Roy & Geffroy (p. 90-98).


X

EL AS DE COPAS


Don Fernando serra la bride, et pendant quelques minutes il demeura immobile comme une statue équestre sur son socle de marbre.

— Il ne viendra pas, murmura-t-il au bout d’un instant. M’aurait-on trompé ? oh ! non, c’est impossible.

Jetant alors comme par acquit de conscience un dernier regard autour de lui, il lâcha la bride à son cheval, mais aussitôt, par un mouvement brusque, il le retint et lui fit exécuter une courbette et se cabrer de douleur : don Fernando venait d’apercevoir deux cavaliers qui se dirigeaient vers lui : l’un venait du pueblo, l’autre suivait la route que quelques instants auparavant lui-même avait parcourue.

--Allons, allons, tout va bien, murmura-t-il, voici don Torribio Quiroga ; mais quel est cet autre cavalier ? ajouta-t-il en se tournant vers l’homme qui sortait du pueblo.

Ses sourcils se froncèrent, il sembla hésiter un instant, mais bientôt il se redressa, sourit : avec ironie et, tout en disant à demi-voix : « Il vaut mieux qu’il en soit ainsi », il fit exécuter une demi-conversion à son cheval, et se plaça en travers juste au milieu de la route, de façon à barrer complètement le passage.

Les deux arrivants, qui suivaient avidement chacun de ses gestes, remarquèrent fort bien l’apparence hostile de la position prise par don Fernando, mais aucun d’eux ne sembla s’en inquiéter, et ils continuèrent à s’avancer du même pas qu’auparavant.

Le cavalier sortant du pueblo était beaucoup moins éloigné que don Torribio de don Fernando : aussi bientôt se trouva-t-il tout auprès de lui.

Les Mexicains, quel que soit le rang qu’ils occupent dans la société et l’éducation qu’ils aient reçue, possèdent tous un instinctif sentiment des convenances qui ne les trompe jamais et une politesse raffinée qui ferait envie à bien des habitants du vieux monde.

Aussitôt que don Fernando vit l’étranger à portée de voix, il dérangea légèrement la position de son cheval, mit le chapeau à la main, et s’inclinant profondément :

— Señor caballero, dit-il, daignez me permettre de vous adresser une question.

— Caballero, répondit l’étranger avec non moins de politesse, c’est trop d’honneur que vous me faites.

— Je me nomme don Fernando Carril.

— Et moi don Estevan Diaz.

La présentation était faite, les deux cavaliers se saluèrent de nouveau et remirent leurs chapeaux.

— Señor don Estevan, je suis heureux de vous connaître ; avez-vous dix minutes à perdre dans ma compagnie ?

— Señor don Fernando, quelque pressé que je fusse, je m’arrêterais afin de jouir de votre charmante société.

— Vous êtes mille fois bon, caballero, et je vous en remercie, voici en deux mots ce dont il s’agit : le caballero qui vient là-bas est le señor…

— Don Torribio Quiroga, je le connais, interrompit don Estevan.

— Tant mieux alors, cela ira tout seul. Donc cette personne, fort honorable, du reste, se trouve par une étrange fatalité être mon ennemi intime.

— Voilà qui est fâcheux.

— N’est-ce pas ? Enfin, que voulez-vous ? c’est ainsi : tellement mon ennemi intime, que quatre fois il a déjà cherché à me faire assassiner, et m’a contraint de servir à mon insu de cible à des bandits.

— C’est fâcheux, il joue de malheur avec vous, señor don Fernando.

— C’est la réflexion que j’ai faite, et, comme je désire en finir avec lui, j’ai pris la résolution de lui offrir un moyen de sortir d’embarras.

— Ceci est véritablement l’acte d’un caballero.

— Dame ! je comprends combien il doit être furieux. Je serai charmé que vous consentiez à être témoin de la transaction que je suis résolu à lui proposer.

— Avec bonheur, caballero.

— Mille grâces, à charge de revanche. Mais voici notre homme.

En effet, pendant ce court entretien, don Torribio Quiroga avait continué à s’avancer, et il ne se trouvait plus qu’à une courte distance des deux interlocuteurs.

— Valga me Dios ! s’écria-t-il de l’air le plus joyeux, je ne me trompe pas, c’est bien mon cher ami don Fernando Carril que j’ai la bonne fortune de rencontrer.

— Moi-même, cher ami, aussi heureux de ce hasard que vous-même pouvez l’être, répondit en s’inclinant don Fernando.

— Vive Dios ! puisque je vous tiens, je ne vous lâche plus ; nous allons marcher jusqu’au pueblo.

— Je le désirerais, don Torribio, mais, avant tout, j’ai, si vous me le permettez, quelques mots à vous dire qui, peut-être, s’opposeront à ce qu’il en soit ainsi.

— Parlez, parlez, cher seigneur ; vous ne pouvez me dire que des choses agréables que je serai heureux d’entendre devant mon ami Estevan.

— Don Fernando m’a en effet prié de demeurer auprès de lui afin d’assister à votre conversation, répondit le jeune homme.

— Voilà qui est on ne peut mieux ; parlez donc, cher seigneur.

— Si nous mettions pied à terre, señores ? observa don Estevan, la conversation risque de se prolonger.

— Parfaitement raisonné, caballero, répondit don Fernando. Je connais ici près une grotte où nous serons on ne saurait plus à notre aise pour causer ; ce n’est qu’à deux pas.

— Rendons-nous-y le plus tôt possible, dit en souriant don Torribio.

Les trois cavaliers quittèrent alors la route frayée, et, faisant un crochet sur la droite, ils se dirigèrent vers un petit bois de platanes et de mezquites peu éloigné.

Celui qui les eût vus marcher ainsi côte à côte, causant et souriant entre eux, les eût pris incontestablement pour des amis intimes charmés de se rencontrer ; cependant il n’en était rien, ainsi que le lecteur le verra bientôt.

Ainsi que l’avait annoncé don Fernando, après quelques minutes de marche ils atteignirent le bois et aperçurent la grotte naturelle dont il leur avait parlé.

Cette grotte s’ouvrait sur le penchant d’une colline peu élevée, ses proportions étaient assez étroites ; tapissée de verdure à l’extérieur ainsi qu’à l’intérieur, c’était un délicieux lieu de repos pour laisser passer la chaleur étouffante du milieu du jour.

Les cavaliers mirent pied à terre, ôtèrent la bride de leurs chevaux afin de les laisser paître en liberté, puis ils entrèrent dans la grotte et respirèrent avec un sentiment de bien-être indicible la fraîcheur qu’y entretenait un mince filet d’eau qui suintait entre ses parois avec un mélancolique murmure, fraîcheur qui contrastait avec l’atmosphère ardente à laquelle ils étaient précédemment exposés.

Ils jetèrent leurs zarapés sur le sol, s’étendirent confortablement et allumèrent leurs pajillos de maïs.

— Ah ! fit don Torribio, je vous suis réellement reconnaissant, don Fernando, d’avoir pensé à cette délicieuse retraite ; maintenant, s’il vous plaît de vous expliquer, je vous écouterai avec le plus grand plaisir.

— Señor don Torribio Quiroga, répondit don Fernando, je suis réellement confus de tant de courtoisie, et, si je n’étais pas votre ennemi le plus implacable, le ciel m’est témoin que je serais votre ami le plus cher.

— Hélas ! le ciel en a disposé autrement ! soupira don Torribio.

— Je le sais, cher seigneur, et je le regrette de toute mon âme.

— Pas plus que moi, je vous jure !

— Enfin, puisqu’il en est ainsi, il nous faut tous deux en prendre notre parti.

— Hélas ! c’est ce que je tâche de faire, cher seigneur.

— Je le sais ; aussi, da’ns votre intérêt comme dans le mien, ai-je résolu d’en finir.

— Je ne vois pas trop comment nous atteindrons ce résultat, à moins que l’un de nous ne consente à mourir.

— Cette haine a dû vous coûter assez d’argent déjà.

— Quatre cents piastres, que les coquins m’ont volées, puisque vous vivez encore, sans compter deux cents autres que je me propose d’offrir ce soir à un picaro qui m’a juré qu’il vous tuerait.

— C’est vraiment désolant : si cela continue ainsi, vous finirez par vous ruiner.

Don Torribio soupira sans répondre.

Don Fernando continua, en jetant sa cigarette consumée et se préparant à en tordre une autre :

— Pour ma part, cher seigneur, je vous avoue que, malgré la maladresse exemplaire des hommes que vous employez, je commence à me lasser de leur servir de cible au moment où j’y songe le moins.

— Je comprends cela ; c’est réellement fort désagréable.

— N’est-ce pas ? Alors, désirant, tout en conciliant nos intérêts communs, en finir une fois pour toutes, à force de me creuser la tête, je suis parvenu, je crois, à trouver un moyen d’arranger parfaitement les choses à notre satisfaction mutuelle.

— Ah ! ah ! voyons ce moyen, don Fernando ; je vous sais homme d’imagination, il doit être ingénieux.

— Mais non, il est fort simple au contraire ; jouez-vous quelquefois ?

— Peuh ! si rarement que ce n’est vraiment pas la peine d’en parler.

— C’est absolument comme moi ; voici donc la proposition que j’ai à vous faire ; il est évident que vous ne parviendrez pas à me faire assassiner.

— Vous croyez, cher seigneur ? dit don Torribio toujours souriant.

— J’en suis sûr, sinon vous auriez déjà réussi.

— Je l’admets, alors vous me proposez ?

— Ceci : nous allons prendre un jeu de cartes : le premier as de copas qui sortira, celui à qui il tombera aura gagné, il sera maître de la vie de son adversaire, qui sera obligé séance tenante de se brûler la cervelle.

— Eh, mais ! le moyen est assez ingénieux, en effet.

— Ainsi vous l’acceptez señor, don Torribio ?

— Pourquoi pas, cher seigneur, c’est une partie comme une autre, seulement elle est sans revanche ; voyons les cartes.

Alors il se trouva que ces trois honorables caballeros qui ne jouaient jamais avaient chacun un jeu de cartes dans la poche ; ils les étalèrent devant eux avec une telle spontanéité, qu’ils ne purent résister à éclater d’un rire homérique.

Nous avons dit quelque part que la passion du jeu est poussée au Mexique jusqu’à la frénésie ; la facilité de don Torribio à accepter la partie proposée par son ennemi n’a donc rien qui doive étonner ceux qui connaissent cet étrange peuple mexicain, si extrême en tout et pour lequel l’imprévu et l’extraordinaire ont toujours un attrait irrésistible.

— Un instant, señores ! dit don Estevan, qui, jusqu’alors, avait écouté sans prendre part à la conversation ; peut-être y a-t-ilun autre moyen encore.

— Lequel ? s’écrièrent-ils ensemble en se tournant vivement vers lui.

— Votre haine est-elle si forte qu’elle ne puisse être satisfaite que par la mort de l’un de vous ?

— Oui ! répondit sourdement don Torribio.

Don Fernando répondit seulement par un signe de tête.

— Alors, reprit don Estevan, pourquoi, au lieu de vous en rapporter à l’aveugle hasard, ne vous battez-vous pas plutôt l’un contre l’autre ? Les deux hommes firent un geste de dédain.

— Oh ! fit don Torribio, nous battre comme de misérables leperos, risquer de nous défigurer ou de nous estropier, ce qui serait pire que la mort ! pour ma part je n’y consentirai jamais.

— Ni moi non plus, il vaut mieux que le hasard décide.

— À votre aise, caballeros, fit don Estevan, agissez donc comme bon vous semblera.

— Mais, objecta don Torribio, qui tiendra les cartes ?

— Ah ! diable ! c’est juste, répondit don Fernando, je n’avais pas songé à cela.

— Moi, si vous voulez ; dit le jeune homme, d’autant plus que je suis, à part mon amitié pour vous deux, señores, complètement désintéressé dans la partie.

— En effet ; seulement, afin d’éviter toute contestation, vous choisirez au hasard le jeu qui devra vous servir, observa don Torribio.

— Soit, placez les trois jeux sous un chapeau, je prendrai le premier venu.

— C’est cela ! Quel malheur que vous n’ayez pas songé plus tôt à cette partie, don Fernando !

— Que voulez-vous, cher seigneur, l’idée ne m’en était pas venue.

Don Estevan se leva et sortit de la grotte, afin de donner aux deux adversaires toute facilité pour disposer les jeux sous le chapeau ; ils rappelèrent le jeune homme au bout d’un instant.

— Ainsi, dit-il, vous êtes bien résolus à jouer cette partie ?

— Oui, répondirent-ils.

— Vous jurez par ce qu’il y a au monde de plus sacré, quel que soit celui que le sort favorise, de subir dans toute sa rigueur l’arrêt du destin ?

— Nous le jurons, don Estevan, á fe de caballeros !

— C’est bien, señores, reprit-il en passant la main sous le chapeau et prenant un jeu de cartes ; et maintenant recommandez votre âme à Dieu, car d’ici à quelques minutes un de vous comparaîtra en sa présence.

Les deux hommes firent dévotement le signe de la croix et fixèrent anxieusement leurs regards sur le jeu fatal.

Don Estevan mêla les cartes avec le plus grand soin, puis il les fit successivement couper aux deux adversaires.

— Attention ! señores, dit-il, je commence.

Ceux-ci, nonchalamment appuyés sur le coude, fumaient leur pajillo avec une insouciance parfaitement simulée, mais que venait soudain démentir l’éclair de leur regard.

Cependant les cartes continuaient à tomber l’une après l’autre sur le zarapé, don Estevan n’en tenait plus qu’une quinzaine dans la main ; il s’arrêta.

— Caballeros, dit-il, pour la dernière fois réfléchissez.

— Allez ! allez ! s’écria fiévreusement don Toribio, c’est à moi la première carte.

— La voilà ! répondit don Estevan en la retournant.

— Oh ! dit don Fernando en jetant sa cigarette : as de copas, voyez donc, don Torribio, c’est singulier, vive Dios ! vous n’avez de reproches à adresser à personne, vous êtes l’artisan de votre propre mort.

Don Torribio fit un geste violent, immédiatement, réprimé, et, reprenant le ton de doucereuse politesse qui jusque-là avait présidé à l’entretien :

— Ma foi ! c’est vrai, dit-il ; il faut avouer, don Fernando, que je n’ai de chance d’aucune façon avec vous.

— Vous m’en voyez désespéré, cher don Torribio.

— C’est égal, la partie était bien belle, jamais je n’ai éprouvé une aussi vive émotion.

— Ni moi non plus ; malheureusement cette partie est sans revanche.

— Vous avez raison, je dois maintenant acquitter ma dette.

Don Fernando s’inclina sans répondre.

— Soyez tranquille, cher seigneur, je ne vous ferai attendre que le temps strictement nécessaire ; si j’avais prévu cela, j’aurais apporté des pistolets.

— J’en ai, moi, qui sont tout à votre service.

— Soyez donc assez bon pour m’en prêter un.

Don Fernando se leva, prit un pistolet aux arçons de sa selle et le présenta à don Torribio.

— Il est chargé et amorcé, dit-il, la détente est un peu dure.

— Quel homme précieux vous faites, don Fernando ! vous prévoyez tout, aucun détail ne vous échappe.

— L’habitude de voyager, don Torribio, pas autre chose.

Don Torribio prit le pistolet, qu’il arma.

— Señores, dit-il, je vous prie de ne pas abandonner mon corps aux bêtes fauves, je serais désolé de leur servir de pâture après ma mort.

— Rassurez-vous, cher seigneur, nous vous conduirons chez vous, sur votre propre cheval : nous serions désespérés que le corps d’un caballero si cumplido fût profané.

— Voilà tout ce que j’avais à vous recommander, señores ; maintenant recevez mes remerciements, et adieu !

Alors, après avoir jeté un dernier regard autour de lui, il appuya froidement l’anneau du pistolet sur sa tempe droite.

Don Fernando lui arrêta vivement le bras.

— Je fais une réflexion, dit-il.

— Ma foi, il était temps, dit don Torribio toujours impassible, quelques secondes de plus, il était trop tard ; mais voyons, cette réflexion ; est-elle intéressante ?

— Vous en jugerez, la voici : vous avez perdu votre vie contre moi loyalement, n’est-ce pas ?

— On ne peut plus loyalement, don Fernando.

— Donc elle m’appartient ; vous êtes mort, j’ai le droit de disposer de vous comme bon me semble.

— Je ne le nie pas ; vous voyez que je suis prêt à payer ma dette en caballero.

— Je vous rends justice, cher seigneur : or, si je vous laisse vivre maintenant, vous engagez-vous à vous tuer à ma première réquisition et à n’user de cette vie que je vous laisse, bien que j’aie le droit de vous l’ôter à l’instant, seulement dans mon intérêt et selon mon bon plaisir ? Réfléchissez bien avant de répondre.

— Ainsi, dit don Torribio, c’est un pacte que vous me proposez ?

— Oui, vous avez dit le mot : c’est un pacte, en effet.

— Hum ! reprit don Torribio, cela est sérieux ; à ma place, que feriez-vous, don Estevan ?

— Moi, répondit le jeune homme, j’accepterais sans hésiter ; la vie est une belle chose, en somme, et mieux vaut en jouir le plus longtemps possible.

— Il y a du vrai dans ce que vous dites, mais songez que je deviens l’esclave de don Fernando, puisque je ne puis disposer de ma vie que pour son service et qu’à son premier ordre je suis tenu de me tuer.

— C’est juste, mais don Fernando est un caballero qui n’exigera de vous ce sacrifice qu’à son corps défendant.

— Je vais même plus loin, dit alors don Fernando : je limite à dix ans la durée de notre pacte : si d’ici là don Torribio n’est pas mort, il rentrera dans toute la plénitude de ses droits et pourra à sa guise disposer de sa vie.

— Ah ! voilà qui me va au cœur ! vous êtes un caballero, cher seigneur, et j’accepte la vie que vous m’offrez si gracieusement ; mille remerciements, ajouta-t-il en désarmant le pistolet, cette arme me devient quant à présent inutile.

— Seulement ; cher don Torribio, comme nul ne saurait prévoir l’avenir > vous ne refuserez pas de prendre cet engagement par écrit, n’est-ce pas ?

— Certes, mais où nous procurer le papier nécessaire ?

— Je crois avoir dans mes alforjas tout ce qu’il faut pour écrire.

— Quand je vous disais que vous étiez un homme précieux et auquel rien n’échappait, cher seigneur.

Don Fernando, sans répondre, alla chercher ses alforjas, espèces de doubles poches qui se placent à l’arrière de la selle et dans lesquelles on renferme les objets nécessaires en voyage, et qui, au Mexique et dans toute l’Amérique espagnole, tiennent lieu de valise.

Don Fernando sortit du papier, des plumes et de l’encre, et disposa le tout devant don Torribio.

— Maintenant, lui dit-il, écrivez ce que je vais vous dicter.

— Allez, cher seigneur, j’écris, répondit celui-ci en souriant.

— Je, soussigné, reprit don Fernando, don Torribio Quiroga y Carvajal y Flores del Cerro, reconnais avoir perdu loyalement ma vie contre don Fernando Carril, dans une partie jouée avec ledit seigneur ; je reconnais que cette vie appartient désormais à don Fernando Carril, qui sera maître d’en disposer à son gré, sans que je puisse en aucun cas élever d’objection et refuser d’obéir aux ordres qu’il me donnera, soit de me tuer sous ses yeux, soit de risquer dans une expédition périlleuse cette vie que j’ai perdue et que je reconnais ne conserver que par un effet de sa volonté ; je reconnais, en outre, que tous sentiments de haine contre ledit Fernando Carril sont éteints dans mon cœur et que je ne chercherai jamais à lui nuire, soit directement, soit indirectement. Le présent engagement est pris par moi pour la durée de dix années à partir du jour de la signature de cet acte, étant formellement stipulé par moi qu’au bout de dix années révolues je rentrerai dans la plénitude de tous mes droits et la jouissance entière de ma vie, sans que Fernando Carril puisse en aucune façon m’en demander compte. Écrit et signé par moi le 17 mars 18… ; et plus bas : a signé comme témoin le señor don Estevan Diaz y Morelos… Maintenant, ajouta don Fernando, signez, faites signer don Estevan et remettez-moi ce papier.


Il lui mit la selle et la bride avec cette dextérité particulière aux hommes habitués aux voyages.

Don Torribio s’exécuta de la meilleure grâce, fit un superbe parafe, et passa la plume à don Estevan, qui apposa son nom sans faire la moindre objection à cet étrange engagement.

Lorsque cela fut fait, don Torribio jeta un peu de poussière sur le papier, afin de le sécher, le plia proprement en quatre et le remit à don Fernando, qui, après l’avoir lu attentivement, le serra dans sa poitrine.

— Là ! voilà qui est fait, dit don Torribio. Maintenant, cher seigneur, si vous n’avez rien à m’ordonner, je vous demanderai la permission de me retirer.

— Je serais désespéré de vous retenir plus longtemps, caballero ; allez où vous appellent vos affaires, je vous souhaite bonne réussite.

— Merci de ce souhait, mais je crains qu’il ne s’accomplisse pas ; depuis quelque temps je suis dans une mauvaise veine.

Après avoir une dernière fois salué les deux hommes, il remit la bride à son cheval, monta dessus et s’éloigna au galop.

— Est-ce que vous exigerez réellement l’exécution de ce pacte ? demanda don Estevan lorsqu’il se trouva seul avec don Fernando.

— Certes, répondit celui-ci ; vous oubliez que cet homme est mon ennemi mortel. Mais il faut que je vous quitte, don Estevan ; je veux être aujourd’hui à las Norias de San-Antonio, et il commence à se faire tard.

— Vous allez à l’hacienda de don Pedro de Luna ?

— Pas positivement à l’hacienda, mais dans les environs.

— Alors nous ferons route ensemble, car moi aussi je me dirige de ce côté.

— Vous ? fit-il en lui lançant un regard interrogateur.

— Je suis le mayordomo de l’hacienda, répondit simplement Estevan Diaz.

Les deux hommes sortirent de la grotte et montèrent à cheval.

Don Fernando Carril marchait tout pensif auprès de son compagnon, auquel il ne répondait que par monosyllabes.