les plantes grimpantes et caché presque tout entier sous les fleurs et la verdure, offrait un délicieux abri contre la chaleur, qui, bien que la journée ne fût pas avancée encore, était cependant étouffante.

— Arrêtons-nous ici, dit don Estevan en rompant pour la première fois le silence depuis leur départ de son habitation, nous trouverions difficilement une halte plus agréable.

— Arrêtons-nous, soit, répondit don Fernando d’un air indifférent ; peu m’importe l’endroit où vous devez enfin me donner l’explication que je vous demande, pourvu que cette explication soit brève et franche.

— Franche, elle le sera, je vous le jure sur l’honneur ; brève, je ne puis en répondre, car j’ai à vous raconter une longue et triste histoire.

— À moi ? Et à quel propos, je vous prie ? Qu’ai-je besoin de la savoir ? Dites-moi seulement…

— Permettez, interrompit don Estevan en mettant pied à terre, ce que je vous raconterai vous touchera plus que vous ne le croyez ; bientôt vous en aurez la preuve.

Don Fernando haussa les épaules et descendit de cheval.

— Vous êtes fou ! « Dios me libre » ! dit-il. Puisque vous avez si bien écouté ma conversation de cette nuit, vous devriez pourtant savoir que je suis étranger et que ce qui se passe dans ce pays ne doit que fort médiocrement m’intéresser.

— « Quien sabe »[1] ! répondit sentencieusement don Estevan en se laissant tomber sur le sol du rancho avec un soupir de satisfaction.

Ce qui fut immédiatement imité par don Fernando, dont la curiosité commençait malgré lui à s’éveiller.

Lorsque les deux hommes furent confortablement étendus en face l’un de l’autre, don Estevan fixa un regard perçant sur son interlocuteur.

— Je vais vous parler de doña Hermosa, dit-il brusquement.

Surpris à l’improviste par cette parole, le Mexicain se sentit rougir, quelque effort qu’il lit pour vaincre son émotion.

— Ah ! fit-il d’une voix étranglée, doña Hermosa, la fille de don Pedro de Luna, n’est-ce pas ?

— C’est cela même ; en un mot, la jeune fille que vous avez sauvée il y a quelques jours à peine.

— À quoi bon rappeler cet événement ? tout autre à ma place aurait agi ainsi que je l’ai fait.

— C’est possible, mais je crois, sans craindre de passer pour sceptique, que vous êtes dans l’erreur. Mais là n’est pas la question pour vous. Vous avez, dis-je, sauvé doña Hermosa d’une mort horrible ! Dans le premier moment, obéissant malgré vous à un mouvement secret d’orgueil, vous vous êtes brusquement séparé d’elle, résolu à retourner dans le désert et à ne plus vous trouver en face de celle qui vous avait une si grande obligation.

Étonné et contrarié à la fois de se voir si bien deviné, don Fernando coupa brusquement la parole à son interlocuteur.

— Au fait, s’il vous plaît, caballero, dit-il d’une voix brève, mieux vaudrait pour vous arriver tout de suite à l’explication que je vous demande que de vous lancer dans des suppositions fort ingénieuses sans doute, mais qui ont le tort d’être complètement fausses.

Don Estevan sourit avec finesse, et prenant définitivement son parti :

— Tenez, don Fernando, dit-il, vous chercheriez vainement à me donner le change, ainsi toute dénégation est inutile : vous êtes jeune et vous êtes beau ; passant votre vie au désert, vous ignorez le premier mot des sentiments humains : vous n’avez pu voir doña Hermosa impunément ; à sa vue votre cœur a tressailli dans votre poitrine, des idées nouvelles se sont éveillées en vous, ont envahi votre cerveau, et abandonnant tout, méprisant toute autre considération, vous n’avez plus eu qu’un but, qu’un désir, revoir cette jeune fille qui vous est apparue comme dans un rêve et a porté le trouble dans une existence jusqu’alors si calme ; vous avez voulu la revoir, ne serait-ce qu’une minute, une seconde.

— C’est vrai, murmura don Fernando, entraîné malgré lui par la force de la vérité ; oui, tout ce que vous me détaillez là, je l’éprouve : pour entrevoir un coin seulement du rebozo de cette jeune fille, je donnerais ma vie avec joie ; mais pourquoi suis-je ainsi ? voilà ce que je cherche vainement à comprendre.

— Et ce que vous ne comprendriez probablement jamais, si je ne vous venais en aide ; homme élevé comme vous l’êtes, en dehors de toute considération sociale, dont la vie n’a jusqu’à ce moment été qu’une longue lutte contre les impérieuses exigences de chaque jour, qui n’avez encore employé que vos facultés physiques, sans que vous ayez eu le temps de songer jamais à autre chose qu’à la chasse ou à la guerre, vos facultés morales dormaient en vous, vous ignoriez leur puissance : l’amour devait opérer en vous cette transformation dont vous subissez en ce moment les conséquences ; enfin vous aimez, ou du moins vous êtes sur le point d’aimer doña Hermosa.

— Le croyez-vous ? répondit-il naïvement. Est-ce donc cela qu’on nomme de l’amour ? Oh ! alors, ajouta-t-il se parlant plutôt à soi-même que s’adressant au majordomo, cela fait bien souffrir.

Don Estevan l’examina un instant avec un mélange de pitié et de tristesse, et reprenant la parole :

— Je vous ai suivi cette nuit parce que vos allures m’avaient paru suspectes et qu’une crainte vague me poussait à me méfier de vous ; caché dans un buisson à deux pas seulement de l’endroit où vous causiez avec le Chat-Tigre, j’ai entendu toutes vos paroles : mon opinion sur vous a changé ; j’ai reconnu, permettez-moi de vous le dire franchement, que vous valez mieux que votre réputation ; que c’était à tort que l’on vous prenait pour un bandit semblable à l’homme avec lequel vous vous trouviez ; la façon péremptoire dont vous avez repoussé ses insinuations m’a prouvé que vous êtes un homme de cœur : alors j’ai résolu de vous servir et de vous soutenir dans la lutte que vous vous prépariez à soutenir contre cet homme qui, jusqu’à ce jour, a été votre mauvais génie, et dont la pernicieuse influence a si tristement pesé sur votre première jeunesse : voilà pourquoi je vous ai parlé ainsi que je l’ai fait, voilà pourquoi je vous ai amené ici afin de m’expliquer avec vous. Maintenant, ajouta-t-il, voilà ma main, je vous l’offre : l’acceptez-vous ? C’est la main d’un ami, d’un frère.

Don Fernando se leva, saisit vivement la main qui lui était si loyalement tendue, et la serrant à plusieurs reprises :

— Merci, fit-il, merci et pardon ! mais, vous l’avez dit, je suis un sauvage, je prends ombrage de tout ; j’avais méconnu votre noble caractère.

— Qu’il ne soit plus question de cela. Écoutez-moi ; je ne sais comment cette pensée m’est venue, mais je soupçonne le Chat-Tigre d’être l’implacable ennemi de don Pedro de Luna ; il voulait, j’en suis convaincu, faire de vous l’instrument de quelque hideuse machination contre la famille de l’haciendero.

— Cette pensée m’est aussi venue, répondit le chasseur ; la conduite étrange du Chat-Tigre pendant le temps que don Pedro, et sa fille ont passé près de lui, le piège qu’il leur avait tendu et dans lequel sans moi ils seraient tombés, ont éveillé mes soupçons. Vous avez vous-même entendu les reproches que cette nuit il m’a adressés. Oh ! qu’il prenne garde !

— Ne brusquons rien ! s’écria vivement don Estevan ; soyons prudents, au contraire, laissons, quels qu’ils soient, les projets du Chat-Tigre se dessiner, afin de savoir comment les renverser.

— Oui, vous avez raison, cela vaut mieux. Bientôt il viendra au presidio de San-Lucar ; il me sera facile de surveiller toutes ses démarches et de contreminer ses projets. Quoique cet homme soit bien fin, que son astuce et sa fourberie soient extrêmes, je jure Dieu que je lui prouverai que je suis plus fin que lui.

— D’autant plus que je serai, moi, derrière vous pour vous soutenir et vous venir en aide au besoin.

— C’est surtout doña Hermosa qu’il faut sauvegarder. Hélas ! plus heureux que moi, don Estevan, vous pourrez veiller sur elle à chaque heure du jour.

— Vous vous trompez, mon ami, je compte d’ici à quelques heures vous présenter à elle.

— Ferez-vous cela réellement ? s’écria-t-il avec joie.

— Certes, je le ferai, d’autant plus que, pour mieux tromper le Chat-Tigre il faut que vous soyez placé sur un certain pied d’intimité dans l’hacienda. Ne vous souvenez-vous plus de ces sarcasmes et de ces insinuations à propos de l’amour qu’il vous suppose pour la charmante fille de l’haciendero, amour qu’il se vante de vous avoir en quelque sorte inspiré pour elle, en vous plaçant malgré vous et sans que vous vous en doutiez sur son passage ?

— C’est vrai, oh ! cet homme doit avoir quelque odieux projet.

— N’en doutez pas, mais avec l’aide de Dieu nous le ferons échouer ; maintenant deux mots.

— Parlez, mon ami, parlez, que voulez-vous savoir ?

— Croyez-vous que ce bandit soit votre père ? Pardonnez-moi de vous adresser cette question dont vous devez comprendre l’importance.

Don Fernando devint soucieux, son front se creusa sous l’effort de la pensée ; il y eut un silence de quelques minutes ; il réfléchissait profondément, enfin il releva la tête.

— La question que vous me faites en ce moment, dit-il, je me la suis


Don Gusman lança son poncho sur la tête du colonel.


adressée bien souvent, jamais je ne suis parvenu à la résoudre complètement ; cependant je crois être certain qu’il n’est pas mon père, tout me porte à me faire supposer que je ne puis être son fils : sa conduite envers moi, le soin cruel qu’il a pris constamment à m’inspirer de mauvaises pensées et à développer en moi les instincts pernicieux que la nature avait mis en germe dans mon cœur, me prouvent que s’il y a parenté entre nous cette parenté ne saurait être que fort éloignée ; il n’est pas admissible qu’un père, si féroce qu’il soit, prenne plaisir à pervertir ainsi son fils de parti pris, cela serait tellement révoltant et hors nature, que l’esprit se refuse à le supposer. D’un autre côté, j’ai toujours éprouvé pour cet homme une répulsion secrète et invincible qui approchait de la haine ; avec l’âge cette répulsion, loin de diminuer, n’avait fait que s’accroître ; une rupture se faisait de jour en jour plus imminente entre nous, il ne fallait qu’un prétexte pour la faire éclater ; ce prétexte, le Chat-Tigre l’a fait surgir lui-même sans s’en douter, et maintenant, vous le dirai-je ? j’éprouve une espèce de joie intime en songeant que je suis libre enfin, maître de moi-même et délivré de la lourde sujétion qui si longtemps a pesé sur moi.

— Je partage entièrement votre avis, cet homme ne peut être votre père ; l’avenir sans doute nous prouvera que nous avons raison ; cette conviction morale que vous et moi nous possédons nous donne toute liberté d’agir à notre guise pour contrecarrer et renverser ses projets.

— De quelle façon me présenterez-vous à doña Hermosa, mon ami ?

— Bientôt je vous le dirai. Il me faut d’abord vous raconter une triste et longue histoire qu’il est nécessaire que vous connaissiez dans tous ses détails, afin que dans vos rapports avec don Pedro de Luna vous ne mettiez pas sans y songer le doigt sur une plaie saignante au fond de son cœur ; cette sombre et mystérieuse histoire s’est passée il y a bien longtemps déjà ; j’étais à peine né à cette époque, et pourtant ma pauvre mère me l’a si souvent contée, que les détails en sont présents à ma mémoire comme si j’avais été acteur dans ce drame terrible. Écoutez-moi avec attention, mon ami : qui sait si Dieu, qui m’a inspiré la pensée de vous faire ce récit, ne vous a pas réservé le soin d’en éclaircir les mystères ?

— Ce récit se rapporte-t-il donc à doña Hermosa ?

— Indirectement. Doña Hermosa n’était pas née encore à cette époque, son père n’habitait pas cette hacienda, qu’il n’a achetée que depuis ; toute la famille vivait alors retirée dans une villa de la Banda Orientale, car je dois vous apprendre avant tout que don Pedro de Luna n’est pas Mexicain et que le nom sous lequel vous le connaissez ne lui appartient que par substitution, ce nom étant celui de la branche de sa famille originaire du Mexique ; il ne l’a adopté que lorsqu’à la suite des faits que je vais vous rapporter il vint se fixer ici, après avoir acheté las Noria de San-Pedro à ses parents, qui, fixés depuis longues années à Mexico, ne faisaient que de loin en loin et à de fort longs intervalles un voyage de quelques jours dans cette hacienda retirée. Les habitants du presidio de San-Lucar et les autres habitants de l’État, qui ne connaissaient don Pedro de Luna que de nom, ne doutèrent pas que ce fût lui qui se retirait dans sa propriété ; mon maître, lorsqu’il arriva ici, ne songea pas à les désabuser, d’autant plus que pour certaines raisons que vous connaîtrez bientôt il avait fait avec ses parents, en achetant l’hacienda, une question sine qua non du droit de porter leur nom à la place du sien ; ceux-ci, naturellement, ne virent point d’inconvénient à cela, et maintenant que plus de vingt ans se sont écoulés, que don Pedro, par suite de la mort successive de tous ses parents, est devenu le chef de la famille, ce nom, d’abord emprunté, est devenu bien réellement le sien, et nul ne songerait à lui disputer le droit de le porter.

— Vous piquez au dernier point ma curiosité ; j’attends avec impatience qu’il vous plaise de commencer.

Les deux hommes s’installèrent alors le plus confortablement possible dans le rancho, et don Estevan Diaz, sans différer davantage, commença le récit si longtemps attendu ; le jeune homme parla toute la journée ; au coucher du soleil il parlait encore.

Don Fernando, les yeux avidement fixés sur lui, la poitrine haletante et les sourcils froncés, suivait avec le plus vif intérêt ce récit dont les sinistres péripéties, en se déroulant peu à peu devant lui, faisaient courir dans ses veines des frissons de colère mêlée de terreur.

Nous substituant à don Estevan, nous allons rapporter au lecteur cette douloureuse histoire.



  1. Qui sait ? Expression proverbiale.