Alphonse Lemerre (p. 114-118).
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XXIV


Les boutiques commençaient à s’ouvrir et ça et là des servantes en cornettes poussaient les volets. Des gens ouvraient leur fenêtre en bâillant et regardaient dans la rue si Sedan n’avait pas été anéanti pendant la nuit. Les tombereaux à vidanges circulaient le long des trottoirs, attelés à des hommes qui les traînaient, une courroie passée au cou. Sur le seuil des maisons, des blessés prenaient l’air, contents de voir avec la nuit se terminer leur insomnie. Un aumônier en surplis, suivi de deux médecins et d’infirmiers, allait d’une porte à l’autre, portant le viatique aux agonisants.

À mesure que l’heure avançait, les magasins s’ouvraient en plus grand nombre et la vie de tous les jours recommençait. Le pâtissier mettait des gâteaux nouveaux à sa vitrine, entre des pots de confitures et des fioles de gelées. Le libraire se promenait en frottant ses mains devant son étalage et regardait si les livres étaient en place. Le bimbelotier agitait son plumeau à travers les bibelots rangés sur des tourniquets et soufflait la poussière en gonflant les joues. Le marchand de comestibles, en veste blanche et bonnet blanc, plongeait ses bras dans les poulets froids, les jambonneaux à collerettes, les gigots figés dans les jus, les ananas, les choux-fleurs, les poires, les melons et les raisins. Et tous ces vendeurs, qui ne perdent jamais à la guerre, calculaient à l’avance les gains du jour d’après ceux de la veille, déterminés à faire la bouche en cœur aux Prussiens.

Au coin des rues de grandes affiches s’étalaient, et des hommes étaient en train d’en coller d’autres par dessus. Sur un fragment d’affiche ancienne on lisait l’ordre, signé du maire, de laisser en paix les Allemands ; les nouvelles émanaient du major prussien commandant la place et priaient les habitants, dans un français mal orthographié, de signaler les exactions dont ils pourraient être les victimes.

Des fourgons attelés de deux chevaux et suivis d’une compagnie de fossoyeurs, traversaient au pas les rues et s’arrêtaient devant les maisons sur la porte desquelles se dessinait une croix à la craie.

Ces fossoyeurs, régiment spécialement destiné à l’enterrement des morts, suivent partout les armées. Casaque sombre, le casque sans ornement, n’ayant ni broderies ni galons, ils sont noirs comme leur mission et portent sur le dos un sac auquel sont pendues des pelles et des pioches. Nécrophores habiles, ils ont en un instant déblayé la plaine et enfoui les cadavres. Un coup de trompette et tous sont à l’œuvre ; un coup de trompette et tous rentrent dans les rangs.

Quand les fourgons s’arrêtaient devant une des maisons marquées à la craie, quatre fossoyeurs y pénétraient.

Au bout d’un instant ils sortaient.

Une forme raide et voilée, tenue aux extrémités par deux hommes, était déposée dans le fourgon qu’on refermait ensuite et qui se remettait à rouler.

Sur le pas d’une porte des commères échevelées et vieilles, le cabas à la main pour aller aux provisions, s’assemblaient et chuchotaient. Un domestique mettait à la rue les chiens de la maison, et à côté, une rieuse fille à bras nus lui montrait ses gencives en frottant avec de l’argile le cuivre de la sonnette. Des soldats bavarois, accoudés au comptoir d’un pâtissier, se bourraient de gâteaux sortis du four.

Un bruit de musique retentit tout à coup au bout de la rue : c’était un régiment bavarois qui défilait. L’idéal de la discipline consistant dans la transformation de l’homme en automate marchant, tournant, s’arrêtant, se mouchant et éternuant au commandement, je déclare que je n’ai rien rêvé de plus discipliné que les troupes allemandes. Tous à la fois, du même pied, tête droite, œil fixe, comme ces soldats de bois que les enfants font manœuvrer sur des tringles, les voilà partis, le corps raide, le pas cadencé, pas une fibre ne vibrant sur la face ; et ils iront ainsi tant qu’on leur dira d’aller, en promenade ou devant le canon, mur vivant qui répare ses brèches en se resserrant.

Le régiment bavarois était composé généralement de petits hommes courts et barbus, le casque en cuir bouilli sur la tête, et ils avaient, en même temps que l’air très décidé, d’affreuses trognes à larges mâchoires.

Un peu après passèrent sur de grands chevaux noirs, embossés dans leurs énormes manteaux gris tirés sur la croupe des montures et relevés jusqu’aux oreillettes de leurs casques de cuivre étincelant, de magnifiques cuirassiers blancs, hauts de près de deux mètres et immobiles en selle comme des statues de bronze. Ils allaient deux par deux, au pas des chevaux, sabre au clair, tenant les brides dans leurs longs gants à manchettes. Et le défilé des vivants croisait à chaque instant les fourgons funèbres emplis des longues faces grimaçantes et vertes.