Alphonse Lemerre (p. 190-193).
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XXXVII


Nous piquâmes des deux, et nos bêtes, encore qu’érènées, s’allongèrent vaillamment sur la raide montée qui longe les fortifications.

Quand nous fûmes sur le plateau, ayant à la gauche les murs gazonnés des remparts et à la droite les buttes de terre qui dévalent presque perpendiculairement, nous assistâmes à une scène que Salvator Rosa eût rêvé de peindre.

Dans un redan des remparts, deux chevaux cherchaient à s’accoupler. L’herbe, en cet endroit, haute et drue, s’embroussaillait de ronces et de genêts parmi d’énormes pierres, roulées là en tas et sombrement couvertes de mousses. Au fond, rugueuse et noire, avec des arbrisseaux dans ses crevasses, la muraille barrait d’une raie coupante un ciel barbouillé d’encre. Non loin, des corbeaux sautillaient sur une charogne en croassant, et un à un, s’enlevaient lourdement dans l’air en emportant au bec une proie, que leur vol remuait sous eux, comme de la vie. Çà et là il y avait des débris de caissons, des armes, des sacs et un affût brisé. Au milieu de cette désolation les deux chevaux se léchaient les naseaux et s’entrelaçaient le cou. L’entier avait dans le flanc une large plaie de laquelle suintait le sang, coagulé sous le ventre en rouges glus. La jument boitait de la jambe droite, traînant sur ses paturons enflés. Et constamment ils revenaient l’un vers l’autre, s’embrassant dans un grand rut saignant ! La jument trébuchait, frissonnante, et l’entier, avec un chevrotement grêle, essayait vainement de se mettre debout. Ce groupe farouche se démenait ainsi, en haletant, dans la désolation de cette solitude.

Nous trouvâmes un peu plus loin, en descendant vers Givonne, des campements de cavalerie. Les chevaux étaient au piquet. Comme c’était l’heure du picotin, on voyait les soldats se diriger vers les fourrages et s’en revenir avec des bottes de paille sur le dos.

Un personnage patibulaire, qui nous vit passer sur nos plates haridelles, délia rapidement un cheval attaché par la bride à un arbre et le poussa devant moi en ouvrant et en fermant deux fois la main. C’était une manière d’en demander dix francs. La bête, forte et pas trop endommagée, bride au cou et selle au dos, avait bonne mine : je donnai les dix francs et montai dessus. Ce que voyant, un sergent d’infanterie bavaroise vint à moi et me dit en riant :

— Ce gueux-là a vendu tantôt un arabe superbe vingt francs. Votre cheval ne vaut pas plus de cinq francs.

Il avait l’air bon enfant.

Je lui demandai comment on fêterait cette année Christmas.

— Bah ! me répondit-il gaiement, d’ici là, nous serons dans nos familles et je compte bien faire de mes mains l’arbre de Noël de ma petite sœur Sarah.

— Le roi Wilhem n’a qu’une parole, m’avait dit la veille un père de famille. Il a promis de nous faire rentrer quand nous aurions battu l’empereur.

C’était le sentiment des armées allemandes. On en avait assez après Sedan, et l’on demandait à retourner.