Alphonse Lemerre (p. 129-132).
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XXVII


Je n’ai qu’une exécration, la guerre. Celle-là est indestructible en moi, comme mon âme et mon nom d’homme libre. Les particularités que je révèle dans ces notes ne doivent donc servir qu’à montrer l’attitude du vainqueur, de tous les vainqueurs, en pays conquis : elles n’atteignent ni les hommes, ni la race.

Nous étions attablés le soir dans un café, en même temps que des officiers prussiens et des officiers français.

Un chirurgien de la ligne et un colonel des chasseurs, assis à une table, jouaient aux échecs la sinistre partie jouée quelques jours auparavant par les deux armées ennemies. D’autres officiers, accoudés sur la table, observaient le jeu et conjecturaient. Il arrivait qu’un des deux partenaires ou quelqu’un de la galerie prononçait par moments le nom d’une des positions occupées soit par les Français, soit par l’ennemi.

Deux officiers prussiens, très élégants, ayant aux mains des bagues et de grosses chaînes d’or sur la poitrine, s’approchèrent subitement, et bien qu’il y eût ailleurs des tables libres, voulurent absolument occuper la table qui joignait celle des joueurs. Par malheur, l’un d’eux était très gros et haut de deux mètres. Sans crier gare ni faire d’excuses, le colosse se jeta comme un boulet entre les tables, renversa deux chopes et bouscula à demi le jeu.

Je verrai toujours l’éclair qui enflamma le regard des français ; le colonel se leva tout debout, blême et la bouche serrée, toisa les intrus, secoua ses épaules en signe de dédain et tout à coup maître de lui, se rassit en éclatant de rire.

Les deux allemands, visiblement gênés, se mirent à boire du champagne en rejetant de notre côté des bouffées de fumée, et le lorgnon à l’œil, le poing sous le menton, ils se tournaient vers les joueurs qui n’avaient pas l’air de les remarquer.

Certainement, dans un autre moment, pas un des français qui se trouvaient là ne fût demeuré indécis s’il fallait venger, même au prix de la vie, cette grossière injure ; enfermés et prisonniers dans Sedan, ils ne pouvaient que se contenir, refouler au fond de leur âme l’insulte, et mettre le salut commun au-dessus de l’offense individuelle. On savait bien que le moindre attentat sur un soldat du roi de Prusse, une main levée ou simplement une provocation attirerait sur la ville toute entière le châtiment qui venait de frapper Bazeilles.

L’exemple de ces hommes braves et généreux, rongeant leur fureur, attestait que la magnanimité est parfois du côté des vaincus.

Les deux gaillards, ayant vidé trois bouteilles de champagne, payèrent avec de l’or, donnèrent cinq francs au garçon, et demi-gris, l’œil fixe et le cou tendu, partirent en heurtant le comptoir de leurs longs sabres traînants.

— Colonel, vous vous méprenez, dit à deux reprises le chirurgien en repoussant du doigt une tour que son partenaire s’obstinait à avancer.

— Au diable ! fit le colonel. Je n’y vois plus.

Le front dans la main, le vieux militaire pleurait : sur sa grosse moustache coulait une larme qui tomba sur la table.

J’ouvre ici une parenthèse.

Comme je m’habillais le lendemain matin, après déjeûner, dans la chambre d’un petit hôtel où nous avions, non sans peine, trouvé à loger, on me remit une carte de la part d’un officier prussien qui demandait à me voir.

Un peu surpris, je fis monter l’officier. C’était l’un des allemands de la veille. Il avait appris, par les gens de l’hôtel, que j’arrivais de Bruxelles, et en français passable, il venait me demander des nouvelles de plusieurs personnes qu’il avait fréquentées dans cette ville. Il se dandinait, me montrant la raie qui coupait en deux ses cheveux chaque fois qu’il s’inclinait, et il effectait une politesse sémillante, souriant de ses grandes dents blanches larges comme des touches de piano.