Alphonse Lemerre (p. 136-140).
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XXIX


Le soir venu, le chirurgien nous mena à un petit hôtel où l’on trouvait du potage, un légume et deux viandes. Le couvert était mis dans une modeste salle peinte en imitation de chêne, avec un quinquet graisseux au plafond : la porte s’ouvrait sur la cuisine et l’on voyait se démener aux fourneaux deux alertes gaillardes à bras nus.

L’odeur de la viande au feu et le grésillement du sang sur le gril complétaient pour nos estomacs délabrés la bonne impression de ces grosses filles rouges enfournant les casseroles et tisonnant le feu sous les marmites.

La chaleur d’étuves qui cuisait les murs et rôtissait les solives faisait fumer nos habits trempés, comme de la bouillie. Nous allions de la table à la cuisine en nous séchant les reins à la braise qui enflambait les fourneaux.

Bientôt, une bouteille de petit bleu se mit de la partie et son glou-glou sec et vif claqua dans nos verres.

Quand le tiède petit vin coula dans nos gosiers avec son arôme de pierre à fusil, nous ne songeâmes plus à l’olivâtre pelure d’oignon des bourgognes en fleurs, ni à la pourpre sombrement luisante des vieux bordeaux, ni aux claires topazes fondues du champagne.

Ce petit jus acide arrosant le pain et la viande des prisonniers nous parut délectable comme le plus succulent raisin et nous roulâmes la dernière goutte au fond des verres pour en savourer jusqu’à la rinçure.

Nous ressemblions à des pestiférés encore souillés de la sanie des hôpitaux et qu’on roulerait tout à coup dans la saine frigidité des beaux draps de lit flamands.

Un coup de vin gai nous montait à la tête et en chassait les visions funèbres : la charogne, bleuissant dans la fange et vidant ses viscères dans le bec des corbeaux, cessa un moment de nous écœurer de sa pestilence.

Une dizaine de personnes achevaient de dîner, militaires et bourgeois ; trois hommes en blouse étaient assis au bas bout de la table, penchés sur leur assiette, muets. Ils rongeaient les os, suçaient les moëlles, croquaient les tendons et raflaient jusqu’aux miettes de la table. L’âpre gloutonnerie des affamés entrechoquait leurs mâchoires. Ils louchaient du côté des plats, quand on les apportait ou qu’on les emportait, comme des chiens dans leur niche.

Un maigre squelette de paysan, dont le cuir plaquait sur les vertèbres et qui semblait une planche d’ostéologie vivante, était surtout effrayant à considérer.

La ruine, la misère, la fuite, la terreur se lisaient ténébreusement sur cet échappé d’amphithéâtre. Ses mains, mécaniquement remuées de bas en haut comme des pistons de machine, faisaient sans relâche le geste de l’engloutissement.

Les trois malheureux paysans avaient été chassés de chez eux et ils étaient demeurés une semaine, à peu près sans manger ou rognant des rogatons, broutant des verdures, se nourrissant au hasard des tas.

Un homme riche et généreux les ayant vus rôder sans abri dans les rues de Sedan, les avait conduits à l’hôtel et les avait fait dîner. Lentement leur face livide s’éclairait, les pommettes rougirent, et ils parlèrent.

Dans un coin une vieille dame en bonnet, l’air digne comme les belles figures pâles des matrones de Van Eyck, touchait à peine aux morceaux et chiffonnait dans sa main un mouchoir qu’elle passait parfois sur ses yeux rougis. Un grand jeune homme, assis près d’elle, lui parlait à voix basse, et avec une tendre brusquerie, la forçait à manger.

En face de nous un petit monsieur rondelet picorait avec vigilance dans son assiette et lia conversation dès le potage.

— Voilà dix ans, messieurs, nous dit-il componctueusement, que je dîne ici tous les jours, y compris les dimanches et les jours fériés, et je n’ai jamais eu moins de trois plats de viande. Il fallait ces pendards de Prussiens pour nous mettre à la ration des deux plats ! C’est eux qui mangent tout dans la ville. Quel malheur, messieurs, que nous nous soyons embarqués dans cette affaire !