Roy & Geffroy (p. 11-22).


II

DANS LA FORÊT



L’inconnu s’était engagé dans une épaisse forêt dont les derniers contreforts venaient mourir presque sur les bords du rio Vermejo.

Les forêts américaines sont loin de ressembler à celles du vieux monde : là des arbres poussent au hasard, se croisant et s’enchevêtrant les uns dans les autres, laissant parfois de larges espaces complètement découverts et jonchés d’arbres morts renversés et amoncelés de la façon la plus bizarre.

Certains arbres, tout à fait ou en partie desséchés, présentent dans leurs lacunes les restes vigoureux d’un sol mâle et fécond, d’autres également antiques sont soutenus par des lianes entortillées qui, avec le temps, ont presque égalé la grosseur de leur premier appui ; la diversité des feuilles y forme le plus agréable contraste ; d’autres, recelant dans leur tronc creux un fumier qui, formé des débris de leurs feuilles et de leurs branches à demi-mortes, a échauffé les graines qu’ils ont laissées tomber, semblent par les arbrisseaux qu’ils renferment, promettre un dédommagement de la perte de leurs pères.

On croirait que la nature a voulu mettre à l’abri des injures du temps certains de ces vieux arbres affaissés sous le poids des siècles, en leur donnant un manteau d’une mousse grisâtre qui pend en larges festons depuis la cime des branches jusqu’à terre ; cette mousse, nommée barbe d’Espagnol, donne aux arbres qu’elle recouvre une apparence presque fantastique.

Le sol de ces forêts, formé par l’humus des arbres tombés depuis des siècles, est des plus accidentés, tantôt s’élevant en forme de montagne pour s’abaisser tout à coup en marécages fangeux, peuplés de hideux alligators qui se vautrent dans leurs boues verdâtres, et de millions de moustiques qui tournoient en bourdonnant au milieu des vapeurs fétides qu’ils exhalent, tantôt s’étendant à l’infini en plaines d’une régularité et d’une monotonie désespérantes.

Des rivières sans nom traversent ces déserts ignorés, n’emportant sur leurs eaux silencieuses que les cygnes noirs qui se laissent nonchalamment aller au courant, tandis que les flamants roses postés le long de leurs rives pêchent philosophiquement leur dîner, l’air béat et les yeux à demi fermés.

Bien que la vue soit bornée, parfois de fortuites éclaircies laissent entrevoir des points de vue pittoresques et délicieusement accidentés.

Des bruits incessants, des rumeurs sans nom, s’entendent sans interruption dans ces régions mystérieuses, grandes voix de la solitude, hymne solennelle des mondes invisibles créés par Dieu !

C’est au sein de ces forêts redoutables que se réfugient les fauves et les reptiles qui abondent au Mexique ; çà et là on aperçoit s’ouvrir les sentes séculaires suivies incessamment par les jaguars et les bisons et qui, après des méandres sans nombre, aboutissent toutes à des abreuvoirs ignorés. Malheur au téméraire qui, sans être accompagné d’un guide sûr, s’engagerait dans le dédale inextricable de ces immenses océans de verdure ! Après des tortures inouïes, il succomberait et deviendrait la proie des bêtes fauves ; combien de hardis pionniers sont morts ainsi sans qu’il fût possible de soulever le voile mystérieux qui cachait leur fin misérable ! Leurs os blanchis retrouvés au pied d’un arbre, apprenaient seuls à ceux qui les rencontraient que là des hommes étaient morts en proie aux plus atroces souffrances et que le même sort les menaçait sans doute.

L’étranger devait être l’hôte habituel de la forêt dans laquelle il s’était si audacieusement engagé au moment où le soleil, abandonnant l’horizon, avait laissé les ténèbres envahir la terre, ténèbres rendues plus épaisses encore sous le couvert où les rainures touffues des arbres ne tamisaient qu’une incertaine et fugitive lumière, même au milieu de la journée.

Légèrement incliné en avant, l’œil et l’oreille au guet, l’inconnu s’avançait d’un pas aussi rapide que le lui permettait la nature du sol que foulait son cheval, suivant sans hésiter les capricieux détours d’une sente de bêtes fauves dont la trace disparaissait presque au milieu des hautes herbes qui tentaient continuellement de l’effacer.

Depuis plusieurs heures déjà il marchait ainsi sans avoir ralenti l’allure de son cheval, s’enfonçant de plus en plus dans la forêt.

Il avait traversé, à gué, plusieurs rivières, franchi des ravins escarpés, entendant à peu de distance à droite et à gauche les rauquements sourds des jaguars et les miaulements ironiques des chats-tigres qui semblaient le poursuivre de leurs menaçants hurlements.

Lui ne s’inquiétait pas de ces cris et de ces rumeurs, il avançait toujours, bien que d’instant en instant la forêt prît un aspect plus sauvage et plus désolé.

Les buissons et les arbres de basse futaie avaient disparu pour faire place à des mahoganys gigantesques, à des chênes-lièges séculaires et à des acajous dont les sombres ramures formaient des arceaux de verdure à quatre-vingts pieds au-dessus de sa tête ; la sente s’était élargie et se dirigeait en pente douce vers une colline de médiocre élévation complètement dégarnie d’arbres.

Arrivé au pied de la colline, l’inconnu s’arrêta, puis, sans descendre de cheval, il jeta aux environs un regard circulaire et investigateur.

Le calme de la mort régnait autour de lui : les hurlements des bêtes fauves se perdaient dans le lointain ; on n’entendait d’autre bruit que celui d’un mince filet d’eau qui suintait à travers les fentes d’un rocher et tombait d’une hauteur de trois à quatre mètres dans un réservoir naturel.

Le ciel, d’un bleu profond, était pailleté d’un nombre infini d’étoiles brillantes, et la lune, nageant au milieu d’un flot de nuages blanchâtres, déversait à profusion ses rayons argentés sur la colline, dont les pentes fantastiquement éclairées formaient un étrange et saisissant contraste avec le reste du paysage, plongé dans une obscurité complète.

Pendant quelques minutes, l’inconnu conserva une immobilité de statue, prêtant avec le plus grand soin l’oreille au moindre bruit, la main sur ses armes, prêt à faire feu à la plus légère apparence de danger.

Convaincu enfin probablement que tout était calme aux environs et que rien d’insolite ne troublait le silence de la solitude, il fit un geste pour mettre pied à terre, mais tout à coup son cheval releva la tête par un mouvement brusque, coucha les oreilles et respira l’air avec force à plusieurs reprises.

Soudain un craquement violent se fit entendre dans les broussailles, un élan magnifique se leva du milieu des buissons et, bondissant tout effarouché à peu de distance du cavalier, il traversa rapidement la sente en secouant ses ramures d’un air effaré et disparut dans l’obscurité.

Pendant quelques instants le bruit de sa course précipitée résonna sur les feuilles sèches qu’il foulait d’un pas de plus en plus agile.

L’inconnu, par un mouvement presque imperceptible de pression, fit peu à peu rétrograder son cheval jusqu’au pied du monticule, la tête toujours tournée vers la forêt comme une sentinelle vigilante qui se replie devant une force qu’elle suppose supérieure.

Arrivé à l’endroit qu’il voulait atteindre, l’inconnu sauta légèrement à terre et, se faisant un rempart du corps de son cheval, il épaula son rifle, en posa l’extrémité du canon sur la selle et attendit.

Son attente ne fut pas longtemps : au bout de quelques instants à peine le bruit de la marche de plusieurs personnes qui se rapprochaient du lieu où il se tenait en embuscade parvint à son oreille.

Sans doute, avant même d’apercevoir les personnes qui arrivaient ainsi, l’inconnu avait deviné qui elles pouvaient être, car il quitta son abri provisoire, passa la bride de son cheval à son bras, et, désarmant son rifle, il en laissa tomber la crosse à terre avec l’apparence de la plus entière sécurité, pendant qu’un sourire d’une expression indéfinissable se jouait sur ses lèvres.

Enfin les branches s’écartèrent et cinq personnes parurent.

De ces cinq personnes, quatre étaient des hommes ; deux d’entre eux soutenaient les pas chancelants d’une femme qu’ils portaient presque entre leurs bras. Et chose extraordinaire dans ces régions, ces étrangers, qu’à leur costume et à la couleur de leur peau il était facile de reconnaître pour des blancs, n’avaient pas de chevaux avec eux.

Ils continuèrent d’avancer sans s’apercevoir de la présence de l’inconnu, qui, toujours immobile, les regardait s’approcher de lui avec un mélange de pitié et de tristesse.

Soudain un des étrangers leva la tête par hasard.

— Dieu soit loué ! s’écria-t-il en mexicain avec une expression de vive satisfaction, nous sommes sauvés, voici enfin un homme.

Les étrangers s’arrêtèrent alors ; celui qui avait le premier aperçu l’inconnu s’avança rapidement vers lui avec la plus exquise politesse :

— Caballero, lui dit-il, permettez-moi de vous prier de m’accorder ce qui ordinairement ne se refuse pas au désert : aide et protection.

L’inconnu, avant de répondre, jeta un regard profond sur son interlocuteur.

Celui-ci était un homme d’une cinquantaine d’années ; ses traits étaient nobles, ses manières distinguées ; bien que ses cheveux commençassent à blanchir aux tempes, sa taille, droite et cambrée, n’avait pas perdu une ligne, et le feu de son œil noir était aussi vif que s’il n’eût eu que trente ans.

La richesse de son costume et l’aisance de ses manières montraient clairement qu’il appartenait aux rangs les plus élevés de la société mexicaine.

— Vous venez de commettre deux erreurs graves en quelques minutes, caballero, répondit l’inconnu : la première, c’est de vous être ainsi avancé vers moi à découvert, la seconde, de me demander sans me connaître aide et protection.

— Je ne vous comprends pas, señor, répondit l’étranger avec étonnement ; les hommes ne se doivent-ils pas une assistance mutuelle ?

— Dans la vie civilisée, cela peut être, fit l’inconnu avec sacasme, mais au désert la vue d’un homme présage toujours un danger ; nous sommes des sauvages, nous autres.

L’étranger fit un geste de stupeur.

— Ainsi, dit-il, vous laisseriez, faute de secours, périr vos semblables dans ces horribles solitudes ?

— Mes semblables, reprit l’inconnu avec une mordante ironie, mes semblables sont les bêtes fauves de la prairie ; qu’ai-je à faire avec vous autres hommes des villes, ennemis nés de tout ce qui respire l’air pur de la liberté ? Il n’y a rien de commun entre vous et moi ; retirez-vous et ne me tourmentez pas davantage.

— Soit, répondit l’étranger avec hauteur, je ne vous importunerai pas plus longtemps. S’il ne s’agissait que de moi, je ne vous aurais adressé aucune prière ; la vie ne m’est pas assez chère pour que je cherche à la prolonger par des moyens qui répugnent à mon honneur, mais ce n’est pas de moi seulement qu’il s’agit : il y a là une femme, presque une enfant, ma fille, qui réclame de prompts secours et qui mourra peut-être, si elle ne peut en recevoir.

L’inconnu ne répondit pas : il s’était détourné comme s’il lui répugnait de continuer plus longtemps l’entretien.

L’étranger rejoignit à pas lents ses compagnons, arrêtés sur la lisière de la forêt.

— Eh bien ? leur demanda-t-il avec inquiétude.

— La señorita s’est évanouie, répondit l’un d’eux avec tristesse.

L’étranger fit un geste de douleur ; pendant quelques instants il demeura les yeux fixés sur la jeune fille, avec une expression de désespoir impossible à rendre.

Tout à coup il se détourna brusquement et courut vers l’inconnu.

Celui-ci s’était remis en selle et se préparait à s’éloigner.

— Arrêtez ! s’écria l’étranger.

— Que me voulez-vous encore ? répondit l’inconnu d’un ton de mauvaise humeur, laissez-moi partir, et remerciez Dieu que notre rencontre imprévue dans cette forêt n’ait pas eu pour vous des conséquences plus graves.

Il y avait dans ces paroles énigmatiques un ton de menace qui, malgré lui, inquiéta l’étranger. Cependant, il ne se rebuta pas.

— Il est impossible, reprit-il avec véhémence, que vous soyez aussi cruel que vous vous plaisez à le paraître : vous êtes bien jeune encore pour que tout sentiment soit mort dans votre cœur.

L’inconnu rit d’un rire étrange.

— Je n’ai pas de cœur, dit-il.

— Je vous en supplie au nom de votre mère, ne nous abandonnez pas !

— Je n’ai pas de mère.

— Eh bien ! quel qu’il soit, au nom de l’être que vous aimez le plus au monde.

— Je n’aime plus personne.

— Personne ! répéta l’étranger en frissonnant malgré lui, je vous plains alors, car vous devez bien souffrir.

L’inconnu tressaillit, une rougeur fébrile envahit son visage, mais se remettant presque aussitôt :

— Maintenant, dit-il, laissez-moi aller.

— Non, pas avant de savoir qui vous êtes.

— Qui je suis ? ne vous l’ai-je pas déjà dit ? Une bête fauve, un être qui n’a d’humain que l’apparence et porte à tous les hommes une haine que rien ne pourra jamais rassasier. Priez Dieu de ne plus jamais me rencontrer sur votre route. Je suis comme le corbeau, moi : ma vue porte malheur, adieu !

— Adieu ! murmura l’étranger avec une profonde tristesse, que Dieu vous prenne en pitié et ne vous punisse pas de votre cruauté !

En ce moment une voix mourante, mais dont les ondulations tristes étaient aussi douces et aussi mélodieuses que celles du Centzontle, le rossignol américain, s’éleva dans le silence.

— Mon père ! mon père ! disait-elle, où êtes-vous ? ne m’abandonnez pas !

— Me voilà ! me voilà ! ma fille, s’écria l’étranger avec tendresse, en se détournant vivement pour accourir auprès de celle qui l’appelait ainsi.

Au son de cette voix harmonieuse, un nuage était passé sur le visage pâle de l’inconnu, son œil bleu avait lancé un fulgurant éclair, il avait en frissonnant porté la main à son cœur, comme s’il avait reçu une commotion électrique.

Après une hésitation de quelques secondes il fit tout à coup bondir son cheval en avant et, posant sa main droite sur l’épaule de l’étranger :

— Quelle est cette voix ? lui demanda-t-il avec un accent singulier.

— La voix de ma fille qui va mourir et qui m’appelle, répondit-il avec un ton de douloureux reproche.

— Mourir ! balbutia l’inconnu, en proie à une émotion étrange, mourir, elle !

— Laissez-moi me rendre auprès de mon enfant.

— Mon père ! mon père ! répéta la jeune fille d’une voix de plus en plus faible.

L’inconnu se redressa. Son visage avait pris subitement une expression d’implacable volonté.

— Elle ne mourra pas ! dit-il d’une voix sourde. Venez.

Ils rejoignirent le groupe.

La jeune fille étendue sur le sol avait les yeux fermés, son visage était pâle comme celui d’un cadavre, sa respiration faible et saccadée montrait seule que la vie ne l’avait pas encore complètement abandonnée.

Les personnes qui l’entouraient la considéraient avec une expression de tristesse profonde, pendant que de grosses larmes coulaient silencieusement sur leurs joues brunies.

— Oh ! s’écria le père en tombant à genoux auprès de la jeune fille, dont il saisit la main qu’il couvrit de baisers, tandis que son visage était inondé de larmes, ma fortune, ma vie à qui sauvera mon enfant chérie !

L’inconnu avait mis pied à terre, il fixait sur la jeune fille un regard sombre et pensif. Enfin, après quelques minutes de cette muette contemplation, il se tourna vers l’étranger.

— Quelle est la maladie de cette jeune fille ? lui demanda-t-il brusquement.

— Hélas ! répondit celui-ci, une maladie incurable, elle a été piquée par un serpent de verre.

L’inconnu fronça les sourcils presque à les joindre.

— Alors elle est perdue, dit-il d’une voix sourde.

— Perdue ! mon Dieu ! Ma fille ! ma pauvre fille !


Le Chat-Tigre, bondissant avec l’agilité de l’animal dont il portait le nom, avait sauté du sommet d’une roche.

— Oui ! À moins… puis se reprenant : Depuis combien de temps a-t-elle été piquée ?

— Il n’y a pas encore une heure.

Le visage de l’inconnu s’éclaircit ; il demeura un instant silencieux pendant que les assistants, anxieusement penchés vers lui, attendaient avec impatience l’arrêt qu’il allait probablement prononcer.

— Moins d’une heure ? dit-il enfin, elle peut encore être sauvée.

L’étranger poussa un soupir de joie.

— Vous m’en répondez ? s’écria-t-il.

— Moi, fit l’inconnu en haussant les épaules, je ne réponds de rien autre que de tenter l’impossible pour réussir à vous la rendre.

— Oh ! sauvez-la ! s’écria le père avec effusion ; qui que vous soyez, je vous bénirai.

— Que m’importe ce que vous ferez ? dit-il, ce n’est pas pour vous que je tenterai de sauver cette enfant ; du reste, quels que soient les motifs qui m’y engagent, je vous tiens quitte de toute reconnaissance…

— C’est possible que vous pensiez ainsi, mais moi…

— Assez ! interrompit rudement l’inconnu ; nous n’avons que trop perdu de temps en paroles oiseuses ; hâtons-nous, si nous ne voulons qu’il soit trop tard.

Tous se turent.

L’inconnu regarda alors autour de lui.

Nous avons dit que les étrangers s’étaient arrêtés à la lisière de la forêt ; au-dessus de leur tête les derniers arbres du couvert étendaient leurs puissantes ramures.

L’inconnu s’approcha des arbres qu’il considéra avec soin, semblant chercher quelque chose qu’il ne trouvait pas. Soudain il poussa un cri de joie étouffé et, dégainant le long couteau attaché, à son genou droit, il coupa une liane, ramassa le morceau qu’il avait détaché et revint auprès des étrangers, qui suivaient tous ses mouvements avec une avidité inquiète.

— Tenez, dit-il à l’un d’eux qui semblait être un peon, ôtez toutes les feuilles de cette branche, puis hachez-les. Surtout hâtez-vous : chaque seconde vaut un siècle pour celle que nous voulons sauver.

Le peon s’occupa activement de la tâche qui lui était donnée.

L’inconnu se tourna alors vers le père de la jeune fille.

— À quelle partie du corps cette enfant a-t-elle été piquée ? lui demanda-t-il.

— Un peu au-dessous de la cheville gauche.

— Est-elle courageuse ?

— Pourquoi cette question ?

— Répondez, le temps presse.

— La pauvre enfant est bien accablée, bien faible.

— Enfin, il n’y a pas à hésiter, l’opération est nécessaire.

— Une opération ? s’écria l’étranger avec effroi.

— Aimez-vous mieux qu’elle meure ?

— Cette opération est-elle donc indispensable ?

— Oui ; nous n’avons perdu que trop de temps déjà.

— Faites, alors ! Dieu veuille que vous réussissiez !

La jambe de la jeune fille était affreusement enflée, le tour de la piqûre faite par le serpent, horriblement tuméfié, prenait déjà une couleur verdâtre.

— Oh ! oh ! murmura l’inconnu, il n’y a pas une seconde à perdre ; maintenez cette jeune fille pendant que je l’opérerai, de façon à ce qu’elle ne puisse faire un mouvement.

La voix de l’inconnu avait pris un tel accent de commandement que les étrangers obéirent sans hésiter.

Celui-ci s’assit à terre, posa l’extrémité de la jambe de la jeune fille sur son genou et se prépara.

Heureusement la lune répandait en ce moment une lumière telle qu’une vive clarté inondait le paysage et permettait de voir presque comme en plein jour.

Lorsque la jeune fille s’était sentie piquée, son premier mouvement avait été heureusement d’arracher son bas de soie ; l’inconnu saisit son couteau à un pouce de la pointe, et, fronçant les sourcils avec une détermination terrible, il enfonça cette pointe dans la piqûre et pratiqua une incision cruciale profonde de près de dix lignes et longue de plus d’un pouce.

La pauvre enfant éprouva probablement une douleur horrible, car elle poussa un cri épouvantable et se tordit dans une crise nerveuse.

— Maintenez-la, cuerpo de Cristo ! s’écria l’inconnu d’une voix tonnante, tandis qu’avec un sang-froid et une adresse inouïs il pressait les lèvres de la plaie avec force pour en faire sortir le sang noir et décomposé qu’elle contenait : à présent, les feuilles ! s’écria-t-il.

Le peon accourut.

L’inconnu prit alors les feuilles, entrouvrit les lèvres de la blessure, et lentement, avec soin, il en exprima le suc sur les chairs palpitantes, puis il fit une espèce d’emplâtre de ces feuilles, les appliqua sur la piqûre, les y assujettit fortement au moyen d’une ligature, et, posant avec précaution le pied à terre, il se releva.

La jeune fille, aussitôt qu’une certaine quantité du suc de la liane fut tombée sur la plaie, parut éprouver une sensation de bien-être extrême ; ses spasmes nerveux cessèrent peu à peu, ses yeux se fermèrent ; enfin, elle se laissa aller en arrière, sans tenter plus longtemps de lutter contre les personnes qui continuaient à la tenir entre leurs bras.

— Maintenant, dit l’inconnu, vous pouvez la lâcher : elle dort.

En effet, la respiration mesurée, bien que faible, de la jeune fille, prouvait qu’elle était plongée dans un profond sommeil.

— Dieu soit loué ! s’écria le pauvre père en joignant les mains avec extase : ainsi elle est sauvée ?

— Oui, répondit lentement inconnu, à moins d’un accident imprévu, elle n’a plus rien à craindre.

— Mais quel remède extraordinaire avez-vous donc employé pour obtenir un si heureux résultat ?

L’étranger sourit avec dédain et parut ne pas vouloir répondre ; cependant, après une courte hésitation, cédant peut-être malgré lui à cette vanité secrète qui pousse à son insu tout homme à faire parade de sa science, il se décida à donner l’explication qui lui était demandée.

— Les moindres choses vous étonnent, vous autres gens des villes, dit-il avec ironie ; l’homme dont la vie entière s’est écoulée dans le désert sait bien des choses que les habitants de vos brillantes cités ignorent, quoiqu’ils se plaisent à faire devant nous, pauvres sauvages, parade de leur fausse science dans le seul but de nous humilier ; la nature ne conserve pas de secret pour celui qui sans cesse épie dans l’ombre de la nuit ou à la clarté du soleil, avec une patience à toute épreuve, sans se laisser décourager par l’insuccès, ses mystérieuses harmonies ; l’Architecte sublime, quand il a créé cet immense univers, ne l’a laissé tomber de ses mains puissantes que lorsqu’il a été bien complet et que la dose du bien balança partout celle du mal, en plaçant, pour ainsi dire, l’antidote auprès du poison.

L’étranger écoutait avec une surprise croissante les paroles de cet homme, dont le caractère véritable était pour lui une énigme et qui, à chaque instant, se faisait connaître à lui sous des jours diamétralement opposés et des apparences entièrement distinctes.

— Mais, continua l’inconnu, l’orgueil et la présomption rendent l’homme aveugle ; habitué à tout rapporter à soi-même, s’imaginant que tout ce qui existe a spécialement été créé pour sa convenance, il ne se donne la peine d’étudier les secrets de la nature que dans ce qu’ils paraissent avoir de directement en rapport avec son bien-être personnel, sans se soucier d’interroger ses actes les plus simples : ainsi, par exemple, la région où nous nous trouvons étant basse et marécageuse doit naturellement être infestée de reptiles, d’autant plus dangereux et plus redoutables qu’ils sont à demi calcinés et rendus furieux par les rayons d’un soleil torride. Or, la nature prévoyante a fait croître en abondance dans ces mêmes parages une liane nommée mikania, celle-là même dont je me suis servi, qui est contre la morsure des serpents un remède infaillible.

— Je n’en saurais douter, maintenant que j’en ai vu les effets, mais comment a-t-on découvert la propriété de cette liane ? dit l’étranger, intéressé malgré lui au plus haut point.

— Un coureur des bois, continua l’inconnu avec une certaine complaisance, remarqua que le faucon noir, plus connu sous le nom de guaco, oiseau qui fait sa nourriture ordinaire des reptiles, semblait surtout se plaire à faire aux serpents une guerre acharnée ; ce coureur des bois remarqua aussi que, si parfois, pendant la lutte, le serpent réussissait à piquer le guaco, celui-ci cessait aussitôt le combat et s’envolait vers cette liane dont il arrachait quelques feuilles qu’il broyait dans son bec, puis il retournait plus acharné au combat jusqu’à ce qu’il fût parvenu à vaincre son redoutable ennemi ; ce coureur des bois était un homme sage et expérimenté qui savait que les animaux, étant dénués de raison, sont plus spécialement placés sous la surveillance de Dieu, et que tout ce qu’ils font a une cause réglée d’avance ; après mûre réflexion, il se décida à tenter l’expérience sur lui-même.

— Et il exécuta son projet ! s’écria l’étranger.

— Certes, il se fit piquer par un corail, le serpent le plus dangereux de tous ; mais, grâce à la mikania, la piqûre fut aussi inoffensive pour lui que si elle avait été faite par une épine d’églantier ; voilà de quelle façon a été trouvé ce précieux remède. Mais, ajouta l’inconnu en changeant subitement de ton, j’ai accédé à votre désir en portant secours à votre fille ; elle est sauvée. Adieu ! il est temps que je m’éloigne.

— Pas avant de m’avoir dit votre nom.

— À quoi bon cette insistance ?

— Parce que je veux, conserver dans ma mémoire ce nom comme étant celui d’un homme auquel j’ai voué une reconnaissance qui ne finira qu’avec ma vie.

— Vous êtes fou ! répondit rudement l’inconnu ; il est inutile que je vous dise un nom que vous n’apprendrez peut-être que trop tôt.

— Soit, je n’insisterai pas, quelles que soient les raisons qui vous obligent à agir ainsi ; je ne chercherai pas à vous connaître malgré vous, mais, si vous refusez de me dire votre nom, vous ne pouvez m’empêcher de vous faire savoir le mien : je me nomme don Pedro de Luna. Bien que jamais je n’aie jusqu’à présent pénétré aussi loin dans les prairies, ma résidence n’en est cependant pas fort éloignée : je suis propriétaire de l’hacienda de las Norias de San-Antonio, située presque sur la frontière des Despoblados, auprès de l’embouchure du rio San-Pedro.

— Je connais l’hacienda de las Norias de San-Antonio ; l’homme qui la possède doit être un des heureux de la terre suivant vos opinions des villes ; tant mieux ! si elle est à vous, je ne vous envie nullement une richesse dont je n’ai que faire. Maintenant vous n’avez plus rien à me dire, n’est-ce pas ? Eh bien, adieu !

— Comment, adieu ! vous nous quittez ?

— Certes, pensiez-vous donc que je demeurerais avec vous la nuit entière ?

— J’espérais du moins que vous ne laisseriez pas inachevée l’œuvre que vous aviez entreprise.

— Je ne vous comprends pas, caballero.

— Eh quoi ! nous abandonnerez-vous ainsi, laisserez-vous ma fille dans l’état où elle se trouve, perdue dans le désert sans moyen d’en sortir, au milieu de cette forêt qui déjà a failli lui être fatale !

L’inconnu fronça les sourcils à plusieurs reprises ; il jeta à la dérobée un regard sur la jeune fille. Un violent combat semblait se livrer dans son esprit ; il demeura silencieux pendant quelques minutes, comme s’il eût hésité à prendre un parti quelconque. Enfin il releva la tête.

— Écoutez, dit-il d’une voix saccadée, je serai franc avec vous ; je n’ai jamais su mentir ; j’ai à peu de distance d’ici un jacal, comme vous appelez le misérable calli qui m’abrite, mais, croyez-moi, mieux vaut pour vous demeurer ici que de m’y suivre.

— Pour quelle raison ? dit l’étranger avec surprise.

— Je n’ai pas d’explication à vous donner et je ne vous en donnerai pas, seulement, je vous le répète, croyez-moi, restez ici. Cependant, si vous vous obstinez à me suivre, je ne m’y opposerai pas, je vous servirai de guide.

— Un danger nous menacerait-il sous votre toit ? Je ne puis m’arrêter à une telle hypothèse : l’hospitalité est sacrée dans la prairie.

— Peut-être ; je ne puis vous répondre ni oui ni non ; décidez-vous, seulement décidez-vous promptement, parce que j’ai hâte d’en finir.

Don Pedro de Luna jeta un regard douloureux sur sa fille, puis se tournant vers l’inconnu :

— Quoi qu’il advienne, je vous suivrai ; ma fille ne peut demeurer ainsi, vous avez trop fait pour elle pour ne pas la sauver ; je me fie à vous, indiquez-moi le chemin.

— Soit ! répondit laconiquement l’inconnu, je vous avertis, c’est à vous d’être sur vos gardes.