Roy & Geffroy (p. 31-40).


IV

RENSEIGNEMENTS SUPERFICIELS


Quoi qu’en aient dit certains auteurs mal renseignés, les haciendas de l’Amérique espagnole ne sont nullement des majorats, mais seulement de grandes exploitations agricoles, ainsi que l’indique assez clairement leur nom.

Ces haciendas, disséminées sur le sol mexicain à de grandes distances les unes des autres et entourées de vastes étendues de terrains inhabitées pour la plupart, s’élèvent ordinairement sur le sommet de collines abruptes, dans une position facile à défendre.

Comme l’hacienda proprement dite, c’est-à-dire l’habitation du propriétaire de l’exploitation, forme le centre de la colonie, et en sus des greniers et des écuries, renferme encore les granges, le logement des peones et surtout la chapelle, ses murs sont élevés, épais et entourés d’un fossé, afin de la mettre à l’abri d’un coup de main.

Ces haciendas fort nombreuses entretiennent souvent six à sept cents individus de tous métiers ; les terrains qui dépendent de ces fermes sont la plupart plus étendus qu’un département entier de notre France.

C’est dans ces haciendas que se fait en grand l’élève des chevaux sauvages et des taureaux paissant en liberté dans les prairies, surveillés de loin par des peones vaqueros aussi indomptés qu’eux-mêmes.

L’hacienda de las Norias de San-Antonio, c’est-à-dire des puits de SaintAntoine, s’élevait gracieusement au sommet d’une colline couverte de bois épais : de mahoganys, d’arbres du Pérou et de mezquites qui lui formaient une éternelle ceinture de feuillage dont le vert un peu pâle tranchait avec la blancheur mate de ses hautes murailles couronnées d’almenas, espèces de créneaux destinés à faire connaître la noblesse du propriétaire de l’exploitation. En effet, don Pedro de Luna était ce qu’on appelle un cristiano viejo et descendait en droite ligne des premiers conquérants espagnols, sans que jamais une goutte de sang indien se fût mêlée dans les veines d’un de ses ancêtres.

Aussi, bien que depuis la déclaration de l’indépendance les vieilles coutumes commençassent à tomber en désuétude, don Pedro de Luna était fier de sa noblesse et tenait aux almenas de ses murailles, marques distinctives dont au temps de la domination espagnole les gentilshommes seuls avaient le droit de faire parade.

Depuis l’époque où, à la suite de Fernand Cortez, l’aventurier de génie, un Lopez de Luna avait posé le pied en Amérique, la fortune de cette famille, — bien pauvre et bien réduite alors, car ce don Lopez ne possédait littéralement que la cape et l’épée, — la fortune de cette famille, disons-nous, avait pris un essor incroyable et était entrée dans une voie de prospérité que rien dans la suite des temps n’avait pu entraver : aussi don Pedro de Luna, le représentant actuel de cette ancienne maison, jouissait-il d’une richesse dont certes il eût été bien empêché de connaître le chiffre : richesse qui s’était accrue encore de la part de don Antonio de Luna, son frère aîné, disparu depuis plus de vingt-cinq ans à la suite d’événements sur lesquels nous aurons à revenir, et que l’on supposait mort tragiquement dans les mystérieux déserts qui avoisinaient l’hacienda, soit qu’il eût succombé aux horribles atteintes de la faim, soit, ce qui était plus probable, qu’il fût tombé entre les mains des Apaches, ces implacables ennemis des Blancs auxquels ils font sans relâche une guerre acharnée.

Bref, don Pedro était le seul représentant de son nom et sa fortune était immense ; nul ne peut se figurer, s’il n’a visité l’intérieur du Mexique, les richesses enfouies dans ces contrées, presque ignorées, où certains propriétaires, s’ils se souciaient de mettre ordre à leurs affaires, se trouveraient cinq ou six fois plus riches que les plus gros capitalistes européens.

Bien que tout semblât sourire à l’opulent haciendero et qu’aux yeux superficiels du monde, il parût avec quelque apparence de raison jouir d’un bonheur sans mélange, cependant le front de don Pedro, creusé par deux rides profondes, la sévérité triste de son visage, son regard souvent fixé vers le ciel avec une expression de sombre désespoir, laissaient deviner que cette existence, que tous se figuraient si heureuse, était sourdement agitée par une douleur profonde que les années, en s’accumulait augmentaient encore au lieu d’y apporter un soulagement.

Mais quelle était cette douleur ?

Quels orages avaient troublé le cours de cette vie si calme à la surface ?

Les Mexicains sont les hommes les plus oublieux de la terre ; cela tient sans doute à la nature de leur climat sans cesse bouleversé par les plus effrayants cataclysmes : le Mexicain, dont la vie se passe sur un volcan, qui sent le sol incessamment trembler sous ses pieds, ne songe qu’à vivre vite, au jour le jour ; pour lui hier n’existe plus, demain ne se lèvera peut-être jamais, car aujourd’hui seul lui appartient.

Les habitants de l’hacienda de las Norias, sans cesse exposés aux excursions de leurs redoutables voisins les Peaux-Rouges, sans cesse occupés à se défendre contre leurs attaques et leurs déprédations, étaient naturellement encore plus oublieux que le reste de leurs compatriotes d’un passé qui ne les intéressait pas.

Le secret de la douleur de don Pedro, si réellement un tel secret existait, appartenait donc à peu près à lui seul ; et comme jamais il ne se plaignait et jamais il ne faisait allusion aux premières années de sa vie, les suppositions étaient impossibles, et partant l’ignorance complète.


Tout à coup la jeune fille poussa un cri de douleur, un serpent l’avait piquée.

Un seul être avait le privilège de dérider le front soucieux de l’haciendero et de faire épanouir un pâle et fugitif sourire sur ses lèvres.

Cet être privilégié était sa fille.

Dona Hermosa, âgée de quinze ans à peine, était admirablement belle. L’arc de jais de ses sourcils, tracé comme avec un pinceau, relevait la grâce de son front un peu bas et d’une blancheur mate ; ses grands yeux bleus et pensifs, frangés de longs cils bruns, contrastaient harmonieusement avec ses cheveux d’un noir d’ébène qui se bouclaient autour d’un col délicat et sur lesquels des jasmins odorants se mouraient de volupté.

Petite comme toutes les Espagnoles de race, sa taille cambrée était d’une finesse, extrême ; jamais pieds plus mignons n’avaient foulé en dansant les pelouses mexicaines, jamais main plus délicate n’avait effeuillé les dahlias d’un parterre. Sa démarche nonchalante comme celle de toutes les créoles avait des mouvements ondulés et serpentins pleins de désinvolture et de salero, comme on dit en Andalousie.

Cette délicieuse jeune fille répandait la joie et la gaîté dans l’hacienda, dont les échos, du matin au’soir, répétaient amoureusement les modulations mélodieuses de sa voix cristalline, dont le timbre frais et pur faisait mourir de jalousie les oiseaux blottis sous la feuillée de la huerta.

Don Pedro idolâtrait sa fille, il éprouvait pour elle un de ces sentiments d’amour passionné et sans bornes dont ceux-là seuls qui sont pères dans la véritable acception du mot comprendront l’immense puissance.

Hermosa, élevée à l’hacienda, n’avait qu’à de longs intervalles fait de courtes apparitions dans les grands centres de la confédération mexicaine, dont elle ignorait complètement les mœurs ; habituée à mener la vie libre et sans entraves de l’oiseau, à penser tout haut, sa franchise et sa naïveté étaient extrêmes, sa douceur la faisait adorer de tous les habitants de l’hacienda, sur lesquels sa tendre sollicitude veillait sans cesse.

Cependant, par le genre même de l’éducation qu’elle avait reçue, exposée sur cette frontière éloignée à entendre souvent retentir à ses oreilles l’effroyable, cri de guerre des Peaux-Rouges, et à assister à des scènes de carnage, son cœur s’était accoutumé de bonne heure à envisager, sinon froidement, le péril, du moins avec un courage et une force d’âme qu’on aurait été loin d’attendre d’une si frêle enfant.

Du reste, l’influence qu’elle exerçait sur tous ceux qui l’approchaient était incompréhensible : on ne pouvait la connaître sans l’aimer et sans éprouver le désir de risquer sa vie pour elle.

À plusieurs reprises, dans des attaques tentées sur l’hacienda par les Apaches et les Comanches, ces féroces pillards du désert, des Indiens blessés étaient tombés entre les mains des Mexicains.

Dona Hermosa, loin de souffrir qu’on maltraitât ces malheureux, les avait fait soigner avec soin, puis, une fois guéris, leur avait rendu la liberté.

De cette façon d’agir il était résulté que les Peaux-Rouges avaient peu à peu renoncé à leurs attaques contre l’hacienda et que la jeune fille, accompagnée seulement d’un homme avec lequel nous ferons bientôt faire connaissance au lecteur, exécutait insouciamment de longues courses à cheval dans le désert et souvent, emportée par l’ardeur de la chasse, s’éloignait à de grandes distances de l’hacienda, sans que les Indiens qui la voyaient passer cherchassent à lui nuire ou seulement à entraver sa course : au contraire, ces hommes primitifs, qui avaient conçu pour elle une superstitieuse vénération, s’appliquaient, tout en demeurant invisibles, à éloigner de sa route les obstacles ou les dangers qui auraient pu l’entraver.

Les Peaux-Rouges, avec cette poésie native qui les distingue, l’avaient nommée le Papillon blanc[1], tant elle leur semblait légère et frêle lorsque, comme une jeune biche effarouchée, elle bondissait à travers les hautes herbes de la prairie, que le poids de son corps courbait à peine.

Un des buts de promenade les plus fréquents de la jeune fille était un rancho situé à environ cinq kilomètres de l’hacienda.

Ce rancho, bâti dans une charmante situation, entouré de terres bien entretenues et cultivées avec soin, était habité par une femme d’environ cinquante ans et son fils, grand et beau jeune homme de vingt-cinq à vingt-six ans, au regard fier et au cœur brûlant, nommé Estevan Diaz.

Na Manuela, ainsi qu’on appelait la vieille femme, et Estevan, avaient pour la jeune fille une amitié et un dévouement sans bornes.

Manuela avait nourri Hermosa de son lait et considérait presque sa jeune maîtresse comme son enfant, tant son attachement pour elle était grand.

Cette femme appartenait à cette classe de domestiques dont malheureusement pour nous la race est à tout jamais perdue en Europe, qui font pour ainsi dire partie de la famille et que leurs maîtres considèrent plutôt comme des amis que comme des serviteurs.

C’était sous l’escorte d’Estevan que Hermosa faisait ces longues promenades dont nous avons parlé plus haut ; ces continuels tête-à-tête entre une jeune fille de quinze ans et un homme de vingt-cinq qui, dans nos contrées si hypocritement collet monté, paraîtraient compromettantes, n’avaient rien que de fort naturel aux yeux des habitants de l’hacienda, qui savaient le profond respect et la loyale amitié qui liaient Estevan à sa jeune maîtresse, que tout enfant il avait fait sauter sur ses genoux et dont il avait dirigé les premiers pas.

Hermosa, rieuse, folle et taquine comme toutes les jeunes filles de son âge, trouvait un plaisir extrême dans la société d’Estevan, qu’elle pouvait tourmenter et agacer sans que jamais celui-ci essayât de se regimber contre un des caprices extravagants de la jeune fille et qui endurait ses taquineries avec une patience à toute épreuve.

Don Pedro témoignait à Manuela et à son fils une affectueuse amitié, il avait en eux la plus grande confiance, et depuis deux ans il avait confié à Estevan l’emploi important de mayordomo, emploi qu’il partageait, vu l’étendue de la terre, avec Luciano Pedralva, qui cependant était placé sous ses ordres.

Estevan Diaz et sa mère étaient donc, après le propriétaire, les personnages les plus considérés de l’hacienda, dans laquelle, non seulement à cause du poste qu’ils occupaient, mais encore à cause de leur caractère apprécié de tous, ils jouissaient d’une grande considération.

Les hacienderos mexicains, dont les propriétés sont d’une immense étendue, ont l’habitude, à certaines époques de l’année, de faire une tournée dans leurs fermes, afin de jeter sur leurs exploitations ce coup d’œil du maître qui, selon l’expression consacrée dans l’Amérique du Sud, fait mûrir les récoltes et engraisser les bestiaux. Don Pedro ne manquait jamais d’accomplir cette tournée annuelle anxieusement attendue par les employés inférieurs et les peones des haciendas, auxquels la présence fortuite de leur maître apportait un léger soulagement à leur existence misérable.

Au Mexique, l’esclavage, aboli en principe à la proclamation de l’indépendance, s’il n’existe plus de droit, existe cependant de fait dans toute l’étendue de la confédération.

Voici de quelle façon adroite la loi a été éludée par les riches possesseurs du sol :

Chaque hacienda emploie nécessairement un grand nombre d’individus, soit comme peones, vaqueros, tigreros, etc. ; ces gens sont tous des Indiens mansos ou civilisés, c’est-à-dire que l’on a baptisés et qui pratiquent tant bien que mal une religion qu’ils ne se donnent pas la peine de comprendre et qu’ils entremêlent des pratiques les plus absurdes et les plus ridicules de leurs anciennes croyances.

Abrutis par la misère, les peones se louent pour des prix fort modiques aux hacienderos, afin de satisfaire leurs deux vices principaux, le jeu et l’ivrognerie ; mais, comme les Indiens sont les êtres les moins prévoyants de la création, il arrive que leur modeste salaire ne leur suffit pas pour se nourrir et se vêtir, et que chaque jour ils sont exposés à mourir de faim, s’ils ne parviennent à se procurer les choses indispensables au maintien de leur vie.

Voilà où les attendent les riches propriétaires.

Dans chaque hacienda, d’après les ordres du maître, les mayordomos et les capataz ont des magasins remplis de vêtements, d’armes, d’ustensiles de ménage, etc., qu’ils mettent à la disposition des peones en leur avançant sur leur travail les objets dont ils ont besoin ; bien entendu que ces objets sont toujours payés dix fois au moins plus chers qu’ils ne valent.

Il résulte de cette combinaison bien simple que, non seulement les pauvres diables de peones ne touchent jamais la plus minime partie du fantastique salaire qui leur est alloué, mais encore qu’ils sont continuellement à découvert vis-à-vis de leurs maîtres auxquels ils se trouvent, sans s’en douter, devoir en quelques mois des sommes énormes dont il leur est impossible de s’acquiter jamais ; et comme la loi est positive à cet égard, les peones sont contraints de rester au service de celui qui les emploie jusqu’à ce que, à force de travail, ils soient parvenus à se liquider entièrement ; malheureusement pour eux leurs besoins sont toujours aussi impérieux, leur position aussi précaire, la dette, au lieu de diminuer, s’accroît dans de formidables proportions, et après une vie passée dans d’incessants labeurs, les peones meurent insolvables, c’est-à-dire qu’ils ont continuellement vécu esclaves, et fatalement attachés à la glèbe, exploités sans pudeur jusqu’à leur dernier soupir par des hommes dont leurs sueurs et leurs fatigues ont décuplé les richesses.

Dona Hermosa, bonne comme le sont généralement les jeunes filles lorsqu’elles ont été élevées sous l’aile protectrice de la famille, accompagnait ordinairement son père dans ses visites annuelles, heureuse de laisser parmi les pauvres peones des haciendas la trace lumineuse de son bienfaisant passage.

Cette année, comme les précédentes, elle avait suivi don Pedro de Luna, signalant sa présence dans chaque rancho par quelque secours donné aux infirmes, aux vieillards ou aux enfants.

Le jour où commence cette histoire, don Pedro avait depuis quarante-huit heures environ quitté une bonanza d’argent qu’il faisait exploiter à quelques lieues dans le désert et s’était remis en route pour Las Norias de San-Antonio.

Arrivé à une vingtaine de lieues environ de l’hacienda, don Pedro, convaincu que, si près de sa propriété, son escorte lui devenait inutile, avait expédié en avant don Estevan Diaz et les domestiques armés, afin d’annoncer son retour à l’habitation, et n’avait conservé auprès de lui que le capataz Luciano Pedralva et trois ou quatre peones.

Don Estevan avait cherché à dissuader son maître de demeurer ainsi presque seul dans le désert, lui faisant observer que les frontières indiennes étaient infestées de pirates et de maraudeurs de la pire espèce, qui sans doute embusqués dans les buissons épiaient le moment d’attaquer et de piller la caravane ; mais, par une fatalité singulière, don Pedro, se croyant certain de n’avoir rien à redouter de ces gens sans aveu, qui jamais n’avaient montré d’intentions hostiles à son égard, avait insisté pour que le capataz s’éloignât, et force avait été à celui-ci d’obéir, bien qu’à contre-cœur.

L’escorte partie, l’haciendero continua doucement son voyage, causant avec sa fille et riant de l’air désappointé et des sinistres pressentiments que le mayordomo avait laissé voir sur son visage en prenant congé de son maître.

La journée s’écoula sans que rien vînt donner raison aux sombres préoccupations de don Estevan ; nul accident ne troubla la monotone régularité de la marche ; nul indice suspect n’éveilla les craintes des voyageurs ; le désert était calme ; aussi loin que la vue pouvait s’étendre, on n’apercevait que quelques troupes éparses d’elks et d’antilopes qui broutaient paisiblement l’herbe haute et touffue de la forêt.

Au coucher du soleil, don Pedro et ses compagnons atteignirent les premiers contreforts d’une immense forêt vierge qu’il leur fallait en partie traverser pour arriver à l’hacienda, éloignée à peine d’une douzaine de lieues.

L’haciendero résolut de camper sur la lisière du couvert, afin d’arriver aux Norias le lendemain avant les grandes chaleurs du milieu du jour.

En quelques minutes tout fut installé ; un local en branchages fut construit pour dona Hermosa, des feux allumés et les chevaux entravés solidement, afin qu’ils ne pussent s’éloigner du campement.

Les voyageurs soupèrent gaîment, puis chacun s’installa le plus confortablement possible pour dormir.

Cependant le capataz, homme rompu aux ruses indiennes, jugea prudent de ne négliger aucune précaution, afin d’assurer le repos de ses compagnons ; après avoir placé une sentinelle à laquelle il recommanda la plus extrême vigilance, il sella son cheval dans l’intention de faire une reconnaissance aux alentours du camp.

Don Pedro, déjà à moitié endormi, souleva la tête et demanda à don Luciano ce qu’il prétendait faire.

Lorsque le capataz lui eut expliqué ses intentions, l’haciendero se mit à rire et lui ordonna péremptoirement de laisser son cheval paître tranquillement et de s’étendre devant le feu, afin d’être le lendemain, au lever du soleil, prêt à se remettre en route.

Le capataz obéit en hochant la tête ; il ne comprenait rien à la conduite de son maître, qui ordinairement usait de tant de prudence et de circonspection.

La vérité était que don Pedro de Luna, poussé par une de ces fatalités inexplicables qui souvent aveuglent, sans cause apparente, les hommes les plus intelligents, était convaincu que, si près de son habitation et pour ainsi dire sur son territoire, il n’avait rien à redouter des rôdeurs de frontières et des maraudeurs, qui y regarderaient à deux fois avant de s’attaquer à un homme de son importance, qui avait en main des moyens de leur faire payer cher le plus léger attentat à sa personne.

Cependant, malgré les injonctions de son maître, le capataz, agité par une secrète inquiétude qui le tenait éveillé, quelques efforts qu’il tentât pour s’endormir, résolut de faire bonne garde pendant toute la nuit.

Aussitôt qu’il vit don Pedro plongé définitivement dans un profond sommeil, il se leva doucement, prit son rifle et s’avança à pas de loup du côté de la forêt, afin de pousser une reconnaissance ; mais à peine le capataz était-il sorti de la zone de lumière produite par la flamme des feux de veille et avait-il fait quelques pas sous le couvert, qu’il fut tout à coup saisi rudement par des mains invisibles, renversé sur le sol, bâillonné et garrotté, et cela si vivement, qu’il ne put faire usage de ses armes, ni même pousser un cri de détresse, afin de prévenir ses compagnons.

Cependant, particularité étrange dans les annales funèbres de la prairie, les gens qui s’étaient si brusquement emparés du capataz ne lui firent éprouver aucun mauvais traitement : ils se contentèrent de le lier solidement afin de le mettre dans l’impossibilité de tenter la moindre résistance et le laissèrent étendu sur le sol.

— Ma pauvre maîtresse ! murmura en tombant le digne homme, qui ne songea pas un instant à lui.

Il demeura ainsi pendant un assez long laps de temps, prêtant avidement l’oreille aux bruits du désert, s’attendant à chaque instant à entendre les cris de désespoir de don Pedro ou de doña Hermosa. Mais aucun cri ne se fit entendre, rien ne troubla le calme de la prairie, sur laquelle semblait peser un silence de mort.

Enfin, au bout de vingt ou vingt-cinq minutes, on lui jeta un zarapé sur le visage afin probablement de l’empêcher de reconnaître ses agresseurs ; il fut soulevé de terre avec une certaine précaution et deux hommes lui firent faire sur leurs bras un assez long trajet.

La situation se compliquait de plus en plus ; vainement le capataz se creusait l’esprit pour deviner les intentions de ses ravisseurs, ceux-ci étaient muets et semblaient glisser sur la terre comme des spectres, tant leurs pas étaient légers et silencieux.

Les Mexicains sont en général fatalistes ; le capataz, reconnaissant l’inutilité de ses efforts, prit philosophiquement son parti de ce qui lui arrivait et attendit patiemment le dénoûment de cette scène singulière.

Ce dénoûment ne se fit pas attendre longtemps : arrivés probablement à l’endroit qu’ils voulaient atteindre, les inconnus s’arrêtèrent et déposèrent le capataz sur le sol, puis tout redevint calme et silencieux autour du prisonnier.

Au bout de quelques minutes celui-ci, résolu à reconquérir sa liberté à tout risque, tenta un effort désespéré pour rompre ses liens.

Mais alors une surprise nouvelle lui était réservée : les cordes qui l’attachaient, si solides quelques moments auparavant, se rompirent après une légère résistance.

Le premier mouvement du capataz fut d’enlever le zarapé qui lui couvrait le visage et de se débarrasser de son bâillon.

Alors il regarda autour de lui avec une poignante anxiété, afin de se reconnaître et de savoir ce qu’étaient devenus ses compagnons.

Il poussa un cri d’étonnement et d’effroi ; doña Hermosa, son père et les peones, étaient étendus non loin de lui, garrottés comme il l’avait été lui-même et la tête enveloppée dans des zarapés.

Le capataz s’empressa de voler au secours de la jeune fille et de son père, puis il coupa les cordes qui attachaient les peones.

L’endroit où les voyageurs avaient été transportés par leurs invisibles agresseurs différait complètement du site choisi par eux pour établir leur camp.

Ils se trouvaient au centre d’une épaisse forêt dont les arbres gigantesques formaient a une hauteur prodigieuse, au-dessus de leurs têtes, des dômes de verdure presque impénétrables aux lueurs du jour.

Les chevaux et les bagages des voyageurs avaient disparu.

Abandonnés, sans vivres et sans chevaux, dans une forêt vierge, la position des voyageurs était affreuse ; tout espoir de salut leur était enlevé ; ils se voyaient condamnés à une mort horrible après des souffrances intolérables.

Le désespoir de don Pedro ne se peut décrire ; il reconnaissait, mais trop tard, combien sa conduite avait été folle ; ses yeux baignés de larmes se fixaient sur sa fille avec une expression de tendresse et de douleur indicibles, s’accusant tout bas d’être la seule cause du malheur qui les accablait.

Doña Hermosa, dans cette circonstance critique, fut la seule qui ne se laissa pas aller au désespoir ; après avoir, par de douces et consolantes paroles, cherché à rendre un peu de courage à son père, la première elle parla de quitter l’endroit ou l’on se trouvait et de tâcher de retrouver la route perdue.

La détermination qui brillait dans l’œil de la jeune fille ranima le courage de ses compagnons, et, s’ils ne reprirent pas espoir, du moins ils sentirent renaître en eux les forces nécessaires pour soutenir la lutte qui se préparait.

Un dernier mot de la jeune fille fit cesser en eux toute hésitation et compléta l’heureuse réaction qu’elle avait opérée dans leur esprit.

— Nos amis, dit-elle, en ne nous voyant pas arriver, soupçonneront un malheur et se mettront immédiatement à notre recherche. Don Estevan, pour lequel le désert n’a pas conservé de secrets, retrouvera inévitablement notre piste : notre position est donc loin d’être désespérée ; ne nous abandonnons pas nous-mêmes, si nous voulons que Dieu ne nous abandonne pas. Partons : bientôt, je l’espère, nous sortirons de cette forêt et nous reverrons le soleil.

On se mit en marche.

Malheureusement, à moins de la connaître à fond, il est impossible de se diriger dans une forêt vierge, où tous les arbres se ressemblent, où l’horizon manque et dans laquelle la seule science doit être l’instinct de la brute et non la raison de l’homme.

Les voyageurs errèrent ainsi à l’aventure pendant la journée entière, tournant sans s’en douter toujours dans le même cercle, marchant beaucoup sans avancer, et se fatiguant vainement à retrouver une route qui n’existait pas.

Don Pedro cherchait quelle raison avait pu exciter les hommes qui avaient volé leurs chevaux à les abandonner ainsi dans un labyrinthe inextricable, pourquoi on les avait ainsi froidement condamnés à une mort horrible et quel était l’ennemi assez cruel pour avoir eu la pensée d’une aussi atroce vengeance.

Mais l’haciendero avait beau se creuser l’esprit pour en faire jaillir la lumière, nul indice ne venait le mettre sur la voie et lui faire soupçonner l’auteur probable de cet inqualifiable attentat.

Depuis le matin les voyageurs marchaient ; le soleil s’était couché, le jour avait fait place à la nuit, ils marchaient encore, errant machinalement à droite et à gauche sans tenir de direction fixe, marchant plutôt pour échapper à leurs pensées par la fatigue physique que dans l’espoir de sortir de l’infernale forêt qui leur servait de prison.

Doña Hermosa ne se plaignait pas ; froide, résolue, elle poussait en avant d’un pas ferme, encourageant ses compagnons du geste et de la voix et trouvant encore en elle la force de les gourmander et de leur faire honte de leur peu de persévérance.

Tout à coup la jeune fille poussa un cri de douleur : un serpent l’avait piquée.

Ce nouveau malheur, qui semblait devoir achever de désespérer les voyageurs, leur causa, au contraire, une surexcitation fébrile telle qu’ils oublièrent tout pour ne plus songer qu’à sauver celle qu’ils appelaient leur ange gardien.

Cependant les forces humaines ont des limites qu’elles ne peuvent franchir ; les voyageurs, accablés par la fatigue et les poignantes émotions de cette journée, convaincus en outre de l’inutilité de leurs efforts, étaient sur le point de succomber à leur désespoir, lorsque Dieu les avait tout à coup mis face à face avec le chasseur.



  1. Le nom indien comanche, dont nous faisons grâce au lecteur, est Iztacpapalotzin, dont voici la racine : iztac, blanc ; papalotl, papillon, G. A.