Alphonse Lemerre (p. 174-184).
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XXXV


Quelqu’un me toucha le bras.

— Le gentleman désire-t-il visiter le camp des prisonniers ?

C’était une face patibulaire et souriante de paysan endimanché, un feutre mou à la main ; et il me regardait très doucement, comme une proie.

— Ah ! on visite le camp ?

— Oui, et si monsieur voulait, je conduirais monsieur, et avec moi il n’aurait rien à craindre.

Je pensais à toutes les punaises de gloires et de désastres qui ont vécu jusqu’à présent de Waterloo et vivront dans l’avenir de Sedan.

— Merci, l’ami, dis-je ; je ne crains rien.

Et je poussai résolument du côté du pont.

Le camp des prisonniers était de l’autre côté, à ciel ouvert. On voyait une quantité d’hommes allant et venant, si serrés que la couleur du sol s’apercevait à peine sous le battement de leurs pieds. Deux sentinelles se promenaient sur le pont, l’arme au bras, d’un pas lourd et cadencé, se croisant régulièrement au même point.

Je voulus passer : une des sentinelles m’arrêta.

— On ne passe plus, fit une voix derrière moi, depuis que les Français sont devenus menaçants.

Je me retournai : un officier Saxon, belle mine, flegmatique, me toisait du haut de ses énormes épaules.

— Bien obligé, lui répondis-je, mais n’y aurait-il pas un moyen de lever la consigne ? Je suis…

En même temps j’ouvrais mon étui et lui poussais un cigare dans la poitrine.

— Peut-être, me dit-il, après l’avoir allumé.

Il réfléchit un moment et me dit brusquement :

— Venez avec moi. Je suis fæhnrich. Nous verrons le colonel.

Fæhnrich équivaut à porte-drapeau.

En route nous rencontrâmes un jeune officier que le fæhnrich aborda en français avec ces mots :

— Lieutenant, voilà un monsieur qui voudrait voir le camp.

— Fort bien, dit l’officier en me saluant. Allez voir le commandant, monsieur.

Le commandant était au café, buvant de la bière et fumant dans une grande pipe dont le fourneau en porcelaine pendait entre ses jambes. C’était un gros petit homme à lunettes, l’habit boutonné jusqu’au cou et le poing sur la cuisse.

— Hein ? fit-il, quand il vit le fæhnrich.

Le fæhnrich lui parla en allemand en me montrant du pouce, par dessus son épaule.

Le gros homme fronça les sourcils et rejeta trois fois la fumée de sa pipe en faisant claquer ses lèvres. Il branlait aussi la tête d’une épaule à l’autre, tapait sa cuisse du poing et grommelait : — Och ! och ! comme un homme impatienté.

Quelques instants se passèrent, j’étais demeuré debout, attendant la décision du commandant. Il n’avait plus l’air de se douter de ma présence.

— Pardon, commandant, lui dis-je.

Il me regarda de la tête aux pieds et en très mauvais français :

— Bonjour, bonjour, me dit-il. Vous avez permission. Fæhnrich, conduisez.

Je remerciai le fæhnrich et je passai le pont.

À la tête du pont, de chaque côté, deux canons étaient braqués sur le camp, et debout, près des canons, dix hommes de l’artillerie et un officier campaient. À droite et à gauche du camp, d’autres canons ouvraient leurs gueules luisantes de distance en distance, gardés par des canonniers dont la silhouette immobile se détachait à plat, comme des enluminures sur un fond brun.

Un peu en arrière des canons, des postes bavarois, hessois, saxons, groupés et le fusil au pied, formaient une sorte de cordon non interrompu. Des sentinelles se croisaient d’un poste à l’autre et on voyait aller et venir la lueur claire de leurs sabres au port d’arme. Un cordon de cavalerie doublait le cordon de l’infanterie ; des patrouilles de cuirassiers faisaient incessamment le tour du camp.

Les Français étaient parqués sur la terre nue, sans tentes ni sans abris, comme des bêtes. Depuis trois jours qu’il pleuvait, on les avait laissés dans le même endroit et ils couchaient sur un sol trempé par les eaux. Il arrivait que ceux qui passaient la nuit à terre ne savaient plus se relever au matin et on était obligé de les mener aux ambulances. On en trouvait aussi qui étaient froids et ne bougeaient plus : c’étaient les morts. Tous les jours il fallait en emporter des tombereaux : on les empilait l’un sur l’autre après avoir constaté leur identité et on les enterrait dans les champs.

Des amis avaient imaginé de se mettre dos à dos et demeuraient debout, sommeillant sans dormir. La plupart étaient tellement harassés qu’ils vacillaient comme des gens ivres et il en tombait ça et là sur les genoux et sur le flanc. Quelques-uns avaient gardé leur sac et ils s’asseyaient dessus, accroupis en eux-mêmes et soufflant sur leurs doigts pour les dégourdir. Des malheureux n’avaient plus d’habit et rôdaient en claquant des dents, ployés en deux, les bras croisés sur la poitrine. Il y en avait, du reste, qui préféraient ôter leurs habits et se mettre en bras de chemise à cause de la rigidité du drap percé. Comme je passais, un soldat faisait des efforts pour ôter ses bras de sa capote et n’y parvenait pas, tant la capote était raidie. Je pris les manches et je tirai. L’homme n’avait plus qu’un lambeau de chemise sur l’estomac, ses bras étaient nus. Il me fit tâter sa capote : on eût dit du linge tordu au lavoir. De grosses plaques rouges marbraient ses bras et sa poitrine. Il suait dans les cheveux et grelottait dans le dos.

— Le fils à papa n’ira plus loin, me dit-il avec une grimace mélancolique.

On avait allumé des feux la nuit ; les feux s’étant éteints faute de bois, ces misérables avaient voulu se réchauffer en courant : on leur avait défendu de courir. Alors ceux qui avaient des sacs les avaient mis par terre l’un contre l’autre, et trois ou quatre hommes, selon la quantité des sacs, s’étaient couchés dessus, puis un même nombre d’hommes était monté sur les premiers, et pêle-mêle, pour avoir un peu chaud et ne pas coucher dans la boue, on avait dormi en litée compacte.

— De la paille ! avaient crié le premier jour les soldats.

On était demeuré sourd.

— Du pain ! avaient-ils crié ensuite.

On ne leur en avait pas donné.

Les vieux regardaient d’un air sombre les Prussiens et préféraient mourir plutôt que de leur demander quelque chose. Ils montraient le poing aux sentinelles et crachaient de leur côté en trépignant de fureur. Quand la faim les tenaillait, ils se mettaient à rire aux éclats pour se tromper eux-mêmes ou mâchaient dans leurs dents le bout de leur ceinturon de cuir. Les jeunes se lamentaient et parlaient de leurs familles avec des voix profondes et douces. Ils tendaient la main vers moi, gémissant :

— À manger !

J’étais impuissant : une douleur me suffoquait. Je serrais leurs mains et je leur disais :

— Je n’ai rien. Mais espérez : je reviendrai.

— Vite ! vite ! disaient-ils, nous mourons !

Des groupes se formaient par places et causaient à voix basse. Chaque fois qu’ils grossissaient, les soldats allemands s’approchaient pour les disperser. Tout le monde se taisait aussitôt, on se débandait et l’ameutement se formait plus loin. Des voix persistaient cependant ça et là, hautes et encolérées : mais elles étaient de suite réprimées.

Les hommes qui composaient ces groupes étaient très défiants : ils osaient à peine regarder devant eux, de peur de se trahir, et faisaient peu de gestes, comme des gens qui se surveillent. On voyait ces mêmes hommes courir de droite et de gauche sournoisement et causer bas aux autres. Une certaine animation sourdait alors parmi ces derniers, et les plus turbulents réprimaient malaisément le désir de la révolte. Plus d’un me regarda avec des yeux menaçants et j’entendis chuchoter les mots : Gare aux espions !

Il m’arriva de tirer quelque monnaie de ma poche et de la vouloir donner à ceux qui souffraient le plus ; mais ils écartaient de la main ce que je leur offrais et me demandaient du pain. À force d’entendre le même cri, la colère me montait à la tête et j’avais envie de crier avec eux : Du pain ! du pain !

Des cris s’élevèrent tout à coup au milieu du camp ; beaucoup de soldats se précipitèrent du côté d’où venaient ces cris. J’allais m’élancer avec les autres quand quelqu’un me tira par la manche et me dit :

— N’y allez pas. C’est peut-être un signal.

C’était mon fæhnrich.

À peine avait-il parlé que je vis les artilleurs mettre la main sur leurs canons, la tête tournée du côté des officiers. En même temps les fusiliers couchèrent en joue et les sentinelles se replièrent sur les postes.

Ce n’était qu’une alerte. Un jeune et blême lignard venait de tirer clandestinement un biscuit de sa poche et le croquait en le cachant sous ses aisselles. Un turco avait voulu l’arracher de ses mains ; mais le gaillard avait avalé si goulûment le biscuit qu’il avait été forcé de se l’enfoncer avec trois doigts pour le faire passer au gosier.

— Cochon ! criait le turco à tue-tête. Donne-moi du biscuit.

Une bousculade s’en était suivie.

— Au moindre danger rejetez-vous sur les cordons, me dit le porte-drapeau.

Quelques voix crièrent : Sus ! Tue ! Tue ! Une bande de zouaves courait les bras ouverts et hurlait : À mort les Prussiens ! On entendait aussi le cri lugubre : Du pain ! du pain ! Des turcos s’étaient rués sur le mangeur de biscuit et le tapaient à coups de poing dans la figure.

Un petit turco court et trapu lui jeta autour du ventre son bras nerveux et nu et se mit à fouiller dans ses poches, cambré sous le poids du lignard qui battait des jambes.

Les Bavarois entrèrent au pas de charge dans le camp, baïonnettes en avant, et dispersèrent la bagarre. Des huées retentirent et de la terre, des pierrailles furent jetées. Tout à coup l’ordre se refit.

— Voilà qui est mauvais, dit le fæhnrich. Ils s’apaisent trop vite.

La veille, un commencement de révolte avait éclaté et l’on avait eu quelque peine à la réprimer. Les Français s’étaient précipités en masse du côté des Prussiens, mais ils avaient rencontré les baïonnettes et les canons braqués. Les plus exaltés s’étaient mis alors à courir sur les canons et déchiraient leurs habits pour montrer qu’ils ne craignaient pas la mort.

— Monsieur le porte-drapeau, je vous remercie, dis-je, navré, au fæhnrich.

Et je repassai le pont.