Alphonse Lemerre (p. 148-153).
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XXXI


La conquête, ce fléau à face verte comme le typhus et la peste, étranglait dans son étau les poitrines.

Je me rappelai le spectre triomphal que le peintre Rethel a mis sur l’estrade de son bal macabre dans l’estampe rigide qui s’appelle le Choléra. Elle régnait souverainement dans l’ombre des maisons et dans la lumière de la place publique, ayant les pieds sur un volcan et reposant sa tête sur l’épouvante comme sur un oreiller.

Il y a dans la manière germanique de composer ces grandes tragédies qu’on appelle des batailles, une étonnante adresse qui a pour point d’appui l’horreur et l’effroi.

— Voici une ville, me disais-je, où l’ennemi règne partout en maître et qui est aussi mal à l’aise qu’un homme assis sur une mine. Il est très vrai que cette ville ne bouge pas et que l’ordre y paraît régner. Mais que tout à l’heure un soldat ou un bourgeois, quelqu’un, par exemple, dont on insulte le drapeau ou dont on souille la fille, tire un coup de revolver sur un Prussien, je ne donne pas six heures pour que Sedan soit anéanti jusque dans ses fondements.

Les Sedanais raisonnaient comme moi, et, vivant dans les transes, redoutaient les conseils de l’héroïsme à l’égal des trahisons.

Après dîner, nous fîmes le tour des rues. Nous visitâmes l’endroit où l’homme qui a marqué en rouge deux mois du calendrier et que l’histoire soufflettera indifféremment avec septembre et décembre, vit tout à coup la fortune lui tourner le dos.

On ne pouvait approcher de lui et il était entouré de la garde, des généraux et d’innombrables laquais en casaque rouge qui se remuaient comme des mouches pendant l’orage. Un témoin m’a conté qu’il paraissait abruti. Il fumait une cigarette et frottait à tout bout de champ du dos de sa main gantée les vitres de la berline. Deux fois de suite il abaissa la vitre de droite et pencha la tête au dehors. La première fois, on vit le képi à galons d’or de Solferino. Il tira vivement la visière, très bas sur son nez, et regarda en clignant des yeux du côté de la mitraille. La seconde fois il était nu-tête, les cheveux plaqués sur son front plat avec des retours sur les tempes, et le bout de sa moustache cirée dans les dents. Il regarda du côté de la mitraille, puis à droite, puis à gauche comme s’il cherchait quelqu’un, leva la vitre, et quand elle fut levée, mit le doigt en l’air pour appeler l’un des généraux qui se tenaient à cheval à quelques pas de là.

Napoléon abaissa une troisième fois la vitre, son képi tiré sur ses yeux, et parla au général : celui-ci fumait et garda sa cigarette à la main. Personne n’a su ce qui fut dit en ce moment, mais le général fit un haussement d’épaules qui signifiait : je ne sais pas, et la glace de la portière remonta avec une sorte d’irritation. Depuis ce moment, l’empereur resta dans le fond de sa voiture, laissant voir sa figure très pâle malgré le fard des joues, tantôt à la vitre de droite tantôt à la vitre de gauche. Le seul bruit qu’on entendit dans la berline était celui de cette vitre qui par instants s’abaissait et remontait de suite après : deux doigts gantés jetaient alors à travers l’ouverture un bout mâché de cigarette, et de la fumée de tabac s’échappait en tournant.

La berline demeura près d’une heure à la même place, puis sur un ordre donné à voix brève de l’intérieur, alla au trot se mettre à une centaine de pas de là. Sedan craquait de tous côtés comme une ville qui croule, et de l’endroit où était l’empereur, il entendait distinctement le tonnerre de la canonnade.

À mesure que l’heure avançait, les courriers arrivaient coup sur coup ; à chaque courrier, l’empereur baissait la vitre et des mots s’échangeaient ; quand le courrier était porteur de papiers, Louis-Napoléon brisait le sceau d’une main fébrile, lisait en remuant la tête de haut en bas, écrivait un mot sur ses genoux au revers de la dépêche, la repliait et la remettait au courrier qui repartait au galop. Des généraux arrivaient en caracolant, le sabre battant le ventre des chevaux, très agités et le képi sur la tête, comme des gens qui n’ont plus souci de l’étiquette. Pendant tout ce temps, la glace resta baissée et l’on put voir l’empereur lisant, écrivant, se croisant les bras, mordant le bout de ses ongles, ôtant ses gants et les remettant, roulant des cigarettes et les allumant à des bougies d’un sou la boîte. Il semblait de plus en plus agité, appelait un à un ses aides-de-camp, donnait des ordres et faisait courir après ceux auxquels il les avait donnés, sans doute pour en donner d’autres et contremander les premiers.

L’escorte s’agitait dans une sorte d’impatience et quittait à tout instant la voiture pour se porter en avant ou en arrière, questionner et savoir quelque chose, car personne ne savait rien. Seuls, les piqueurs ne bougeaient pas, raides en selle et le touet droit sur la cuisse, comme aux haltes de Compiègne.

Tout à coup l’agitation grandit. Le fracas dans la ville était à son comble, on entendait des cris, du monde se massait autour de l’escorte impériale, une demi-douzaine d’officiers de l’état-major accoururent au galop.

En ce moment un obus éclata presque dans les jambes des chevaux ; Louis-Napoléon pencha tout son corps à la portière, regarda en l’air et aussitôt après se rejeta dans le fond de la voiture comme un homme qui verrait tout s’abîmer autour de lui. La vitre se leva et la voiture avec l’escorte partit au grand trot.

On a su dès la première heure que les fourgons de l’impérial Corse étaient prêts à détaler, malles bouclées, au moindre commandement, la défaite ayant été prévue soit comme une éventualité soit comme une nécessité de la politique.

L’histoire entrera plus tard dans le détail de cette grande lâcheté qui souille les trônes.