Alphonse Lemerre (p. 162-170).
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XXXIII


Je ne passai qu’une nuit à Sedan, mais elle me fit bien comprendre les terreurs incessantes de l’invasion.

En somme, nous étions enfermés dans la ville, avec l’impossibilité d’en sortir si quelque catastrophe survenait. Les Prussiens étaient partout, dehors et dedans, veilleurs sinistres, et l’on voyait aller et venir dans la nuit, aux portes et aux remparts, l’éclair blanc de leur fusil sur leur capote grise.

Neuf heures sonnant, nous étions rentrés au gite.

Sur toute la longueur des rues les boutiques étaient fermées et des bruits de verroux tirés s’entendaient derrière la porte des maisons.

Passé neuf heures, les hôtels et les logements ne s’ouvraient plus que sur un mot d’ordre prononcé à travers la serrure.

La servante de l’auberge était en train d’en barricader le seuil quand quelqu’un qu’elle n’avait pas vu donna dans le vantail un grand coup d’épaule et poussant de l’avant, pénétra dans la petite salle de droite où nous achevions de griller nos cigares.

Nous vîmes entrer en gesticulant une grosse caricature d’homme, pouffant dans sa graisse et louchant sous sa tignasse de chanvre écru, qui demanda à boire et se jeta de tout son poids sur un canapé. L’homme avait des éperons. D’un coup de sa botte, la basane s’érafla et des bourres de crins roux s’horripilèrent dans la crevée.

C’était un bavarois ivre.

Il prit dans ses mains pattues la taille de la servante et voulut l’embrasser ; mais la servante se sauva en criant, et le maître de l’hôtel vint à la place.

Le soldat tenait absolument à rester et demandait une fille et du champagne dans un baragouin haché de français. Il demeura plus d’un quart d’heure à frapper du poing les murs et à rouler ses éperons sur le canapé. Le maître de la maison était blême ; les femmes criaient ; les gens de l’hôtel regardaient derrière les portes. À la fin l’homme partit en faisant cliqueter son sabre dans le fourreau et en grommelant des noms de Dieu.

Je gagnai mon lit.

La chambre prenait jour sur une ruelle étroite.

Je levai le rideau et regardai dehors.

Quelques attardés regagnaient en courant leur domicile. Par-ci par-là une fenêtre s’éclairait brusquement. Des lampes circulaient dans les maisons. Chacun, retranché chez soi, dormait d’un œil. On avait peur ; on s’attendait toujours à quelque chose ; personne ne reposait tranquille. Des reflets tremblaient dans l’eau du pavé.

La nuit, pleine d’embûches, était pour les Sedanais un guet du crépuscule à l’aube.

Au moindre bruit dans la rue, tout le monde était debout, des fenêtres s’ouvraient à demi, on s’habillait à la hâte, les femmes tremblaient, les hommes s’armaient.

Je voulus dormir et soufflai ma bougie ; mais l’appréhension éternelle qui tenait des heures entières les habitants de la ville éveillés m’empêchait de fermer les yeux et j’entendais au-dessus de moi, dans les chambres, des traînements de talons lourds indiquant chez les autres comme chez moi, des veillées bourrelées.

L’idée qu’une paille suffirait à faire flamber le brasier sommeillant où tant de haines et de fureurs couvaient ténébreusement, nous remplissait tous d’inquiétude, et je pensais aux maudites portes fermées.

Les rues, du reste, avaient une agitation sourde, faite de vagues rumeurs lointaines, comme un bruit dormant de chaudière. Une oppression haletait dans l’atmosphère.

À tout instant de grands claquements de sabres battaient le pavé. Des soldats se chamaillaient d’une voix retentissante, avec des mots bruyants comme des éclats de trompettes. Un hurlement de chien vaguant s’étouffait dans le bramement douloureux d’un chien mordu.

On frappa à coups redoublés à la maison voisine.

Une fenêtre s’ouvrit et une voix cria : Qui va-là ?

On répondit en allemand.

J’allai voir. C’était un officier, apparemment logé dans la maison et qui s’était attardé.

Par moments le galop d’un cheval lancé à fond de train faisait retentir la rue comme une enclume. Quelquefois le cheval s’arrêtait court, un appel coupait l’air, quelqu’un répondait, et le galop continuait à marteler le pavé.

J’écoutais se perdre au détour des rues les pas du vainqueur rôdant dans la nuit, au milieu d’une solitude que troublait seule, de ses lentes coupetées, l’heure sonnant aux églises.

À minuit, les sabres cliquetaient encore sur les trottoirs et les querelles recommençaient à tout bout de champ entre deux ou plusieurs voix courroucées.

Des groupes passaient en riant : on devinait des trognes allumées, largement crevées par l’hilarité, avec des rutilements fauves de prunelles, des lèvres lubréfiées, la joie carnassière de mordre à belles dents la chair française. Je sentis leur rire me couler dans les moëlles comme du plomb fondu.

Des voix chantaient des refrains bachiques, et tantôt c’était la lourde mélopée hoquetante d’un ivrogne, tantôt le léger fredon sautillant d’un rêveur amoureux.

Et puis le silence, ce silence des catastrophes plus redoutable que celui du sépulcre, retombait comme une chape d’airain sur la funèbre nuit.

Brusquement un retentissement sourd scandait l’ombre, comme celui des pieds frappant le sol en cadence ; le bruit se rapprochait, grandissait, remplissait la rue et les maisons.

C’étaient les patrouilles.

Ces patrouilles battaient en tous sens la ville : il y en avait toujours trois ou quatre en route. Elles se rencontraient à de certains endroits désignés, échangeaient des mots à voix basse et rebroussaient chemin.

Une fois deux patrouilles se croisèrent sous mes fenêtres : des crosses claquèrent par terre, un murmure de voix cessa dans un commandement bref et le tassement des pas reprit pour s’éteindre bientôt après.

La ville était bien gardée.

Depuis plus d’une heure un tapage incessant et régulier, que je ne m’expliquai pas d’abord, se mêlait aux rumeurs de la rue. C’était le grattement de quelqu’un ou de quelque chose contre la pierre : on eût dit une grosse lime de fer râpant le pavé.

— Ah ça ! me dis-je, est-ce qu’on va se mettre à creuser les fondations des maisons, à présent ?

En écoutant mieux, je reconnus que le bruit partait de la ruelle, sous ma fenêtre de gauche.

Je fus un peu honteux de m’apercevoir à la fin que le nocturne délinquant était tout bonnement un cheval râclant le pavé du bout de son sabot.

Devant la porte charretière de la maison voisine, sa longue silhouette noire allongeait le cou et remuait les jambes, lamentablement décharnée.

Une odeur de crottin indiquait qu’il y avait dans cette maison une écurie : le pauvre cheval, errant par la ville, avait flairé sans doute des camarades et grattait a la porte pour qu’on lui donnât sa part de litière.

La nuit précédente, vers la cinquième heure de la lune, une rumeur terrible s’était répandue comme la foudre dans la ville. Brisés par les fatigues du jour, les habitants de Sedan ne luttaient plus qu’à demi contre le sommeil. Une à une, les lumières s’éteignaient derrière les vitres et tout rentrait dans l’apparence du repos.

Tout à coup des femmes passent en courant dans les rues, les mains au-dessus de la tête, en criant :

— La ville est minée !

À ce cri les fenêtres s’ouvrent, les lampes s’allument dans les maisons, des groupes apparaissent sur le seuil des portes, on se lamente, on crie. Des Prussiens tirent leur sabre en hurlant et battent en retraite du côté des remparts.

Les officiers français bouclent à la hâte leur ceinturon et descendent sans épaulettes. Les mères pressent avec effarement les enfants sur leurs seins. L’agitation croît, court de rue en rue, se répand jusqu’au quartier-général. Mais déjà des citoyens courageux se sont dévoués : ils offrent leurs corps aux sabres prussiens, montrent l’excès de la peur engendrant ces faux bruits, rassurent les femmes et font rentrer les hommes.

Quand les renforts ennemis se présentèrent, ils trouvèrent la solitude au seuil des maisons et sur les trottoirs : tout le monde s’était renfermé chez soi.

Cette nuit, cette horrible nuit, personne ne dormit. Hommes et femmes montaient la garde au foyer.

Qui le premier cria que la ville était minée ? Les uns y virent la duperie allemande ; les autres n’y voulurent voir que les effets de la peur chez les Sedanais.

Je pensais à cette dangereuse panique, rapidement étouffée grâce à la nuit, et je supposai qu’au lieu d’être chimérique elle eût été fondée. Rien ne me parut plus insupportable dès lors que le pesant silence qui m’entourait, et il me sembla assister à ces effroyables calmes qui précèdent les cataclysmes.